Introduction
Le bonheur, de par sa définition étymologique même, est un leurre. En effet, si l’on s’attache à son étymologie, on s’aperçoit qu’il est lié au hasard, à la chance. Bonheur, sous cet angle, signifie « bon heur » du latin bonum augurum ou quelque chose qui annonce ou présage un événement favorable. Le bonheur, même si on consent à le définir comme un état de satisfaction suprême, qui dépasse le plaisir résultant de la simple possession des objets désirés, il est ce qui nous advient, ce qui nous échoit. Et quand bien même il est indépendant de mon désir, de ma volonté, il n’en demeure pas moins qu’il se présente comme une fin universelle. En effet, le bonheur est recherché par tout le monde car tous les hommes, sans exception, désirent être heureux. Mais peut-on jamais être heureux au regard des scories de la vie qui troublent continûment notre existence, notre sérénité ? En ce sens, tout indique, au fond, que c’est l’homme lui-même qui est inaccessible au bonheur. Certes, toute circonstance de la vie donnerait à chacun une chance de bonheur, à condition d’en être, hic et nunc, conscient et de savoir l’accueillir et le vivre pleinement.
Une autre difficulté aporétique de cette notion réside dans le fait de lui donner un contenu spécifique. Car le bonheur, en fonction du mode d’être de chacun de nous, véhicule des représentations différentes, des choix divers et variés comme si chacun avait le sien et que les formes de bonheur des autres ne s’accorderaient pas avec le nôtre : son sens est relatif aux modes de vie et même aux préférences sexuelles. En outre, parfois, au moment précis où il nous est donné de connaître une figure de bonheur, nous n’en sommes pas nécessairement conscients et nous ne sommes capables de reconnaître notre bonheur qu’après coup. Mon bonheur, dans ce cas de figure, apparaît comme une idée fugace, parfois frivole, donc insaisissable. D’où une forme de frustration existentielle. Au fond, le bonheur figure parmi ces notions absurdes que l’espèce humaine a inventées pour s’infliger une souffrance métaphysique dès lors qu’il s’agit de quelque chose de réellement impossible comme le prouvent les propos acerbes de ces passages de l’un des livres de Martin Winckler.
I- Le désastre de la vie humaine et sa souffrance rédhibitoire
« Dans un vieux cahier
La vie à deux, le plus souvent, ce n’est pas une vie de couple, mais une vie de coups, une vie de cons. J’ai vu tant de couples mal assortis, à la fois haineux et complaisants, pour lesquels le seul enjeu était le pouvoir – imposer la couleur du canapé et le carrelage de la salle de bains, choisir le nom des enfants et la façon de les habille, refuser le plaisir au nom du devoir ; voler des plaisirs au nom de la liberté individuelle, rejeter le désir de l’autre pour justifier ses propres frustrations, le laisser baiser à droite et à gauche pour ensuite, avec magnanimité et compréhension, mieux l’enchaîner en lui pardonnant.
Dans la mythologie commune, vivre en couple, se marier, avoir des enfants, c’est « créer la vraie famille dont on a rêvé et qu’on n’a jamais eue ». En réalité, c’est surtout reproduire la mauvaise famille dont on est issu, restaurer en plus caricatural la foutue famille sur laquelle on a craché jadis, donner un semblant de légitimité à une association équivoque, de circonstance ou de convenance.
J’ai vu infiniment plus de mariages de convenance que d’avortements de convenance.
La plupart des couples se détestent et ne veulent surtout rien y faire. La dépendance matérielle, symbolique, sociale et affective est telle, pour l’un comme pour l’autre, qu’ils se refusent à se séparer parce qu’ils savent que ce qu’ils ne parviennent pas à faire ensemble, ils seront incapables de le faire seul. Vivre en couple, c’est tellement plus confortable que la solitude. C’est la possibilité d’avoir un logement à soi, une voiture pour le travail et une autre pour le week-end, de faire des voyages au soleil en emmenant avec soi le gigolo ou la putain avec qui l’on couche tous les jours (c’est si dangereux, si aléatoire de baiser au hasard !), de contracter des emprunts à des taux intéressants, de fréquenter d’autres couples sans susciter la pitié ou crever de jalousie (du moins, pas d’emblée), de faire des enfants, d’avoir l’air socialement correct, normal, comme tout le monde.
Et donc, se mettre en ménage, c’est souvent se ménager. On épouse une blonde avec de gros seins et un gros cul pour se cacher d’être homosexuel, on accumule les obligations professionnelles pour se consoler de n’avoir jamais exposé un tableau ou achevé un roman, on prend une grosse assurance-vie (capital doublé en cas de décès par accident de la route) pour se déculpabiliser de ne pas aimer assez sa bonne femme et ses gosses.
Se marier, c’est prendre le goulot d’étranglement, entrer dans la bouteille de formol où l’on finira comme un fœtus avorté, individu incomplet, étouffé, enfermé, à jamais momifié, étranger à l’amour à jamais exilé de la vie.
Tout le monde parle d’amour, et il n’y a que des arrangements. Des espoirs distincts, parfois inconciliables, inscrits entre les lignes d’une même liste de mariage. Des attentes démesurées qu’on sait l’autre inapte à combler.
Tout le monde parle de confiance, et il n’y a que des faux-semblants, des déguisements, des mensonges. À l’intérieur du couple, c’est chacun pour soi. Autant dire que c’est la guerre.
Et le sentiment le plus fort, c’est souvent le mépris.
