Victor ou l’enfant sauvage de l’Aveyron – En quoi l’histoire de Victor a-t-elle constitué et constitue encore aujourd’hui probablement un fait insolite ? –

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Léger Charlène

De Vaujany Sébastien

(Lycée Saint-Marc 2003-2004-TPE, Thème L’insolite)

Document corrigé par Pierre Bamony

Introduction

   On parle, généralement d’objets, de situations ou encore d’événements insolites mais trop souvent de manière excessive. En effet, on a tendance à englober, sous ce terme, tout ce qui a trait au sensationnel, au surprenant, au «hors norme ». Pourtant, à l’origine, l’adjectif « insolitus » signifie «non accoutumé, inhabituel, qui agit contrairement à ses habitudes ou à sa nature» (Dictionnaire francais-latin, Bordas).

   Les histoires humaines exceptionnelles représentent, quant à elles, une autre forme d’insolite encore moins répandue. Ainsi, les enfants sauvages constituaient, autrefois, un « phénomène de société» et hantaient déjà, depuis longtemps, les mythes et l’imaginaire des hommes. Romulus et Remus dans la mythologie en est un exemple pertinent.

   L’étrange histoire de Victor de l’Aveyron est différente. Les faits – incontestables – se déroulèrent il y a deux cent ans à peine. L’affaire fit grand bruit jusque dans la capital… avant de tomber dans l’oubli le plus complet.

     Certains savants ou philosophes de cette époque fertile en débats auraient aimé vérifier leurs théories sur ce cas concret et singulier. .. mais la réalité résista à leurs analyses. Même le docteur ltard qui recueillit le garçon ne réussit pas, par sa pédagogie novatrice, dans sa tentative d’éducation.

   Encore à l’heure actuelle, l’enfant sauvage de l’Aveyron interroge, fascine : le mystère que cet enfant porte en lui n’est-il pas une part du mystère de l’Homme ? Dès lors, le regard que l’on porte sur Victor change. L’Aveyron a longtemps eu honte de son sauvage, plus de cent ans les langues se sont tues … Aujourd’hui, elle le revendique. Saint-Sernin lui a même dressé une statue, peut-être pour se faire pardonner d’être le lieu de sa capture et de ne pas avoir su l’apprivoiser.

   Son histoire reste donc avant tout légendaire et énigmatique : nul ne sait d’où il vient ni qui il est. Comme l’explique Lucien Maison, pour ce genre de situation, l’éclaircissement n’est pas toujours possible :

« Malgré les tentatives d’explication de critiques, historiens et spécialistes, il reste tant d’énigmes touchant aux situations normales du passé que nous ne sommes pas en droit d’espérer mieux en ce qui a trait aux situations anormales. »

   Nous allons néanmoins tenter de faire le plus de lumière possible sur le cas de Victor.

I- Les enfants sauvages

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A- Qu’est-ce qu’un enfant sauvage ?

     L’enfant (infans) est celui qui ne parle pas. Le « sauvage» vient du latin « silva », la forêt ; il semble à l’état de nature, en liberté, c’est-à-dire ni apprivoisé, ni domestiqué, ni cultivé, il est sans règle. Il fuit les hommes, il est grossier, inhumain. C’est donc un enfant « privé» du commerce social, de l’échange avec les autres hommes. Privé, donc manquant de quelque chose auquel il a droit, manquant de quelque chose que sa nature réclame. Il est en deçà des échanges et de la communication.

     Cette notion même est controversée. L’arriération mentale pourrait être la cause de l’abandon des enfants et non son effet. Ces enfants pourraient avoir été autistes : d’ailleurs, au début du film de Truffaut, on voit Victor se balancer dans les branches d’avant en arrière, tels les autistes n’ayant pas connu le bercement dans les bras de la mère. Les enfants sauvages ne nous font aucunement découvrir l’homme naturel. Ils ne représentent pas la tabula rasa expérimentale. Ils ne sont pas les « bons sauvages ».

     Dans le cas de Victor, on peut le considérer comme sauvage dans la mesure où il a vécu en dehors de la civilization, mais également en raison de son comportement agressif envers tout ce qui est extérieur à lui.

     Ainsi, ce que nous entendons par enfant sauvage serait le fait que Victor a été trouvé trop tard pour pouvoir atteindre un niveau d’intelligence moyen qui se manifesterait par le simple fait de pouvoir reparler. Par conséquent, il semblerait impossible à cet enfant de devenir un homme dans toute sa plénitude. Aussi, étant donné qu’il a cette « nostalgie permanente» à la vue d’une forêt, cela amènerait à dire qu’il a et qu’il aura toujours cet instinct qu’ont les animaux car l’homme n’a qu’un destin possible. En effet, ce que nous voulons montrer par là, c’est que l’homme dans la nature ne deviendra pas un homme pleinement. Mais, en revanche, dans une civilisation, son évolution est continuelle. C’est pourquoi Victor demeura un enfant sauvage mais contradictoirement un enfant sauvage civilisé par les hommes.

B- Les travaux de Malson : Lucien Malson Les enfants sauvages

   Lucien Malson, spécialiste de la psychologie sociale et auteur du livre Les enfants sauvages paru en 1964, expose pour la première fois la totalité des cas connus d’enfants sauvages, les envisage d’un point de vue critique et en tire des leçons. Son ouvrage aura un impact plus que décisif.

   Selon lui, on appelle enfants sauvages de « jeunes êtres que le sort a condamnés à vivre seuls et qui ont été longuement privés d’éducation ».

1- Le facteur de la solitude

   Malson a recensé et étudié plus de cinquante cas d’enfants qui ont survécu en situation d’extrême isolement. Selon lui, le rapport à l’autre n’est pas le même chez l’homme et chez les autres animaux. Il faut interpréter cette thèse de la manière suivante : il existe différents types de rapports. Le premier rapport des hommes entre eux révèle des conventions et le second de l’affection et de l’inclination.

   Ces deux premiers rapports se différencient totalement de celui des animaux entre eux.

En effet, l’animal n’est pas doté du langage articulé permettant la conceptualisation, le langage est le propre de l’homme.

   Chez les animaux, le contact des autres n’est pas essentiel au point que leur absence entraverait le développement normal de l’individu isolé. C’est le contraire de l’homme, espèce singulière, qui naît véritablement inachevé et dont les connexions cérébrales qui se forment dépendent des sollicitations de l’entourage, donc des autres. C’est ainsi que l’enfant apprend à parler, développer des capacités de représentation et d’abstraction.

   Donc, dans le cas de l’homme, la présence ou l’absence de l’autre a toujours un impact déterminant comme le prouve le cas des enfants sauvages. Dans ce sens, il note que « dans la solitude, les enfants sauvages connaissent un arrêt de développement ou une régression entraînée par la blessure affective de l’abandon soudain. »

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     L’homme ne peut donc pas vivre seul selon cette explication de Malson :

« L’homme sans la société des hommes ne peut être qu’un monstre parce qu’il n’est pas d’état pré culturel qui puisse réapparaître alors par régression. »

2- Le facteur de l’hérédité

   Pour l’auteur, la nature de l’homme dépend tout d’abord de l’hérédité de l’individu :

« La taille, le poids de l’enfant par exemple, sont sous la dépendance de potentialités héréditaires, mais aussi de conditions d’existence plus ou moins favorables qu’offrent le niveau et le mode de civilisation. Que la nourriture, la lumière, la chaleur – mais aussi l’affection – viennent à manquer et le schéma idéal se trouve gravement perturbé. »

   Il n’y a donc pas d’hérédité autre que biologique, il s’agit de révoquer l’argument d’une nature humaine universelle, de questionner la part de l’inné et celle de l’acquis. Pour un enfant qui a vécu dans la nature et qui n’a reçu aucune éducation, Victor est un individu ayant survécu par son instinct (inné).

   Ensuite, il faut prendre en compte l’hérédité de l’espèce.

«Ainsi l’enfant recevrait-il au départ comme une hérédité de l’espèce la vocation d’être intelligent, en même temps que celle de reconnaître son semblable. »

   En fait, le sujet humain a en lui des dispositions et des élans de son espèce. La culture, les pratiques, les caractéristiques d’une population diffère selon l’espèce à laquelle elle appartient. Lucien Malson prend comme illustration de son propos l’exemple des Indiens et des Eskimos qui élèvent différemment leurs enfants.

C- Approche scientifique des concepts de Linné et Darwin

1- La théorie de Linné

   Le naturaliste et médecin Linné, célèbre pour avoir élaboré un système de classification des espèces, est le premier à s’intéresser aux problèmes que posent les enfants sauvages. En se penchant sur le sujet, il réussit à créer le concept de l’« homo ferus », homme sauvage. Deux caractéristiques majeures définissent selon lui “l’homo ferus” :

Il est généralement « tetrapus » (quadrupède) et « mutus » (sans parole). Linné le disait également « hirsutus » (velu) par une extension abusive.

     Selon Linné, environ dix enfants sauvages furent trouvés entre le XVIIe et le début du XVIIIe siècle.

2- Le concept de Darwin

   Afin de progresser dans le domaine des sciences, le naturaliste britannique posa les fondements de la théorie de l’évolution grâce au concept de la sélection naturelle.

