Deuxième Partie
Le Meilleur des mondes reflète-il les réalités du temps présent ?
« Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement plus angoissante : comment éviter définitivement cela ?… Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique, moins parfaite et plus libre » (épigraphe de l’ouvrage rédigé en français). Selon Aldous Huxley, « la vie marche vers les utopies ». À titre d’exemple, lorsque le concept de Robot été inventé par un écrivain tchèque, Karel Capek (1890-1938) ou par son frère Joseph Capek, dans les mêmes années que l’écriture du Meilleur des mondes, concept popularisé par l’œuvre magistrale Isaac Asimov (Fondation, les Robots etc.,), nul n’aurait pensé qu’un jour cette utopie allait devenir une réalité au point même de dépasser les réalités. Mieux, les robots sont devenus des voisins des hommes au quotidien.
Dès le XXe siècle, les robots avaient déjà effectué une entrée fracassante dans le monde de l’industrie. Car l’automatisation ou le travail effectué par des robots s’étend sur toute la terre. Bientôt, comme l’a si bien montré Jeremy Rifkin dans son ouvrage La fin du travail (La Découverte, Paris), on n’aura plus besoin d’aucun ouvrier humain dans les usines ou l’automation est en train de suppléer le travail des hommes. Dans cet ouvrage, il montre que les partisans de la robotisation du travers à outrance considèrent qu’un ouvrier coûte toujours très cher à l’entrepreneur. En outre, il est moins performant en matière de cadence du travail tayloriste. Il est sujet à la fatigue, aux maladies ; d’où les demandes de mise en congé temporaire. Il demande une augmentation de salaire et il peut se syndiquer pour pouvoir s’opposer aux décisions de son patron ou de la politique de l’entrepreneur, sans lequel, pourtant, il n’est rien. Pire, il n’a aucun moyen de subsister par lui-même. Tout cela est une perte de temps pour le financier et patron d’une entreprise, d’une usine ; et c’est un manque à gagner permanent en matière d’argent. Tout ceci n’a donc plus lieu d’être avec la robotisation du travail industriel.
En réalité, les grandes lignes de la philosophie du Meilleur des mondes se situent au début et à la fin de l’ouvrage.
A- Le trouble et le creux insondables de l’être humain
D’une part, rester sain d’esprit, pour un être humain, paraît une gageure. La santé de l’esprit est, en réalité, un privilège, une chance échue à quelques individus parmi les membres de l’espèce humaine. Cependant, l’Humanité ne permet pas qu’on le proclame ouvertement, qu’on avoue et qu’on reconnaisse ce phénomène dans l’espace public ; à moins d’être un éminent philosophe comme Nietzsche, qui a mis en avant, dans l’ensemble de son œuvre, le nihilisme, la décadence de la civilisation européenne, voire de tous les peuples de la terre aujourd’hui ; ou d’être un prophète ou un Messie comme Jésus-Christ qui entendait sauver l’humanité de sa faute métaphysique. En dehors de ces cas, et à titre de simple écrivain, rédiger un texte à propos de cette réalité a conduit très vite ses contemporains à réagir négativement en remarquant qu’on est « un symptôme déplorable de la faillite d’une catégorie d’intellectuels en temps de crise » comme Aldous Huxley a lui-même été traité, à son époque, par certains de ses contemporains.
En revanche, on peut vénérer le corps enseignant, qui professe le conformisme, et qui apparaît comme le chantre de l’état du monde qui est considéré comme étant bien tel qu’il est. Il n’y a donc pas lieu de changer quoi que ce soit à ce monde. Dans ce contexte, les trois facteurs d’élévation de l’homme, à savoir la science, la religion et la philosophie auraient des finalités autres que celles qui élèvent l’être humain au-dessus de sa nature biochimique. En fait, tout se passe comme si la science et la technologie seraient employées à endormir les gens comme si s’était le repos dominical, comme si elles étaient destinées à autre chose qu’à l’homme. En somme, l’homme doit être adapté et asservi par ces ouvrages de son esprit et de son intelligence. La religion pourrait être considérée telle la quête perpétuelle « consciente et intelligente de la fin dernière de l’homme ». Quant à la philosophie dominante de la vie, elle devrait poursuivre quasiment le même objectif que la religion. Ce serait « une espèce d’utilitarisme supérieur, dans lequel le principe du Bonheur Maximum serait subordonné au principe de la fin dernière ».
