Corps désirant, corps désiré, corps objet de plaisir supplicié par la religion chrétienne. Comment soigner les maux existentiels qui en résultent ?

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Grâce et splendeur d’un corps féminin

Introduction

     Si nous nous en tenons à la pensée du psychanalyste autrichien, disciple de Freud, en l’occurrence, Georg Groddeck, selon lequel nous n’avons pas à nous fonder sur le sentiment que nous avons de ce que nous appelons notre « moi » pour savoir qui nous sommes exactement. Car, dit-il « le Moi n’est absolument pas le Moi ; c’est une forme constamment changeante par laquelle se manifeste le ça et le sentiment du Moi est une ruse du ça pour désorienter l’être humain en ce qui concerne la connaissance de soi-même, lui faciliter les mensonges qu’il se fait à lui – même et faire de lui un instrument plus docile de la vie » (Le livre du ça, tel Gallimard, Paris 1973, p.299).

 

      Pourtant, le Moi nous apparaît comme un savoir immédiat et irrécusable avec ses désirs, ses pulsions, ses attraits, ses fragilités, ses peurs, son égoïsme etc. C’est lui que nous présentons au monde environnant, qui est bien ou mal jugé par les autres. Dès lors, s’il est à ce point fuyant, comme le pense Groddeck, comment savoir exactement qui nous sommes ? Si nous ignorons qui nous sommes, comment comprendre que nous soyons blessés par les jugements erronés des autres sur notre personne dont le moi nous semble être d’emblée le reflet assuré ? Nous pouvons, sans doute, reconnaître que le désir et le corps sont des données immédiates et constitutives, voire nécessaires de notre réalité humaine. Quoi qu’en pense Groddeck, il nous semble que le corps est une structure matérielle visible, tangible qui est un agencement complexe, avec des limites précises. C’est ce corps que je saisis, par la donnée immédiate de ma conscience, comme le mien, comme étant moi, ma personnalité, mon être singulier non interchangeable. C’est aussi dans un même mouvement qu’il est un objet extérieur par rapport auquel les autres m’identifient et par lequel ils me connaissent et me reconnaissent. Ce mouvement est très souvent la première et la seule chose de moi qu’ils perçoivent comme ma réalité irrécusable. Même l’Administration est obligée de s’en tenir à cette réalité première de chacun de nous pour nous admettre juridiquement dans le monde civil. Notre personnalité morale ne l’intéresse pas car ce n’est point celle-ci qu’elle pourrait mettre en prison en cas de délit grave, tel que le fait d’attenter à la vie d’un autre être humain.

      Quant au désir, il peut se définir comme un état psychique dynamique, produit par des mouvements ou des « moteurs » internes, exprimant une intensité affective chargée d’images, de figures, de fantasmes, de représentations, de projets. De manière générale, le désir apparaît comme un élan ou un vecteur qui est issu d’une source obscure me conduisant et me portant irrésistiblement, parfois follement vers un objet par rapport auquel j’attends quelque satisfaction et plaisir. Que cette forme, c’est-à-dire la réalité matérielle du corps et la réalité psychologique et psychique du désir, soit liée l’une à l’autre, c’est quelque chose qui s’opère dans notre conscience intuitive : on ne peut guère en douter. Qui n’a jamais senti se dérouler dans son corps les textures et les défilés organiques, voire les trajectoires foudroyantes ou tortueuses du désir ? Qui n’a jamais cessé de percevoir son propre corps et le corps des autres comme l’objet ou les cibles tenaces, passionnés de son désir ? En retour, c’est bien par le désir que le corps s’arrache à ses automatismes liés aux besoins premiers, c’est-à-dire « naturels et nécessaires, selon l’expression d’Epicure dans sa classification des besoins humains (In Lettre à Ménécée) et qu’il se rappelle à nous avec intensité sur d’autres plans relatifs à la complexité des réalités humaines.

     En effet, par le désir, le corps s’actualise, devient chair avec ses tentations, et il se vit comme une vivante et puissante pulsation, voire une pulsation incontrôlable. Ce fait d’une présence dense se donne à vivre comme imposant, pressant, parfois léger ; il agit, parfois, supplie ou devient impératif, tyrannique. Le corps a ses raisons qui s’expriment par le désir mais certaines causes réelles ce celui-ci peuvent être ignorées par la conscience ; cette petite lumière en nous qui s’éteint quand le magma du corps l’envahit parfois sans se faire annoncer. En revanche, le désir, dépendant du corps absolument, a aussi ses outils, ses organes, ses emblèmes qui sont justement le corps lui-même. Cependant, dès lors que l’on ne se contente plus de ce savoir immédiat, empirique, cette simple et familière clarté de l’intuition ou perceptions, des problèmes ne manquent de surgir ; ils peuvent être généralement d’ordre alimentaire.

       Aussi, après des siècles d’interrogation philosophique, métaphysique et religieuse sur les sources du mécanisme d’action et de fonction de ce phénomène du désir, quel peut être, par-delà l’organisation physiologique du corps suivant et/ou dans les études de la biologie, la réalité personnelle, sociale, culturelle de ce que nous appelons ordinairement notre Moi ? En d’autres termes, pour comprendre l’articulation des deux forces de notre être total, sur quelles bases fondées, quels principes ou critères peut-on analyser les rapports entre désir et corps ? Le lien entre une donnée psychique et une entité organique est-elle aisée à saisir ?

       À défaut de pouvoir entrer dans le détail ou le maquis de ces interrogations complexes et, conséquemment, des multiples solutions proposées par diverses théories – car cette entreprise énorme implique une traversée de toute l’histoire de la pensée philosophique -, nous nous limiterons, dans nos investigations présentes, à repérer quelques-unes des plus typiques modalités suivant lesquelles la réflexion contemporaine aborde le désir et le corps et leur articulation. Aussi, nos analyses seront nécessairement limitées car désir et corps occupent aujourd’hui, à travers les courants présents de civilisation qui se chevauchent, la position centrale en tant que noyau de revendications vitales. Notre perspective est donc différente du fait de vivre sa vie, avec des projets plus ou moins plus ambitieux, voire des esquisses de vastes perspectives par lesquelles nous nous promettons de pouvoir changer la Vie /sa vie ou changer le monde.

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Un corps soumis à la violence et à la torture pour tuer ses désirs

I- Le désir écrasé

  1. A) Des données générales du problème du désir et du corps

       Nous l’avons déjà fait remarquer : le corps est un fait évident de l’individu humain. Mais, suivant les schémas traditionnels, le désir est un moment ou un trajet entre deux extrêmes, à savoir le désir lui-même et le besoin. Celui-ci a, au moins, trois caractères : le pénible, le douloureux et la satisfaction ou le plaisir, c’est-à-dire la jouissance. Ce sont là des buts visés par le désir. Si le désir est envisagé comme une fin suprême, telle que l’affirme la morale hédoniste suivant la conception du bonheur d’Épicure (Lettre à Ménécée), c’est-à-dire la morale du plaisir, alors l’objet du désir diffère d’un simple moyen, lequel est un mouvement transitoire ou une simple mécanique de déclenchement du besoin. Selon cet auteur, il s’agit de faire du besoin un facteur décisif, fondamental, voire de valoriser ce dont il est la manifestation, le signe, en d’autres termes, les fonctions biologiques vitales telles que la nourriture, la procréation, l’agression, la défense de sa vie etc. En un autres sens, c’est la perspective limite du désir qui a un rôle de signal, du reflet du besoin dans la conscience, comme illusion ou vision du tout. Dans l’être humain considéré comme une machine à plaisir, ou même comme un ensemble de mécaniques de besoins et de survie – ce qui se manifeste comme autodéfense de sa vie -, le désir s’évalue ou s’écrase. Cet effacement s’apparente à la réduction du désir comme exigence scientifique parce qu’il apparaît comme le thème des études du vivant. En effet, dans ce champ du savoir humain, on ambitionne de n’étudier que ce qui est objectivement observable, telles que les réalités organiques, les aspects extérieurs du comportement ou intérieurs du fonctionnement physiologique/pathologique. Dans de telles conditions, on met de côté la réalité abstraite impossible à fixer, à observer, à décrire. Une telle étude, essentiellement matérialiste et/ou expérimentale, suffit-elle à rendre réellement compte de ce qu’est le désir humain en tant phénomène complexe échappant largement aux seules données des études biologiques ?