   Darwin affirmait que « l’intelligence se développait par la technique, la pensée par les relations avec autrui. »

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Les savants qui ont tenté d’analyser le cas de Victor comme Bonnaterre, Pinel et surtout Hard ont tâché de suivre le programme d’adoption de Darwin que voici:

Programme d’adoption                                                                           Démarche scientifique

– Choisit » unc CSP(‘CC                                                                            – Observer

– Formuler une demande

– Organiser la recherché                                                                            – Formuler des bypothèses

– Cueillir les don nées

– Traiter l’information

– Valider le contenu                                                                                    – Vérifier les hypothèses

– Éditer la liche

– Assurer la communication                                                                                   – Élaborer des théories

                                                                                                             – Communiquer et diffuser les résultats

       D’ordinaire destiné à l’étude des animaux, le concept sera employé pour étudier l’enfant sauvage, plus proche des animaux par sa nature. Il s’agit de s’attacher à une espèce, de l’observer, émettre des hypothèses la concernant et les communiquer. Ce fut le travail officieusement demandé au spécialiste Pinel par le ministère. Cependant pour ce scientifique, l’étape de vérification des hypothèses fut bien souvent superficielle dans la mesure où les convictions furent prédominantes à un raisonnement purement objectif En effet, l’hypothèse suivante est difficilement vérifiable, à savoir Victor était-il vraiment idiot comme le soutenait Pinel ?

     Itard, quant à lui, conserva une démarche plus rigoureuse et progressive sans émettre de jugement hâtif et en formulant des théories moins catégoriques.

II- L’histoire de Victor et son contexte

A – La vie de Victor

1- Situation du pays de l’enfant sauvage

Situation du « pays de l’enfant sauvage»

La vie quotidienne au pays de l’enfant sauvage, Plancke

   Le département de l’Aveyron fut formé en 1790 avec l’ancienne province de Rouergue. La Rouergue se subdivisait en trois parties : le comté du Rouergue, le Hantez et la basse Marche. Rodez, évêché à 150 lieues au sud de Paris, est la capitale de toute la province.

   Son relief est tourmenté, dissymétrique en pente d’est en ouest. Les montagnes (monts d’Aubrac, de Lacaune et du Lévezou) représentent 33% du sol. Le climat de l’Aveyron est original avec les nombreuses influences qui s’y mêlent : océanique au printemps, continental en hiver et méditerranéen en été. Les pluies y sont abondantes. Aussi on comprend combien les conditions de vie d’un enfant « sauvage» furent rudes et difficiles dans cette région hostile.

     La région a été malheureusement pour le reste et trop souvent le parent pauvre des livres d’histoire et géographie. Un manuel de 1824 n’y consacre que quelques lignes. La seule célébrité qu’a pu acquérir la ville est dûe à l’impact d’un meurtre commis de l’un des principaux habitants et de la procédure criminelle qui en a résulté dans cette petite ville de province bien tranquille.

   Et c’est tout ! du moins jusqu’à la découverte du petit Victor dont voici l’histoire …

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2- La pré-histoire

     En mars 1797, dans la Tarn, très exactement dans les bois de Lacaune, deux bûcherons découvrent, jouissant d’une liberté insolite, un enfant nu qui fuit tout témoin. Il vivait dans une espèce de hutte qu’il s’était bâtie avec des branches et du feuillage. Ils réussissent à le capturer en le ligotant pour éviter qu’il se débatte et le conduisent à la ville.

     Agé de 11 à 12 ans, mesurant 1,36m, il a la peau blanche et fine, couverte de cicatrices vraisemblablement causées par des épines et une large balafre allant d’une oreille à l’autre et formant un gros bourrelet rouge comme si on avait tenté de l’égorger. Ses cheveux sont longs, embroussaillés, ses yeux noirs et enfoncés. Son nez est long et son visage rond. Il a le regard apeuré d’une bête traquée, se tenant sur la défensive. Maigre mais vigoureux, il semble sourd et muet, ne poussant que des sons gutturaux. On note enfin un genou anormalement développé.

   Après quelques jours passés auprès des hommes, le jeune «sauvage» profite d’un relâchement de la surveillance pour s’échapper et regagner la fôret.

3- Joseph ou l’enfant sauvage de Lacaune

   En juillet 1799, quinze mois après sa fuite, il est à nouveau capturé par trois chasseurs. C’est de cette époque que date son entrée dans la société. Le maire décide de confier le garçon à une veuve qui prénomme l’enfant Joseph. Il reste quelques semaines à Lacaune où il apprend à faire cuire des pommes de terre. Néanmoins, son état est désastreux : il refuse de porter des vêtements, les souille et vit dans une saleté repoussante.

   Huit jours plus tard, certainement à cause des mauvais traitements que lui infligeait la femme, il s’échappe de nouveau. Mais il ne retrouve pas le chemin du bois et erre dans les montagnes et les hameaux de cette contrée sur un rayon de 40km. Il ne s’arrête que pour mendier sa nourriture dans les fermes ou pour déraciner des légumes dans les potagers.

     Il est aperçu à plusieurs reprises à Roquecézière, Saint Salvi et Rougéty où il se retrouve une fois de plus prisonnier.

   Gardé plusieurs jours enfermé dans une ferme, il réussit à s’échapper par le panneau de la porte qu’il avait défoncée.

4- La capture definitive : de St Sernin à St-Affrique

     Le 9 janvier 1800, l’enfant « sauvage» est vu à la sortie d’un moulin près de Pousthomy.

Ensuite, imprudemment, poussé peut-être par la faim, il entre dans le jardin d’un teinturier de St Sernin sur Rance … Là, il est appréhendé. La civilisation le tenait, elle n’allait plus le lâcher.

   Alerté, Constans Saint-Estève, commissaire du gouvernement de la ville, vient le chercher.

Il décide alors de lui donner le nom de sa ville d’accueil St-Sernin. Dès le lendemain, il informe le Ministre de l’Intérieur, Lucien Bonaparte de sa trouvaille :

     « Un enfant sourd et peut-être muet de naissance qui outre l’intérêt qu’il inspire par la privation de ses sens [ … ] présente encore dans ses habitudes quelque chose d’extraordinaire qui le rapproche des sauvages et qui doit le faire considérer comme un être phénoméneux. »

   L’enfant est transféré à l’hospice civil de St-Affrique le 10 janvier afm d’éviter sa fuite. A son arrivée dans l’établissement, c’est un enfant traqué, hagard, épuisé. Il mord qui tente de le contrarier, répugne ses vêtements et refuse de se coucher dans un lit. Sans pudeur, il satisfait ses besoins naturels partout où il se trouve. Chaque fois que l’on s’approche de lui avec une corde il lève lui-même les bras et présente son corps pour être attaché. Ce qui amène le commissaire du gouvernement à penser qu’un traitement dur fut la cause première de sa fuite dans les bois. Ultime remarque faite par l’hospice : il paraît très intelligent.

   Le bruit de sa découverte se répand dès la fin de janvier et c’est par les journaux nationaux que l’ordre est donné de le transférer à Rodez en attendant une détermination ultérieure.

5- Le citoyen Bonnaterre

     Le 4 février 1800, il arrive à Rodez où il attire la curiosité publique : tout Rodez semble être dans la rue.

L’enfant est confié aux soins du naturaliste Bonnaterre. Il observe à son tour le comportement de son élève (car il avait le secret espoir de devenir l’éducateur du malheureux enfant). Il nous a laissé de lui une « notice historique sur le sauvage de l’Aveyron », éditée en 1800.

   En outre, il observe que l’enfant murmure quand il mange, qu’il manifeste des colères subites, que son sommeil est réglé sur le lever et le coucher du soleil et qu’il a une dilection pour les flammes. Malgré de nombreux progrès, le jeune garçon reste globalement un être curieux, bizarre et muet : il n’a toujours pas dit d’où il venait.

Intéressé par le cas, le ministre Lucien Bonaparte réclame son transfert à Paris à fin d’études. L’Abbé Sicard, instituteur des sourds-muets, doit se pencher sur son cas au niveau médical afin de progresser dans les connaissances humaines. Pour retarder le départ de l’enfant, Rodez prétend que l’on recherche ses parents.

   Paris s’impatiente. Un rappel impératif du transfert est envoyé au préfet de l’Aveyron. Six mois plus tard, il part donc pour Paris.

6- Paris : des badauds et des savants

   A son arrivée le 20 septembre 1800, le jeune aveyronnais attise la curiosité… La capitale s’empare du fait divers.

     Le plus célèbre psychiatre de l’époque, Pinel, avec le soutien de la Société des Observateurs de l’Homme se penche sur le cas. Son arrêt médical est irrevocable : « tout [lui] donne lieu de soupçonner que le prétendu sauvage n’est qu’un imbécile ». Il rédige un rapport dans lequel il explique voir en lui non pas un individu privé de ses pouvoirs intellectuels, mais un idiot identique à tous ceux qu’il a connus à Bicêtre. De nombreux savants maintiennent sa thèse dont Esquirol et l’Abbé Sicard.

   Jean Itard, tout nouvellement médecin-chef de l’Institut des sourds-muets, grand lecteur de Condillac, se permet d’émettre une opinion contraire.

7 – Itard et l’avancée vers la civilisation

   Le docteur Itard espère éveiller l’esprit de l’enfant. On lui offre alors la possibilité de faire ses preuves en remettant le « sauvage» entre ses mains. Ce dernier est placé chez une femme nommée Mme Guérin. Le 24 février 1801 annonce le début de dix-sept années de soins et d’efforts. Son pédagogue lui choisit le prénom de Victor en raison de la dilection particulière où il semble plonger lorsqu’on lui répète la voyelle O. Au bout de six mois d’éducation, Itard publie son premier rapport sur le jeune Victor où il expose ses méthodes et fait le bilan des progrès de son élève.