J’ai compris ça il y a longtemps, en salle de travail, une nuit où j’apprenais à faire des accouchements, j’ai vu la guerre, impitoyable, entre un homme et une femme.
Lui, il était debout près de la table de travail, ça n’était pas leur premier enfant, mais c’était la première fois qu’il assistait à la naissance. Je n’ai jamais compris qu’on impose aux pères d’être présents aux accouchements, comme s’ils étaient toujours armés pour y assister Celui-là, manifestement, il dérouillait. Ça lui faisait mal de voir sa femme ruisseler, souffrir et gigoter, de voir des choses qu’il n’avait pas été préparé à voir. Plus le temps passait, plus il lui en voulait, et plus il se détestait de lui en vouloir à la pauvre parturiente sur son lit de douleurs. Je lisais ça sur son visage. La femme, elle, trouvait que ça n’avançait pas, elle houspillait tout le monde, et lui d’abord.
Ils avaient déjà trois filles, et il aurait aimé avoir un garçon, on peut le comprendre, mais elle souhaitait vivement que ce soit encore une fille, elle l’avait répété devant nous à plusieurs reprises, en le regardant fixement, du genre : «Toi, tu ne les portes pas, tu n’as rien à dire. »
Pendant l’expulsion, le mari allait très mal, il essayait de ne pas regarder cette région du corps de sa femme qu’il n’avait certainement jamais vue comme ça, dilatée, déformée, monstrueuse, insondable. La sage-femme leur a présenté le bébé en disant : « C’est une belle petite fille. » À ce moment-là, j’ai vu la femme se retourner vers son mari penaud, balourd, un peu moustachu, son mari qui aurait sûrement voulu se trouver ailleurs pendant l’heure précédente, déçu mais malgré tout très ému, qui tendait les bras avec tendresse pour accueillir l’enfant et le poser sur le ventre de sa femme. Avant qu’il ait pu la toucher, elle a arraché sous son nez le bébé des mains de la sage-femme, elle l’a serré sur sa chemise de nuit à fleurs, et avec un regard de triomphe, elle lui a fait « Ha ! »
La vie, ça ne peut pas être le bonheur Ça ne peut être que des souffrances et des emmerdements à n’en plus finir Et quand on fait sa vie à deux, c’est deux fois plus de souffrances.
Tout le monde fait semblant d’oublier que, quoi qu’il arrive, vivre, c’est souffrir. Le corps sait bien mieux souffrir qu’il ne sait jouir.
Combien de temps faut-il, pour jouir ? Une éternité. Combien de temps ça dure ?
Combien de temps faut-il, pour se mettre à souffrir ? Une fraction de seconde. Combien de temps ça dure ?
De toute manière, aimant ou non, aimé ou non, tôt ou tard, on souffrira. Qu’on le veuille ou pas. Le corps est fait pour ça. Pour souffrir et pour se reproduire. Autrement dit : pour perpétuer la souffrance de l’espèce. Ce n’est pas une conception morale, ce n’est pas une conception religieuse, c’est une réalité biologique. Mon corps souffre pour me rappeler sans arrêt que le monde est hostile. Que le feu brûle les doigts, que la neige gèle les orteils, que les milliards de micro-organismes, quand ça leur prend, peuvent me coller une méningite ou une septicémie en un tournemain et adieu !
Le corps souffre parce que le corps vit. La souffrance n’est ni rédemptrice, ni punitive, elle est consubstantielle à la vie. Le corps n’est pas fragile, il est hypersensible irréparable, biodégradable. Le corps est une foutue machine à sensations et la plupart de ces sensations sont désagréables, parce que chaque seconde qui passe sa détérioration. Même pour les nouveau-nés, il n’ay pas que le pur plaisir… Dès la première tétée, pan ! la première colique. Dès le premier bisou, pan ! le premier rhume. Dès le premier été, pan ! la première convulsion.
La cause n°1 de décès chez le nouveau-né, c’est le retard de croissance intra-utérin, parce que les femmes boivent, fument, se droguent ou cessent de bouffer. Chez le nourrisson et le petit enfant, c’est l’accident domestique, il est tombé de sa table à langer ; chez le grand enfant, c’est l’accident de voiture, on l’avait pas attaché ; chez l’adolescent c’est le suicide, on aurait jamais imaginé.
Après ça, qui aura le front de dire que le milieu familial, ça n’est pas mortel ?
La vie est un enfer. On ne le sait pas tout de suite, on l’apprend dans son corps. Et lorsque le corps de l’autre vient s’en mêler, s’il n’y a pas ou plus d’amour l’enfer est double.