   Car le désir est une source d’intensité émotionnelle, teintée d’imaginaire, mais qui est, parfois, fulgurant et déroutant. L’erreur qui consisterait à étudier l’être humain de manière expérimentale, à le réduire aux investigations propres aux études du comportement animal, en général, contribue à la réduction, à la minimalisation du désir : dans ce cas, et cela va de soi, on s’appuie sur l’attitude positiviste ou scientifique comme un culte (« des faits, rien que des faits »). Une telle perspective d’analyse a conféré au positivisme des possibilités évidentes pour sa relance d’une apologie des études du vivant sous le seul angle matérialiste, parce qu’expérimental, et qui sont considérées comme une voie exclusive de vérité sur le vivant. Dans cette perspective, la science du vivant est présentée comme différente de l’ordre, de la mesure, de la rigueur, de l’objectivité. Car ces termes désignent des outils valables dans le champ des scientifiques déductives, essentiellement. Cependant, cette tentation de réduction des complexités de l’être humain à de la mécanique purement matérielle se retrouve aussi dans le champ social comme emblème de valeurs idéologiques servant à légitimer des possibilités de sélection, de hiérarchie, de discriminations multiformes, d’organisation planifiée et, parfois, totalitaire de l’existence humaine. Le but de tout ceci semble s’inscrire dans la volonté de soumission de la masse des gens les moins conscients d’eux-mêmes à une élite constitutive du soi-même comme plus consciente de soi et, donc, plus éclairée. C’est le cas, de nos jours, en économie et en politique dans toutes les soi-disant démocraties. Dès lors, le désir d’être soi-même, pour la majorité, devient tel un ennemi à abattre ; ce qui s’opère par le processus actif de la maintenir dans l’uniformité, la soumission. Car la liberté individuelle apparaît comme dangereuse, même si elle est libératrice, pour les élites politiques parce qu’elle est source de tous les changements, des troubles, des idées révolutionnaires, réformatrices des réalités humaines, parfois, figées dans des habitudes d’une inertie irrationnelle et obscurantiste.

        Or, le désir est la dimension essentielle de la personne humaine, de l’autonomie individuelle. Il est en chacun de nous la faculté par laquelle nous pouvons nous livrer, de manière très sensible, à la manifestation d’une énergie interne capable de transmuer des choses considérables. Mais elle est perçue comme subversive par certains Etats, qui nous font penser au système primordial de pouvoir totalitaire, quel qu’il soit, et dont les actes visibles se résume comme suit : régulation sociale, contrainte morale, investissement idéologique, oppression des libertés individuelles etc. Si l’on veut penser, concevoir ou imaginer une société qui, en tâchant de liquider, de nier le désir individuel ou cellectif, organiserait « scientifiquement » la totalité de l’existence en pourvoyant aux besoins (Panem) et au plaisir (circensis) – comme disaient les empereurs Romains qui recommandaient de donner du « pain et des jeux » pour divertir le peuple et lui faire oublier ses problèmes existentiels et, ainsi, en le soumettant le mieux possible -, et planifierait un tel enjeu à l’échelle du monde, il convient de se tourner vers ces quelques grands auteurs de la science fiction, tel que Georges Orwell (1984), pour mesurer l’ampleur du désastre pour les peuples et les individus de devoir perdre le sens de leur liberté.

       Car ces auteurs ont montré, avec une âpre grande lucidité, comment les sinistres silhouettes suprêmes du bienfaiteur de l’État unifié en la figure d’un Big Brother, s’érigeaient sur l’écrasement du désir de l’homme ; et de sa liberté. Dans un tel Etat, cela va de soi, il n’est plus question que chacun puisse s’interroger sur ce qu’il désire. En revanche, ce qui est de l’ordre de la fiction rentrerait, ainsi, dans notre réalité quotidienne. Car, au fond, notre monde n’est-il pas le meilleur des mondes ? Grâce aux progrès techniques et à l’Etat providence, nous vivons dans un monde de plus en plus sûr, nous vivons de plus en plus longtemps et pouvons nous consacrer de plus en plus à nos loisirs. Mais ce « meilleur des mondes » ne cache-t-il pas une profonde et dangereuse aliénation ? En obtenant le bonheur de l’Etat, l’homme ne risque-t-il pas de perdre sa liberté ? Tel est le sens de l’intuition d’Alexis de Tocqueville dans son fameux ouvrage De la démocratie en Amérique. Cet auteur décrit, par hypothèse, l’avènement d’un nouveau monde après lui (XIX siècle) où l’Etat providence veillerait au bonheur et à la sécurité des citoyens au risque de la perte totale de leur liberté individuelle : « je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. […]
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle… mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » Un tel Etat despotique prend soin des particuliers en tant que corps et esprit, en apparence, du moins. En réalité, il les maintient dans une sorte de bonheur primaire que John Stuart Mill considère comme indigne d’un être humain doué de conscience et de raison. Car, écrit-il, « il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait » (In L’Utilitarisme –Flammarion, Coll. Champs Classiques, Paris 2008)

  1. B) Le désir comme chair, péché, concupiscence selon la pensée des philosophes idéalistes et le christianisme

      D’abord, Platon, dans son obsession de l’ordre, de la justice et de l’équilibre dans l’Etat et dans le citoyen, mais aussi de l’acquisition de la culture savante comme seul organon de la sagesse, traite le désir comme source d’agent de désordre. Ainsi, dans un texte de La République (Livre IX), il dénonce l’aveuglement d’un type de désirs qui, dans l’état d’ivresse ou pendant l’état de sommeil, sont capables du pire. Il s’agit, précisément, des désirs qui dérivent de la nature brute de l’être humain, écrit-il, « qui s’éveillent pendant le sommeil, lorsque repose cette partie de l’âme qui est raisonnable, douce, et faite pour commander à l’autre, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée de nourriture ou de vin, tressaille, et après avoir secoué le sommeil, part en quête de satisfactions à donner à ses appétits. Tu sais qu’en pareil cas elle ose tout, comme si elle était délivrée et affranchie de toute honte et de toute prudence. Elle ne craint point d’essayer, en imagination, de s’unir à sa mère, ou à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de n’importe quel meurtre, et de ne s’abstenir d’aucune sorte de nourriture ; en un mot, il n’est point de folie, point d’impudence dont elle ne soit capable ». Il condamne sans concession l’irrationalité et le débordement des désirs qui ne sont pas soumis à la maîtrise totale de la raison, partie sereine de l’humanité. Dans le Phédon (Garnier Flammarion, Paris 1999), au regard de l’esclavage qui caractérise tout être humain qui se laisse conduire essentiellement par ce type de désirs, ceux du corps essentiellement, Platon recommande aux amis des sciences, c’est-à-dire les philosophes, de quitter le plus vite possible cette dimension de leur être, la partie biochimique. C’est elle, par ses désirs et/ou besoins insatiables, qui est la cause de toutes nos misères en ce monde. C’est en ce sens qu’il écrit : « Tant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’ob­jet de nos désirs, c’est la vérité. Car le corps nous cause mille diffi­cultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir…II nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissen­sions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont cause ; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de tout cela, c’est que nous n’avons pas de loisir à consacrer à la philosophie ». Donc, l’amour et la culture de la philosophe imposent nécessairement une éthique de vie ascétique pour pouvoir mettre à distance cet encombrant objet de plaisir animal de notre être.