8- Le début de la fin

   Après un deuxième rapport au ministère de l’intérieur en 1806 exprimant ses écueils et ses échecs, Itard abandonne complètement les leçons prodiguées à Victor. Profitant de l’enseignement qu’il tire de ses années de soins et d’expérience auprès de cet enfant, il tente l’éducation de six petits sourds-muets.

   En 1811, Mme Guérin et Victor s’installent dans une dépendance de l’Institution des sourds-muets sous les instances du ministre. Au numéro 4 de l’impasse des Feuillantines, ils seront voisins de Victor Hugo encore enfant.

   Victor de l’Aveyron meurt finalement quadragénaire au commencement de l’année 1828, entièrement oublié. Il emportait son secret dans sa tombe, n’ayant jamais réussi à parler.

B- Le contexte

1- Victor : De la légende au mythe

Hypothèses envisageables sur les mystérieuses raisons de son abandon

       Si Victor n’était pas complètement sourd, il était néanmoins mal-entendant et il ne comprenait ni le français ni le patois.

   Dès la première de ses captures, le merveilleux, la rumeur s’emparèrent de l’affaire.

     On formula les hypothèses les plus absurdes : génération spontanée, membre d’une tribu sauvage inconnue vivant dans les bois de Lacaune, « sauvage» venu à travers mers et monts d’Asie ou d’Afrique ; on parla même d’un démon vomi de l’enfer ou du résultat de l’accouplement inavouable d’une sorcière et d’un bouc !

   Les racontars allèrent bon train : il était le produit d’amours adultérines ou incestueuses, il était le fils illégitime d’un notaire qui l’abandonna à l’âge de six ans car il était muet, il était natif de la région de Castres, etc.

   On le prétendait même avoir été élevé par une louve – le fait légendaire depuis Romulus et Rémus a, paraît-il, réellement existé aux Indes au siècle dernier car il flairait sa nourriture comme un canidé, lapait son eau et se déplaçait rapidement à quatre pattes. Depuis toujours les loups étaient en effet nombreux, dans cette région dont on disait que c’était un des pays où le loup a tué le plus d’hommes ; près de Saint-Crépin, la Loubière n’est-elle pas la forme occitane du repaire des loups ?

   La gendarmerie de Lacaune procéda, sans résultat, à une enquête. Constans-Saint-Estève parcourut la région, visitant châteaux et chaumières, cherchant dans les contrées proches de la forêt de la Bassine sans en tirer un véritable indice. Malgré ses vaines investigations, il pensait – et le racontait au soir de sa vie – que l’enfant avait été abandonné par des parents que la pauvreté et la misère avaient poussés à cette inhumaine extrémité. Cela ne vous rappelle-t-il pas la légende du Petit Poucet ? Dans toute légende existe une part de vérité et il est vrai que la région de Lacaune connut la disette durant l’hiver 1793-1794. Et pourtant le 17 février 1796, à la suite d’une embuscade tendue par des brigands à l’entrée du bois de la Bassine et qui coûta la vie à un gendarme, le bois fut fouillé par 42 militaires et gardes nationaux qui ne trouvèrent pas les assassins ; mais si l’enfant sauvage avait déjà été là, aurait-il été vu ?

     On envisagea – idée moins invraisemblable – un enfant perdu dans un quelconque remous de la tourmente révolutionnaire et à Rodez l’enfant fut visité, mais en vain, par deux pères qui cherchaient désespérément leur jeune fils disparu après la révolte de Lodève et le siège de Toulon.

A la Claparède, Mme Malaterre nous a récemment raconté une version qu’elle tient d’une tante lacaunnaise : la jeune fille d’un château avait fauté ; après l’accouchement, un domestique fut chargé de faire disparaître le nouveau-né. Il le cacha dans un buisson où il allait subrepticement lui donner des biberons jusqu’au jour où une louve prit la relève. La famille, selon cette tradition, existerait toujours.

     En revanche, jusqu’à une période toute proche, nous a dit Pierre Villeneuve, les habitants de Saint-Sernin avait perdu tout souvenir de l’enfant sauvage … alors que son cas était toujours connu à l’étranger, à preuve cet étudiant américain qui avait reçu, il y a plus de dix ans, une bourse de l’US ARMY, intéressée par ses conditions de survie en milieu hostile, pour venir enquêter sur place ! Et il n’y a pas si longtemps, nous a raconté une habitante de Roquecezière, qu’au restaurant A quo de Baruto, des touristes de passage évoquaient cette histoire, parmi lesquels une femme affirmait qu’il vivait encore ! Sans doute cette brave femme l’avait-elle vu à la television ?

     A l’époque, l’histoire qui avait le plus de succès était celle d’un homme riche qui soupçonnait son fils d’être le fruit d’une liaison coupable de sa femme. Il le remit à un voisin cruel et cupide qui, moyennant une forte somme, se chargea de le faire disparaître. Il le conduisit une nuit dans les bois, commença à l’égorger quand un reste de conscience l’empêcha de poursuivre son geste. Il abandonna sa petite victime ensanglantée pensant que les bêtes de la forêt achèveraient sa tâche.

     Peu de temps après ce prétendu événement, un homme fatigué par la vie ou harcelé par le remords arriva à Roquecezière, escalada le rocher et se précipita dans le vide. Son corps fut retrouvé mutilé et méconnaissable 60 m plus bas. On se rappela ce fait divers au moment de la capture de l’enfant sauvage.

     En 1962, le docteur Pierre Chabbert qualifiait d’invraisemblable l’hypothèse de l’enfant abandonné par sa famille qui avait tenté de l’égorger. Mais la cicatrice docteur ? Toutes les descriptions sont formelles : elle avait 41 mm de long à l’extrémité supérieure de la trachée-artère et semblait avoir été faite par un objet tranchant.

     Une hypothèse n’a jamais été propose : un problème religieux. Au début de l’hiver 1806, près de Brusque, un jeune orphelin de 13 ans, d’une famille protestante, disparaissait de chez son grand­père. On crut longtemps qu’il avait été dévoré par une bête sauvage quand on le retrouva chez le curé de Montlaur. Il s’était sauvé, puis réfugié chez une tante catholique qui l’avait placé chez ce prêtre qui ne voulut pas, tout d’abord, rendre son protégé qu’il avait converti, à sa famille, aidé en cela du sous-préfet de Saint-Affrique qui n’était autre que Constans-Saint-Estève. Et si l’enfant sauvage avait été victime du fanatisme religieux encore vif en ce temps là?

     Il y a tout lieu de croire que cet enfant sauvage était un handicapé mental. Mais d’où venait-il ?

Le docteur Chabbert pense qu’il avait été séparé de son milieu familial à l’âge de 6 à 8 ans puisqu’il avait perdu le sens du langage, voire plus tard s’il vivait dans un milieu à langage trè réduit.

       Les contemporains, les docteurs Pinel et Esquirol et Constans-Saint-Estève estimaient qu’il s’agissait d’un idiot abandonné à cause de son état, par une mère coupable ou une famille misérable.

     Il pouvait également s’agir d’un enfant anormal placé dans la région par un hospice et qui se serait égaré et n’aurait pu retrouver la maison. Somme toute, les parents nourriciers ont peut-être été contents d’être débarrassés de ce poids mort. Nous avons vu qu’il régnait une certaine anarchi dans la tenue des registres, des papiers et autres documents concernant ceux qu’on appelait 1es bâtards. Il n’était guère facile d’organiser une surveillance administrative des fermes isolées de la montagne, quand les routes n’étaient pas sûres et que les gens ne savaient pas lire.

     Quoiqu’il en soit, il aurait été un enfant aimé, malgré son handicap, et supposé avoir été dévoré par une bête sauvage que ses parents auraient averti les autorités ou se seraient manifestés lors sa capture.

S’il n’a pas été réclamé, c’est qu’il avait été volontairement perdu.

   Mais c’était sa survie, estime le docteur Chabbert, qui posait de nombreuses questions en raison du froid et de l’alimentation.

   Cette énigme n’a jamais été résolue. Et si cet enfant anormal avait été caché durant des années, au fin fond d’un galetas ou d’un cabanon – il est arrivé que l’on séquestrât de tels malheureux – nourri comme une bête, battu pour le calmer (d’où certaines cicatrices), blessé par accident, s’était-il échappé de cette prison peu de temps avant sa première capture ? Vous pensez bien que des parents indignes ne seraient pas venu le chercher …

~ Le légende selon les auteurs de l’époque et le mythe populaire

     On peut se demander si cette légende, comme la plupart des légendes, ne fut pas créée pour combler certains besoins d’adultes, de parents ou de garants de la perpétuation de l’ordre social. En attendant voici comment un contemporain d’Itard, J-E. Esquirol, résuma cette belle legende : …..

