L’Humanité peut-elle échapper à une forme de décadence ?
I- Etudes théoriques : émergence et mort des peuples et des mondes
Introduction
La décadence est une notion confuse, d’un point de vue philosophique, qui mêle le psychologique et l’historique ; elle est à fois descriptive et normative, et comporte une forte dimension axiologique : il y a toujours quelque chose comme un verdict dans le diagnostic de décadence. Cette notion se revendique traditionnellement comme un concept opératoire dans l’historiographie. Dans cette perspective, elle doit être distinguée de la déchéance, qui renvoie à l’histoire personnelle d’un sujet, de la dégénérescence, qui relève d’une corruption d’une pureté raciale – si ce mot race a un sens s’agissant des descendants d’Homo sapiens -, et du déclin, qui se mesure, et qui est de l’ordre du constat plutôt que du diagnostic. Corrélativement, elle doit être articulée à deux concepts clés : celui d’origine, d’une part, comme point de référence et commencement absolu, et celui de progrès dont la décadence est comme l’envers, d’autre part.
Dans cette perspective, les enjeux d’une pensée de la décadence sont doubles : positivement, elle vise à rendre compte d’un devenir historique à l’échelle d’une civilisation; négativement, elle tente d’opposer un contrepoint à l’optimisme et aux philosophies du progrès. Il s’agit de substituer à un modèle linéaire, cumulatif et progressif, un schéma de chute, de faire jouer contre les Lumières un pessimisme assorti d’une condamnation éthique, qui s’infléchit au XXème avec le nihilisme, entre autres, la pensée de Nietzsche. Le nihilisme est une doctrine, ou une idiosyncrasie, fondée sur la négation de toutes valeurs, de toutes les croyances ou de toutes les réalités fondamentales de l’agir humain. Le sens commun l’associe souvent au pessimisme ou au scepticisme radical. En fait, le nihilisme nie ou émet des doutes quant aux causalités, aux intentionnalités intrinsèques et aux normes de l’existence humaine. A titre d’exemple, l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche est une critique décapante, une analyse généalogique de la culture occidentale moderne, en particulier, de ses valeurs morales issues de l’interprétation négative du monde et de l’homme par la religion chrétienne.
Dans notre enquête présente, nous allons donc questionner la pertinence de la décadence comme schème explicatif de l’histoire, et poser en parallèle la question des domaines dans lesquels elle pourrait se montrer opératoire. Et dans une deuxième partie, nous fonderons sur l’exemple de la décadence de l’Ordre des Templiers en France et dans le pourtour méditerranéen. Mais, auparavant, il peut être utile de définir la notion en référence à son origine mythique et aux récits des origines.
A- DECADENCE ET ORIGINE DANS LE MYTHE
1°) Le mythe des métaux chez Hésiode et son élargissement à travers diverses conceptions
Cette notion trouve son point de départ dans le mythe. Hésiode présente un discours mythique dont l’enjeu est de stigmatiser une civilisation nécrosée: la Théogonie est une louange à Zeus, comme Vernant l’a montré dans son ouvrage Mythe et pensée chez les Grecs. Cet auteur analyse le mythe des races, après les deux mythes de Prométhée et de Pandora. Ces récits mythiques évoquent un temps originaire où les hommes vivaient à l’abri des souffrances, et ont pour fonction de rendre compte des maux survenus à l’homme. Selon le mythe, Zeus crée donc cinq races successives, chacune étant dans un rapport de décadence à la précédente, toutes étant symbolisées par des métaux: or, argent, bronze et fer.
Toutefois, une perturbation intervient : à cette structure du mythe s’ajoute la race des héros, sans correspondant métallique, entre le bronze et le fer, qui détruit le parallèle entre races et métaux. Elle semble interrompre le processus de la décadence au sens où elle est dite supérieure à la race de bronze, qu’elle suit.
