De la vérité et de ses contradictions en philosophie : une enquête sur les caractères du vrai

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Du point de vue de la raison philosophique, une telle affirmation a-t-elle un sens ?

Introduction

     Depuis que les descendants d’Homo sapiens ont acquis la conscience d’eux-mêmes et celle de leur place singulière dans ce monde, ils ont toujours été tentés de voir le monde tel qu’il serait sans eux. Mais la recherche du vrai n’est-elle pas, avant tout, une quête personnelle ? Et quel sens donne-t-on ordinairement à ce terme ? Que signifie la vérité ? Cette notion recouvre plusieurs sens en tant qu’elle désigne en premier lieu le caractère de ce qui est vrai : soit ce à quoi l’esprit peut donner son assentiment, par le moyen d’un rapport de conformité avec l’objet de la pensée ; soit une proposition qui emporte l’assentiment général ou s’accorde avec le sentiment de la réalité ; soit la connaissance ou l’expression d’une connaissance conforme aux faits tels qu’ils se sont déroulés ; soit aussi une attitude morale : la bonne foi ou la sincérité.

 

   On comprend dès lors que le mot de « vérité » possède un énorme pouvoir de suggestion symbolique, surtout si on lui met une majuscule. Il évoque à la fois ce que l’être humain a seul le privilège de pouvoir espérer atteindre, parce qu’il n’est pas seulement fait pour l’action mais aussi pour la connaissance et en même temps ce qui s’impose à lui sans qu’il en soit l’auteur, ce devant quoi il lui faut s’incliner, qu’il en soit ou non satisfait sans pouvoir espérer le modifier. En se dévoilant à l’homme, la vérité témoigne de la puissance de son esprit mais aussi de sa finitude, et elle limite donc, d’une certaine façon, sa liberté. En effet, on ne décide pas de la vérité d’un théorème ou de la réalité d’un fait.

   En somme, la vérité est une notion à la fois triviale et profonde. Triviale, parce que tout le monde sait qu’un propos, un récit sont vrais si et si seulement les choses se sont passées comme le dit le propos ou le récit. Il est vrai que si et seulement si – à la limite et en ce sens, la vérité est « dispensable » : elle est « redondante ». Profonde parce que toute recherche cognitive est recherche de la vérité. « Même ceux qui aiment autre chose que la vérité veulent que ce qu’ils aiment soit la vérité » (Saint Augustin, Confessions, JX, 34).

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La vérité pour qui pour quoi ?

I- La quête de la morale

     Rechercher, de manière générale, c’est, avant tout, « rechercher la vérité » comme le montrent les oeuvres de Descartes et Malebranche, entre autres philosophes. Et la philosophie elle-même est recherche de la vérité depuis ses origines antiques, même si Nietzsche nous a amenés à prendre conscience du fait que le désir de vérité n’allait pas de soi (voir article ci-dessous relatif au Le livre du Philosophe). La recherche de la vérité sur l’être, le bien etc., est la mission de la philosophie dès les Présocratiques. Mieux, elle est interrogation sur la vérité elle-même, sa nature, son accessibilité, sa reconnaissabilité : « Qu’est-ce que la vérité ? » Ponce Pilate interroge Jésus Christ qui affirme qu’il est « la vérité » dans l’évangile de Jean (voir l’allusion qu’y fait Kant au début de la « Logique trancendantale »).

     Pouvons-nous accéder au vrai, connaître la vérité. Car on ne peut connaître au sens strict une chose fausse, mais seulement re-connaître son erreur. Pouvons-nous connaître une vérité objective et absolue ? Ou toute vérité est-elle « relative » ?

   Pouvons-nous reconnaître la vérité si nous l’avons acquise ou conquise ? Peut-on être certain d’être dans le Vrai ? Y a-t-il des critères de vérité ? Ce débat opposait les sceptiques (voir, entre autres, Sextus Empiricus, Hypotyposes, II, 14-16 sqq) aux dogmatiques comme les Stoïciens. Ce débat entre philosphes anciens a conduit Pascal à cette pensée remarquable : « Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme » (Lafuma, 406 ; citée par P. Duhem, La Théorie physique, Vrin, p. 509). Sur ce point, on peut se référer aussi à Kant, plus particulièrement à la « Logique du transcendantale », à propos de l’impossibilité de trouver un critère et l’absurdité de la question du genre « traire un bouc avec une passoire ».