J’en ai vu, des femmes, les cuisses serrées et leur sac par-dessus, crachant leur haine d’un mari qui, quand il ne couche pas avec des poules, s’assoupit pendant le film, puis monte au lit en traînant la savate et, lorsqu’elles le joignent enfin après avoir étendu la troisième lessive et mis un suppositoire à la petite qui ne voulait pas dormir, se retourne vers elles sans même ouvrir les yeux, leur colle le museau sur la figure, remonte la chemise de nuit – Et j’ai pas besoin d’en dire plus, n’est-ce pas Docteur ? Vous savez comment c’est, les hommes…
J’en ai vu, des hommes qui murmuraient, en rédigeant leur chèque, qu’ils auraient bien voulu reprendre le foot ou se remettre à faire des maquettes. Mais le samedi c’est pas possible, il y a les courses à faire à l’Hyper et ma femme ne conduit pas, ou elle n’a pas la patience, ou elle veut que je sois là pour choisir la couleur du paillasson. Et le dimanche c’est pas possible non plus, il y a le vélo à graisser, la table à réparer la voiture à nettoyer, la pelouse à tondre, le tuyau de la cuisinière encastrée à changer parce que le midi la belle-famille vient déjeuner et le four il faut qu’il chauffe au moins une heure avant ; et l’après-midi, s’il pleut pas, les femmes veulent toujours aller se promener au bord de la Tourmente jusqu’au cabanon du grand-père, depuis qu’il est mort il faut bien arroser les fleurs l’été et s’assurer que le toit ne fuit pas l’hiver.. Alors, le foot, c’est vraiment pas possible, les maquettes, y a pas vraiment le temps, et de toute manière j’ai pas la place d’avoir un atelier alors faudrait que je fasse ça dans le séjour mais ça l’a toujours agacée de me voir tailler du balsa avec des lames de rasoir ou coller mes voiles avec des pinces, elle dit que si j’étais soigneux comme ça pour tout, ce serait beau ! J’ai beau mettre des journaux, elle râle parce que ça laisse des traces sur sa toile cirée, et si jamais je fais tomber une goutte de colle par terre, la voilà qui me saute dessus alors qu’au lit, enfin, je vous en dis pas plus. Elle dit tout le temps quelle veut que je sois gentil, que je lui dise des mots doux, que je lui parie, mais en fait ce quelle veut, c’est que je la laisse parler, parler, parler, vous me comprenez, Vous savez comment c’est, les femmes… » (Martin Winckler : La maladie de Sachs (J’ai lu, Paris 1999, p.p. 347 à 352) »
Cette longue citation appelle quelques remarques. Certes, l’auteur n’a pas la prétention de penser que la vie de tous les couples, de toutes les familles se présente uniquement sous cette figure qu’il a décrite. L’intérêt de cette analyse tient au fait essentiel suivant : en tant que médecin généraliste, il a eu le privilège, par les confidences de ses patients, de pouvoir indirectement pénétrer dans le secret des alcôves de certains couples ou de certaines familles. C’est la modalité d’existence de ceux-ci qu’il s’emploie à décrire en ce passage de son livre. Autrement, dès lors que chaque être humain est tout un univers à lui seul, d’une part, d’autre part, le fait que nous avons déjà analysé longuement les curiosités sexuelles des individus, il va de soi que la vie de couple est singulière, spécifique et unique.
D’une manière générale, ceux qui font office d’enseignants en philosophie savent pertinemment que certaines analyses de l’auteur à propos de l’impossibilité d’accéder à un parfait accord avec l’autre, le mari, le compagnon, l’ami(e) a été bien perçue et analysée par les philosophes. Tel est le sens des remarques de Levinas, qui montre que le désir humain, quel que soit son objet (amour, sexuel, richesse, beauté etc.) est impossible à satisfaire. Il apparaît en creux comme un manque, voire un gouffre sans fond. Ainsi, l’amour d’un homme pour une femme serait le désir d’une différence irréductible, qu’il nomme l’altérite bien que, par définition, elle exclurait la fusion et la possession : « Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres. C’est une relation avec ce qui se dérobe à jamais. La relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais la conserve. Le pathétique de la volupté est dans le fait d’être deux. L’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous ; il se retire au contraire dans son mystère » (Le Temps et l’autre, PUF, « Quadrige », p.78 1994). Pire, dans la vie quotidienne, on voudrait atteindre une certaine coïncidence des désirs, vouloir ou faire les mêmes choses. Mais on n’y arrive jamais. Je désire quelque chose, par exemple, sortir pour aller voir un film, mais la volonté de l’autre l’incline à rechercher un autre objet. Dès lors, le désir du désir de l’autre étant impossible, on se trouve parfois frustré ; à moins de nier la personnalité, la subjectivité de l’autre. Dans ce cas, même en le forçant, on n’obtient pas, pour autant, l’adhésion totale de son désir. On n’est pas plus avancé. C’est exactement ce qui se passe en matière d’amour sexuel. Dans le désir de la satisfaction par le plaisir sexuel, il y a comme une frustration fondamentale que rien ne saurait combler. C’est tout le sens de l’analyse suivante de Freud. Il se demande pourquoi la relation de l’amant à son objet s’oppose, par son besoin de changement, à celle qui relie fidèlement l’alcoolique au vin qu’il aime boire : « Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose, dans la nature même de la pulsion sexuelle, ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction » (Psychologie de la vie amoureuse, PUF, p. 64).
En revanche, ne peut-on s’accorder avec Martin Winckler sur le fait irrécusable que, le corps est destiné à souffrir en ce monde bien plus qu’à jouir ou à éprouver quelque bonheur, quelques plaisirs durables ? À propos de la vie terrestre, le judéo-christianisme ne dit-il pas justement que celle-ci est une vallée de larmes ? Quels arguments solides peut-on avoir contre une telle thèse ? En effet, « vallée de larmes » signifie bien que notre monde est un immense champ de problèmes, de conflits continus. Que chacun consente à examiner attentivement la vie des hommes, quelle que soit la zone de la terre que l’on prend en considération. Que nous racontent toutes les figures des médias comme la télévision, la radio, les journaux etc. ? Des drames, des tragédies, des meurtres, des conflits, de la haine inhérente à l’essence des descendants de l’espèce Homo sapiens dont les conséquences consistent dans le fait que ceux-ci se repoussent mutuellement. Dans ce champ de bataille continue, on ne parle guère de paix comme si celle-ci était un crime contre l’humanité ou contre son intelligence, sa nature raisonnable. Il n’est presque jamais question de bonheur, de joie, de sérénité nulle part.