En ce sens, Le Meilleur des mondes est bien une dystopie qui dessine parfaitement une histoire- une malheureuse histoire- de l’avenir de l’humanité sur terre. Il est le fruit d’une longue observation par l’auteur de l’histoire moderne et contemporaine. Ainsi, ce n’est plus un secret pour personne que le progrès des sciences affecte grandement les sujets humains au point de les aliéner en profondeur, notamment la techno-science. De même, les progrès des sciences appliquées comme la chimie, la physique et, surtout, la biologie produisent des applications qui intéressent les êtres humains. La biologie, la psychologie, la physiologie donnent aux sciences de la vie les moyens de modifier grandement et durablement leur modalité d’existence.
C’est un livre d’avenir parce que l’on sait que le seul moyen de dominer l’être humain ne réside pas dans la transformation de son environnement, le monde extérieur, mais bien dans son intériorité, dans son âme et dans sa chair. Autrement dit, toute tentative de révolution se tiendra toujours au seuil de cette intériorité. C’est ce que Robespierre et ses compagnons, au XVIIIe siècle, n’ont pas compris ; la Révolution française de 1789 s’est retournée contre eux. Le peuple n’avait ni compris leurs intentions effectives, ni adhérer par l’esprit à la révolution : les gens ont préféré se battre pour défendre leurs intérêts personnels immédiats plutôt que pour l’intérêt majeur et général, qui engageait alors l’avenir du pays. En fait, il s’est agi de changer tout de suite l’État pour tâcher de résoudre le problème de leurs misères séculaires. C’est un échec semblable qu’a connu Babeuf, qui a tenté le changement en profondeur de la vie des hommes par la révolution économique.
De nos jours, l’on peut dire que l’idéologie mensongère du libéralisme économique, qui promet le paradis à tout un chacun par la libre entreprise et/ou initiative, a réussi à pénétrer la conscience des élites politiques du monde occidental, notamment, et à l’affecter gravement et dangereusement ; et ceci en raison des risques majeurs qu’une telle idéologie, une telle vision du monde humain fait courir aux peuples de notre commune Terre. Il en est de même des dirigeants de l’État planétaire : leur finalité est d’éviter l’anarchie en misant essentiellement sur la stabilité et la sécurité civiles. Ils assurent celles-ci par des moyens techniques et scientifiques. Elle apparaît ainsi comme la révolution ultime en tant qu’elle est la fin de la liberté individuelle.
Cette révolution en marche, à l’ombre du devenir humain, conduirait nécessairement à un État totalitaire. Dans quelques années, en effet, on ne cesse de nous parler de mondialisation, qui est une uniformisation des mœurs, des pratiques culturelles, du même modèle de progrès économique et techno-scientifique. Tout le monde aspire à la consommation à l’instar des habitants de l’Etat planétaire. Pour maîtriser cette masse quasi uniforme de consommateurs, que ce soit avant l’usage de « l’énergie atomique » ou après celui-ci, les dirigeants qui gouvernent cette mondialisation étatique, n’auraient d’autre choix que d’instaurer un État totalitaire. C’est en ce sens qu’Aldous Huxley écrit : « un État totalitaire vraiment « efficient » serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute mer sur une population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre, parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude. La leur faire aimer telle est la tâche assignée dans les Etats totalitaires d’aujourd’hui aux ministères de la propagande, aux rédacteurs en chef des journaux, et aux maîtres d’école{…} Les plus grands triomphes, en matière de propagande, ont été accomplis, non pas en faisant quelque chose, mais en s’abstenant de faire. Grande est la vérité, mais plus grand encore, du point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité » (pp17-18).