     La pensée grecque pose dès l’origine, entre autres, par Xénophane, la question de savoir si la vérité est « accessible aux mortels », et si elle passe par les sens ; suivant la thèse de Protagoras dans l’ouvrage de Platon du même nom, ou par la raison seule comme le pense Parménide, qui inaugure la philosophie en posant une distinction tranchée entre connaissance de la vérité, épistémè et opinion trompeuse, doxa.

     Les Grecs s’aperçoivent vite que si la vérité n’est plus définie comme ce qui a été dit dans le passé par une Autorité, mais comme ce qui constitue la fin des recherches théoriques et pratiques, alors il existe des arts, des techniques de vérité, qui doivent elles-mêmes être étudiées. Tel est le sens des interrogations de Karl Popper, dans « Retour aux Présocratiques »(In Conjectures et Réfutations, Payot ; M. Détienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, La Découverte ) et de F. Wolff, « Trois techniques de vérité dans la Grèce classique : Aristote et l’argumentation » (In Hermès, 15, 1995, Boyer et Vignaux eds., Argumentation et Rhétorique I ).

     Ainsi, Aristote distinguait trois techniques de vérité différentes : la science, la dialectique, la rhétorique (In Seconds Analytiques ; Topiques, et Rhétorique). Mais, immédiatement, c’est-à-dire dès le Vè siècle est apparue la tentation d’utiliser les techniques argumentatives en les prenant pour de pures armes, sans qu’il soit nécessaire de s’auto-discipliner grâce aux canons de la vérité et de la validité. Toutefois, Platon et Aristote condamnent cette dérive sous le nom de Sophistique. Mais, ce courant est loin de se réduire uniquement à l’idée de raisonnement sophistique, c’est-à-dire non valide, illégitime.

     Du point de vue sémantique, les termes « Vérité » et « Vrai » s’opposent à une série de termes distincts :

Vrai/Faux. C’est l’opposition centrale : le Faux n’est autre que le non Vrai. Certes, il peut être pertinent de toujours penser la vérité et la fausseté, en prenant des exemples de propositions fausses, comme ela neige est noiree (Aristote), ou « la Terre est au centre de l’Univers » (géocentrisme). Il y a en effet autant de propositions fausses que de vraies.

-Vérité/Erreur. Il s’agit d’une opposition épistémologique, en rapport avec la connaissance. L’erreur est-elle un pur néant (Descartes), ou a-t-elle un rôle positif dans le progrès (Mach, Popper, Bachelard) ? Quel est le mécanisme de l’erreur, selon la quête de Descartes dans la « Quatrième Méditation », sa ou ses sources : sont-elles fondées sur les sens, le jugement, le préjugé suivant celle de Popper ( In introduction aux Conjectures et Réfutations) ?

Vérité/Illusion. Lorsqu’il y a un mécanisme naturel ou au moins systématique de production d’erreurs, on peut parler d’illusion : par exemple, 1’illusion d’optique, l’illusion transcendantale comme le souligne Kant, dans l’Intrduction à la « Dialectique transcendantale », l’illusion finaliste suivant la thèse de Spinoza (In Ethique, I, Appendice) ; ou encore la théorie marxienne de l’idéologie. En général, la science est conçue comme remise en cause et explicative des illusions, par exemple celle de la rotation du Soleil autour de la Terre. Le thème de l’illusion est également au centre de la question de l’art comme producteur d’illusions feintes. E. Gombrich l’analyse bien dans L’Art et l’Illusion (Gallimard). On peut se référer aussi à l’opposition de la Vérité et du Rêve (In « La Vie est-elle un songe » ?).

-Vérité/Fiction. L’homme est un « raconteur d’histoires », selon l’expression de Popper « a story taler ». Paul Ricoeur, s’interroge aussi sur cet aspect de la vérité dans son ouvrage Temps et Récit (Seuil). La fiction permet de raconter une histoire littéralement fausse, pour produire soit des effets comme le plaisir, la crainte ; soit aussi des effets de vérité. En science, peut-on se passer de fictions ? On peut se gausser avec Newton dans « Hypotheses non fingo » soit en latin : « Je n’avance pas d’hypothèses » ou « Je ne feins pas d’hypothèses ») qui deviendra un slogan positiviste, contre les fictions métaphysiques. Cependant, soit dit en passant, il ne voulait pas dire qu’il renonçait lui-même à faciliter sa recherche en supposant par avance ce qu’il espérait être en mesure de prouver à la fin. Sans ces suppositions – ce que Claude Bernard, plus tard appellera « l’idée préconçue » -, la science ne serait jamais arrivée, là où elle est aujourd’hui ; ce sont des pas nécessaires dans la marche vers quelque chose de plus certain ; et presque tout ce qui est maintenant théorie fut d’abord hypothèse.