À cette donnée essentielle, il faut ajouter les réalités intrinsèques à l’existence particulière de chacun de nous. De nos jours, par exemple, les sciences sociales insistent beaucoup, et avec tristesse, sur la souffrance au travail. Hormis les artistes, les écrivains qui sont libres de créer par plaisir, le travail en lui-même, en tant qu’activité contrainte, que devoir, n’incline pas toujours à l’épanouissement. Les désagréments qu’il génère sont de deux ordres : d’abord, physiques. Karl Marx, dans ses Manuscrits de 1844 a clairement prouvé les souffrances au travail des ouvriers de la manufacture, ou ceux qui travaillent à la chaîne dans les usines de construction automobile, entre autres lieux d’aliénation dans le monde du travail. Tel est le sens de ce passage de ce livre : « En quoi consiste la dépossession du travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être ; que dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie ; qu’il ne s’y sent pas satisfait, mais malheureux ; qu’il ne s’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être soi qu’en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas ; que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même mais à un autre (…) ».
Ensuite, de nos jours, les gens, au sein d’immenses tours, connaissent des problèmes psychologiques continus la plupart du temps. En outre, l’organisation du travail, les méthodes inhumaines du travail venues des États-Unis, par lesquelles on pressure, en essore le personnel, quel que soit le niveau hiérarchique de leur poste (ingénieur, cadre ou non), n’incline guère au bien-être, à la sérénité, au plaisir d’exister. On assiste alors à deux conséquences majeures : d’une part, au cours des dernières décennies, en France, on a entendu parler de nombreux cas de suicide à la poste, chez Renault, entre autres entreprises, où des cadres besognent pour gagner un salaire élevé, mais en perdant leur vie, la qualité de leur existence d’un point de vue psychologique. C’est ce qui conduit Herbert Marcuse à parler du travailleur aliéné qui ne se rend même plus compte de sa condition d’aliénation. Entre conséquences graves de son état, il ne réalise pas qu’il « perd sa vie en la gagnant » matériellement (L’Homme unidimensionnel, Edit. de Minuit, Paris 1964). D’autre part, pour adoucir la rugosité de cette vie malheureuse au travail ou ailleurs, on voit émerger des vendeurs de méthodes de bien-être inspirées généralement des philosophies des peuples d’Orient comme l’Inde, la Chine, le Tibet ou le Japon etc., que la majorité des gens connaisse peu ou très mal. Ces vendeurs de paradis artificiels ont trouvé, dans ce désespoir des hommes, de formidables moyens de s’enrichir grâce à la misère humaine, au désespoir des individus.
Car ces méthodes de la méditation, qui sont susceptibles de conduire au bonheur, ont, hélas, un effet limité pour les deux raisons suivantes : d’une part, à l’instar des Lamas tibétains, qui peuvent opérer une décorporation dans l’état de veille par la méditation profonde et, ainsi, atteignent un état de sérénité, de paix, de béatitude même, dit-on, celui-ci ne dure qu’un moment, en raison des nécessités de la vie. Malgré toute la complaisance qu’on peut y éprouver, on est bien condamné à devoir s’en extraire pour retomber dans le monde trivial des nécessités vitales, comme les devoirs, les obligations, l’assomption de responsabilités de toutes sortes. On redevient alors un être humain ordinaire avec ses problèmes vitaux, loin de l’état de transcendance éphémère qu’on vivait auparavant. D’autre part, comme l’a si bien reconnu le poète anglais du XIXe siècle, William Wordsworth, « l’enfant est le père de l’homme » ; ce à quoi Paul Valéry répondra plus tard, « le malheur de l’homme, c’est d’avoir été enfant » parce que chacun de nous est marqué à vie par les heurts et malheurs de cette première tranche de notre vie. Et quelle que soit notre volonté de prendre congé d’elle, celle-ci est, d’emblée, vouée à l’échec.
En effet, nul être humain ne traverse cette période de son existence sans quelques blessures plus ou moins profondes. En tant qu’adulte, nous continuons à demeurer dans l’enfant qui a juste changé d’habit en raison des marques physiques du temps. C’est, sans doute, ce qui explique que nous sommes sujets à un mal-être métaphysique parce qu’inexplicable. Il s’apparente aussi à un mal d’ordre psychologique ou mental. Par exemple, pour expliquer quelques-uns de ses manifestations, nous pouvons nous sentir bien ou heureux, l’espace d’un temps qui s’étire. L’euphorie de cet état dont nous nous contentons de jouir, nous faisant ainsi échapper aux âpres instants de la durée, il suffit d’un malheureux souvenir surgissant du fin de notre inconscient pour mettre un terme à cet état d’aise ou de plaisir en provoquant le trouble en notre conscience jouisseuse de sont état présent. D’un instant à l’autre, nous ne sommes plus heureux du tout parce que nous ne sommes plus le même ; quelque chose d’indéfinissable nous a changés et bouleversés. Tout se passe comme si une vague de mauvais augures des mondes intérieurs lointains se manifeste pour submerger, à notre insu, notre état de bien-être du moment. Elle le transforme en son contraire : le mal-être, le mal-vivre !