Certes, nous ne sommes pas encore sous la férule d’un État planétaire entièrement totalitaire politique, malgré quelques prémisses qui se dessinent déjà de par le monde. Nonobstant ce, nous sommes déjà sous la gouverne des Etats totalitaires économiques et technologiques. En matière économique, on a imposé dans tous les pays de la terre ou presque, le même modèle économique libéral comme l’unique voie du développement, le seul moyen du salut humain. En matière technologique, « le problème du bonheur consistant à faire aimer aux gens leur servitude », grâce à l’empire des objets technologiques : ordinateurs, appareillages portables etc. Cet avènement est devenu effectif. En effet, les inventeurs des appareils technologiques, entre autres, le téléphone portable, comme Smartphones et autres téléphones sophistiqués, ont réussi à introduire une sorte de prothèse de ces outils dans la conscience des individus. L’addiction est faite et tout un chacun est enfermé dans l’espace immédiat et séducteur de son portable, souvent vide de contenu instructeur de qualité. Et tout ceci se vit au détriment du livre, qui cultive élève l’esprit humain. À l’instar de la passion amoureuse qui aliène totalement la volonté du passionné, sa conscience et sa raison, par des chaînes psychiques impressionnantes et puissantes, l’usager du téléphone portable, aujourd’hui, se suiciderait presque si on s’avise de le lui enlever. Ce n’est plus une question de génération en entre les 10 à 25 ans ; la force attractive du téléphone portable a rendu effective la servitude des habitants de la terre. C’est pire qu’une drogue. C’est toute la conscience des gens qui est désormais sous l’empire absolu du portable. Ce phénomène agirait-il comme l’effet de la scopolamine !
L’autre élément scabreux et mortifère des temps présents en raison de la perte de l’autonomie d’une conscience humaine et qui reflète quelque peu la situation qui prévaut dans l’Etat planétaire, est sans doute le libertinage sexuel. À ce sujet, Aldous Huxley écrit : « à mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation » (p 20). En fait, il n’y a pas forcément de lien de nécessité, au regard de la réalité des sociétés, entre la propension à la consommation sexuelle et la perte de la liberté économique ou politique. Certes, dans toutes les sociétés humaines, les catégories sociales les plus démunies d’un point de vue économique, et qui ne font pas preuve d’une conscience politique aigüe, s’adonnent naturellement à l’activité sexuelle comme figure de compensation de leur existence misérable, sans saveur ni perspective heureuse. Toutefois, le phénomène du libertinage sexuel tient essentiellement à l’usage universel du portable.
D’une part, les grands enfants et les adolescents découvrent l’étalage du sexe (scènes érotiques et pornographiques) sur Internet par le biais de leur portable et autres Smartphones. Ce que l’être humain possède de plus sacré en son être profond, de plus métaphysique et de plus intime, de près absolument personnel, en l’occurrence, le sexe, est livré tous les jours à l’observation de tous de manière indécente. Et l’on comprend aisément que les adolescents en viennent à considérer que ce que l’on a toujours regardé comme l’amour se réduit finalement à une banale copulation bestiale, animale c’est-à-dire, instinctive. Les corps humains, féminins et masculins, livrent leur ministère, leur profondeur, leur cachette à tous sans vergogne ni pudeur. Ce genre de dépucelage des adolescents tue en eux le sens du véritable amour, absolument irréductible à ce type de consommation du sexe. D’autre part, comme l’usage universel du portable permet l’accès direct à Internet, notamment au libertinage sexuel, tous les verrous de la moralité traditionnelle ont sauté. La valeur de la fidélité dans le couple est devenue rétrograde. La durée du mariage également. Comme l’écrit Aldous Huxley : « dans quelques années, sans doute, on vendra des permis de mariage comme on vend des permis de chiens, valables pour une période de 12 ans, sans aucun règlement interdisant de changer de chien ou d’avoir plus d’un animal à la fois ». Le mariage à l’essai provisoire et la possibilité infini de changer de conjoint(e), quand on veut et comme on veut, a conduit nécessairement au libertinage sexuel. Le désir sexuel est devenu l’obsession de posséder une infinité de partenaires sexuels : femmes et hommes, ou les deux à la fois, pour varier la nature du plaisir. Dans l’Etat planétaire, on impose d’avoir accès à tous les partenaires sexuels que l’on désire, à titre de divertissement, sans attache aucune ni durée. Tout est fait pour l’exigence du plaisir (y compris et notamment sexuel) ici et maintenant. Les temps présents n’en sont guère différents : grâce à toutes les possibilités de rencontres sexuelles qu’offre Internet, c’est l’accès aisé à toutes les figures de partenaires ; aussi nombreuses et variées que possible. Pour parler vulgairement, Internet est un immense champ de « parthouse » selon le langage des adeptes de ce monde de vie et/ou des pèlerins de la recherche de plaisir sexuelle.