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Deux questions :

  1. A) Quel est le statut des récits de fiction ? Leurs énoncés sont-ils faux ou dénués de valeur de vérité ? Russell soutiendra que l’affirmation « Le Roi de France est chauve » (en 1905), est fausse, car « il y a un Roi de France » est faux. Dans cette perspective, selon Frege (1891), puis Strawson (1950), cet énoncé présuppose qu’il y a un Roi de France. Si ce n’est pas le cas, il n’est ni Vrai, ni Faux. L’avantage de ces deux approches est qu’elles permettent de se dispenser d’avoir à accorder une « quasi-existence » aux objets qui n’existent pas. Déjà, Palton dans le Sophiste, insistait sur la possibilité du discours faux.
  2. B) L’art n’est-il que du faux présenté comme vrai comme le pose l’éloge nietzschéen de l’art et du faux ? Aristote au contraire soutenait que « la poésie est plus philosophique que l’histoire » (In Poétique, 1441 b). En ce sens Sophocle est plus instructif sur l’homme en général que ne l’est le récit de la vie d’un Alcibiade. La poésie, comme production mimétique soit l’« imitation » de l’action, ou praxis, vise l’universel (katholou) comme la science : il y a infiniment plus de vérité dans l’universel que dans l’individuel, qui est à la limite méconnaissable. D’ailleurs, Aristote « réhabilite » la fiction littéraire contre Platon, selon lequel la mimésis est toujours copie défectueuse, éloignement de la Vérité-Modèle ou Paradigme. Comme le confesse à juste titre Augustin, ( In Confessions, XII, 10) : « Du fond même de l’abîme, je t’ai passionnément aimée, 0 Vérité !) Cependant, d’une manière générale, on peut se demander si le vrai ou le « littéralement vrai » est toujours désirable comme le soutient Nietzsche dans l’ensemble de son oeuvre.

    L’optimisme épistémologique des Lumières conduit à l’idée que toute vérité est bonne à connaître et à dire. On peut maintenir l’idéal de l’Aufklarung tout en problématisant cet optimisme car il est évident que l’on ne peut maintenir que toute vérité mérite d’être connue si l’on s’en tient à l’analyse suivante.

1) Problème du futur

     On ne peut agir sans anticiper : l’expectation (Augustin, op.cit, XI) est indispensable. Les positivistes tel qu’Auguste Comte, en ont fait le but de la science : non pas « découvrir la vérité en soi », mais prévoir, pour pouvoir. Quant aux réalistes, au contraire, ils maintiennent que la prédiction n’est qu’un moyen pour connaître la vérité « au delà des apparences » tel que l’affirme Einstein ou Popper. Mais cette prévision, cette pro-videntia – traduction de phronèsis par Cicéron Prudentia – (In Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, PUF, Paris) ne doit pas être telle qu’elle élimine toute ignorance et toute incertitude. Dieu, qui sait tout (omniscience), ne délibère pas, n’agit pas selon Leibniz.

     Car   trop d’informations sur l’avenir pourrait tuer l’action :  « A quoi bon, puisque tout est pré-vu, et donc nécessaire ? » C’est là, fondamentalement, le problème de la « Raison paresseuse » que pose Kant, en reprenant Cicéron (In De Fato). Ce problème a déjà été posé par Diodore de Mégare (In J. Vuillemin, Nécessité et contingence, Minuit, Paris) et discuté par Aristote dans De Interpretatione, 9). Aristote maintient que les futurs contingents ne sont pas encore déterminés, donc ils ne sont (encore) ni Vrais ni Faux.

       Cependant, il y a là une entorse au principe de bivalence, selon lequel tout énoncé bien formé est Vrai (ou Faux). Problème de la décision ou proaïrèsis abordé par Aristote dans son Ethique à Nicomaque, III). Il est évident que la valeur de vérité de certaines propositions doit être inconnue. Par exemple, nous préférons ignorer la date et les circonstances de notre mort. L’action a un sens seulement si nous nous engageons pour transformer le réel, et donc faire que certaines choses deviennent vraies. Et dans certains cas, on a pu montrer, dans la théorie des jeux, qu’il était préférable que les agents ignorent quelque chose sur les adversaires : c’est aussi l’une des conditions pour que la dissuasion nucléaire puisse fonctionner.