Ce phénomènes psychique, si l’on s’accorde avec Karl Gustav Jung, nul ne peut y échapper, quel que soit son degré de sérénité ou de maîtrise de soi ou des divers troubles de notre existence personnelle, par essence inconscients. Ce phénomène qui cause le mal-être métaphysique ou psychique en nous, Jung l’appelle le « complexe ». Dans son ouvrage L’homme à la découverte de son âme, il définit ce concept ainsi : « Le complexe… est un contenu psychique à tonalité affective qui peut être soit inconscient, soit conscient à des degrés divers, certains mots inducteurs se trouvant attirés par un autre complexe sans que l’on voie clairement à quel titre ils en font partie » (PBP, Paris 1979, p.164). Ce phénomène agit comme un aimant en nous parce qu’il se conçoit comme un centre d’énergie attractive disposant ainsi de la faculté d’appréhender les faits psychiques ou émotifs à sa portée ; qu’importe que nous soyons ou non indifférents par rapport à des choses auxquelles on ne songeait guère. Mais nous ne voyons pas le complexe advenir au niveau de la conscience ou même la surmonter, malgré elle. Nous nous contentons de prendre acte que celle-ci n’est plus tout à fait la même : subitement elle peut devenir rêveuse, inattentive provoquant un abaissement, voire un affaissement du niveau de la conscience, incapable de se concentrer sur quoi que ce soit. Elle vaque et divague sans arrêt. Nous sommes alors incapables de savoir exactement ce qui se passe, ce qui nous arrive.
Le complexe est ainsi capable de mettre brutalement un terme à une séance d’amour parce que la partenaire vient d’être submergée par le souvenir d’un viol incestueux, d’un problème qu’elle a connu dans la journée sur son lieu travail ou d’une simple contrariété provoquée par sa meilleure amie etc. Cela est vrai aussi des masculins, de plus en plus soumis à l’empire de réussir financièrement leur vie, comme on dit. On comprend alors les remarques suivantes de Karl Gustav Jung, à propos du pouvoir des complexes en nous et sur les forces de notre personne : « Les complexes, nos expériences le montrent clairement, jouissent d’une autonomie marquée, c’est-à-dire qu’ils sont des entités psychiques qui vont et viennent selon leur bon plaisir ; leur apparition et leur disparition échappent à notre volonté. Ils sont semblables à des êtres indépendants qui mèneraient à l’intérieur de notre psyché une sorte de vie parasitaire. Le complexe fait irruption dans l’ordonnance du moi et y demeure au gré de sa convenance ; nous éprouvons les plus grandes difficultés à nous en débarrasser » (Ibidem, p.166). Telle est la limite fondamentale et ultime de notre capacité à demeurer, de manière essentielle, dans la durée d’un état de bien-être ; et celle de toutes méthodes de recherche du bonheur qui nous permettrait d’échapper à cette sécrétion de notre être qui remonte, sans doute, à l’histoire de notre enfance. Toute autre attitude confinerait à la mauvaise foi, aux illusions semblables à celles des paradis dits artificiels.
Aussi, avant l’exploitation éhontée des philosophies orientales du bonheur comme celles qui nous viennent du Japon, de l’Inde, du Tibet, de la Chine etc., par l’abus de l’effroi existentiel d’un grand nombre d’individus en Occident ou partout ailleurs sur notre commune Terre, les philosophes grecs, romains, arabes, puis européens, avaient proposé des chemins possibles vers le bonheur. Pour résumer la situation dans le cas de l’éthique d’Epicure, tout se passe comme si celui-ci disait à tout un chacun de tous les temps : « puisque tu désires être heureux en ce monde, je n’ai pas le pouvoir de te procurer le bonheur que tu recherches. Vois plutôt comme moi-même j’ai pu me changer pour atteindre une source de sérénité, qu’on veut bien appeler « bonheur » en ce monde. Suis donc mon exemple et tu seras serein ou « heureux » comme j’y suis parvenu moi-même au cours de ma vie ».
Tel est le sens de ces cheminements théoriques que les philosophes proposent à toute l’humanité puisque cette dernière ambitionne d’atteindre le bonheur. Ces théories instruisent et élargissent le champ de notre culture savante sur les heurts et malheurs de l’Humanité. Elles n’appellent pas forcément à un accord aveugle, à une adhésion pure et simple, mais à l’exercice de notre esprit critique par rapport aux rêves de bien-être en ce monde auquel notre commune nature est soumise.
II- L’idée du bonheur en son sens ordinaire et contemporain
D’une part, la possibilité du bonheur, de nos jours, se perçoit à travers la manière dont les promoteurs de la « culture de masse », comme on dit ordinairement, ont répandu, par les magazines et la publicité, une conception du bonheur sensible, digne du romanesque , voire de l’utilitaire et/ou matérialiste. Le bonheur se réduit à d’abord l’amour physique, à la réussite quelle que soit sa figure, au bien-être sans contenu précis, à l’argent même. On figure ses symboles à travers la beauté, la jeunesse, la séduction. A ces données, somme banales, on ajoute le goût de la consommation, du loisir et des vacances au point même de déprécier la vie professionnelle. A l’inverse, l’homme heureux est présenté, considéré comme tel en dehors de ses heures de travail : il vit dans une maison confortable et bien équipée. Il passe du temps devant son poste de télévision, au coin de sa cheminée, au volant de sa belle voiture, dans sa résidence secondaire, avec une femme, une maîtresse (la femme, de son côté, se doit d’avoir un amant), un enfant et un chien. Il se prélasse au soleil, sur des terrasses enneigées ou sur une plage. Enfin, la sexualité est libérée de toutes ses normes inhibitoires et religieuses d’antan. Le sexe, autrefois voilé pour surenchérir sur l’attrait du désir de ce qui est caché, s’étale sous une forme de pornographie grandiose. Il n’a même plus de secret pour les très jeunes personnes qui, toutes adonnées aux images d’Internet, passent le plus clair de leur temps à se régaler d’images d’adultes en action. « La scène primitive » qui semblait traumatiser les enfants de Freud ou de ses disciples n’a plus rien de mystérieux. Bien au contraire, les adultes, par ces images, leur apprennent les manières de copuler sans autre forme de procès, ni la noblesse des sentiments qui habillaient autrement pudiquement cet art du plaisir. Est-ce cela, le bonheur ? Si tel est le cas, qu’on le prouve afin de faire profiter tous les autres êtres humains qui rêvent aussi de bonheur ; naturellement.