Or, le secret de la maîtrise du genre humain tient à deux facteurs essentiels, comme une ruse efficace du pouvoir qu’on peut ou qu’on veut exercer sur lui : d’abord, c’est de pouvoir entrer dans sa conscience pour la manipuler à sa guise. Ensuite, c’est la faculté de l’appréhender tout entier en le tenant par le sexe. Puisque c’est ce par quoi beaucoup de gens expliquent le sens effectif de leur existence en ce monde, il suffit de tâcher de réguler, de manipuler son activité sexuelle pour qu’il se soumette aisément. C’est ce que les religions révélées ont employé comme armes pendant des siècles pour domestiquer l’être humain. Cette domestication du sujet croyant serait totale si ces mêmes religions n’ambitionnaient de posséder, outre la puissance spirituelle, le pouvoir temporel au point de devenir des ferments et/ou sources de division en elles-mêmes et entre elles. Ceci a eu pour effet le désenchantement et, de nos jours, l’incroyance généralisée. L’avantage de l’État planétaire consiste, d’ailleurs, à prédéterminer ses habitants à être seulement ce qu’ils sont et non pas à être perpétuellement en quête de soi-même, à se chercher, à progresser par la culture savante, soit l’excellence même de l’exercice de l’esprit critique chez l’être humain.
B- La marche forcée vers la fin d’une humanité authentique et le triomphe de l’Etat planétaire totalitaire
Nous l’avons déjà dit, l’œuvre d’Aldous Huxley n’est pas une utopie, à moins que ce ne soit une utopie se transformant progressivement en une triste réalité effective. C’est bien plus une dystonie. En écrivant celle-ci, l’auteur invite l’humanité à prendre garde par rapport au modèle de société qu’il décrit dans son ouvrage. Elle doit tout faire pour éviter de le mettre en pratique, si elle a encore quelque bon sens. On pourrait dire que c’est le résultat d’une intuition prémonitoire à partir de l’observation des réalités de son temps c’est-à-dire les années 1930. Ce temps marque, depuis lors, la marche vers l’émergence de nouveaux mondes inouïs : ceux de la terreur inhumaine et du triomphe des machines, notamment de guerres qui font table rase des vies humaines là où elles atterrissaient grâce à leurs appendices humains.
Ce que les élites politiques de la terre ont toujours recherché pour la tranquillité de leur esprit dans l’appropriation et la jouissance exclusive du pouvoir souverain des peuples et de la puissance financière comme sa conséquence inévitable, l’État planétaire l’a accompli. Tel est le sens des propos de Mustapha Menier, Alpha plus et administrateur mondial, à John « le sauvage » : « le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce ne qu’ils peuvent obtenir. Ils se sentent à l’aise ; ils sont en sécurité ; ils ne sont jamais malades ; ils n’ont pas peur de la mort, ils sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse ; ils ne sont pas encombrés de nuls pères ni mères ; ils n’ont pas d’épouse, pas d’enfants, pas d’amants au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes ; ils sont conditionnés de telle sorte que, pratiquement, ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils doivent ». Ce faisant, l’État planétaire est un monde aussi parfait que possible puisque, pour eux, « Life is tale », ou « la vie est un conte » de fée. Tout est possible. L’essentiel des désirs et des besoins humains et comblé : ils ne connaissent pas de problèmes à la manière de ce qui ronge et mène l’existence humaine au point de rendre son bonheur impossible. Le monde intérieur des gens, tout comme leur monde extérieur, baigne dans un état de sérénité, de quiétude ou de « zenitude » de bon aloi de manière absolue.
Un tel monde fait penser à l’Éden d’Adam et Eve. Dès le départ, leur créateur met à leur disposition tout ce qui est de nature à combler leurs désirs et leurs besoins. En cet état providentiel, du fait même qu’ils avaient tout en surabondance, tout c’est qui était possible, ils étaient dans un état de satiété permanent. C’est qui a eu pour effet d’annihiler tout penchant à l’excès, à des désirs vains. Car, le plus souvent, nous sommes en proie à des désirs désordonnés, incohérents et déraisonnable parce que nous sommes sujets au manque essentiel, source de nos infortunes, de nos malheurs, de notre misère métaphysique. Dès lors qu’Adam et Eve ont violé l’interdit divin de consommer le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal en accédant l’usage de leur liberté, ce fut le commencement des maux qui allaient s’abattre sur eux et, dit-on, sur leurs descendants ; à commencer par la perte de leur innocence et l’accès à une mentalité d’adultes conscients d’eux-mêmes et de leur nudité. La liberté est donc la rupture du cordon ombilical avec une entité, de quelque nature qu’elle soit, qui les maintenait dans l’infantilité. Ainsi, l’usage de la liberté peut être scabreux. Et l’on comprend que l’État planétaire puisse nier la possibilité de la liberté en plongeant ses habitants dans un genre d’état semblable à l’Eden : à savoir l’art de vivre sous l’empire de l’ignorance comme une figure de faux bonheur, à l’instar de « l’imbécile heureux » dont parle John Stuart Mill dans son Utilitarisme.