Il faut donc penser autrement la décadence du mythe : lire le mythe non comme une succession chronologique, mais comme une construction à plusieurs étages. L’hypothèse de Vernant tient au fait qu’Hésiode donne à penser deux types d’existence opposés : un type respecte la dikê ou Principe de justice ; l’autre vit selon l’ubris. Dans les traditions de la Grèce antique, l’ubris désigne tout ce qui, dans la conduite des hommes, est considéré comme orgueil, démesure et qui outrage les dieux en appelant de leur part la punition de tous ceux qui sont responsables de tels excès. Partant de ces données, on peut faire une présentation synthétique de cette conception des phénomènes
a) la race d’or
Ce sont des hommes « royaux, ignorant toute activité non souveraine », notamment la guerre, au contraire des héros et des hommes de bronze, voués à la guerre, et au travail, contrairement aux hommes de fer, qui travaillent la terre pour leur nourriture. L’or est le symbole royal, appartenant au temps de Chronos. D’où le triple sens qui en résulte :
D’abord, par rapport au passé mythique, la race d’or offre l’image de l’humanité primitive ; ensuite, en référence à la société d’Hésiode, elle s’incarne dans le roi juste et pieux ; enfin, relativement au surnaturel, c’est la représentation des démons chargés de surveiller l’exercice légitime de la fonction royale.
b) la race d’argent
Celle-ci n’a pas de valeur symbolique propre, elle est seulement inférieure à l’or. C’est le contrepoint de la race d’or : elle présente une souveraineté impie, par opposition au roi pieux ; un roi livré à l’ubris et contre la dikê. Ce qui perd les hommes d’argent, c’est leur démesure, entre eux et vis-à-vis des Dieux. Toutefois, cette ubris n’est pas guerrière : ils sont étrangers aux travaux militaires comme aux travaux des champs. C’est une démesure religieuse qui s’exprime par refus de Zeus comme maître de la justice. Ils sont donc exterminés par Zeus.
c) la race de bronze
Leur action est vouée à une ubris exclusivement militaire, sans travail de la terre. Sur un plan juridico-religieux, on est passé à la force brutale et à la terreur du guerrier. Ils ne sont donc pas anéantis par Zeus, mais par leurs propres guerres.
d) la race des héros
C’est la même sphère fonctionnelle que la race de bronze, mais inversée : les héros sont plus justes, et militairement plus valeureux. Ils relèvent de la diké et non de l’ubris. Ce sont les emblèmes du guerrier juste. Après la mort, ils sont transportés dans l’île des Bienheureux.
e) la race de fer
Tableau nihiliste : règne de la maladie, de la vieillesse, de la mort. Ignorance du lendemain, existence traumatique, angoisse de l’avenir et nécessité du labeur.
Pourtant, c’est un mode d’existence ambivalent : Zeus a voulu que le bien et le mal soient solidaires ; d’où le geste de Pandora, à savoir la dispersion des maux, mais la subsistance de l’espoir. Pandora est emblématique de cette ambiguïté (cf Théogonie, 585 : « beau mal, revers d’un bien »). Elle est bénéfique au sens où elle incarne la fécondité, comme la nourriture et la reproduction de la vie.
Ce qui se donne dans le mythe des races, selon Vernant, c’est un conflit entre ubris et dikê, lequel engage un choix entre deux attitudes opposées :
D’une part, la « bonne lutte ». Cela suppose que travail suppose la reconnaissance de la loi sur laquelle repose la vie : tout bonheur se paie par la souffrance.
D’autre part, la « mauvaise lutte », qui consiste à rechercher la richesse par la violence, le mensonge et l’injustice. Intervention dans le monde de l’agriculture, définie par l’absence totale de sentiments moraux et religieux. Intervient alors la perte de l’amitié pour l’hôte, le camarade, du respect pour le serment, du juste et du bien.
Il ne s’agit donc pas de cinq races qui se succèdent chronologiquement, mais d’une construction structurale à trois étages dans laquelle se dessine le tableau d’une révolte contre l’ordre cosmique, et d’un passage à la limite de la décadence.