   Nous avons trouvé intéressant de confronter ce point de vue avec celui d’un autre historien, Foulquier-Lavernhe qui en 1875 reste plus réservé quant à l’état de santé du jeune Victor. Il se garde d’affirmer qu’il est idiot mais voit seulement dans son histoire un destin plus malheureux. Voici son hypothèse relative à la légende : «Une mère coupable, une famille dans la misère abandonne son fils idiot ou imbécile ; un imbécile s’échappe de la maison paternelle, et s’égare dans le bois, ne sachant retrouver son habitation ; des circonstances favorables protègent son existence ; il devient léger à la course, afin d’éviter le danger ; il grimpe sur les arbres pour se soustraire aux poursuites de quelque animal, qui le menace ; pressé par la faim, il se nourrit de tout ce qui tombe sous sa main ; il est peureux parce qu’il a été effrayé ; il est entêté, parce que son intelligence est faible. Ce malheureux est rencontré par des chasseurs, amené dans une ville, conduit dans une capitale, placé dans une école nationale, confié aux instituteurs les plus célèbres ; la cour, la ville s’intéressent à son sort et à son éducation ; les savants font des livres pour prouvr que c’est un sauvage, qu’il deviendra un Liebnitz, un Bufffon ; le médecin observateur et modeste assure que c’est un idiot. On appelle de ce jugement ; on fait de nouveaux écrits ; on discute ; les meilleures méthodes, les soins les plus éclairés sont mis en oeuvre pour l’éducation du prétendu sauvage ; mais de toutes ces prétentions, de tous ces efforts, de toutes ces promesses, de toutes ces espérances, qu’est-il résulté ? Que le médecin observateur avait bien jugé ; le prétendu sauvage n’est autre qu’un idiot. Tel avait été le jugement de Pinel sur le sauvage de l’Aveyron. Concluons de ceci que les hommes dépourvus d’intelligence, isolés, trouvés dans les montagnes, dans les forêts, sont des imbéciles, des idiots égarés ou abandonnés”.

       Nous avons trouvé intéressant de confronter ce point de vue avec celui d’un autre historien, Foulquier-Lavernhe qui en 1875 reste plus réservé quant à l’état de santé du jeune Victor. Il se garde d’affirmer qu’il est idiot, mais voit seulement dans son histoire un destin plus malheureux. Voici son hypothèse relative à la légende.

   “Mais le merveilleux s’empara de cet événement, le roman s’ajouta aux récits populaires, et, pourquoi ne pas le dire, il trouva peu d’incrédules. D’après ces rumeurs, l’enfant n’était rien moins qu’inconnu ; il était originaire d’un village éloigné, connu dans la contrée. Il appartenait, disait-on, à une famille riche et favorisée des dons de la fortune. Sa mère, mariée contre son gré à un voisin opulent, mais abhorré, n’ avait pu se faire pardonner sa répugnance et son aversion. Le temps, au lieu de l’atténuer, n’avait fait qu’aggraver l’incompatibilité d’humeur des deux époux, dont l’union avait été consommé sous de funestes auspices. Un enfant, premier fruit d’un hymen malheureux, était né, et loin de rapprocher les deux époux, cet événement avait fortifié la répulsion réciproque. Le père, constamment poursuivi par des soupçons qui l’outrageaient, en proie à des pensées homicides, ne voyait dans cet enfant encore au berceau que le témoignage importun de sa honte. Il résolut de s’en défaire à tout prix. Un jour, il appela auprès de lui son voisin, un homme dont l’extérieur annonçait la cruauté :

       « Tu vois, lui dit-il, en le recevant, tu vois cet enfant qui est l’idole de sa mère et l’opprobre de mes jours ; son image me poursuit jusque dans mon sommeil, sa présence est pour moi un supplice. Délivre-moi de cet enfant et cette bourse est à toi ».

       A la vue de l’or qu’on fit briller à ses yeux, le bandit n’hésita point et la nuit suivante, l’enfant disparut. Après une longue marche, il arriva avec son fardeau dans la forêt qu’il connaissait bien, il pénétra dans l’endroit le plus cache, et là, déposant l’enfant il allait l’immoler loin du monde, loin de tout regard humain. Déjà le poignard avait entamé le cou, lorsque le courage lui manqua ; il jeta le fer loin de lui, il abandonna l’enfant et prit la fuite, plein d’horreur contre lui-même, en maudissant l’heure où il avait accepté ce sinistre mandat. Il pensait que les bêtes féroces achèveraient le forfait qu’il n’avait pas osé consommer.

     Peu de temps après cet événement, un homme, fatigué de la vie, harcelé par des remords secrets, arriva un jour à Roquecézière ; il monta sur le point le plus élevé du célèbre rocher de ce village et mesurant d’un long regard la profondeur de l’abîme, il se précipita froidement d’une hauteur de 60 mètres ».

     Et les légendes différentes se succédèrent … Le mythe perdura … Victor fut plus ou moins oublié jusqu’au moment où l’histoire refit surface. Voici un article du journal Midi Libre datant de 1987 figurant dans la brochure qui nous a été envoyée du syndicat d’initiatives de St Sernin traitant de la légende de cet enfant sauvage. L’Aveyron a longtemps nié son sauvage, maintenant elle est fière de le présenter au grand jour…

 LA PETITE ENFANCE DU PAUVRE VICTOR

     Comme elle ne parlait pas et semblait parfois ne pas entendre, au village, on la disait « simple» et voilà. Marie était la plus douce et la plus gentille des petites filles, enfant unique, fait rare à cette époque, d’un couple de paysans de Lacaune. Elle vivait dans une maison à l’orée du bois.

   Elle aidait sa mère et s’occupait des animaux, un cochon, cinq poules et un coq, car ses parents n’étaient pas pauvres.

    Les années passèrent et la fillette devint une belle jeune fille, toujours. silencieuse. Un jour qu’elle cueillait des noisettes, elle vit arriver un garçon. Tout le monde le connaissait, il s’appelait Luis, avait vingt ans et était espagnol. Il s’était loué quelques mois plus tôt chez un bûcheron du coin. On se moquait un peu de lui, car il ne parlait que sa langue et avait du mal à se faire comprendre de ces rudes Languedociens. Mais il avait une façon de rouler des épaules qui faisaient vite cesser les plaisanteries.

    Marie, elle, écoutait ce qu’il lui disait sur le chemin de la forêt et souvent elle le rencontrait. Il lui chantait des chansons de son pays. Il lui plaisait. Puis il partit et Marie fut triste. Elle sut qu’il ne reviendrait pas.

     Quand elle vit que son ventre s’arrondissait, un soir, elle vola chez elle un morceau de lard, un pain noir et, enveloppée dans une vieille cape en laine, s’enfuit dans la campagne.

   Elle fit son petit dans les bois, l’allaita comme elle put au début, puis lui fit partager sa misérable pitance de châtaignes, de glands, de baies et de racines. Pendant cinq ans, la mère et l’enfant vécurent cette pauvre existence de bêtes farouches, cramponnés à leur instinct et s’enfonçant tous les jours un peu plus dans leur nature sauvage, coupés totalement des hommes.

   Mais une nuit de gel et de neige, Marie ne put résister à l’attrait d’un feu qui brûlait dans une clairière. C’était une bande de voleurs qui se cachaient pour se partager leur butin. Elle oublia sa prudence et s’approcha doucement, mais le craquement d’une branche morte les trahit. Le chef des bandits se leva d’un bond, se précipita hors du cercle des flammes, son coutelas à la main et tomba sur les deux malheureux. Il saisit la mère par les cheveux et se débarrassa d’un méchant revers de lame du petit garçon qui essayait de le mordre. Les brigands levèrent le camp en hâte, emportant Marie dont on n’entendit plus jamais parler.

    L’enfant, couché sous les broussailles, guérit de sa blessure à la gorge et seul, muet et obstiné, reprit la vie qu’il avait connue avec sa mère. Plusieurs fois on signala sa présence furtive. Un jour même, trois chasseurs le capturèrent au moment où il tentait de grimper à un arbre pour leur échapper. Confié à une veuve du hameau voisin, il s’enfuit au bout d’une semaine. Quelques temps plus tard, cependant, il entra de lui-même dans une maison de Saint Sernin, en Aveyron. II fut ensuite conduit à Rodez. Il venait de rejoindre le monde des humains. C’était en 1799, il avait 11 ans. Il fut connu, plus tard, sous le nom de« Victor ».

Mais ceci est une autre histoire…

2- Impact à l’époque

~ Réaction de la population

   La découverte de Victor a été révélée au grand jour officiellement par Constans-Saint­ Estève dont voici une copie tirée du livre de T. Gineste :

LE 10 JANVIER 1800 (20 nivôse an VIII.)

Le commissaire du gouvemement, près le canton de Saint­ Semin, au Président de la Commission Administrative de l’Hospice civil de Saint-A/frique.(l)

     Je fais conduire, Citoyen, dans votre hospice, un enfant inconnu de 12 à 15 ans, qui parait sourd et muet de naissance ; outre l’intérêt qu’il inspire par la privation de ses sens, il présente encore dans ses habitudes quelque chose d’extraordinaire qui le rapproche de l’état des sauvages. Sous tous les rapports cet être intéressant et malheureux sollicite les soins de l’humanité : peut-être même doit-il fixer l’attention de l’observateur philantrope. J’en informe le Gouvernement qui, sans doute, jugera que cet enfant doit être mis entre les mains du célèbre et respectable SICARD, Institueur des sourds ct muets.

       Veuillez en faire prendre tous les soins possibles ; faite le particulièrement surveiller le jour, ct coucher la nuit dans une chambre dont il ne puisse s’évader. J’ai reconnu dans ses affections, que, malgré l’amité la plus attentive que je lui ai témoignée, et quoique j’eusse gagné sa confiance pendant deux jours et deux nuits que je l’ai gardé chez moi à vue, il guettait sans cesse le moment de s’enfuir. Sa nourriture ordinaire, et de préférence depuis qu’il est un peu civilisé, consiste en pommes de terre cuites au feu ; dans les premiers moments qu’il a été trouvé, il sc nourrissait des racines et des pommes de terre crues.