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Corps insignifiant, âme et sublime et éternelle : Socrate boit la cigüe sans hésiter

     C’est cet aspect de la philosophie de Platon que récupère, ainsi, le christianisme envisagé comme un pouvoir temporel. C’est surtout Paul de Tarse qui reprend à son compte cette conception de Platon qui, paradoxalement, corrompra le sens du message du Christ. Car, grâce à lui, entre autres disciples de Jésus, cette conception méprisante du corps, dans certaines œuvres de Platon, fait son entrée dans l’institution chrétienne comme une tradition théologique toujours vivace, qui considère le désir comme concupiscence. Or, la concupiscence relève de l’ordre diabolique de la chair, et qui se déploie dans le versant du péché originel. En effet, dès le début du christianisme, le vrai fondateur du christianisme, d’après Nietzsche, dans le Gai savoir, en l’occurrence, Paul de Tarse, entreprend de dispenser dans son enseignement et propagande ce principe crucial de la division de l’homme en deux parties : la chair, qui est le siège de la concupiscence, et l’esprit, qui est la voie de la grâce.

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L’objet du péché et toute concupiscence

      Ainsi, pour bien montrer comment ce Paul a mortifié et malmené le corps, nous nous fonderons sur quelques-unes de ses Epîtres, à titre d’exemple, sans analyse de leur contenu. C’est ainsi que Paul de Tarse, dans son Epître aux Galates, à propos des charmes et autres désastres du corps, dénonce celui-ci par des imprécations terrifiantes, et le condamne sans merci  : « Ce sont de fornication, impureté, débauche, idolâtrie, sorcellerie, querelles, jalousies, fureurs, disputes, dissensions, scissions, envies, orgies, et choses semblables ». Il fait un appel vibrant à la mortification de la chair : « Faites donc mourir vos membres terrestres ; fornication, impuretés, passions, convoitises mauvaises ainsi que la cupidité qui est idolâtrée ». Dans l’Epître aux Colossiens, il ajoute ceci : « que le péché ne règne plus dans votre corps mortel pour vous faire obéir à ses convoitises. Ne présentez plus vos membres comme des armes d’injustice pour le péché ». Et dans son Epître aux Romains, Paul de Tarse poursuit sa vindicte contre le corps et proclame que « le vieil homme » en vous asservi à la chair par la loi du péché, afin que renaisse en esprit et en grâce « l’homme nouveau » ».

   Ce que l’on oublie de dire souvent, c’est que Paul de Tarse est un disciple tardif de Jésus. Il ne l’a pas connu de son vivant. C’est, nous semble-t-il, l’une des raisons qui expliquent qu’il ait fondamentalement changé l’esprit des évangiles. Car les évangélistes qui ont partagé la vie de Jésus n’ont pas la même perception des choses humaines. Ils ne font pas preuve, dans leurs écrits, de telles condamnations outrancières de la vie du corps. Qu’on nous permette de citer longuement un passage d’un livre que nous avons écrit sur ces questions sordides qui gênent tant d’êtres humains, catholiques ou protestants, et qui sont causes de leur mal-être en cette vie ; et aussi pour montrer que Jésus n’a jamais condamné un être humain pour ses soi-disant péchés. « Pour se rendre à l’évidence du fondement de notre lecture biblique des phénomènes en jeu, d’emblée, nous nous en tiendrons à un exemple qui démontre manifestement la différence abyssale entre la posture mentale rabbino-misogyne de Paul de Tarse et le message christique. Un jour, sur son invitation expresse, Jésus se rend chez un Pharisien. Un tel geste prouve, d’ailleurs, que tous les Pharisiens, objets, parfois, de ses courroux, n’étaient pas condamnables en raison de leur fausseté, de leur fourberie, de leur amour immodéré de l’argent et de leur hypocrisie ; ni non plus ne faisaient preuve de volonté mortifère à son égard. A peine avait-il pris place à la table, mise pour cette occurrence dans la maison du Pharisien, qu’une femme, qualifiée de « pécheresse », vint le voir. Aussitôt, elle prit soin de son corps en lavant sa tête et ses pieds avec des parfums et ses larmes ; puis elle les nettoya avec ses longs cheveux. Un tel traitement scandalisa le maître de maison et ses autres invités, comme Luc rapporte ce fait : « A cette vue, le Pharisien qui l’avait convié se dit en lui-même : « Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse ! » {…} Et, se tournant vers la femme : «Tu vois cette femme ? dit-il à Simon. Je suis entré dans ta maison, et tu ne m’as versé d’eau sur les pieds ; elle, au contraire, m’a arrosé les pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas donné de baiser ; elle, au contraire, depuis que je suis entré, n’a cessé de me couvrir les pieds de baiser. Tu n’as pas répandu d’huile sur ma tête ; elle, au contraire, a répandu du parfum sur mes pieds. A cause de cela, je te le dis, ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on remet peu montre peu d’amour ». Puis il dit à la femme : « Tes péchés sont remis ». Et ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes : « Qui est-il celui-là qui va jusqu’à remettre les péchés ? » Mais il dit à la femme : « Ta foi t’a sauvée ; va en paix » (Lc 7-39 et 44-50). Or, si Paul de Tarse avait été témoin de cette scène, il se serait étranglé d’abomination ; et il se mettrait à jeter des anathèmes contre cette femme, voire à la vouer aux gémonies. Il l’aurait maudite à jamais. Cet exemple, au-delà de notre hypothèse, montre manifestement que le christianisme, c’est-à-dire la doctrine de l’église dite chrétienne, censée prêcher au monde le message du Christ est incapable d’une telle bonté infinie, d’un si grand amour et pardon. Aussi, contrairement à Paul de Tarse, Jésus ne juge pas ni ne condamne les êtres humains à cause de leurs fautes, de leurs péchés etc. » (In Pierre Bamony : Bio-anthropologie de la sexualité- Homosexualité et hédonisme féminin –. – Edilivre, Paris 2014)

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Une femme condamnée au bûcher

         Pourtant, c’est la division paulinienne entre la chair et l’esprit, entre le péché la grâce, qui a traversé comme une plaie toute la conscience occidentale et qui va même jusqu’à sombrer dans l’aberration meurtrière de l’inquisition. Des milliers de femmes jetées dans les flammes parce qu’on les imaginait comme l’incarnation du désir diabolique. Les Inquisiteurs lubriques et impudiques exploraient, de façon vicieuse et extatique, les profondeurs de leur sexe pour extirper le péché en torturant la chair. Pire encore, avec sadisme, ils se livraient à une exploration des entrailles de son sexe dit maudit pour trouver les traces du diable comme le crapaud ou encore des glandes ou des kystes censés en être les sièges. Ce faisant, ils agissaient comme si le sexe de l’homme était sain, pur et bon. Donc, les sordides Inquisiteurs voudraient racheter l’homme par des souffrances innommables infligées au corps, à la chair des femmes accusées de sorcellerie. Ils imploraient la grâce de leur Dieu en mortifiant le corps.

       Avec Luther et Calvin, des réformateurs du christianisme, entre autres précurseurs de la modernité, on a assisté à la naissance des mouvements de la réforme et l’apport d’une vision théologique novatrice. Mais, paradoxalement, ceux-ci réinventent, sous des formes nouvelles, ou, au contraire, poursuivent les persécutions inquisitoriales sous des formes d’une rigueur morale telle qu’elles conduiront au puritanisme acétique. A l’instar des imprécations de Paul de Tarse, celui-ci identifie le désir et la sexualité à la fornication, et la fornication à la sorcellerie et au satanisme. Ainsi, le climat mortifère et terroriste de cette éthique protestante a été rendu, de manière saisissante, par le film danois (Vredens Dag) « Jour de colère » (1943 : Dies irae). En substance, quel est le thème de ce film ? Une jeune épouse d’un pasteur, amoureuse de son beau-fils, est accusée de sorcellerie et condamnée au bûcher pour expirer sa faute. Il en a été de même du sort des « Sorcières de Salem » aux Etats-Unis qui ont été victimes de faux témoignages et qui ont subi des tortures inimaginables, la prison avant d’être tuées.