• règne de la pure dikê, à l’origine.
• rapport d’opposition et de complémentarité .
• règne de l’ubris.
L’UBRIS est-il le signe avant-coureur d’une figure de décadence ?
Ce qui régit l’ensemble, c’est la tension fondamentale entre ubris et dikê. A l’inverse, Hésiode pense le travail agricole comme une pratique religieuse pouvant enrayer le processus de la décadence : les travaux sont prescrits aux hommes par Zeus comme des rites. Il s’agit de réformer l’agriculture pour rétablir la dikê entre les hommes et les Dieux, contenir le cycle de la décadence. S’il consent aux travaux saisonniers, l’homme pourra enrayer la décadence et reprendre contact avec le divin. Les dieux semblent condamner les loisirs dont les hommes ont tendance à faire de mauvais usages. Ils sont donc soumis aux travaux physiques pour tâcher de les discipliner quelque peu.
Le mythe des métaux est repris par Platon, qui donne une interprétation en termes plus politiques de la décadence, comme dans La République, Livre VIII. Le devenir est pensé comme décadence, dégénérescence, par opposition à la justice selon laquelle chacune des trois classes doit réaliser la vertu qui lui appartient en propre. Le risque naît d’une insuffisante attention des magistrats à la clôture des races : mariages or/argent, qui substitue à la pureté de l’or la combativité de l’argent.
On peut déceler plusieurs étapes :
a) l’or perd son statut de symbole pour devenir le signe du pouvoir telle que la timocratie.
b) passage au premier plan de l’oligarchie, dont le principe est la possession sans référence à l’honneur. La force dominante est alors le désir de jouissance.
c) la démocratie : c’est le simulacre de gouvernement, l’avènement du multiple.
d) l’anarchie qui succède à la démocratie
e) la tyrannie : elle est définie comme le pouvoir absolu d’un seul fondé sur la force, et par le plaisir personnel érigé en norme de gouvernement. Au terme de l’évolution, on a le chaos, ou la conversion du tyran en philosophe.
Toutefois, Platon semble admettre un contrepoint à la décadence proposé dans Les Lois: La République décrivait sur un plan idéal la décadence comme contrepoint à la construction d’une cité idéale. Les Lois développent les perspectives d’une cité réelle, et cherchent donc les meilleures lois possibles. La légalité s’impose comme le seul moyen susceptible d’enrayer la décadence, comme système qui, bien qu’imparfait, permet de contrecarrer le désir en assignant au politique la justice.
En somme, le schème mythique de la décadence prend donc sens chez Platon par rapport à un projet politique. Cependant, Platon, pour penser la décadence, ne sort pas de l’univers du mythe. Il convient donc de proposer une analyse plus générale du lien opéré par le mythe entre la décadence et l’origine, ainsi que de la conception du temps qui en découle.
Splendeur et décadence dans les sociétés humaines !
2°) Décadence et origine dans le mythe
L’un des auteurs ou chercheurs contemporains qui a voué toute sa vie au déchiffrage et à la compréhension du sens des mythes est, sans conteste, Mircea Eliade. Dans son ouvrage Aspects du mythe, il donne une interprétation séduisante de la notion de décadence et d’origine.
Cet auteur propose une articulation polémique entre les mythes grecs, et notamment le mythe héraclitéen de l’éternel retour, d’une part, et la doctrine chrétienne, d’autre part. Dans les deux cas, on peut repérer une réactivation de l’idée archaïque d’une dégradation progressive du cosmos dans le temps, appelant une destruction et une régénération périodique.