     Je vous ferai incessamment passer un procès verbal contenant le détail des circonstances qui l’ont conduit entre mes mains, les notions que j’ai acquises sur son existence, et les causes qui doivent le faire considérer comme un être phênoméneux.

                                           Salut et considérations

                                   CONSTANS ST.ESTEVE

         Après cette singulière découverte, un engouement inconsidérable se développe autour du fait. A son arrivée à Paris, Victor attise la curiosité. Tout Paris demande à le voir. L’enfant est exposé comme un phénomène de foire. La mode est au sauvage. Aussi la presse profite de l’occasion pour s’emparer du fait étrange.

~ L’intervention de la presse

     Les articles se multiplient. On relève ainsi : «le sauvage de l’Aveyron n’est qu’un comédien qui joue passablement son rôle» (Journal de Paris) ou encore « [ … ] ces prétendues alarmes qu’on veut nous faire concevoir de son état comme s’il pouvait ou avilir l’homme ou changer nos idées sur la destination de son origine» (décade philosophique).

       De cette façon, la presse souhaite «contenter la juste curiosité que ne manque pas d’exciter le phénomène ». Et ce, jusqu’à ce que la pression retombe et que Victor se fasse oublié.

~ La coqueluche des savants et des snobs

       Dès la découverte du sauvage, les savants demandent l’exclusivité du phénomène ayant conscience du potentiel de recherche que constituait Victor. Dès le 30 janvier 1800, Jauffret, membre de plusieurs sociétés savantes, réclame l’enfant :

« Il serait important pour le progrès des connaissances humaines qu’un observateur plein de zèle et de bonne foi pût, en s’emparant de lui, en retardant de quelques temps sa civilisation, constater la somme de ses idées acquises, étudier la manière dont-il les exprime et voir si la condition de l ‘homme abandonné à lui-même est tout à fait contraire au développement de l’intelligence … »

     La plupart des grands médecins européens voulurent voir de leurs propres yeux cet enfant surgi par miracle du fond des forêts.

     Cependant, plutôt que de chercher plus loin à comprendre ce cas complexe et d’aboutir à des hypothèses peut-être vérifiables, les savants, très vite déçus, se lassèrent du mutisme et de l’indifférence de l’enfant. On peut leur reprocher leur esprit peu scientifique dans cette situation où, par désintérêt, ils émirent toutes sortes d’opinions non fondées.

     Toutefois, la Société des Observateurs de l’Homme, rapidement créée après que les académies de l’Ancien Régime furent dissoutes, désigna une commission chargée d’étudier l’enfant et de rédiger un rapport sur leurs observations. Cette commission rassemblait Pinel, autorité incontestée en matière de maladie mentale, Sicard, linguiste, éducateur et directeur de l’Institut des Sourds-Muets, Jauffret, secrétaire de la Société et naturaliste, De Gérando, philosophe et auteur d’un ouvrage en quatre volumes sur le langage et la pensée, et Cuvier, l’anatomiste le plus célèbre de son temps et secrétaire de l’Académie des Sciences. La Société des Observateurs de l’Homme se réunit deux jours avant la nomination d’Itard en qualité de médecin de l’Institut des Sourds-Muets pour prendre connaissance du rapport communiqué par Pinel. Celui-ci, d’une admirable précision, est fortement teinté de pessimisme, affirmant qu’“on a aucun espoir fondé d’obtenir des succès d’une institution méthodique et plus longtemps continue”.

       Dès lors, Philippe Pinel, alors à l’apogée de sa carrière à l’âge de 55 ans, représente le « porte-drapeau» de ces scientifiques aux conclusions un peu trop hâtives et il est convaincu que ce « prétendu sauvage », comme il l’appelle, est atteint d’arriération mentale incurable et que toute tentative d’éducation serait vaine. Mais pourquoi ne pas placer Victor à l’hôpital de Bicêtre parmi les idiots ? C’est sans doute devant ce dilemme – car la Société était responsable de sa capture et le gouvernement le voyait comme un objet d’étude – que l’abbé Sicard demanda de le garder dans son institut et de le confier à Itard dont l’optimisme s’opposait au pessimisme des rapporteurs. Malgré tout, après avoir essuyé un échec en appliquant au Sauvage sa méthode d’enseignement des sourds-muets par signes, l’abbé, directeur de l’Institut des sourds-muets, conclut qu’il était “incapable d’être instruit plutôt que, comme l’écrit de Gerando, de soupçonner l’insuffisance de ces méthodes elles-mêmes, justifiées par d’autres succès dans des circonstances différentes.”(Lane)

     C’est en ce sens que l’on peut affirmer que Jean Itard fut le seul vrai scientifique qui eut la curiosité, l’envie de s’occuper de ce petit sauvage. Alors que Pinel pensait que c’était parce qu’il était idiot que Victor avait été abandonné par ses parents, Itard, lui, penchait pour le fait que le garçon était devenu idiot après avoir été abandonné, par son isolement dans la nature. Mais nul n’est à l’abri des critiques : « ce Sauvage de l’Aveyron, véritable idiot, sale et dégoûtant, auquel de nos jours des gens que tourmente la manie d’écrire voulurent donner de la célébrité pour s’en faire une”, écrivit Bory de Saint-Vincent, un éminent naturaliste de l’époque.

     En réalité, même si le XVIIIe siècle s’est profondément interrogé sur l’origine de l’homme après les découvertes de sauvages sur diverses îles et si cet enfant aurait pu donner la clé de ce que cherchait les philosophes et les scientifiques, à savoir faire la part entre l’inné et l’acquis, l’existence de Victor de l’Aveyron finit par représenter une gêne. En effet, on peut expliquer la réaction finale de rejet de l’abbé Sicard par le contexte religieux de l’époque. Si l’on était parvenu à faire parler Victor, on se serait rendu compte que la religion n’était pas présente dans son esprit et que donc, il ne s’agissait que de valeurs culturelles, apportées par l’homme lui­ même. Une découverte subversive en ce début de XIXe siècle …

     Les gens du monde demandèrent eux aussi à voir le sauvage de l’Aveyron. Il était de bon ton de parler de ce pur produit de la nature et de déclarer qu’on l’avait approché. Le monde s’empara de lui. Il eut son heure de célébrité.

   L’écrivain Flaubert, lui-même, fait référence au sauvage dans une de ses correspondances avec son amie Louise Colet :

«Je suis non seulement un monster, mais un imbécile ! ( … ) Je mets l’amour au-dessus de la vie possible et je n’en parle jamais à mon usage ( … ) N’as-tu pas vu que toute l’ironie dont j’assaille le sentiment dans mes œuvres n’était qu’un cri de vaincu ? ( … ) Moi, je suis comme les tigres qui ont au bout du gland des poils agglutinés avec quoi ils déchirent la femelle.

L’extrerrute de tous mes sentiments a une pointe aiguë qui blesse les autres et moi-même aussi quelquefois ( … ) Ton sauvage de l’Aveyron t’embrasse».

                                                                                 Gustave Flaubert

                                                                                  Lettre à Louise Colet

                               (25 février 1854)

     Mais cette curiosité des savants et des snobs, tout comme la presse, ne fut qu’un feu de paille, rapidement éteint.

~ « Victor en spectacle»

     Ayant bien compris l’intérêt porté par la population pour le sauvage, de nombreux artistes créent des spectacles s’inspirant de cette histoire insolite.

     En mars 1801, Dupaty met en scène un vaudeville réintitulé plus tard Le sauvage de l’Aveyron ou Il ne faut rien jurer

       Pixerécourt crée à son tour au théâtre des associés un mélodrame préromantique d’un enfant abandonné, Victor ou l’enfant de la forêt.

       Enfin, l’officier de l’instruction publique lui-même consacre à Victor un poème, Le sauvage de Lacaune

~ De l’oubli à la fin silencieuse

     Au bout d’un an d’exaltation pour l’histoire pour le moins surprenante, Victor se fait oublié. C’est ce qu’explique l’article qui suit de la décade philosophique :

« Citoyens, ce jeune infortuné de l’Aveyron, qui excita l’année dernière une si vive curiosité, est tombé maintenant dans un profond oubli. Il a eu le sort de tout ce qui est de mode, il n’a inspiré d’intérêt que par nouveauté. Quelques personnes ont voulu justifier l’indifférence dont il est aujourd’hui l’objet, en nous annonçant qu’il était imbécile, et que le vice de ses organes s’oppose à ce qu’il obtienne jamais l’usage de la raison. »

     Le jeune homme pourra dès lors mener une vie plus calme jusqu’à s’éteindre complètement abandonné des Hommes. Le constat de sa mort sera formulé par E Morel :

LA MORT DU SAUVAGE DE L·AVEYRON

   Le sauvage de l’Aveyron, dont le développement fut assez remarquable par rapport à son point de depart, ne franchit pourtant pas les premiers degrés de la civilization, et finit par rester stationnaire. Parvenu à l’âge viril, sans aucune chance d’un progress ultérieur, Victor (c’était le nom donné par le Docteur ITARD à son élève) ne pouvait sans inconvenient, être conservé dans une maison d’éducation. Bicêtre devait le recueillir, mais, grâce à l’intervention de son protecteur, Victor fut mis en pension chez Madame GUERIN, qui avait été jusqu’alors sa gouvernante au sein de l’établissement des Sourd-Muets. Il mourut chez elle (Impasse des Feuillantines, 4) au commencement de l’année 1828.