       Certes, de nos jours, au nom des tolérances réclamées par une exploitation mercantile, par une société de consommation des désirs et des corps et les quelques allégements arrachés à une tradition répressive sous le nom de « libéralisation des mœurs », on croit ordinairement qu’on ait engagé une réforme en profondeur, voire un dépassement de l’idéologie puritaine. Mais, à l’occasion de vote de loi permettant une plus grande égalité au niveau des moeurs ou des préférences sexuelles, on se rend vite à l’évidence que le poids des doctrines chrétiennes est toujours présent. Il exsude (sous) et exulte continuellement, de manière insidieuse, discrète, des propos ordinaires, de certains discours, parfois, officiels.

  1. C) De l’érotisme « adamique » à l’âme « charnelle »

     La résistance et l’opposition par rapport à cette morale ascétique du christianisme fondée par Paul de Tarse, n’ont cessé, à travers l’histoire, de se dresser contre cette dégradation et ces mutilations de la réalité et de la vie sexuelle humaines. Il en est ainsi des hérésies religieuses qui ont été combattues parfois jusqu’à l’extermination, notamment par l’église catholique. C’est le cas des Cathares. Nonobstant ce, la division de l’homme entre la chair, siège de la concupiscence, et l’esprit, siège de la grâce a la vie dure, puisque, malgré des soubresauts d’importance au cours de l’histoire, elle se maintient et continue, dans certaines sectes chrétiennes, d’être enseignée. Toutefois, en Europe, les gnoses et les mysticismes spirituels ont servi parfois d’opposition au pouvoir religieux, notamment judéo-chrétien, et politique. En d’autres termes, qu’il s’agisse des uns ou des autres, le problème est et a toujours été une tentative de retrouver une vision unitaire de l’homme en glorifiant ses actes les plus charnels.

       Parmi les divers mouvements spirituels, l’extraordinaire courant hérétique, selon l’orthodoxie des églises officielles, catholiques et protestants, qui a traversé l’Europe au XIIIe et au XIVe siècle sous des noms divers, nous paraît exemplaire. A titre d’exemple, nous pouvons citer les « homines intelligeniaie » (Bruxelles), les « Bégards, Béguines » des villes du Nord de l’Europe, les « Aluminados » (Espagne), et surtout « Les frères et sœurs du Libre-Esprit ». De façon générale, les adeptes de ces gnoses ou hérésies, qui affirmaient s’être élevés à tel état de perfection spirituelle que même plongés dans la chair des désirs et des plaisirs, ils en seraient incapables de pécher. Car ils se considéraient toujours comme « fils d’Adam » en élaborant une érotique « adamique » qui fait de la mort sexuelle un mystère gnostique. L’amour sexuel, c’est la voix lumineuse d’un retour à l’être originaire de l’humanité, c’est-à-dire à l’« Adam androgyne » avant la chute. La femme, dans cette perspective, est différente de la porte de Satan dans laquelle l’église chrétienne l’avait enfermée ; ce qui lui donnait des droits théologiques de la brûler, par exemple, sur le bûcher. Bien au contraire, elle devient une partenaire égale à la sublime nudité d’Eve. Ainsi, l’œuvre du peintre et graveur William Blake, à cheval sur le XVIIIe et le XIXe siècle, constitue un fantastique renversement de la vision paulinienne, y compris avec la morale puritaine des temps modernes. Celles-ci sont comme pulvérisées par des formules violentes, corrosives, et même anarchistes. Nous nous en tiendrons à quelques formules « choquantes » pour montrer cette vision charnelle de la réalité humaine.

     « La lubricité du bouc est la bonté de Dieu » (In Le mariage du ciel et de l’enfer, Œuvres Complètes – Aubier, Paris 1992) : « la fureur du lion est la sagesse de Dieu » ; « la nudité de la femme est le chef-d’œuvre de Dieu ». On le voit clairement : dans cette éthique, la chair et le désir, désignés sous le nom d’ « Impulsion » ne sont pas seulement réhabilités par Blake, mieux, ils sont exaltés, glorifiés pour prendre la forme d’un corps d’amour dans le quel se conjoignent l’humain et le divin : « le corps est le siège du ciel ». Le corps devient, ainsi, un attrait du paradis, le siège de Dieu. C’est en ce sens que Blake dénonce « les erreurs » des systèmes religieux et des morales qui divisent, séparent, dégradent, dénaturent, condamnent la vis sexuelle. Il proclame que la vérité, au contraire, est ceci  :

1) le corps n’est pas distinct de l’âme ;

2) la seule vie importe, c’est l’impulsion qui vient du corps ;

3) l’impulsion est joie éternelle.

     Dans une conception semblable, Charles Péguy, au début du XXe siècle, quant à lui, élabore un socialisme libertaire chrétien dans lequel il accorde une place éminente à une rationalité et à un réalisme qui, malgré tout, donnent à la chair toute sa plénitude en la réintégrant dans le religieux : « car le surnaturel est lui-même charnel » dans son ouvrage Eve (1913). Il propose un long parcours avec une optique du corps terrestre de Jésus : « Jésus est le fruit d’un ventre maternel. Ces deux genoux pliés sous son ventre charnel ». L’avènement du Christ s’inscrit dans l’histoire et dans le désir de l’homme avant tout comme une aventure charnelle dans un geste d’incarnation, le mystère concret d’un Dieu qui s’aventure dans la chair : « quelque chose comme un recueillement de l’Eternel dans la chair, comme un achèvement d’une série charnelle, comme un couronnement d’une race charnelle et non seulement comme une histoire arrivée à la chair et à la terre mais comme le couronnement, comme l’aboutissement d’une histoire profonde » (Victor-Marie comte Hugo, Gallimard, Paris 1934). Si Dieu a pris le parti de faire corps, de s’incarner dans la chair, ou, en d’autres termes, de s’aventurer dans la corporéité humaine qui est transfigurée, spiritualisée, cela signifie que la notion intrépide d’une « âme charnelle » est le pivot de la pensée de Charles Péguy. Ce faisant, cette notion se heurte avec la force du bélier contre les « morales règles », la rigueur du kantisme qui « n’ont pas de mains ». En outre, ce genre de morales sont privées de sensibilité, de rapport intime au corps. C’est ce que Péguy exprime en parlant de « l’inorganique cuirasse de l’habitude ». Cet auteur propose, ainsi, une étonnante vision de la grâce comme puissance organique. C’est en ce sens qu’il affirme que « les gens honnêtes ne se mouillent pas à la grâce ». Car ils sont raides en vertu de leur ignorance de la douceur des choses de la vie.

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Grâce et beauté du corps

     Cette vision des choses, par Péguy, fait penser à la manière dont les libertins du XVIIIe siècle concevaient l’amour humain sous sa forme animale. Si les êtres humains ne sont rien d’autres que des animaux, des animaux, certes différents et singuliers, mais des animaux quand même, ils sont soumis, eux aussi, à l’empire des hormones sexuelles. Telle est, entre autres auteurs, la thèse que défend Sade dans son ouvrage La philosophie dans le boudoir. En effet, la passion, qui n’est jamais conçue ici que comme un excès du désir, peut ainsi être légitimée à bon compte. «Notre constitution, nos organes, le cours des liqueurs, l’énergie des esprits animaux, voilà les causes physiques qui font, dans la même heure, ou des Titus ou des Néron, des Messaline ou des Chantal ; il ne faut pas non plus s’enorgueillir de la vertu que se repentir du vice, pas plus accuser la nature de nous avoir fait naître bon que de nous avoir créé scélérat», déclarait l’un des personnages, Dolmancé l’« instituteur immoral» dans cet ouvrage. « Les femmes irréprochables sont les femmes sans tempérament», lit-on de même chez Maupassant. «Elles sont nombreuses. Je ne leur sais pas gré de leur vertu, car elles n’ont pas à lutter. Mais jamais, entendez-vous, jamais une Messaline, une Catherine ne sera sage. Elle ne le peut pas ! » (In L’Enfant, 1883). Telle femme est «honnête comme le marbre est froid», écrivent pareillement les Goncourt (Edmond et Jules Goncourt : Renée Mauperin, chapit XXII). On comprend, donc, que les gens calmes, c’est-à-dire nés sans instincts violents, vivent honnêtes, par nécessité. Dans ce cas de figure, le devoir est alors aisé à faire pour ceux qui ne vivent jamais les tortures des désirs enragés.