2) Est-il toujours juste de dire la vérité ?

       C’est le problème du « mensonge par humanité », posé par Benjamin Constant dans son objection à Kant (In Du prétendu droit de mentir par humanité ). Le mensonge consiste en général à dire le faux pour tromper, tout en sachant que cela est faux. Plus subtilement, il peut consister à dire le Vrai pour que l’autre, croyant qu’on ment, soit induit en erreur. Sur ce point, il est instructif de lire la blague juive racontée par Freud dans Le Mot d’Esprit[1]. Dans les problèmes d’éthique médicale, cette question est particulièrement débattue pour des raisons évidentes, d’autant que dire le vrai peut parfois induire un comportement qui amène à la non-réalisation de l’état de choses souhaité : c’est le phénomène de la « prédiction auto-destructrice » : « Je suis le meilleur, donc je m’arrête de travailler, en conséquence de quoi je suis dépassé par un autre ». L’illusion est parfois « vitale ».

     Il n’en demeure pas moins que le mensonge rend en quelque sorte hommage à la vérité car affirmer quelque chose, c’est affirmer que cela est vrai comme le pense Saint Augustin (op.cit., X, 34). La visée de vérité est inhérente à toute assertion. Un énoncé qui dirait qu’il est faux serait un paradoxe. Sur le problème véracité/mensonge (vericitas/mendacium, verax/ mendax), St Thomas, dans la Somme Théologique (2a-2ae, Qu. 109 à 113) propose des analyse fines pour éclairer ces thématiques selon la thèse de I. Rosier « Les développements médiévaux de la théorie augustinienne du mensonge » (In Hermès, op. cit). Quant à la véracité de Dieu chez Descartes, en particulier, dans les Réponse aux Secondes Objections, (Garnier, p. 566 sqq), il est clair que, selon lui, « Dieu ne peut mentir ». La question centrale du cartésianisme est alors celle du « cercle » dénoncé par Arnaud dans les Quatrièmes Objections (p. 652 In De Dieu, In fine) et la réponse problématique, de Descartes comm l’a bien montré J.L. Marion, dans ses Questions cartésiennes, II (PUF, p. 49-83).

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Tel est le problème majeur de la vérité. Réalité ou Vérité ?

II- LES AMBIGUITES DU VRAI

   Le Vrai peut être prédiqué de (a) la Chose ou de l’être (b) du sujet de l’affirmation, en tant qu’il est dans un état mental particulier (l’évidence) (c) du discours lui-même. L’hésitation entre le sens (a) et le sens (c) est présentée chez Aristote, qui définit le Vrai comme propriété de l’Etre (Métaphysique, 0, 10) ou comme propriété du jugement (E, 4).

     Pour clarifier la question,  il faut  distinguer deux sens   de « vrai ». On peut parler d’un vrai problème, d’un vrai ou d’un faux Van Gogh, d’un faux billet, d’un vrai patriote, etc. Sur ce point, Pascal reconnaissait que « La vraie rhétorique se moque de la réthorique ». En général, un faux X n’est pas un X, car vrai signifie alors « authentique ». On peut aussi parler d’un énoncé vrai. Car sa négation est fausse, mais elle demeure un énoncé. Dans le premier cas, le vrai s’oppose à l’imitation, la copie, le (res)semblant. On aboutit à une conception de type platonicien : le sensible est lui-même reflet défectueux de l’essence. D’où l’idée nietzschéenne-deleuzienne de « renversement du platonisme » (In Deleuze, Logique du sens, Appendice). En effet, Deleuze se refuse à voir qu’il y a déjà chez Aristote une critique radicale du modèle platonicien, c’est-à-dire du Modèle et de la Copie.

– Dans la vérité/authenticité, ce qui compte, c’est 1′origine : un faux billet parfaitement imité et donc indiscernable d’un vrai n’en demeure pas moins faux. Mais il y a aussi des cas où l’authenticité est affaire d’approximation : on peut être plus ou moins conforme à une certaine Idée, par exemple celle de Justice. Dans ce cas, ce n’est pas l’origine qui compte, mais la conformité à la perfection. Platon fait des Essences les Origines des réalités sensibles.