III- Itard ou une pédogogie originale

A- Biographie de Jean Marc Gaspard ltard

Né en 1774 à Oraison, près de Digne (Basses Alpes) Mort en 1838 à Paris

1- Les premières années : vers une autre voie

Jusqu’en 1789 : collège de Riez puis chez les oratoriens à Marseille ; il se distingue avec succès

1790 : son père, important négociant, l’envoie dans un des plus grosses maisons de commerce de Marseille pour qu’il « prenne sa suite ».

2- La formation scientifique

1791 : pendant le siège de Toulon, ayant peu de chances d’échapper à la conscription, il exerce en tant qu’aide-chirurgien auprès de Vincent Arnoux, directeur de l’hôpital militaire et ami des Itard, puis comme chirurgien de 3e classe à partir de 1973.

  A partir de 1795 : il suit les cours du célèbre chirurgien Larrey, d’abord à Toulon puis à Paris, à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce. Il réussit les concours de 2e classe.

1799 : encore en études, Itard obtient le poste de médecin chef de l’Institut des sourds-muets de la rue Saint-Jacques, à Paris, dirigé par l’abbé Sicard.

3- Victor : un tournant dans sa carrière

1800 : il se voit confier par l’abbé la responsabilité de celui que l’on appelait le « sauvage de l’Aveyron».

1801 : De l’éducation d’un homme sauvage : à la demande du Ministre de l’Intérieur, Itard rédige un mémoire où il expose la pédagogie qu’il met en œuvre pour tenter d’éduquer cet « enfant sauvage ».

1803 à 1811 : reçu docteur en médecine, il démissionne de l’armée (où il était encore assistant-chirurgien) et se consacre à son élève, tout en menant d’actives recherches sur le problème de la surdité.

1807 : il rédige son 2e rapport au Ministre de l’Intérieur, plus pessimiste que le premier.

1821 : il publie son Traité des maladies de l’oreille et de l’audition.

     Un sondage réalisé en amateur nous a révélé que sur vingt personnes cultivés interrogées, n’appartenant pas au milieu pédo-psychiatrique ou pédagogique, une seule savait situer le nom du docteur Jean-Marc Itard qui avait tenté d’éduquer le garçon « sauvage» de l’Aveyron, de 1801 à 1805. Cette personne avait vu le film de Truffaut consacré à cette aventure pédagogique. Parmi les autres personnes interrogées, plusieurs avaient vu le film sans retenir le nom du personnage principal joué par le cinéaste lui­même. Quant aux spécialistes de l’éducation, ils connaissaient tous le nom d’ltard même s’ils n’établissaient pas le rapport avec l’éducateur d’un enfant sauvage.

B- Un élève peu disposé, un maître déterminé, une pédagogie acharnée

   Pendant que l’un menait de brillantes études de médecine à Toulon, puis à Paris, l’autre gambadait, dans l’Aveyron, au milieu des arbres, des animaux, sans autre souci que son présent, la satisfaction de ses besoins.

  A l’origine, qui aurait pensé que ces deux êtres pussent, un jour, se rencontrer, et même partager leur vie quotidienne ? Personne, en effet, puisque, déjà, l’existence d’un enfant sauvage dans cette forêt du sud de la France ébranla le pays tout entier.

     Et pourtant… en 1800, après une effervescence générale de la population – du petit peuple jusqu’aux plus grands scientifiques de l’époque -, Itard, alors que l’opinion publique, très vite, s’est lassée de cet « idiot », décide de prendre ce dernier à sa charge. Il y voit l’opportunité de faire le bilan, par comparaison, des apports de la civilisation chez l’Homme et ainsi de pouvoir amener ce sauvage au rang de civilisé.

   Durant six années, entre 1800 et 1806, Jean Marc Itard se consacre assidûment à son élève pour lequel il use de maints procédés, plus ou moins fructueux. Lorsque, à partir de 1811, il cesse sa pédagogie devant un adolescent à la nature désormais figée, beaucoup de choses ont changé. Du point de vue d’ltard, cette entreprise hors du commun, qu’il a menée seul, lui permet de jouir d’une renommée internationale, du moins assurément européenne, et également de survivre au temps puisque aujourd’hui encore, on parle de lui comme le précurseur de la pédagogie moderne et de la psychosociologie.

     Chez Victor, cette expérience se révèle être globalement un échec étant donné qu’il ne parvint jamais à parler réellement. De plus, son retour à la nature est, dès lors, impossible car il s’est en partie conformé à la vie en société, il ne peut plus vivre seul : il était sur le chemin de l’homme civilisé mais il s’est arrêté en route.

1- Le bilan initial

     Face à la particularité de Victor, Itard ne pouvait s’occuper de lui comme il le faisait avec les sourds-muets de son institut. Naturellement, en apparence, il présentait quasiment les mêmes symptoms : il ne poussait que des cris, et quant aux sons, il ne percevait que les craquements de noix ou le bruit de tout autre objet comestible. Ceci suffit, cependant, pour le considérer autrement que ses camarades. C’est pourquoi, contrairement à Pinel et à d’autres scientifiques qui optèrent pour l’arriération mentale, Itard décida de s’intéresser à cet enfant, cet « homme à l’état zéro» comme l’écrit François Dagognet, auteur de la préface du livre d’Itard aux éditions Allia.

     Le jeune médecin eut l’intelligence de prendre le temps de la réflexion avant de se lancer dans une aventure de longue haleine. Ainsi, il fit, d’abord, le point sur l’histoire de cet enfant pour ne garder que les faits prouvés, bien établis, au détriment des légendes et autres récits venus rapidement se greffer sur la vie du « Sauvage de l’Aveyron ». Partant du principe que son origine, trop obscure, ne pouvait être découverte, il se concentra sur la réalité présente et son bilan ne fut pas long à établir. En effet, il avait affaire à un enfant de dix à douze ans qui avait vécu, isolé, pendant environ sept ans dans les bois. Sa nourriture était réduite, faite de glands, de pommes de terres, de châtaignes crues et il dormait à même le sol. Enfin, il n’avait pas l’usage de la parole et ne comprenait ni le français ni le patois.

   Alors, Itard put tirer quelques conclusions : étant donnés le stade d’avancement de son corps et l’intelligence et les moyens qu’il avait dus mettre en œuvre pour survivre dans la forêt parmi les bêtes sauvages, le froid en hiver, le docteur en déduit qu’il avait dû être abandonné vers 3 ou 4 ans et qu’il ne pouvait être vraiment idiot.

2- Les sources de la pédagogie

     Pour comprendre comment Itard a procédé lors de sa tentative d’éducation de Victor, il convient, tout d’abord, de connaître sa pensée, ou plutôt les pensées qui l’ont influencé. On en distingue deux principales : d’une part, le sensualisme de Locke et de Condillac, qui part du principe que toute connaissance trouve son origine dans la sensation et non dans l’esprit, cette sensation se transformant ensuite en idée, en concept. D’autre part, ltard fut aussi influencé par son collègue, Pinel, lui-même en faveur de la «médecine morale» des anglais Willis et Crichton. Il s’agissait de tenir davantage compte de l’esprit, de l’état mental du patient, dans la cure d’une pathologie. Toutefois, ce ne sont que de vagues influences puisque le docteur a lui-même établi une pédagogie novatrice, précisant dans son prologue de De l’éducation d’un homme sauvage qu’il avait été « guidé par l’esprit de leur doctrine [« médecine morale »], bien moins que par leurs préceptes qui ne pouvaient s’adapter à ce cas imprévu. »

       Ainsi, Itard s’appliqua avec Victor à une méthode rigoureuse dont le but était de conduire son élève, « indifférent à tout », à la pensée symbolique et conceptuelle. Mais le plus important, la base de son travail fut l’appréhension qu’il eut de ce petit être sauvage, comme le souligne Alain Hirt, inspecteur de l’Education Nationale, quand il écrit que « ltard eut l’intelligence de ne pas considérer son élève comme un adulte à façonner mais comme un enfant tel qu’il est : à accompagner, à stimuler en prenant en compte ses besoins affectifs et en l’aidant à garder en mémoire toutes les traces de son apprentissage. » Dès lors, on comprend l’envergure de cette entreprise et le nombre de ressources personnelles nécessaires chez ce médecin alors âgé d’environ vingt-six ans. En lisant ses mémoires, on remarque la grande patience dont il a fait preuve et qui était indispensable face à un jeune être soudain extrait de son environnement naturel.

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1- La pédagogie originale du docteur Itard

     Le contenu riche de cette pédagogie nous parvient jusqu’aujourd’hui grâce aux deux mémoires du médecin. De l’éducation d’un homme sauvage ou des premiers développements physiques et moraux du jeune sauvage de l’Aveyron de 1801 et le Rapport fait à son excellence le Ministre de l’Intérieur sur les nouveaux développements et l’état actuel du sauvage de l’Aveyron de 1806, montrent une grande évolution tant chez Victor que chez Itard. Ils soulignent les progrès du premier mais aussi ses stagnations et même ses régressions. Ainsi, Itard se montre beaucoup moins optimiste dans son rapport de 1806 que dans le précédent bien qu’il y renouvelle la demande de pension allouée à sa gouvernante pour les soins de leur hôte. Cinq ans plus tard, il se lasse enfin de lui, ne percevant plus aucun progrès possible. C’est sans doute pour cette raison qu’il ne rédige aucun rapport à cette date-là.