L’enjeu global des travaux de M. Eliade est de montrer que le point sur lequel convergent tous les mythes cycliques est l’opposition de l’origine et d’un devenir décadent. Ainsi, tous les mythes de la fin du monde ont pour présupposés les données suivantes :
1°) l’existence d’un état originel, in principio, pensé sous la forme de l’origine comme la race d’or chez Hésiode, les mythes cosmogoniques en Afrique – tel le Dieu d’eau de Marcel Griaule-, la Polynésie, etc. Il s’agit d’un commencement absolu, stable, et à partir duquel le mythe raconte l’histoire d’un déséquilibre et généralement d’une chute.
2° / la thèse selon laquelle l’existence actuelle manifeste une usure de l’essence donnée à l’origine : cette décadence trouve généralement sa cause dans une faute rituelle, qui a provoqué la colère de l’être suprême. La décadence n’est donc pas un processus naturel : elle a une origine surnaturelle, et atteste le pouvoir du démiurge sur l’humanité. Elle est donc inéluctable.
De surcroît, cette décadence est liée à une différence qualitative entre la temporalité de l’origine et la temporalité profane. En effet, les événements originels ont lieu dans un laps de temps sacré, instant immobile et éternel, ou « Grand Temps ». De ce temps originel, le temps humain est une figure dégradée, qui, par le seul fait de la durée provoque une érosion des formes et de la matière, en épuisant peu à peu leur substance. Le temps historique est donc le lieu de l’accessoire, de l’inessentiel et de l’illusion, par opposition au temps véritable qui est celui du mythe.
C’est relativement à cet écart qu’on peut définir la fonction du mythe : elle consiste à régénérer périodiquement le temps historique profane en réactualisant par le récit le temps des origines. Par le seul fait de la récitation du mythe, l’individu peut déchirer le voile des apparences temporelles et échapper au vertige de sa propre histoire. Le mythe permet donc à l’auditoire de comprendre et de combattre le statut ontologique dégradé de son existence quotidienne.
Le mythe a donc pour fonction de revivifier le monde au moyen du récit périodique des origines, qui fait figure, dans l’ordre du symbole, d’un nouveau commencement. Le mythe a donc précisément pour fin de lutter contre l’usure temporelle et la décadence en renouvelant symboliquement le monde. Du moins, c’est qu’il nous donner à comprendre.
Le mythe implique une rupture du temps et du monde environnant : il réalise une ouverture vers le Grand Temps, le temps sacré (In M. Eliade, Images et Symboles, Tel, p. 74).
3°) la promesse d’une destruction absolue et concrète du monde temporel, qui sera le prélude à un nouveau commencement. En effet, puisque le devenir est pensé comme décadence, rien ne doit rester du vieil univers pour qu’il soit possible de retrouver l’innocence de l’origine. La fin du monde doit être radicale, pour que l’on puisse réintégrer la perfection originelle. Le propre de la promesse eschatologique soit le discours qui porte sur la fin du monde ou la fin des temps. C’est une thématique éminente de la théologie et de la philosophie se rapportant aux derniers temps, aux derniers événements de l’histoire du monde, plus précisément, de l’ultime destinée du genre humain telle la « fin du monde » est donc de présupposer une mobilité de l’origine : celle-ci n’est pas seulement reléguée dans un passé mythique, mais projetée, fantasmatiquement, dans un avenir fabuleux telles que les thèses de l’Eternel retour, par exemple. Paradoxalement, l’origine est de l’ordre non seulement du passé, mais du futur. Corrélativement, la décadence sera toujours pensée dans l’optique d’une renaissance et d’une recréation.
Dès lors, Mircea Eliade propose une analyse de la structure des mythes cycliques qui met en relation étroite la notion de décadence, d’une part, et celle d’origine, d’autre part. Il n’y a décadence qu’en référence à cette origine, laquelle fait fonction de point zéro à partir duquel penser le devenir historique ; d’où l’ambivalence considérable du mythe : la décadence est une parenthèse dans l’histoire du monde, qui doit, toutefois, être régulièrement conjurée par un anéantissement/création, suivant une périodicité variable. C’est dans cette perspective que s’inscrit la thématique de la Grande Année chez les Stoïciens.