Dans Le Meilleur des mondes, on impose la sécurité au nom de la liberté tout en bafouant celle-ci, en l’annihilant quasiment, à l’instar du monde qui est le nôtre qui, du fait des attentats commis par quelques écervelés musulmans, invoque et impose partout un système de sécurité oppressant, psychologiquement, voire en soi insécurisant au nom de la préservation des libertés individuelles des citoyens. Il s’agit là des mensonges grossiers, d’un parjure même contre l’esprit du peuple. C’est un art moins brutal que celui par lequel on impose la sécurité dans 1984 de George Orwell. Mais il n’est pas moins pervers, malicieux même. Ce faisant, dans l’Etat planétaire, on obtient la stabilité de manière absolue et radicale. Celle-ci n’est possible qu’au prix des illusions dorées comme la possibilité du bonheur pour tous, surtout pour les consommateurs imbéciles (mais quel bonheur ?), et des états somnambuliques opiacés sous l’effet de films sentants et d’orgue à parfum provoquant des sensations agréables pour éviter l’état de veille et, donc, la possibilité de penser, notamment de manière critique. C’est tout le contraire d’un bonheur effectif, même si celui-ci n’a rien de grandiose ; à tout le moins, il n’est pas offert sans effort. Il peut être le résultat d’une conquête.
Dans l’Etat planétaire, chacun de ses habitants traverse sa vie comme enfermé à l’intérieur d’un flacon. Le problème de l’égalité entre individus ne se pose plus dès lors que chaque catégorie à l’intérieur de son flacon et du caisson de son conditionnement spécifique se croit le meilleur et que les autres corps de la société sont seulement utiles au Tout (L’Etat) au même titre que tout le monde. Car admettre la possibilité d’une classe supérieure, comme les Alphas, conduirait nécessairement à l’instabilité dans les lieux de travail (puisque personne, du fait de sa supériorité intrinsèque) ne voudrait se soumettre aux autres, ni exécuter les mêmes tâches que lui. Donc, l’instabilité entraînerait l’état misérable des gens, mécontents de leur sort. Dès lors, la parcelle de conscience que chaque membre des strates hiérarchisées possède en partage est une conscience aliénée. Sa lumière ne vient pas du dedans, mais de l’extérieur, c’est-à-dire des Alphas plus, comme Mustapha Menier. Leur existence morne, sans aucune aspérité, d’ailleurs non nécessaires, se passe selon la manière dont celui-ci en fait la description : « pas d’effort excessif de l’esprit ni des muscles. Sept heures et demie le travail léger, nullement épuisant, et ensuite la ration du soma, les sports, la copulation sans restriction et le cinéma sentant » (P. 277). Même au niveau des sports, tout est dosé et pour éviter tout excès et susciter, ainsi, le désir permanent de s’y livrer.
L’État planétaire ne veut rien changer à son modèle de fonctionnement. Tout changement provoque des crises qui menacent la stabilité. On le voit chez les peuples : tout changement apparaît comme une menace pour leur habitude de vie ; surtout quand ils vivent dans l’opulence, l’aisance matérielle et/ou économique. Les seuls changements qu’ils peuvent souffrir sont de deux ordres : d’une part, les mutations presque imperceptibles ; d’autre part, celles qui sont issues des transformations technologiques qui sont considérées comme des facteurs de progrès matériel. De nos jours, on a tendance à insupporter tout ce qui est facteur de bouleversement majeur, de crise profonde. En revanche, les objets technologiques envahissent de plus en plus la vie quotidienne des gens. On en fait l’éloge et on se pâme d’admiration pour ceux-ci comme le fruit de l’intelligence humaine. Les mutations technologiques dans tous les domaines sont considérées comme la figure du progrès optimal au point de confondre progrès technologique et progrès scientifique.