     Dès lors, et dans cette perspective, selon Péguy, le péché n’a plus rien avoir avec Satan ; au contraire il a parti lié avec Dieu, avec ce Jésus sali par son sang et que Véronique essuya d’un mouchoir. Il est essentiellement « une entrée dans la grâce » car « celui qui n’est pas tombé ne sera toujours pas relevé et celui qui n’est pas sale ne sera jamais essuyé » (In Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne –Gallimard, Paris 1951).

II- Le désir est béance entre douleur et « nirvana »

         Le plaisir est, par essence, éphémère. La mort inéluctable attend chacun de nous au bout de son existence. Aussi, l’ancrage du besoin dans le corps et les fonctions vitales n’accrochent qu’un petit tas de poussière, qu’un souffle de temps dispersé. Entre les deux pôles précaires du plaisir et du besoin s’insère le désir qui étend son empire dans cet espace. C’est l’empire du vide qui est comme une béance incommensurable où l’être humain s’égare et s’abîme. Cette ample vision pessimiste du désir a trouvé dans la philosophie bouddhiste l’une de ses expressions les plus célèbres, les plus riches et les plus durables. En effet, le bouddhisme pose d’emblée le constat de l’universalité de la douleur. Elle s’immisce partout par les pores du corps humain. Le monde est souffrance, et la cause et l’origine de celle-ci, c’est le désir, la cupidité, la « soif » de plaisir sensuel, d’existence, de continuité, et la volonté d’annihilation de ce même désir enraciné jusque dans les profondeurs abyssales de notre être. Cette soif qui a pour centre la fausse idée d’un moi en philosophie est une force terrible qui entraîne toute l’existence : « l’enseignement fondamental du bouddhisme est un état non né, non devenu, non conditionnel, non composé… Tel est le nirvana » (Présence du Bouddhisme, -Walpola Rahula-France –Asie 1959).

       Selon le bouddhisme, ou certaines de ses traditions, donc, le désir, qui est l’essence de l’homme, fait de ce dernier son jouet par excellence. Quoi qu’il fasse, l’être humain ne peut le vaincre ou le déjouer qu’en suspendant tout mouvement, en immobilisant la roue infernale du désir. Car pour limiter ou, mieux, supprimer la force du désir, il faut détacher celui-ci des objets, des situations du corps qui le sollicitent et l’entretiennent. C’est la condition de paix qui est la sagesse océanique ou le Nirvana. C’est ce que montre, de son côté, André Bareau, en écrivant ceci dans le chapitre V de ouvrage « La Cessation de la douleur » : «  le but visé est la cessation (nirodha) de la douleur, et par conséquent celle de la soif, celle des trois racines du mal que sont le désir, la haine et l’erreur, leur destruction totale, sans restes. On l’appelle encore extinction (nirvâna), délivrance (vimukti), épuisement (ksaya) ou, lorsqu’elle s’accompagne de la mort ultime du saint, extinction complète (parinnirvâna) (Bouddha, Edit. Seghers, Paris 1962, p. 45).

      En Europe, les « nobles » vérités du Bouddhisme trouvent, dans la philosophie d’Arthur Schopenhauer, des résonances profondes et pathétiques parfois (In Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, Paris). Le philosophe allemand décrit dans son œuvre maîtresse l’extrême déréliction, ou le sentiment d’abandon total, de l’être humain égaré dans des plis de l’illusion phénoménale et soumis dans et par son corps. Ses instincts, ses désirs sont prisonniers de la tyrannie du vouloir, la volonté cosmique, inhérent à toutes les choses que contient l’univers, et l’énergie de l’homme et du monde, énergie à la fois absolue, absurde même qui échappe à tout entendement humain. Tel est l’exemple du taureau en chaleur qui apparaît comme une force et porté, mu seulement par l’énergie de sa sexualité et qui n’a de repos qu’une fois son désir assouvi dans une femelle. Pour se libérer de cette tension, cause de la recherche du plaisir, la musique apparaît comme l’art libérateur par excellence ou encore la littérature, notamment la poésie. C’est le verbe qui prend forme et qui est pour nous comme une source de salut de tous nos maux que génère notre énergie sexuelle. D’un autre côté, par la compassion ou la pitié, par les relations sociales et par la contemplation esthétique, l’homme peut espérer fuir, du moins, pendant un certain temps, sa misère existentielle ontologique. Cependant, il ne saurait connaître l’affranchissement véritable que dans l’éradication totale du désir et par l’annihilation de la sexualité, dans l’extinction progressive de tous les corps par le refus de la procréation. Ainsi, selon Schopenhauer, l’ascétisme ou le nihilisme est la porte ou la voie de la mystique qui conduirait au nirvana.

III- Fête du corps et chants du désir selon Nietzsche et Groddeck

        D’abord, Nietzsche prend le contrepied de la pensée de son premier maître, en l’occurrence, Schopenhauer, et de toute la tradition judéo-chrétienne qui prônent la mort du corps et des désirs charnels en opérant « la transmutation des valeurs ». Tel est le sens de sa conception de ce phénomène humain dans sa philosophie et dans l’ensemble de son œuvre. Mais que véhicule cette tradition multi-séculaire ? En substance, elle enseigne que les corps sont plombés de mort, la vie elle-même est plombée par le poids des instincts, ces charges sataniques qui maintiennent l’homme dans la Crainte et tremblement, pour reprendre le titre d’un ouvrage majeur de Kierkegaard, véritable fondateur de l’existentialisme en philosophie. C’est donc la marque de « l’être pour la mort », selon l’expression de Heidegger. Tout ceci s’impose aux consciences humaines comme des maux absolus. Or, Nietzsche prône au contraire Le gai savoir du désir, le corps souple dansant et tournoyant de Zarathoustra – du nom du fondateur de la religion et de la civilisation perses – . Ce danseur aiguise sa joie de vivre dans l’énergie que l’espace libérateur du désir des hautes montagnes lui offre continûment. Le vouloir-vivre schopenhauerien, qui signifie la roue de la mort, des souffrances perpétuelles issues de la misère et de l’aveuglement du désir, devient, chez Nietzsche, la volonté de puissance tournée vers la vie, l’exaltation de la vie, la joyeuse puissance de la vie, vie tournoyante, tournant retournant éternellement dans la joie du retour éternel du même car « toute joie veut l’éternité, veut la profonde éternité » (Ainsi parlait Zarathoustra). Mieux encore, « le monde rit, l’affreux rideau s’est déchiré, voici que la lumière a épousé la nuit ». Par-delà la découverte de l’être humain comme voilé précédemment par les théologies chrétiennes et la philosophie du nihilisme, il y a le mariage, l’amour pour l’éternité qui conjoint le monde présent et la puissance du désir de ce monde qu’exprime le corps dans l’unité de l’être de l’homme. Ces quelques vers, qui sont une musique de la déchirure et du grand rire nietzschéens, vont secouer, ébranler même d’une tragique allégresse et d’une grande joie la plus vive pensée moderne.

       La philosophie de Nietzsche décrit en quoi consiste cette modernité annoncée ou qu’il avait annoncé dans le paragraphe 125 du Gai savoir et qui porte le titre prophétique de « Dieu est mort ». Nietzsche montre comment d’un même élan, désirs et corps, deviennent les axes vivaces d’une réflexion philosophique et même anthropologique dans certaines œuvres récentes, tel parmi tant l’Eros et civilisation de Herbert Marcuse (1953) ou encore Le corps d’amour de Norman Oliver O’Brown (1967). Ces auteurs proposent quelques aperçus de la modernité, comme les objets privilégiés et insistants d’un savoir nouveau inauguré par Freud et la psychanalyse, laquelle en assure abondamment la promotion. En fait, la philosophie de Nietzsche ouvre à l’Humanité, après lui, des pôles d’attraction et la référence pour une élaboration originale de forme plastique des systèmes esthétiques et de projets culturels que, par exemple, illustrent les courants dits futuristes comme les expressionnistes, les surréalistes, les situationnistes etc.