Comment articuler l’analyse chrétienne de la décadence à ces mythes cycliques ? Le dogme chrétien manifeste une continuité certaine / mythes archaïques de l’Eternel Retour, mais il s’en distingue de la manière suivante selon M. Eliade :
« Quoi que pétri de tous les mythes de l’humanité archaïque, qu’il reprend et valorise, il représente un nouveau capitale : il assigne un but à l’histoire. ( … ) Pour la première fois, les prophètes parviennent à dépasser la vision traditionnelle du cycle et découvrent ainsi un temps à sens unique ( … ). Les faits historiques deviennent ainsi des « situations » de l’homme face à Dieu. (In Mythe de l’éternel retour, p. 154).
L’innovation du judéo – christianisme est donc quadruple :
1°) hypothèse selon laquelle le devenir humain est orienté linéairement, et non de manière cyclique : la décadence n’est pas un phénomène qu’on pourrait périodiquement conjurer. Il faut attendre la fin des temps pour qu’elle disparaisse.
2°) Il n’y aura qu’une seule destruction – tel est le thème du millénarisme -, et une seule purification du monde et des hommes par Dieu. De même que l’origine, la fin du monde sera unique et radicale. Elle ré-instituera la pureté des commencements une fois pour toutes. Ainsi, « Les maladies et les infirmités disparaîtront pour toujours : le boiteux bondira comme un cerf, les oreilles des sourds s’ouvriront, et il n’y aura plus de pleurs et de larmes (Isaïe, XXX, 19).
Puis je vis un Ciel nouveau, une terre nouvelle – le premier ciel en effet, et la première terre, ont disparu ( … ) J’entendis alors une voix clamer du trône : de mort il n’yen aura plus ; de pleur, de cri, de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé. (Apocalypse de Saint Jean, XXI, 1-5).
3°) cette régénération sera sélective : pour certaines âmes, la décadence est irréversible. Seuls les élus, qui sont restés fidèles au Royaume Céleste, seront sauvés. C’est cette conception du destin du monde et des hommes qui a conduit à l’opposition chez Saint Augustin entre la Jérusalem Céleste et Babylone).
4°) Corrélativement, la temporalité humaine manifeste le triomphe de l’histoire sainte: elle est à la fois le récit de la décadence des hommes, et le déchiffrement des épiphanies de Dieu.
Finalement, dans le dogme chrétien comme dans les mythes archaïques, la décadence trouve ultimement son sens dans une relation à une origine pensée comme perfection. La décadence y est liée au péché, et à la déchéance ontologique des hommes et à la temporalité humaine. Cependant, elle est pensée de manière ambivalente, dans un rapport dialectique à l’origine : du fait de la mobilité temporelle de l’origine, la décadence est à la fois une étape, voire une épreuve nécessaire, et une parenthèse dont le mythe ou la promesse eschatologique permettront l’anéantissement. La décadence est donc pensée dans le contexte théorique d’une double abolition : en amont, c’est-à-dire la pureté de l’origine, et en aval ou la répétition de l’origine. Elle est un interlude, certes, nécessaire dans l’histoire des hommes, mais paradoxalement limité des deux côtés par l’origine.
Toutefois, l’introduction par le judéo-christianisme d’une conception linéaire et irréversible de la temporalité a une conséquence majeure : si l’histoire est un devenir orienté, il doit être possible d’utiliser la notion de décadence comme principe herméneutique dans le déchiffrement de l’histoire humaine. La notion s’exporte hors de la sphère mythique et fonctionne comme un principe explicatif du devenir.