     Mis à part le fait qu’ils s’inscrivent dans une continuité, les deux écrits concernant Victor sont à opposer sur quelques points. Leur présentation, dans un premier temps, est totalement différente : les chapitres appelés  »vues » et au nombre de cinq dans le premier rapport, soulignent une idée d’intention, de projet, et donc, inscrivent l’expérience plus dans le présent et le futur que dans le passé ; au contraire, en 1806, il s’agit de « séries » de développement qui insistent plus sur le caractère réalisé ou non des activités, mais en tout cas un caractère passé. Ceci renvoie d’ailleurs à l’état d’esprit du scientifique par rapport aux deux périodes distinctes. En outre, le découpage de la pédagogie n’est pas le même : il est plus souple dans le premier – attacher le jeune sauvage à la vie sociale ; réveiller sa sensibilité nerveuse ; lui créer des besoins nouveaux ; le conduire à l’usage de la parole ; exercer le jeune garçon aux opérations de l’esprit en fonction de ses besoins physiques croissants -, plus catégorique en 1806 avec le développement des fonctions des sens, des fonctions intellectuelles et des fonctions affectives.

  • le développement des sens

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Normale ou anormale ?

       L’attention d’Itard se porta, en premier, sur les cinq sens du jeune sauvage car leur fonctionnement était le plus remarquable ; il les trouva très vite plus ou moins normalement développés. En effet, Victor ne percevait que « le bruit d’une noix ou de tout autre objet comestible de son goût » et n’entendait pas un coup de pistolet tiré derrière lui ; il lui arrivait de ramasser avec ses doigts les charbons ardents qui avaient roulé hors de l’âtre et de les replacer sur les tisons enflames ; ou encore, juste après son arrivée à Paris, « il traînait [ses aliments] dans tous les coins et les pétrissait avec ses mains, pleines d’ordures » avant de les manger, enfin. De la même manière, le passage de personnes devant ses yeux le laissait impassible, indifférent, et, même avec les narines pleines de tabac, il n’éternuait ni ne pleurait.

       Il fallut donc que Jean Itard trouve les moyens d’éveiller ces sens encore endormis ou partiellement développés. Il commença par le toucher. Pour cela, il eut recours à des bains à haute température, régulièrement réalimentés d’eau chaude et qu’il faisait prendre à Victor chaque jour pendant deux à trois heures. Ceci fut bénéfique puisque, par la suite, le garçon refusait de prendre des bains froids et qu’il trouva la nécessité de porter des vêtements. Toutefois, plus tard, Itard se rendit compte que son élève ne percevait que les différences de température et pas les différences de forme ou de consistance. C’est ce à quoi il parvint lorsqu’il ne confondit plus une châtaigne et un gland de la même manière que des lettres très semblables, comme le B et le R, le C et le G, que son maître avait fait fabriquer en métal. En ce qui concerne le goût, Victor le retrouva à force de manger maints aliments et de boire maintes boissons, à table et proprement. Mais, Itard remarqua qu’il ne possédait aucune gourmandise particulière et que il préféra toujours l’eau à n’importe quelle autre boisson (elle lui rappelait sa vie antérieure). L’odorat, lui, se développa parallèlement au goût et le médecin le jugea extrêmement développé, d’où il en déduit qu’il ne ferait pas partie de son instruction. C’est pourquoi, après un an passé avec son élève, Itard écrit que « les sens du toucher, de l’odorat et du goût ne sont qu’une modification de l’organe de la peau ; tandis que ceux de l’ouïe et la vue, moins extérieurs, revêtus d’un appareil psychique des plus compliqués, se trouvent assujettis à d’autres règles de perfectionnement »

       L’ouïe et la vue eurent donc besoin d’un plus grand approfondissement de la part du scientifique. D’une part, Itard banda les yeux de Victor pour lui faire entendre puis reconnaître de multiples sons, allant de la cloche à la voix humaine en passant par un instrument à vent et un tambour. Il tenta de lui faire distinguer les voyelles mais son oreille ne reconnut que 1’0 et l’A et plus difficilement l’E. D’où il se déclara enfin « affligé plutôt que découragé du peu de succès obtenu sur le sens de l’ouïe ». La vue, quant à elle, nécessita un tout autre exercice. L’ancien sauvage réussit à reproduire plus ou moins bien, par imitation, des lettres ou des formes géométriques dessinées par son maître sur un tableau noir. Après l’écriture, il lui fallait encore acquérir la lecture, au sens de reconnaissance de signes. Le pédagogue avait fait fabriquer un échiquier avec les vingt-six lettres de l’alphabet imprimées dessus, et les mêmes lettres en métal. Victor réussit à les replacer correctement. En outre, il parvint à reconnaître, en le désignant sur son propre petit tableau, un mot qu’Itard avait écrit parmi tant d’autres sur un autre tableau et qu’il lui indiquait du doigt. Celui-ci en conclut donc qu’il avait  »terminé l’éducation du sens de la vue. »

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  • le développement de l’intellect

   Même si dans son deuxième opuscule, Itard sépare le développement des sens et celui de l’esprit, il reconnaît lui-même que les deux se développaient en parallèle, étant plus ou moins étroitement liés. Cependant, les exercices de chacun d’entre eux étaient bien définis. Ainsi, le maître commença par jouer sur les besoins naturels de son élève pour exercer sa mémoire, car ce fut le plus fructueux pendant toute son éducation : il lui fit retrouver le marron placé sous un gobelet tandis qu’il mélangeait l’ensemble des gobelets posés sur la table ; puis il ajouta d’autres objets sous les autres verres et obtint toujours le même succès.

     Toutefois, il n’en fut pas de même lorsque Itard voulut lui apprendre à parler. Il écrit d’ailleurs, avant de présenter cette sequence : « Si j’avais voulu ne produire que des résultats heureux, j’aurais supprimé de cet ouvrage cette quatrième vue ». Pourtant, même si l’ouïe de Victor était très peu développée, le médecin le pensa, à l’instar de quelques enfants de son institut, capable de prononcer des mots, malgré, aussi, sa cicatrice marquée à la gorge. Il commença donc avec la voyelle 0 puisque c’était le son de celle-ci que Victor avait reconnu en premier mais le garçon ne produisait qu’un son difficilement identifiable avec un 0 ; au bout de quatre jours, à la grande surprise de son maître, il prononça le mot LAIT, et à force d’entraînement, il ne put émettre que de vagues l, d et 1 mouillé ainsi que toutes les voyelles à l’exception du u. Cette tentative d’apprentissage de la parole s’arrêta là et, comme toujours, une autre vint la remplacer.

     Itard avait remarqué « la facilité qu’a notre jeune sauvage d’exprimer autrement que par la parole le petit nombre de ses besoins ». En effet, Victor lui apportait une tasse en la frappant sur le côté lorsqu’il désirait du lait ou encore il donnait son chapeau et sa veste à son maître et le prenait par la main pour aller se promener.

  C’est ce que l’on appelle le langage d’action. Le scientifique rejoignait à ce sujet le philosophe Condillac qui affirmait que « le langage d’action, alors si naturel, était un grand obstacle à surmonter ; pouvait-on l’abandonner pour un autre dont on ne prévoyait pas les avantages, et dont la difficulté se faisait bien sentir ? ». C’est alors que Itard décida d’en tirer profit pour l’amener à acquérir le concept, l’idée. Il commença par lui faire associer, sur un tableau noir, l’objet réel et son dessin.

     Il pensait, ensuite, travailler comme avec les sourds-muets, c’est-à-dire en remplaçant le dessin de l’objet par son mot écrit. Cependant, ce fut un échec et le maître dut passer par d’autres exercices intermédiaires comme la reconnaissance de formes, de couleurs mais surtout des lettres de l’alphabet grâce à un échiquier fabriqué pour la circonstance, comme il a déjà été expliqué. Finalement, Victor réussit à reconnaître l’ordre des lettres dans un mot et à l’associer à l’objet correspondant. La première réussite fut pour le mot LAIT.