En revanche, les conditionnements par la vie technologique sont si avancés, qu’on s’emploie à rejeter l’usage de nouvelles inventions qui bouleverseraient l’état présent des choses, des réalités. Il en est de même des découvertes scientifiques qui sont considérées comme subversives. Car elles risqueraient d’introduire des facteurs perturbants dans la vie somnambulique des habitants de l’État planétaire. C’est en ce sens que la science, en tant que telle, est considérée comme une ennemie du sommeil profond et de la conscience semi-comateuse des gens par la consommation du soma et des autres formes de divertissement. Et si la science se montre dangereuse pour cet état d’esprit, elle pourrait être bannie de la société ou de l’État planétaire. Car il n’y a plus de conscience d’un moi individuel. Et l’on doit se satisfaire de l’orthodoxie du modèle de vie de l’État planétaire. Or, la science, et non pas les techno-sciences, est élevée de nos jours au rang le plus élevé, quasiment comme une Déesse à laquelle on attribue volontiers la source de la Vérité. Pourtant, il faut le reconnaître, elle n’est capable d’être le fondement de cette valeur suprême, en réalité. Dans l’Etat planétaire, en tant que culture savante, elle est bannie pour éviter qu’elle éclaire les esprits et ne jette le trouble, ne cause des fractures dans la stabilité qu’elle-même a grandement contribué à instaurer. On le sait par Mustapha Menier lui-même, qui ne cache plus ses intentions les plus secrètes à des interlocuteurs désormais condamnés à l’exil ou à l’isolement total : « je m’intéresse à la vérité, j’aime la science. Mais la vérité est une menace, la science est un danger public. Elle est aussi dangereuse qu’elle a été bienfaisante. Elle nous a donné l’équilibre le plus stable que l’histoire ait jamais enregistrée… Nous ne pouvons pas permettre à la science de défaire le bon travail qu’elle a accompli. Voilà pourquoi nous limitons avec tant de soin le rayon de cette recherche, voilà pourquoi… Nous lui permettons de ne s’occuper que des problèmes les plus immédiats du moment. Toutes autres recherches sont le plus soigneusement découragées ». La vérité et la beauté ne sauraient être regardées comme des biens souverains. Car si le bonheur universel, en partage à tous les habitants de l’État planétaire, réussit à maintenir le fonctionnement harmonieux et régulier des rouages de l’État, la vérité et la beauté en sont incapables. On le voit : lorsque les masses parviennent à se saisir de la puissance, elle recherche spontanément le bonheur dans leur agir et non la vérité ni la beauté. Généralement, les gens sont disposés à vivre tranquillement.
De même que l’État planétaire a pris congé par rapport au fonctionnement des religions révélées, voire à la possibilité de l’existence de Dieu, de même les temps actuels sont marqués par le sceau de l’incroyance. Tout se passe comme si Dieu (ou l’idée de Dieu) est incompatible avec le monde des machines (la technologie dite avancée), la médecine scientifique, voire le bonheur universel. Ils ont fait le choix du triomphe des machines et de toutes sortes d’appareillage dans leur vie quotidienne, de la médecine et du bonheur sous quelque forme que ce soit. Après tout, on raisonne comme si on reconnaissait que l’on croyait en Dieu initialement parce qu’on avait été habitué, conditionné culturellement à y croire. A l’instar des préjugés au fond de la conscience d’un grand nombre d’individus sur la Terre, on croit des choses en vertu d’un conditionnement spécifique et originaire. Donc, la religion, la foi en Dieu conditionne les consciences pour maintenir l’ordre social, lequel serait bouleversé si les hommes s’avisaient d’agir de leurs propres initiatives. C’est pourquoi, l’instabilité est le signe de la fin de la civilisation, de toute civilisation, en somme. D’où l’usage « Soma » qui permet aux habitants de l’Etat planétaire de s’évader, de prendre congé de la réalité triviale. Mieux encore, il s’agit de calmer leurs angoisses, leur stress, leurs émotions fortes. C’est pourquoi, Mustapha Menier considère l’Etat planétaire comme « un christianisme sans larmes », qui rend seulement heureux.