L
L’usure implacable des choses/oeuvres humaines par l’énergie de la durée
B- LA DECADENCE COMME SCHEME D’EXPLICATION HISTORIQUE
La notion de décadence est donc apparue comme mythique, eschatologique, ou religieuse. Mais elle fonctionne aussi comme un schème historique, chez Montesquieu et chez Rousseau principalement. Corrélativement, la thématique de l’origine ne disparaît pas, mais elle subit une sorte de « laicisation » : d’une part, elle est désormais pensée non comme transcendante, mais comme homogène à la temporalité décadente ; d’autre part, elle perd sa mobilité, puisqu’il n’est question chez aucun des deux auteurs de ré -instaurer un état historique qui s’est perdu. La dialectique origine/décadence, caractéristique de la structure mythique, disparaît alors que la notion de décadence cherche à gagner une sorte de dignité scientifique.
1°) Décadence et devenir historique: Rousseau et Montesquieu:
Rousseau
1°) Discours sur les sciences et les arts
Il s’agit d’un texte très polémique, où Rousseau propose une première thématisation de la décadence pour répondre à la question posée par l’Académie de Dijon, à savoir « Si le rétablissement des sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs ». Cet intitulé est significativement modifié par Rousseau au tout début du discours : à savoir « Si… à épurer ou corrompre les mœurs ». Prenant le contrepied de l’optimisme des Lumières, et des thèses des autres candidats, le projet de Rousseau fait clairement le lien entre l’histoire humaine et la thématique de la décadence comme il l’écrit :
« Je commençai par les faits, et je montrai que les moeurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde à mesure que le goût de l’étude et des lettres s’est étendu parmi eux » (Préface de Narcisse, OC, t. II, p. 964-965).
Rousseau part donc du constat de la dépravation des moeurs en Occident, et lui attribue comme cause le perfectionnement des sciences et des arts. Il généralise ensuite le modèle européen, pour montrer que la même cause a toujours entraîné le même effet, que le « malheur n’est pas particulier à notre âge ». On l’a constaté en Egypte, en Grèce, à Rome, dans l’Empire d’Orient etc. Enfin, dans la deuxième partie, Rousseau montre que la liaison entre le développement des sciences et des arts, d’une part, et le déclin des sociétés humaines, d’autre part, n’est ni occasionnelle, ni contingente, mais nécessaire :
« Ce n’était pas assez ; car sans pouvoir nier que ces choses eussent toujours marché ensemble, on pouvait nier que l’une eût amené l’autre : je m’appliquai donc à montrer cette liaison nécessaire (Préface de Narcisse, p. 965).
L’analyse des effets pervers des sciences et des arts, décrits dans la 2ème partie, permet de retracer la genèse de la décadence :
D’une part, pour les sciences : la cause principale en est l’oisiveté. Les sciences sont nées d’un loisir mal employé, en « stériles contemplations », et produisent à leur tour de l’oisiveté, elle-même propice à la dépravation de l’intellect et des moeurs, d’où un cercle vicieux.
D’autre part, pour les arts : la décadence provient du développement du luxe, du goût du faste, qui induisent une dissolution des moeurs par rapport aux qualités guerrières, à la disparition des vertus militaires ; pour les qualités morales, le développement de la sophistique et des « raisonnements spécieux, puis la corruption des goûts. Plus fondamentalement, ces maux sont renvoyés par Rousseau à l’« inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et l’avilissement des vertus » (p. 24). D’où la conclusion suivante :
« Le progrès des sciences et des arts n’a rien ajouté à notre véritable félicité ; il a corrompu nos moeurs, et la corruption des moeurs a porté atteinte à la pureté du goût »( p. 28).
La décadence est donc promue au rang d’une loi régissant l’histoire des sociétés humaines. Elle reçoit une dignité d’ordre scientifique, en tant que schème explicatif du devenir humain.