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Beauté du corps désiré

       Ce sont des repères inévitables et fermes lorsqu’il se produit des poussées de fièvre révolutionnaire ou des brèches politiques ou sociales dont l’explosion de mai 68 en France offre une image spectaculaire à tout un chacun. Les points cruciaux des revendications par les formes récentes telles que la formule « le corps nous appartient » lancée, entre autres, par le mouvement des femmes, condensent, avec force et avec clarté, des valeurs individualisées qui vont jusqu’à jouer un rôle presque charismatique en instituant ou en concevant le désir et le corps comme des voies merveilleuses d’un nouveau salut, d’une nouvelle ère, de l’avènement d’une nouvelle vie.

     On retrouve de telles tentatives d’une pensée révolutionnaire (changer le visage des réalités humaines) dans la conception de Groddeck. « Superbe analyste qui a saisi l’essence de la chose » psychanalytique, selon le jugement pertinent de Freud, Georg Groddeck, l’inventeur du ça fonde, en effet, sa pensée et sa pratique sur l’admirable positivité et la radicale identité du corps et du désir. Freud lui-même aura recours à ce terme, le ça, pour désigner l’inconscient que nous avons convenu d’appeler naturel pour le distinguer de l’inconscient parental ou le Surmoi, lequel est différent selon l’éducation parentale reçue par l’enfant ; et que nous appelons, donc, culturel. Mais le ça de Groddeck, à l’inverse de celui de Freud, déborde en tous sens l’inconscient freudien. En effet, il n’est pas seulement à l’origine des symptômes hystériques, c’est-à-dire de la transformation, de la conversion des avatars du désir en manifestations corporelles somatiques. Il n’est pas non plus seulement à l’origine des névroses. Il est essentiellement à la racine de toutes les maladies tant physiques que mentales. Le ça, en d’autres termes, c’est l’énergie première (prima) de la vie qui crée aussi bien les organes du corps que les structures psychiques. C’est en ce sens que cet auteur écrit : « Pour moi, il n’y a que le ça ; quand j’emploie les expressions corps et âmes, j’entends par là des apparences diverses du ça {…}, des fonctions du ça » (Le livre du ça – Tel Gallimard, Paris, 1963).

       On comprend, dès lors, que les exemples de la puissance créatrice du ça soit innombrables : « le ça, par sa puissance souveraine forme le nez, provoque l’inflammation du poumon, rend l’homme nerveux, lui impose sa respiration, sa démarche, sa profession {…} C’est la force qui le fait agir, penser, grandir ». L’être humain, dans la perspective de Groddeck, est agi, vécu, pensé par le ça. C’est, d’ailleurs, ce que Groddeck lui-même résume dans une formule percutante qui fera école : « le ça vit l’homme ». Cependant, faire ainsi éclater le ça dans toute la création, n’est-ce pas verser dans la confusion et le mysticisme ? Mais Groddeck précise qu’il refuse de se laisser « entraîner dans des discussions sur l’Ame universelle, le panthéisme, Dieu-nature, etc. » On pourrait, par hypothèse penser, grâce à cette dernière expression, qu’il songe à la conception du Dieu de Spinoza dans l’Ethique, entre autres ouvrages, soit le « Deus sive Natura » (Dieu ou la Nature). L’enjeu de cette posture de Groddeck est le suivant : refuser de s’enfermer dans un débat houleux et vain où le ça se réduirait à la religion, comme chez les stoïciens dont la religion concevait le Cosmos comme le Dieu suprême.

      Dès lors, Groddeck s’en tient fermement et rigoureusement à ce double et même ancrage du ça « individuel », à savoir le corps avec sa morphologie, ses sensations, ses mouvements, ses expressions, ses affections, ses maladies etc. Il parle donc, ici, du corps tangible et palpable, cette matière vivante qui s’expose (aux) ou s’étalent avec délectation sous les propres mains de Groddeck. Car celui-ci fut un praticien émérite du massage. Le désir, en tant qu’irrépressible sexualité polymorphe dont l’enfant offre le modèle admirable et qui s’expose avec naïveté, ruse, humour dans le langage, lequel est cause, de manière grossière, ou de façon savante, des tours et des détours, du retour du refoulé. En ce sens, le ça, se manifeste en nous comme la raison profonde, la créativité universelle, qui donne pleinement, joyeusement raison au corps et au désir. Ainsi, Groddeck fonde une tolérance universelle, un égalitarisme fraternel et libertaire qui se moque des interdits culturels et/ou religieux, des normes, des positions de pouvoir, de force et de valeur. « Il n’existe pas de différence entre ce qui est sain et ce qui est morbide », écrit-il dans le même ouvrage. C’est pourquoi, on verrait chanceler le surmoi du dualisme moderne, comme l’expression santé/maladie qui a infiltré toutes nos peurs quotidiennes. Pire, il soutient le terrorisme de « l’état thérapeutique » absolu. On verrait s’effriter, enfin, les discriminations meurtrières, les contrariétés rageuses et misérables dont se gavent morales, politiques, religions et idéologies. Du moins, était l’immense espoir des générations d’êtres au XXe siècle.

      En effet, avec Groddeck, on assume tout son corps, comme l’érotisme infantile, la curiosité sexuelle, la masturbation ou l’onanisme, l’homosexualité, la bisexualité (le féminin dans l’homme, le masculin dans la femme), l’hétérosexualité, l’homogénéité multiforme qualifiée de pervers par la pensée morale et la philosophie judéo-chrétienne. Mais tout cela, selon cet auteur et sa psychanalyste, ce sont des fêtes et cantates d’Éros, et en même temps des arabesques superbes du mouvement inépuisable de la vie suivant sa figure inextricable comparable aux forêts tropicales. Dans une perspective étonnamment proche, Romain Rolland romancier et auteur de Jean-Christophe 1903-1912) et de l’Ame enchantée (1922-1933), mais aussi l’auteur d’un chaleureux La vie de Ramakrishna : Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante (Poche, Paris 2016), mesure, dans ces œuvres, en termes lyriques, la portée vitale du désir, puissance originaire : « Désir, le premier-né {…} Tout est en lui, pur ou impur (ces étiquettes n’ont cours que dans la société et il n’y ait pas entré) mais comme en la boule de métal que tient le Bambino des vieux peintres, où se mire déjà le visage du monde. Je lis dans les yeux du Bambino désir, notre premier-né, tous nos désirs à venir, en miniature. Nos dieux inconnus, les cimes et les sources, l’orgueil et la tendresse, le soleil de victoire, l’ambre douce des défaites, les bouches comme les fruits, les bras comme des bouches, la volupté des liens et l’ivresse des mains fortes qui les brisent, le tout à nom, Amour, Amour, l’axe de vie… » (In Le Voyage intérieur – A. Michel, Paris 2014).

       Willem Reich, fervent disciples de Freud, en partant comme Groddeck de la notion freudienne de la libido, va s’efforcer avant tout d’en expliciter la définition première donnée par Freud lui-même. Qu’est-ce que la libido ? Cet auteur la définit ainsi : la libido est une énergie sexuelle. Puis il établit la distinction entre désir préœdipien et prégénital, d’un côté, lesquels sont nourris de fixations infantiles et de facteurs de régression névrotique et les désirs génitaux constitutifs de la génitalité, de l’autre, et qu’il présente comme le couronnement de l’évolution libidineuse. Reich est conduit à accorder une importance primordiale à la fonction de l’orgasme, au phénomène d’une jouissance sexuelle complète, expression de la puissance orgasmique, définit comme « la capacité de s’abandonner au feu de l’énergie biologie sans aucune inhibition, la capacité de décharger complètement l’excitation sexuelle contenue au moyen de contradiction involontaire, agréable au corps » (La fonction de l’orgasme- L’arche, Paris 1977). Dans sa La Révolution sexuelle, (Christian Bourgois, Paris 1982), il recommandait aux ouvriers dont il s’occupait comme psychanalyste à Vienne, de s’adonner à l’activité sexuelle plus que raison (plusieurs fois par semaine) pour se libérer du poids de leurs divers maux et des frustrations de le existence. C’était le remède et/ou soin essentiel.