Lors d’un congrès qui a eu lieu il y a déjà quelques années, on a invité un grand nombre de gens à définir le bonheur. De leurs diverses réponses, il en résulte ceci : Tout le monde déclare spontanément vouloir être heureux, mais on remarque que les gens sont embarrassés de dire ce qu’ils entendent exactement par ce mot de bonheur. Qu’y a-t-il précisément en-dessous de ce vocable ? Pour certains d’entre eux, c’est l’absence d’ennuis, la paix intérieure conformément à l’idéal de vie sereine vendue par les marchands de bonheur inspiré des philosophies et des éthiques des religions de l’Orient salvateur. Pour d’autres, c’est la réalisation et l’épanouissement de soi, dans la santé, la satisfaction de ses goûts, le développement de ses talents et de sa personnalité. Le bonheur apparaît alors comme l’accomplissement des tendances les plus profondes et les plus nobles. Le bonheur, c’est l’agir, le dépassement de soi. Parfois, on lui adjoint une connotation sociale : bonheur se vit à travers son conjoint (sa conjointe), sa famille, ses amis, ses relations de travail. Dès lors, le bonheur ne peut se concevoir sans amour : être heureux, c’est aimer et être aimé. Mais à cette aspiration, on peut faire l’objection suivante : beaucoup de gens aiment, mais ils ne sont pour autant heureux. Est-on vraiment sincère, honnête quand on associe le bonheur au fait d’aimer ?
D’autre part, dans sa Lettre à Ménécée, Epicure propose une approche simple du bonheur. Certes, ses adversaires, qui ont mal compris sa doctrine de la recherche du bonheur, lui ont fait une triste réputation de jouisseur. Or, cet ascète a vigoureusement rejeté une telle accusation infondée comme il le reconnaît lui-même : « Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs de l’homme déréglé, ni de ceux qui consistent dans les jouissances matérielles, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse ; mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. II faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit agréablement. ».
Selon Epicure, le seul bien est le plaisir et le plaisir est la satisfaction du désir. Il a vu, avec clairvoyance, que l’homme peut se rendre malheureux en augmentant et en compliquant ses désirs. Il a donc distingué parmi ceux-ci :
– Les désirs naturels et nécessaires comme manger du pain et boire de l’eau.
– Ceux qui sont naturels et non nécessaires tels que les désirs sexuels. On peut mourir de manquer de manger, de dormir, de boire. Mais on ne meurt pas de manquer d’accouplement.
– Ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires. C’est tout ce qui concerne l’artifice et le luxe. Aussi, pour avoir l’âme tranquille, l’esprit serein, il recommande de réduire ses désirs et d’accueillir même les souffrances avec une force tranquille de l’esprit. Lui-même savait faire face à la souffrance. C’est ainsi qu’à la fin de sa vie, en proie à une maladie cruelle, il déclarait : «J’ai passé une heureuse journée, parce que j’ai évoqué de bons souvenirs ».
Si Épicure a atteint, sinon le bonheur, du moins la tranquillité et un certain contentement, ce n’est pas en cherchant le plaisir, mais en le maîtrisant avec sagesse. Le plaisir est, par lui-même, insatiable et source d’avidité. II s’use. On se lasse de ce qu’on possède. De nouveaux désirs naissent, entretiennent l’insatisfaction, alimentent l’inquiétude. Les sociétés contemporaines, où l’abondance est reine, ne peuvent démentir une telle conception réaliste de la nature de l’esprit humain : on ne cesse de consommer de tout ou presque, mais on n’est pas, pour autant, heureux.
Par ailleurs, la conception utilitariste du bonheur des philosophes anglais du XVIIIe et XIXe siècle ne manque de poser de problème bien plus qu’elle n’en résout. A titre d’exemple, selon Bentham, pour être heureux, il faut faire un calcul habile de ce qu’il y a de plaisir et de peine dans chacun de nos actes et dans leurs effets. Bien que le terme d’« utilitarisme » ait un caractère plutôt mercantile, il ne s’agit pas, loin de là, d’une philosophie vulgaire. Il s’agit, au fond, d’une sagesse avisée qui dénonce les excès de certaines formes d’idéalisme moral, de puritanisme et d’austérité. Ce faisant, il attache beaucoup d’importance à l’art de donner du plaisir et d’éviter de la peine. Une telle philosophie éthique n’est pas insensible aux notions de valeur et de qua1ité. C’est en ce sens que s’exprime John Stuart-Mill, dans son ouvrage L’Utilitarisme : « Il vaut mieux être un homme mécontent qu’un pourceau satisfait, être Socrate malheureux plutôt qu’un imbécile content » et l’objectif du « plus grand bonheur du plus grand nombre ». Une telle conception dépasse l’égoïsme pur. Comme le reconnaît Auguste Comte : il faut « vivre pour autrui » afin de transcender la chimère de la liberté individuelle, de la surenchère de la subjectivité héritée des philosophes des Lumières.