Toutefois, au début du Premier Discours, Rousseau oppose à l’Europe décadente deux contre-modèles : d’une part, la cité antique, comme Athènes ou Rome, où sciences et arts avaient concouru à l’amélioration de l’homme en renforçant les dispositions vertueuses des citoyens ;
D’autre part, un état « primitif », « rustique et naturel » dans lequel la nature humaine se montrait dans sa simplicité, avant le développement des arts. Cet état se caractérise par l’immédiateté et la transparence de soi à soi, et de soi aux autres – il n’y a pas de distance entre les « procédés » et les « caractères », par opposition à la maxime des sociétés actuelles : « avoir les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune » p. 7 -. C’est cette hypothèse d’un état pré-historique, fiction d’une stase idéale où se repère le degré zéro de la nature humaine, qui est développée dans le Second Discours, où la thématique de la décadence reçoit une extension plus grande encore, et une assise théorique plus ferme.
2) Second Discours :
Sa structure en assyndète (L’asyndète, du grec α, σύν, et δειν, soit : « absence de liaison ». C’est une figure de style fondée sur la suppression des liens logiques et des conjonctions dans une phrase) permet à Rousseau de mettre en évidence le processus de la décadence : opposition entre une première partie (a), où est tracé un portrait statique de l’homme sauvage, et la 2ème partie (b), où la décadence des sociétés humaines est à la fois exposée dans ses effets et analysée dans ses causes. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes reprend donc en l’étayant et en le transportant sur le terrain du politique, le projet du Premier Discours.
a) D’un point de vue méthodologique, il ne s’agit pas pour Rousseau de réactiver dans sa description de l’état de nature un mythe édenique, ou un mythe de l’origine, mais de décrire le plus objectivement possible l’homme d’avant la vie en société. L’état de nature relève d’une fiction théorique, et non d’une nostalgie de l’origine – pensons au malentendu Voltaire/ Rousseau sur ce point-. Rousseau reprend, dans cette perspective, la thématique de la transparence comme l’a montré Starobinsky dans la transparence et l’obstacle, esquissée dans le Discours des sciences et des Arts. L’homme à l’état de nature est isolé, et de ce fait, il est dans un rapport immédiat à la nature et à lui-même. Il est gouverné par les deux principes naturels que sont l’amour de soi et la pitié. Il possède en propre un seul trait, à savoir la perfectibilité. Ce tableau sert de point de référence pour penser a contrario la décadence.
b) Rousseau ne propose pas d’explication des causes du changement qui conduit les hommes à se rassembler : il forme simplement l’hypothèse de « catastrophes naturelles », d’où aurait été issue la nécessité nouvelle de mettre en commun les ressources. La seconde partie du Second Discours décrit l’installation progressive de la décadence : après la société des familles, où l’équilibre entre amour de soi et amour propre est encore assuré, c’est à l’instauration de la propriété privée qu’est renvoyée la décadence : Rousseau reprend les thèmes du Premier Discours : l’invention des arts entraîne une spécialisation des activités humaines, avec partage des tâches comme de la terre. Les hommes deviennent dépendants les uns des autres. Les facultés s’affinent, la perfectibilité se développe, et avec la thématique de la réflexion intervient le primat du paraître sur l’être, de l’avoir sur le faire. L’homme civil est en proie à l’orgueil, qui étouffe la voix de la « pitié et de la justice », d’où un tableau assez catastrophique : « De libre et indépendant qu’était auparavant l’home, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables…. » p. 175).
L’élément nouveau par rapport au Premier Discours est que la décadence est explicitée non seulement d’un point de vue éthique, mais du côté du politique. En effet, la genèse du corps social est renvoyée à un pacte inique, par lequel le riche, au moyen de « raisons spécieuses », entérine à son profit un état de fait inique. Ce passage du fait au droit donne une fallacieuse légitimité à des institutions jugées « funestes » — d’où la description rousseauiste du passage progressif de la démocratie au despotisme, point ultime de la décadence et règne de la force brute.
On trouve donc chez Rousseau une condamnation extrêmement forte de l’optimisme des Lumières, qui se fonde sur la mise en oeuvre d’un principe essentiel pour le déchiffrement du devenir humain, qui est la figure même de la décadence. En tant que schème explicatif, celle-ci est chez lui le fondement d’une critique à la fois éthique et politique de l’état de l’Europe au XVIIIème. Toutefois, la lecture rousseauiste est présentée comme hypothétique : « il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde » (Second Discours, I, p. 133).