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Plaisir sexuel comme thérapie selon Reich

     Le désir est conçu en termes essentiellement énergétique : c’est l’état de tension et de décharge croissante qui appelle impérieusement décharge et relaxation. Le rythme sexuel se décline en quatre temps : « temps mécanique, tant énergétique, dépassement énergétique, détente mécanique ». C’est ainsi que Reich les décrit dans sa première étude sur La fonction de l’orgasme en 1926. Mais tout ceci peut-être ramené au rythme universel de la pulsation : la puissance orgastique apparaît ainsi comme « la fonction primaire et fondamentale que l’homme possède en commun avec tous les organismes vivants, tous les sentiments sur la nature dérivent de cette fonction et du désir ardent de la retrouver ». Reich écrit encore, suivant cette même perspective, que « la formule de l’orgasme est la formule même du vivant ». Car l’énergie du vivant prend les voies privilégiées et illuminatrices de l’activité sexuelle et trouve même ses merveilleuses et si troublantes expressions dans les formes organiques ; même si elle ne s’y confine pas. Alors, selon Reich, l’énergie du vivant déborde les diverses formes esthétiques et elle est constamment à l’oeuvre dans tout l’univers. Selon une avancée épistémologique intrépide qui relie l’amibe à l’Étoile en passant par le corps et ses fantasmes, voire diverses créations de l’homme, Willem Reich propose une conception de l’énergie du vivant qui traverse les champs des savoirs les plus variés : la psychanalyse (L’analyse caractérielle, 1933), la biologie (La biopathie du cancer, 1948), la politique (La psychologie de masse du fascisme, 1933), la religion (Le meurtre du Christ, 1953), la physique et l’astrophysique (La superposition cosmique, 1951).

       La pensée de Reich traverse tous ces espaces du savoir humain pour tenter de fonder son hypothèse d’une énergie universelle qui serait distincte des formes étudiées par la science traditionnelle ; une énergie qui serait vivante, primordiale, et qu’il appelle « l’Orgone ». Celle-ci peut être comparable à l’élan vital de Bergson, du moins, sous certains angles. On peut la comprendre comme le « flux créateur originaire et permanent, un océan de type primitif dans lequel baignent, se régénèrent avant de s’y abîmer toutes les réalités organiques et qui surgissent incessamment avant de s’y dissoudre, univers et galaxies ». Dans la perspective de Reich, corps humain et corps célestes battent ainsi, chacun selon ses régimes propres de la même universelle pulsion orgasmique. Reich « fait passer un chant de vie dans la psychanalyse », remarquent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l’Anti Œdipe 1972 (Les Editions de Minuit, Paris).

       Ces deux auteurs se mêlaient au cœur diversifié, mais souvent déconcertant des voies et des conceptions savantes inspirées de Reich. Toutefois, ils craignaient une aventure reichienne qui conduirait aux confins d’un mysticisme. Gilles Deleuze et Félix Guattari s’en tiennent à la notion de désir traité de la façon la plus matérialiste possible comme une production dite désirante ou encore comme une machinerie première et follement puissante qui, avec son jeu propre et affolant de flux et courant énergétique de découplage de pièces d’organes. Le désir, ainsi aperçu, nourrit aussi bien toutes les machines marchandes sexuelles d’un individu que les machinations permanentes du corps social, des pouvoirs et institutions politiques : « tout tourne autour des machines désirantes et de la production du désir ». Plus encore selon eux, « les machines désirant grondent, vrombissent au fond de l’inconscient ». Cette image d’un « inconscient machinique », cette vision « mécanicienne » du désir relèverait d’un mécanisme d’allure plus ou moins futuriste, si ces auteurs ne prenaient soin de souligner la « co-extension du champ social et du désir » ; c’est-à-dire d’accrocher le désir à la réalité politique, de telle sorte qu’ils célèbrent, à leur tour, les noces du désir de la vie. En effet, « le désir étreint avec une puissance productive » écrivent-ils. Ils ouvrent des innovations et des perspectives de pensées sur les pas du Zarathoustra de Nietzsche. Les routes semées de périls et de grâce du nomadisme des perpétuels départs en voyage, sans fin : « le désir est un exil, le désir est un désert {…} Mais un exil et un désert collectifs » qui sont une voie et un espace de libération.

IV- Corps conquis pour une nouvelle naissance

     Dans notre monde présent, des mouvements d’inspirations diverses et dont certains sont issus de la pensée de Reich courent et nomadisent dans la modernité, avec le désir libérateur comme idéal ou fil conducteur de ceux-ci. Ils passent des collectifs avant-garde au mouvement des jeunes et des femmes, des écritures qui s’éclatent, aux fronts de lutte qui se mobilisent, des philosophies savantes aux appels des sirènes, à « changer la vie », à « vivre sa vie » : une vivace prospérité de Reich que vient d’illustrer encore un travail pertinent et critique d’inspiration situationniste, en l’occurrence, de Raoul Vaneigem dans Le livre des plaisirs, 1979-(Editions de l’Encre). En partant de la notion reichienne de « peste émotionnelle », l’auteur dénonce « la quête sanglante du profit et du pouvoir {…} La dictature omniprésente de la marchandise qui mortifie le désir et nous fait vivre nos passions sous le regard oblique de la mort ». Or, l’énergie sexuelle, c’est le désir, voire la joie qu’on a oubliée. C’est une conception positive du désir ou de la puissance intense de vivre en le soumettant aux prises matérielles. « Mais il suffit que nous fassions advenir en nous « intelligence sensuelle », jouissance gratuite pour que « la renaissance de nos désirs annonce la naissance d’une société enfin humaine », écrit cet auteur.

       Plus prolifique, cependant, apparaît la descendance intellectuelle et spirituelle de Reich qui est  « attachée au traitement technique du corps ». Dans son étude de base sur l’Analyse caractérielle (1933), Reich montrait comment toutes les expériences du sujet, avant même la naissance, mais surtout durant la toute petite enfance, s’inscrivaient inexorablement sous le double registre solitaire et unitaire du caractère et du corps. Familles autoritaires, sociétés répressives, morales antisexuelles obligent l’individu à se constituer une cuirasse caractérielle qui est une protection à la fois contre les agressions internes et qui est en même temps une cuirasse musculaire, à savoir un système de tensions et de blocages des muscles ; mais aussi une modalité particulière de réactions neurologiques, de sécrétion hormonale, énergie de posture, de mimique etc. Il s’agit, donc, des attitudes en même temps que des expressions somatiques. Ainsi se constitue un langage du corps, un corps de désir, un corps travaillé par l’inconscient, un corps énergisé et cuirassé pour la compréhension duquel Reich propose une division en divers segments.

     En effet, le « segments de cuirasse » est formé d’organes et de groupe de muscles, qui entretiennent un contact fonctionnel » entre eux. On distingue, donc, les segments oculaires, oraux, cervicaux, thoraciques, diaphragmatiques, abdominaux et pelviens. Les expériences libidineuses et traumatiques du sujet (qui éprouve peur, frustration, angoisse, gratification) se fixent, de manière élective, sur tel ou tel segment ou groupe de segments qui, en tant qu’objet d’un travail minutieux de déchiffrement, livrent les éléments refoulés de l’histoire individuelle et la structure spécifique du caractère. Sans entrer dans le détail complexe des études psychanalytiques et bioénergétique que Reich a effectuées sur les caractères (historique, génital, masochiste, compulsif, etc.), il serait intéressant, pour un un usage pratique, de résumer l’essentiel de la typologie reichienne dans un tableau simple et succinct  que voici :

 

Cuirasse                                           caractère                             affection                 statut sexuel

Adaptative (souple) ……                   Génital                                 plaisir                      puissance

……………………………………………………………………………………………………….