     Toute conception de la Vérité comme conformité à sa propre essence se heurte au problème de l’individuation des êtres changeants : c’est la fameuse question du bateau de Thésée selon livre de S. Fréret (Minuit). Si toutes les pièces du bateau sont (une par une) changées, le vrai bateau a-t-il disparu ? Si oui, à quel moment (paradoxe du sorite, qui pose le problème du vague) ? La question vaut pour le problème du sujet : qu’est-ce qui fonde l’identité personnelle à travers le temps dont parle Locke ? Non sans doute la matière, mais plutôt la forme, la structure. Il n’en demeure pas moins que nous avons du mal à accepter qu’un objet dont on changerait toutes les parties d’un seul coup, tout en maintenant leur organisation, serait identique au premier. Cela rend au moins problématique l’idée de substance.

-A l’opposé, comme le fait remarquer Popper (Introduction aux Conjectures), la Vérité propositionnelle ne dépend pas de l’origine, ni de la conformité à un Paradigme, mais seulement du fait que ce qui est dit est ou n’est pas, selon les termes d’Aristote (voir ci-dessus).

– Quel est le support du Vrai dans le langage ? Platon pose le problème dans deux ses ouvrages, en l’occurrence, Théétète, 201d et Cratyle de savoir si les noms sont vrais. Hermogène, dans la lignée des Sophistes, soutient contre Cratyle le caractère conventionnel, soit nomô, ou arbitraire des signes. Aristote le souligne au début des Réfutations Sophistiques : il n’y a pas de correspondance bi-univoque entre choses et noms et beaucoup plus de choses. Le langage est nécessairement porteur de termes universels et même ambigus. En revanche, l’énoncé complet, la phasis (voir Platon Le Sophiste) constitué d’un Sujet et d’un Prédicat relié par 1’être-au-sens-de-copule, n’est pas conventionnellement vrai ou faux. Mais, Aristote préfère s’en à l’énoncé de la thèse « réaliste » selon laquelle « ce n’est pas parce que tu dis véridiquement que tu es blanc que tu es blanc, mais c’est parce que tu es blanc que tu dis véridiquement que tu es blanc » (Métaphysique 0, 10).

– La vérité ou la fausseté (Aristote raisonne en termes de bivalence) est donc une propriété des propositions, que celles-ci soient comprises comme des entités abstraites (en ce sens Frege, raisonne en terme de « platoniste »), comme des entités mentales (les jugements, thèse que Frege et Husserl critiquent comme « psychologistes ») ou comme des classes d’énoncés concrets (selon Quine). Mais toutes les parties du discours complétant ne sont pas des énoncés déclaratifs, comme « Aristote est né à Stagire ». Il y a aussi des questions, des ordres, des prières, des promesses.

1) Les questions ne sont ni vraies ni fausses. Celles qui ont la forme « p ou non p ? », « Oui ou Non ? », « vrai ou faux » sont à distinguer des autres, en ce qu’elles ont une structure disjonctive. Aristote en faisait la forme des problèmes dialectiques, car elles permettent une discussion entre deux interlocuteurs qui a la forme d’un duel, avec essentiellement un vainqueur et un perdant car il n’y a que très peu de noms. Tel est le sens de ses analyses dans Topiques, I et VIII. La notion de problème est essentiel en philosophie et en science. Popper le définit comme « déception d’une attente ». Mais résoudre un problème (théorique) passe par la proposition de solutions, pour lesquelles la question de leur vérité est cruciale.

2) Les impératifs : « Tu ne tueras point ! », stricto sensu, ne peut être dit « vrai » ou « faux ». Que les hommes s’entretuent ou non, l’impératif, en tant que tel, demeure inchangé. Mais un impératif peut-être critiqué par l’appel à certains faits comme « A l’impossible, nul n’est tenu » ? Le rapport entre énoncés normatifs et énoncés factuels est une question délicate. Hume, dans son Traité de la Nature humaine, III, I, 1, in fine, a énoncé la thèse selon lalquelle il est illégitime de dériver un impératif (ought) à partir d’un constat (is).