D’autre part, Rousseau propose un idéal de bonheur simple censé être à la portée de tout un chacun. D’abord, dans leur enthousiasme ou leur innocence, ou encore leur idéalisme à toute épreuve, les philosophes du XVIIIe siècle, à l’exception de quelques-uns comme Voltaire, pensaient qu’en instruisant les peuples, ils pourraient les conduire aisément vers le ciel des idées, les « Lumières » de l’intelligence rationnelle. Quand ils parlent du progrès, naturellement, il s’agit de l’esprit humain par l’acquisition de connaissances savantes et du développement de l’intelligence. Mieux, en libérant les esprits de tout ce qu’ils considéraient comme des préjugés, ils ont pensé affranchir les individus de toutes les servitudes, des oppressions, des despotismes, en raison d’une confiance illimitée dans « le progrès ».
Ensuite, deux ouvrages de Rousseau ont pour sujet essentiel le bonheur, sans oublier Paul et Virginie de Bernardin de saint Pierre, ouvrage auquel il a apporté une part considération dans la rédaction de sa forme définitive. On y découvre l’idée de bonheur simple, naturel.
Il s’agit de L’Emile et de La Nouvelle Héloïse. Certes, L’Émile est consacré à l’éducation. Mais celle-ci a pour finalité rendre l’enfant heureux. Ce dernier doit être traité en enfant, non en adulte en miniature. Il aura toute la liberté de se développer physiquement, jouer, se promener, s’épanouir sans aucune entrave de quelque nature que ce soit. La thèse de Rousseau consiste dans le fait que la nature humaine est essentiellement bonne. Comme la Nature elle-même qui lui sert de modèle, celle de l’être humain ne comporte en elle aucun principe de désordre, du moins dans le premier état de nature, et, par conséquent, aucun obstacle au bonheur individuel.
Enfin, la Nouvelle Héloïse semble relever du même idéalisme et du même optimisme. Julie, son héroïne, ne peut pas épouser Saint-Preux. Mais celui-ci restera dans la famille, de son amante sous le regard bienveillant du mari. Héloïse sera une épouse vertueuse et fidèle. Elle se contentera d’aimer l’âme de Saint-Preux. Vertu et bonheur sont unis dans cette situation idyllique. Mieux encore, c’est la passion elle-même qui nourrit la vertu. Toutefois, Rousseau concède qu’une telle réussite n’est possible qu’à la campagne, dans un cadre noble et apaisant ; naturel, c’est-à-dire sans les artifices corrupteurs de la ville. Car la vie des villes est une source de dépravation et de malheur.
Mais, la question qu’on peut se poser à propos du bonheur est la suivante : le bonheur humain résulterait-il d’une organisation parfaite de la société, ou d’une éducation rationnelle de l’homme, c’est-à-dire du fruit de l’usage de la raison et de la recherche de l’intérêt bien compris ? Qu’il s’agisse d’Auguste Comte, ou de diverses formes de socialisme dites « utopiques », les idéologies n’ont pas manqué au cours du monde moderne, notamment au XIXe et au XXe siècle. A titre d’exemple, dans Les frères Karamazov, de Dostoïevski, le personnage du Grand Inquisiteur croit que le salut promis aux hommes est la réalisation d’un royaume terrestre de justice, d’amour, de bonheur pour tous les hommes. Puis, après avoir mûrement réfléchi, il s’aperçoit que bien peu de gens sont capables de répondre à cet appel en raison du poids de la partie de l’Humanité que nous avons appelé, dans nos investigations, « la lie de l’Humanité ». Aussi, il n ‘hésite pas à renoncer à ce rêve déraisonnable pour entreprendre une tâche plus humaine : l’établissement d’un ordre terrestre tel que la masse des hommes y soient heureux, même s’il ont aliéné leur liberté dans les mains de quelques maîtres qui se chargent d’aménager et d’organiser rationnellement la condition humaine pour le bonheur général. C’est ce qu’on retrouve, dans les grandes lignes dans l’ouvrage de G. Orwell 1984. En un autre sens, ce qu’on a convenu d’appeler l’utopie communiste de l’ex-Union Soviétique, ambitionnait de réaliser un tel bonheur civil. De nos jours, il y a, théoriquement du moins, la prétention du capitalisme libéral d’atteindre un tel idéal de vie civile. On le sait à présent : une telle idéologie n’est rien d’autre qu’une escroquerie dont la finalité est de berner le petit peuple en l’inclinant à croire qu’il peut consommer, en s’endettant, comme les autres classes, riches, aisées ou moyennes.
III- Le bonheur comme un rêve éveillé
Dans la tradition judéo-chrétienne, notamment la thèse de l’Ancien Testament, on peut presque dire qu’il n’y a pas de bonheur ; du moins, celui-ci n’est pas de l’ordre des choses aisément accessible. D’une part, d’importants textes de La Bible développent l’idée que le bonheur a un caractère aléatoire, hasardeux, injuste. C’est en particulier le Livre de Job. De quoi s’agit-l ? Job un homme juste et toujours équitable, généreux. Il partage ses biens avec son entourage dont tous ceux qui sont fans le besoin. De plus, il a toujours été fidèle à Dieu. Satan voulant mettre sa foi à l’épreuve, obtient de Dieu la permission de lui faire subir des infortunes hors de tout entendement humain. Ainsi, Job perd successivement tous ses biens terrestres, ses troupeaux, sa maison, ses enfants. La maladie le frappe, qui couvre tout son corps de plaies. Il interpelle Dieu avec passion, parfois avec violence pour lui demander pourquoi celui-ci le condamne à souffrir de manière si injuste etc. La lecture de ce texte peut faire prendre conscience à l’homme contemporain qu’il est, lui aussi, susceptible de se retrouver dans tels jours de détresse.