Stéréotype (rigide)                             Névrotique                           Angoisse                 Impuissance

Orgastique

…………………………………………………………………………………………………………………………………………..

Biopathique

(Offensive)                                          Pestiféré                             Haine, colère           Déchaînement

                                                                                                                                       anti-orgastique

     La cuirasse, dans l’économie de la pensée de Reich, c’est la « défense » psychique, chez Freud, mais chez Reich, c’est à la fois la « défense » physique et psychique. Les distinctions caractérielles entraînent généralement, sur le plan social, sinon une passion précise, du moins une organisation politique particulière que les conditions économiques ou historiques peuvent favoriser ou intensifier. Selon Reich, il y aurait comme de la vocation fasciste du caractère pestiféré. Le névrotique serait plutôt conservateur, le génital serait le plus apte à construire une démocratie du travail fondée sur l’autorégulation et une vision libertaire de la société. L’énergie libidinale étant matériellement, organiquement liée, inscrite dans le corps, il faut, selon Reich, agir sur celui-ci en tenant compte de l’ordre segmentaire. C’est le principe de toute pratique bioénergétique de ce que Reich nomme précisément la « végétothérapie caractéro-analytique ». Cette thérapie naturelle, corporelle vise, par des massages, un travail du rythme respiratoire et par de multiples examens correspondant aux divers segments de cuirasse : mouvement des yeux, bouche, grimaces, cris, coups, mouvement pelvien, etc. Tous ces mouvements, en théorie en pratique, visent à dénouer les blocages musculaires, à défaire ou à débloquer les diverses tensions somatiques, en desserrant la cuirasse et en l’enrichissant. Mieux, par ces techniques corporelles, il s’agit de la rendre plus souple afin d’obtenir une plus grande liberté, une plus orgastique circulation de l’énergie à la fois dans le corps propre du sujet rendu à ses désirs les plus profonds, les plus authentiques par un système plus généreux et plus créatif d’échanges avec autrui et une sensation érotique de la société, avec la sensation d’un plus grand plaisir d’être soi-même dans ce monde.

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Se laisser séduire les charmes du corps

Conclusion : héritage influence de Reich dans les thérapeutiques d’aujourd’hui

       Se référant délibérément ou non aux travaux de Reich, on assiste à une extraordinaire floraison de techniques de thérapie, de pratiques, de formes variées, d’expression corporelle, qui constitue un véritable fait de culture. La revue Sexe-Pol d’inspiration reichienne a pu constituer un dossier sur ce point. Disons, au passage, que chacun de nous recherche sur cette terre sa forme d’épanouissement, de bonheur. Aussi, même si les thérapies, mentionnées au terme de cette enquête, ne peuvent convenir à tout le monde, il suffit que quelques-uns y trouvent leur compte pour élaborer la richesse de leur vie, leur bien-être. En outre, elles sont adaptées aux typologies de caractère dont il a question ci-dessus.

     Ainsi, on peut considérer les bio-énergies comme la base de toutes les thérapies existantes de nos jours. Formée par Reich, Alexander Lowen pratique une intervention en force sur l’organisme pour faire sauter les verrous de la cuirasse afin d’obtenir la libération des émotions intenses. Il cherche à réaliser un bon « enracinement » du sujet, des postures efficaces d’équilibre « sur la terre » (Le langage du corps, 1958).Quant à Ida Rolf, avec sa méthode de rolfing, il soigne aussi le sens de l’apesanteur dans le vécu corporel et attache une grande importance à une bonne « verticalité » (« l’intégration posturale ») du sujet en s’appuyant sur un travail spécifique au niveau des tissus conjonctifs qui assurent la continuité corporelle. La Gestalt thérapie privilégie, au contraire, la forme globale et actuelle du sujet caractérisée par l’articulation des niveaux corporel, émotionnel, intellectuel. Elle fait appel à la « sagesse du corps », au potentiel créateur du sujet incarné dans l’autonomie en insistant sur le fait que tout, en dernier ressort, se déroule au présent, dans l’ici et le maintenant.

       Selon le Gerda Boyesen, le corps est capable, grâce à sa fonction autorégulatrice, de dissoudre ses propres tensions nerveuses. Il s’agit, dans ce cas, de favoriser un libre écoulement du flux énergétique qui stagne dans la substance liquide de l’organisme. C’est pourquoi, un soin particulier sera accordé aux régions viscérales : ce qui est dit d’une série de contradictions par lesquelles les matières alimentaires progressent dans le tube digestif.

       Le dernier cri du nouveau-né connaît, avec la thérapie primale (1970) d’Arthur Janov, de singuliers prolongements. Il s’agit d’une cure coûteuse et inflexible qui induit chez le patient une régression infantile en lui permettant de revivre le traumatisme de la naissance et en dégageant les éléments psychiques pour une conscience nouvelle de la souffrance et du réel.

       L’analyse actionnelle pratiquée dans les communautés autrichiennes, avec notamment Lars O. Mûhl, vise à retrouver, par des cris, des danses, des gesticulations, des états de transe obtenus au sein du groupe, un niveau infantile et même foetal afin de réamorcer et de refaire autrement le parcours du développement individuel. Les dimensions internationales de ces différentes thérapies (origine États-Unis) ne doivent pas nous amener à méconnaître des méthodes plus originales au sein de la culture française. Le travail de F. Mézières se caractérise par le respect des postures et les rythmes naturels du corps, le refus de tout forcer et le relâchement progressif des tensions musculaires et nerveuses, par exemple, par des étirements et des mouvements fonctionnels qui relèvent d’un anti-gym (Carole Berstein et Thérèse Bertherat : Le corps a ses raisons, A. Michel, Paris 1976). De nos jours, beaucoup de kinésithérapeutes ont adopté cette méthode de l’approche du corps dans leur pratique.

       Nourri par une longue expérience obstétricale, le projet de Frédéric LeBoye, Pour une naissance sans violence, nous conduit, comme ultime étape, au centre originaire d’une action sur le corps ou, plutôt, d’une non-action, d’une non-ingérence sur celui-ci. En effet, cet auteur récuse l’intervention monopolisatrice et agressive d’un lourd appareil médical qui s’approprie le phénomène de la naissance. Dès lors, il suggère que celle-ci s’effectue dans des conditions aussi naturelles que possibles et dans un environnement discret et chaleureux qui assure le passage progressif du nouveau-né dans le monde grâce à des massages et, surtout, un contact immédiat et prolongé avec le corps maternel. Il s’agit donc, d’emblée, que l’enfant ait le sentiment d’une libre et heureuse disposition de son propre corps, corps qui est non plus conquis par une nouvelle naissance, par sa naissance, voire par la naissance d’une autre humanité, par une renaissance de l’acte biologique et anthropologique de la maternité librement et pleinement vécue. Il s’agit, dans cette démarche, d’un primordial instinct retrouvé ; et dans l’espace dit de maternité, d’un lieu privilégié de convivialité où pourrait prendre forme, pratiquement, le miracle de l’homme « écologique » de demain.Tout-en-douceur-Accompagnement-naissance-Corinne-Dussouchet.jpg

Naissance dans la douceur du monde

2 réflexions sur “Corps désirant, corps désiré, corps objet de plaisir supplicié par la religion chrétienne. Comment soigner les maux existentiels qui en résultent ?

  1. pierrebamony dit :

    Corps martyrisé, corps torturé par les hommes, par les femmes, corps violé …sans religion aucune.

    Patricia Myriam Isimat-Mirin

    Patricia Isimat-Mirin

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