     Quant à Henri Poincaré, dans ses Dernières pensées, il a formulé cela en soutenant que « la science s’écrit à l’indicatif » et non à l’impératif. Dans ce même, Popper parlé du « dualisme des faits et des décisions ». Si ce dualisme est accepté – ce que ne fait pas Hegel, par exemple, qui critique sur ce point Kant et Fichte, lesquels opposaient Sein et Sollen -, la question se pose de savoir si l’on peut néanmoins maintenir une objectivité du jugement pratique. Dans certaines théories contemporaines, l’objectivité du jugement est liée à sa capacité non à correspondre à un monde objectif de valeurs bonnes en soi, mais à rendre cohérents un système de normes et d’intuitions bien ancrées en « nous » comme le souligne Rawls dans sa Théorie de la Justice. En somme, parmi les théories de la Vérité, on oppose en général théories de la Vérité – Correspondance et théories de la Vérité-Cohérence.

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Apparence ou réalité de la vérité ?

3) Analyse quelques catégories

Les optatifs. Une prière n’est ni vraie ni fausse : elle est ; 1’expression du souhait, c’est de voir advenir un monde où certaines propositions seraient vraies (ou fausses).

Les performatif . C’est Austinqui a longuement abordé ces aspects du vrai dans son ouvrage Quand dire c’est faire (Seuil) : une promesse, par exemple dans un contrat, comme le « Contrat Social », qui vaut engagement, n’est ni vraie ni fausse, même si elle n’est pas sincère. Elle est elle-même, en tant qu’acte de langage, la promesse. Déjà Berkeley, dans ses Principes, (Introduction) avait déjà insisté sur la pluralité des usages du langage, avant Wittgenstein. Il n’en demeure pas moins qu’il existe aussi des énoncés déclaratifs, informatifs ou descriptifs : le langage a une fonction représentative ou référentielle. Même certains langages animaux la possèdent, par exemple celui des abeilles, analysés par Von Frisch comme le montre, de son côté, Karl Popper dans La Connaissance objective (Aubier). Mais le langage humain a aussi des capacités méta- linguistiques selon la thèse de Jakobson dans ses Essais de linguistique générale. Un énoncé peut parler d’un autre énoncé, et en particulier dire qu’il est faux, le nier. Dans cette perspective, Popper va jusqu’à suggérer que le mensonge, qui rend nécessaire la critique, est la différence spécifique de la parole humaine. Les Grecs connaissent cette capacité auto-référentielle du langage : un énoncé peut porter sur lui-même, comme « ce qui est écrit ici est du français ». C’est surtout dans les Conjectures (ch. 12) que Popper porpose le petit dialogue malicieux entre Socrate et Théétète. Les Mégariques (IVè s. av. J.C.) ont mis en évidence des paradoxes profonds sur ce point. C’est que souligne St Paul, dans son Epitre à Tite, sur les Crétois. Il importe d’insister, ici, sur l’Epuménide. En effet, Epuménide le Crétois dit : « tous les Crétois sont menteurs ») ; qui ne saurait être vrai si « Menteur » veut dire : « Qui dit toujours le faux », ce qui n’est guère une définition plausible du menteur : un tel menteur serait facilement démasqué. La phrase d’Epuménide ne peut être vraie, car si elle est vraie, elle est fausse. Mais s’il existe une autre phrase vraie d’un Crétois, alors elle peut être fausse. En revanche, le « Vrai » Menteur est celui d’Eubilide de Mégare : « Je mens » (pseudô), ou « ce que j’écris ici même est faux », car si c’est vrai, c’est faux, et si c’est faux, c’est vrai. Le Menteur a suscité diverses solutions au Moyen Age comme Occam l’a fait, puis au 20è siècle avec Russell et surtout le logicien Alfred Tarski (1935. Si l’on distingue soigneusement la langue dont on parle (Langage-Objet) et la langue dans laquelle on en parle (Métalangue), alors, il est possible, à la manière de Tarski, d’éliminer le Menteur en montrant qu’il est impossible qu’un langage de niveau Ln contienne le prédicat « Vrai dans Ln », qui ne peut appartenir qu’à Ln + 1. Selon Tarski, le langage naturel est trop universel : les langages bien formés doivent s’imposer des restrictions.

   Un tel débat nous amène à revenir sur la question de la Vérité du point de vue logique.

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En quoi la vérité obéit-elle à la logique ?