On trouve dans l’Écclésiaste un autre texte d’inspiration comparable. Celui-ci daterait du III° siècle avant Jésus-Christ, et serait écrit par Qôhelet, un homme puissant et sage, comblé par la vie. Sur toutes ces heureuses fortunes, comme la richesse matérielle, les biens matériels, voire spirituels, il voit planer l’ombre de la mort. Les plaisirs de la vie, quels qu’ils soient et quel que soit leur degré d’intensité, sont donc tous vains. Même si on peut croire que Dieu rétribue équitablement les hommes, il n’en demeure pas moins que la vertu ne suffit pas à assurer le bonheur. Cette contradiction conduit naturellement cet homme à conclure que tout est vanité. Ainsi, quiconque accroît son savoir augmente sa souffrance. La vie elle-même est vaine et sans signification. Dès lors, il vaudrait mieux n’être pas né. Mais, puisqu’on naît sans le demander, pendant cette existence éphémère et insignifiante, fragile, il propose des sources de bien-être simples : il faut, en fait de bonheur, se contenter des petites joies que donne le quotidien, manger, boire, être deux éventuellement, jouir du soleil, travailler. On retrouve des échos d’une telle philosophie spirituelle dans l’ouvrage du plus grand philosophe pessimiste européen –dit-on- dans le fabuleux ouvrage de Schopenhauer (1786-1860) : Le monde comme volonté et comme représentation. Selon lui, la vie de l’homme oscille continûment entre la souffrance et l’ennui. Donc, le bonheur est impossible. Il reste une chose à faire pour éviter d’ajouter des souffrances au malheur du monde en pratiquant la bienveillance et la pitié envers autrui ; et trouver pour soi-même la paix intérieure en pratiquant, comme les sages de l’Inde, le détachement et le renoncement au vouloir et au désir, causes de tous les maux de l’Humanité dans sa singularité et dans sa totalité.
D’autre part, peut-on perler de bonheur rationnel ou de bonheur et de béatitude ? Selon l’on s’en tient à la thèse d’Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, (livre X, ch. VII), à l’instar d’Epicure (Lettre à Ménécée) et de son disciple Lucrèce (De la nature), le plaisir est un élément du bonheur, mais il n’en saurait constituer le tout. Il s’ajoute à l’acte comme la beauté s’ajoute à la jeunesse. D’ailleurs, le plaisir de l’homme vicieux n’est pas un élément de bonheur ; c’est une perversion du goût. Donc, un homme n’est heureux que s’il vit conformément à sa nature. Or, l’essence de l’homme est d’être raisonnable. La vie heureuse « est une continuité d’actions que la raison accompagne », écrit-il dans cet ouvrage. Selon Aristote, et pour résumer sa pensée sur cette thématique, le sommet du bonheur est l’intelligence des choses belles et divines. En ce sens, le bonheur parfait est la contemplation intellectuelle. C’est pourquoi, la philosophie donne des plaisirs admirables par leur pureté et leur certitude. Dès lors, le bonheur du sage dépend le moins possible des choses extérieures. Il le met plutôt en relation avec Dieu. Car le bonheur de Dieu est d’être acte pur et pensée. L’intelligence suprême se pense elle-même puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent.
Ainsi, les Grecs s’étaient déjà rendu compte que le bonheur, en tant qu’état définitif et imperturbable, n’appartenait pas aux mortels ; du moins sous le seul angle de leur dimension corporelle. Prenant acte du fait irrécusable de la misère des êtres humains sur cette terre, à travers l’histoire, les philosophes ont toujours voulu attirer l’attention de ceux-ci sur le fait essentiel que leur vie est soumise au temps, au changement et à ses aléas. Suivant cette condition, elle est incompatible avec le bonheur absolu. Celui-ci est une conquête toujours fragile, parce que certains de ses éléments ne dépendent pas de nous. En effet, chacun de nous sait que son existence est exposée aux coups du sort. Cependant, les philosophes ont aussi toujours été convaincus que le bonheur ne pouvait pas se confondre absolument avec le plaisir. Celui-ci ne peut être séparé de la moralité. Bien au contraire, il s’accorde avec les aspirations les plus nobles et les plus élevées de l’homme. Il faut qu’on le sache : « La permissivité morale ne rend pas les hommes heureux ».
histoire des idées philosophiques du bonheur est pertinente par contre la citation du livre est choquante, le couple vaut mieux, ily a du respect et de l’amour en son sein bises
Merci, Valérie, d’avoir réagi à la teneur de cet article. Toutefois, dans une analyse philosophique, il convient d’éviter d’examiner la nature des phénomènes à partir de soi-même ou de sa propre expérience existentielle. J’ai souligné que l’auteur de cette citation n’avait pas la prétention de connaître toutes les figures de couples qui existent sur la terre ; mais bien de rendre compte des aveux de ses clients dans son cabinet médical. Ceci laisse entière la plénitude des couples heureux de leur sort.
Donc, une analyse philosophique a pour ambition, certes modeste, de rendre compte du réel en faisant abstraction de sa personne ou de ses problèmes propres. Il s’agit de comprendre un phénomène humain ; et comme tout fait humain, ce n’es jamais simple, mais toujours complexe. En ce sens, la citation ne concerne certainement pas ta vie de couple.