Ainsi, la fiction de l’état de nature lui permet de référer la genèse des sociétés humaines à un état initial où la nature humaine se montrait en sa pureté, puis de retracer, mais sur un mode hypothétique, le devenir décadent des sociétés humaines. En revanche, l’on trouve chez Montesquieu une pensée qui, abandonnant le terrain de l’hypothèse, déchiffre dans l’histoire humaine envisagée concrètement les signes de la décadence.
Montesquieu
Ce philosophe promeut la décadence au rang d’un concept central de d’explication historique autonome, sans recours ni à la mythologie, ni à la fiction, dans une conception de l’histoire rationnelle, sans hasard ni téléologie. C’Est surtout dans les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains qu’il livre cette pensée. C’est un texte qui obéit à une logique de la description et de la totalité. Il cherche à opérer un passage du qualitatif au quantitatif : la décadence n’y est plus que l’exténuation d’une force politique et sociale, à savoir Rome.
On eut retenir trois remarques fondamentales :
D’une part, l’enjeu de la démarche est de faire opérer la notion de décadence comme catégorie historique.
D’autre part, ce travail est possible à condition que l’historien exhibe les lois régissant le sort des Etats, comme il l’écrit : « Ce n’est pas la fortune qui gouverne le monde.. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou la précipitent (Ch. XVIII).
Enfin, il s’agit de proposer un ensemble de causes rendant raison du processus de décadence. Ce sont les mêmes causes que celles qui ont expliqué la grandeur, et elles ont trait à la guerre. Ainsi, les causes de la grandeur sont : l’excellence des institutions militaires, la cohérence de la politique extérieure, la force de cohésion du corps social autour de ses valeurs comme l’amour de la famille et de la patrie, le virilisme, le respect de la vertu. Mais, selon lui, ces causes ont provoqué la perte de l’empire romain : « Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours violente : or une nation toujours en guerre doit nécessairement périr, ou venir à bout de toutes les autres » (Chap. I).
Les principaux symptômes de décadence sont ainsi la corruption des moeurs, la perte du sens civique et la dissolution de la totalité harmonique propre à la République.
On trouve, donc, chez Montesquieu une mise en question de la totalité de l’histoire romaine à partir d’un schème unique grandeur/décadence : « Voilà en un mot l’histoire des Romains : ils conquirent tous les peuples (…). Mais lorsqu’ils y furent parvenus, leur République ne put subsister, il fallut changer de gouvernement, et des maximes contradictoires aux premières, employées dans ce gouvernement nouveau, firent tomber leur grandeur » (Chap. XVIII).
Ainsi, Montesquieu cherche à arracher la décadence à l’interprétation mythique pour en faire un opérateur en historiographie. Toutefois, la notion témoigne d’un infléchissement qualitatif qui est contraire à l’exigence de scientificité de l’entreprise. La décadence est renvoyée à l’efficace d’une normativité, et prête ainsi le flanc à une double critique : subjectivisme de l’historien, métaphorisation abusive comme la « biologisation » de l’histoire dans l’emploi de la notion.
Nonobstant ce, cette analyse pourrait se poursuivre de manière indéfinie tant les approches des auteurs, penseurs et autres philosophes sont diverses et variées. Aussi, il nous a paru intéressant d’illustrer ce phénomène humain à partir de la manière dont les Templiers, dans l’histoire de la France et de l’Europe du Moyen Age, n’ont pu échapper, malgré leur grandeur et leur splendeur en Europe et en Orient (la Palestine), au processus de la décadence qui menace toute civilisation, tout pouvoir et/ou toute dynastie.
Désastre et ruines en toute période de l’histoire humaine…
Puis la mort, en dernier ressort