III- LOGIQUE ET VERITE

     La logique a été fondée par Aristote. A la fin du 19è siècle, elle a été révolutionnée par G. Frege, alors que Kant (1781) avait cru pouvoir affirmer qu’elle était « sortie tout armée de la tête d’Aristote ». Selon Frege, chaque science vise la Vérité, mais la logique est la théorie « des lois de l’être vrai ». On le lit surtout dans « La Pensée » (In Ecrits logiques et philosophiques ). Aristote considérait plutôt la logique comme l’outil (Orgonon) de la pensée droite. Cette conception peut être rendue compatible avec la logique post-frégëenne :      ainsi, Popper caractérise la logique comme « 1’orgonon de la critique », notamment dans Conjectures (« Qu’est-ce que la dialectique ? »). En effet, il est possible d’envisager la logiques comme une théorie générale des inférences valides, qu’on les considère d’un point de vue syntaxique soit la dérivation d’une proposition à partir d’une autre selon des règles, sans égard à leur sens ou à leur vérité, ou sémantique soit la transmission de la vérité.

-Un bref retour sur la notion de vérités logiques.

     Leibniz caractérisait les vérités éternelles, tel le principe de contradiction, défendu par Aristote dans sa Métaphysique comme « vraies dans tous les mondes possibles » et non pas seulement dans le Monde réel. On peut opposer deux types de vérités :

-nécessaires/contingentes

-analytiques/synthétiques

-logiques/factuelles.

       Selon Leibniz, qui est, avant Frege, un « logiciste », les vérités mathématiques ne sont pas autres choses que des vérités logiques, des identités analytiques. Kant s’opposera à ce point de vue. Selon lui, il ne faut pas confondre deux distinctions :

-analytique/synthétique

-a priori/a posteriori.

     La première distinction est logique : est analytique un jugement dont le Prédicat fait partie de la liste des caractères définissant le sujet. Sa négation est donc absurde, impossible, analytiquement contradictoire ; est synthétique un jugement où le Prédicat ajoute quelque chose à ce qui est implicitement contenu dans le sujet. « Tout corps est étendu » est analytique, car « Tel corps est inétendu » est contradictoire. « Tout corps est pesant » est synthétique : on peut imaginer un corps sans poids. Toutefois, le caractère absolu de cette distinction a été remis en cause par le logicien américain Quine.

     Mais « a priori » veut dire « dont la vérité peut être comme indépendamment de l’expérience », alors qu’a posteriori (= empirique) veut dire « dont la vérité ne peut être connue que grâce à l’intuition sensible ». Kant pose que tout jugement analytique est a priori, mais qu’il existe des jugements synthétiques a priori, ceux de la mathématique pure, et ceux de la Métaphysique comme science pure. Selon Kant, « 7 + 5 = 12 » n’est pas une vérité analytique – alors que c’est le cas pour Leibniz et le sera pour Frege -, mais c’est une vérité que nous construisons a priori dans l’intuition pure du temps, forme a priori de la sensibilité. Le statut des vérités mathématiques est effectivement complexe. Selon Wittgenstein dans son Tractatus…, Russell et les empiristes logiques du Cercle de Vienne, les mathématiques sont analytiques. Cependant, Frege mettait à part la géométrie, qu’il concevait à l’instar de Kant, comme mobilisant l’intuition de l’espace. Leur thèse est que toute vérité synthétique est empirique. Karl Popper, qaunt à lui, soutient qu’il y a des énoncés synthétiques non empiriques (métaphysiques) doués de sens, mais qui ne sont pas vrais a priori. Ils sont simplement trop faibles pour pouvoir être confrontés à l’expérience humaine, et donc non empiriques, à un moment donné. Or selon Wittgenstein, dans le Tractatus, les vérités logiques ne sont rien d’autre que des tautologies, des identités. Ainsi : Si « A = A » est une identité tautologique, ce n’est pas le cas de « A = B ». Par exemple « L’étoile du matin = l’étoile du soir », qui est une découverte attribuée à Parménide, comme le souligne Frege dans une analyse classique (In Ecrits logiques et philosophiques, « Sens et dénotation » ), au sens de Condillac. Elles sont vides de sens (de contenu) (Sinnloss), mais non dénuées de sens (Unsinn), comme le sont, selon Wittgenstein, les énoncés métaphysiques, ni vrais ni faux. Une tautologie, tel « S’il pleut, il pleut », comme auraient dit les Stoïciens, ne nous dit rien sur le monde ; elle ne fait que tracer le cadre dans lequel des affirmations sont possibles.

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    Remarquons que sur le statut des vérités éternelles, il faut distinguer Leibniz, de Descartes. Pour le premier, Dieu ne crée pas les vérités éternelles dont son entendement est le réceptacle, alors que le second avait soutenu la thèse audacieuse selon laquelle Dieu, n’étant soumis à rien qu’à sa propre essence, aurait pu créer d’autres vérités. C’est ce qu’on entendre dans Les Réponses aux Cinquièmes Objections. La position de Descartes radicalise celle de Guillaume d’Occam, qui fondait tout sur la potentia Dei absoluta.

       La thèse de Wittgenstein sur le caractère tautologique des vérités logiques est acceptée en général, mais il est possible d’insister sur un autre aspect, à savoir que la logique peut être considérée comme la théorie des inférences valides : une inférence est valide – si et seulement si -, si ses prémisses sont vraies, sa conclusion est vraie : la vérité est transmissible. Réciproquement, une inférence est valide – si et seulement si -, si sa conclusion est fausse, l’une au moins de ses prémisses est fausse. La fausseté ne se transmet pas automatiquement : une théorie,      soit une conjonction de prémisses qui est fausse, a (une infinité de) conséquences vraies ! Réciproquement, la vérité ne se retransmet pas automatiquement : une (infinité de) conséquences vraies ne permet pas d’affirmer la vérité, ne serait-ce que d’une prémisse ! Ce serait commettre le sophisme par l’affirmation du conséquent, bien connu d’Aristote (Réfutations Sophistiques) et des Stoïciens. On en déduit que si les prémisses ne sont pas certaines ou évidentes (et donc certainement vraies), la découverte de conséquences vraies ne permet pas d’inférer qu’elles sont vraies, alors que la mise en évidence d’une conséquence fausse permet en principe d’inférer la fausseté de la conjonction des prémisses. Cette asymétrie de la vérification et de la réfutation était connue des Anciens. Elle est très claire chez Bacon et surtout Blaise Pascal telle sa Lettre au Père Noël. Elle est au fondement de la conception poppérienne, qui s’appuie par ailleurs sur Hume : l’expérience qui vient étayer une théorie ne permet jamais de la vérifier au sens strict (= prouver la vérité de), alors que l’expérience qui est en contradiction avec une théorie permet logiquement d’affirmer que celle-ci a quelque chose d’erroné. D’où le fait qu’il est vain de demander, selon Popper, que nos assertions théoriques puissent être positivement vérifiées, alors qu’il est possible d’exiger d’elles qu’elles soient formulées de telle manière qu’elles puissent, le cas échéant, être réfutées (« critère de falsifiabilité »).

 Retenons de ces analyses trois remarques :

– Bien entendu, les conséquences fausses d’une théorie peuvent être mal interprétées : une « réfutation » prétendue peut être elle-même mise en cause.

– La réfutation n’est évidemment pas le but de la science. Ce dernier demeure la vérité, mais non la vérité triviale, mais la vérité informative. Or, plus une théorie est générale et plus elle est précise ; donc plus elle est informative, plus elle prend le risque d’être mise en question.

      L’existence d’une conséquence fausse ne permet pas de déduire laquelle des prémisses est fausse. On sait qu’il y a une erreur quelque part, mais on ne sait pas « où elle gît », selon des termes de Pierre Duhem dans La Théorie Physique. C’est la « thèse de Duhem », ou de « Duhem-Quine ». L’attribution de l’erreur à telle ou telle prémisse, dont certaines ne sont pas explicites au moment du test, car considérées comme « allant de soi », est elle-même une conjecture risquée.

     On voit que le problème de Hume, à savoir que les théories universelles « dépassent infiniment les « données » et sont donc invérifiables » et que le problème de Duhem ne se posent que si les principes dont on parle, ne sont pas considérés comme certains. C’est seulement quand on s’est aperçu du fait que l’on ne pouvait partir de certitudes absolues comme principes ou axiomes, à la manière géométrique de Spinoza, que l’on a pu prendre la mesure des problèmes en question (« problème de l’induction » et « problème de Duhem »), qui sont au centre de la méthodologie des sciences du 20ème siècle.

[1] « Qui était cette dame avec qui je vous ai vu la nuit dernière ?

Ce n’était pas une dame, c’était ma femme ».

« Deux Juifs se rencontrent aux abords d’un établissement de bains.

ʺAs-tu pris un bain ? ʺ demande le premier.

ʺPourquoi ? ʺ demande l’autre en retour. ʺEst-ce qu’il en manque un ? ʺ »

(blague citée par Freud dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient).

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Seule la Réalité est

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