       On passe, comme les décrit Alfred Brauner, les « épisodes dramatiques, de phases de dégoût, de révolte, de crises convulsives, qui mettaient Victor dans un état comparable à l’épilepsie » pour en arriver à un obstacle, assez vite surmonté par Itard et son élève. Après ces premiers progrès, ce dernier parvint, après quelque temps, à placer l’étiquette du nom d’un objet sous cet objet lui-même ou à l’inverse, à amener l’objet quand son maître lui indiquait une étiquette. Or, un jour, pour vérifier la totale acquisition de cette association entre le mot et sa signification, Itard ferma à clé la chambre où étaient disposés les objets que Victor avaient l’habitude d’utiliser dans ses exercices ; il lui montra l’étiquette livre et le garçon ne sut lui en donner aucun alors qu’il se trouvait à côté d’une bibliothèque ; en réalité, il s’était conformé au livre habituel et donc à l’ensemble des choses couramment utilisées. Pour mettre un terme à ce conditionnement, ltard continua ses expériences « jusqu’à ce que Victor comprît que le nom ne désigne pas seulement tel objet particulier, mais qu’il exprime la loi de construction, le schéma, la structure de l’objet »(Alfred Brauner) mais alors il finit par appeler livre tout cahier, toute feuille, toute brochure, … Alors le pédagogue entra « dans le champ des abstractions [ … ] avec la crainte de ne pouvoir y pénétrer ou de m’y voir bientôt arrêté par des difficultés insurmontables » et il lui apprit ainsi la qualité des choses (taille, pesanteur, couleur, résistance) ainsi que des actions (toucher, jeter, baiser … ). Ce fut un franc succès avec, en plus, une preuve incontestable de l’intelligence de Victor, puisqu’à force de mélanger ses cartons sur lesquels il avait écrit soit une action soit un objet, Itard avait fini par créer involontairement des associations étranges, telles que déchirer pierre, couper tasse, manger balai. C’est Victor lui-même qui prit alors un marteau pour rompre la pierre, laissa tomber la tasse et n’ayant aucun verbe pour le balai, il alla à la cuisine et ramena un morceau de pain pour le manger. Parallèlement, il avait si bien assimilé l’idée de rapprochement de propriété ou d’usage qu’un jour que son maître lui réclamait un couteau pour couper du pain, n’en ayant pas à portée, il lui donna un rasoir dont la fonction était aussi de couper. Devant ces réussites, Itard, opiniâtre, voulut tenter à nouveau de lui enseigner l’usage de la parole, mais autrement, par l’observation du mouvement des lèvres, de la langue et des muscles du visage tandis que la précédente tentative ne prêtait attention qu’aux vibrations du larynx. Mais les résultats ne furent pas heureux et c’est alors qu’Itard déclara :  »j’abandonnai mon élève à un mutisme incurable » .

       Par ailleurs, Victor prit aussi, avec le temps, des habitudes propres à l’homme civilisé comme celle de s’habiller automatiquement, par habitude, lorsqu’il voyait son pédagogue en faire de même, pour aller se promener dans les champs ou en ville. A ce sujet, son attrait pour la nature ne put jamais être effacé et son désir de la retrouver passait même avant ses besoins organiques : il pouvait gambader des heures dans les champs alors qu’il était depuis longtemps l’heure de manger. Enfin, Itard attendrissait souvent, par la joie ou par les pleurs, Victor pendant leurs exercices car il avait remarquer que l’affection qu’on pouvait lui manifester améliorait ses résultats dans les diverses activités.

  • le développement de l’affection

     Tel un enfant autiste, à qui il sera plus tard comparé, Victor était, dans les premiers mois, totalement indifférent aux personnes qui l’entouraient, y compris Mme Guérin et Jean ltard qui s’occupaient quotidiennement de lui. Il demeurait insensible à toute marque d’affection qu’ils lui portaient. Ceci tenait de l’état d’isolement permanent qu’il avait vécu pendant toutes ces années dans les bois. Pourtant, il commença à se montrer sensible chaque fois que son corps désirait quelque chose : par exemple, quand il s’agissait de nourriture, Victor allait se frotter à Mme Guérin, la caressait, jusqu’à ce qu’enfin, elle satisfit son désir, après quoi, il retombait dans l’indifférence. Mais, à force de tendresse et de soins portés à son égard, Victor commença à s’adapter à la vie en société et « ce cœur endurci s’ouvrit enfin à des sentiments non équivoques de reconnaissance et d’amitié. »

   A plusieurs reprises, dans ses rapports, ltard relate des anecdotes qui montrent la sensibilité, désormais acquise de l’ancien sauvage, tant dans son rapport avec autrui que par rapport à lui seul. Par exemple, après s’être enfui, unjour, de la maison, et ramené par la gendarmerie, Victor s’évanouit à la vue de Mme Guérin et retrouva ses esprits quand celle-ci se mit à l’embrasser. Un fait plus marquant … une autre fois, alors que Victor avait l’habitude de voir M. Guérin manger avec son épouse, Itard et lui-même, il dressa la table avec le nombre de couverts habituel. Cependant, à la suite d’une grave maladie, M. Guérin était décédé sans que le garçon n’en ait été instruit. Soudain, la gouvernante, veuve, éclata en sanglots et Victor, faisant le lien avec son geste, ôta le couvert inutile et plus jamais ne le remit.

       Enfin, dans les premiers temps, le petit sauvage s’était amusé à voler quelques aliments dans la cuisine car « l’idée de propriété était encore à poindre dans le cerveau de l’homme » mais son pédagogue le lui fit remarquer fermement. Par la suite, il s’y appliqua avec beaucoup plus de subtilité jusqu’à ce que, finalement, il soit puni très sévèrement et comprit que ce n’était pas juste. Itard voulut vérifier si son élève avait assimilé les notions de justice et d’injustice. Quoi de mieux pour cela que de l’appliquer à Victor lui­ meme ? Un jour où Victor multipliait les réussites dans ses exercices et alors que son maître le félicitait comme à l’habitude, celui-ci prit, soudain, l’air furieux comme si Victor n’avait pas réussi dans sa tâche. Alors, il tenta de l’enfermer dans un cabinet noir, normalement utilisé lorsque le garçon se trompait dans ses réponses. Ce dernier, ne comprenant pas le motif de son enfermement, se défendit de toutes ses forces et mordit même son maître : « Qu’il m’eût été doux, en ce moment, de pouvoir me faire entendre de mon élève, et de lui dire, jusqu’à quel point la douleur même de sa morsure remplissait mon âme de satisfaction et me dédommageait de toutes mes peines !  » Cette pleine satisfaction s’explique très bien par le fait, comme itard le dit lui-même, d’avoir « élevé l’homme sauvage à toute la hauteur de l’homme moral ».

   Du point de vue affectif, il reste encore un domaine non négligeable : la sexualité.

En réalité, à la grande déception d’Itard, Victor ne manifesta que d »’éphémères inclinations » vers les femmes, non par préférence mais par instinct, et ne poussant jamais jusqu’à la réalisation ce que sa puberté précoce lui dictait manifestement, il restait toujours frustré et même souffrait de violents accès. Mais, son pédagogue avait peur, en lui enseignant le moyen de satisfaire ses désirs, dont il ne percevait point la finalité, qu’il en usât librement et en publique.

     Malgré les nombreux progrès qu’il a pu faire sur le plan affectif, Victor est toujours resté égoïste, ne répondant point aux attentes des personnes quand elles demandaient une privation ou un sacrifice de sa part. Si la pédagogie d’ltard n’a pas réussi dans tous les buts qu’il s’était fixés, au moins a-t-il rendu à Victor la vie en société possible, mais est-ce ce que celui-ci désirait au plus profond de son être quand on sait qu’il garda toujours une profonde mélancolie à la vue des champs, de l’eau, de tout ce qui lui rappelait sa vie antérieure ? En tout cas, cette pédagogie fut bien novatrice puisque Jean ltard, lui-même, découvrait les procédés capables de faire progresser son élève en observant au fur et à mesure les réactions de ce dernier. C’est en ce sens qu’Alfred Brauner parle de « l’école de l’enfant ».

2- Les raisons de l’échec final

   En 1821, dix ans après que ltard avait cessé de s’occuper de son élève, le naturaliste Virey rendit visite à Victor, resté auprès de Mme Guérin, et il le trouva « effaré, à demi sauvage, et n’a pu apprendre à parler, malgré les soins qu’on en a pris. » Ceci témoigne de l’échec global de l’éducation de Victor, comme le fait, par exemple, que le médecin ne réussit pas à « enseigner à son élève une expression conventionnelle de sa sexualité » (Harlan Lane) et qu’au contraire, il l’isola ; mais ce dernier a, néanmoins, fait d’énormes progrès avec son maître et, bien entendu, ses progrès auraient été encore meilleurs s’il avait pu bénéficier des conclusions tirées de nos plus récentes expériences.

       Depuis que cette histoire a pris fin, des dizaines et des dizaines de psychologues, de pédagogues et d’anthropologues ont formulé des hypothèses pour expliquer pourquoi Victor ne retrouva pas la parole, s’il l’avait jamais eue, et pourquoi son développement intellectuel et sa socialisation ne progressèrent pas plus.

     L’explication la plus simple, semble-t-il, serait l’âge de l’adolescent, déjà trop grand pour l’apprentissage de la parole, notamment, qui se fait vers 3-4 ans, au moment où Victor a, sans doute, été abandonné dans les bois : « l’une des causes qui ont fait que les efforts, l’ingéniosité et l’intelligence d’ltard n’ont pas été plus fructueux tient certainement de l’âge déjà avancé de son élève, lorsqu’il lui a été remis. »(Bourneville)

     L’hypothèse formulée par ltard, celle de l’isolement prolongé, confirmait la thèse des environnementalistes selon lesquelles, dans la formation de la personnalité, la part essentielle revient à l’environnement, c’est-à-dire au milieu dans lequel l’individu évolue au cours de ses premières années. Ils rejoignent ainsi les sociologues pour qui Victor avait contracté, dans la nature, des « habitudes irréversibles », obstacles à son éducation.

       L’aliéniste français, Esquirol, proche collaborateur de Pinel, pensait que le garçon était « né avec des lésions cérébrales » qui expliqueraient son impossibilité de développer ses facultés intellectuelles.

   Enfin, d’autres ont vu là un des premiers exemples d’enfant autiste, mais nous verrons que, bien que fondée, cette possibilité comporte aussi quelques failles.

     Toutes ces suppositions reposent sur la seule personne de Victor et semblent prendre sa défense face à l’opinion publique convaincue de son idiotie.

   Au contraire, d’autres scientifiques se sont attaqués aux « techniques défaillantes» d’ltard. Certains ont critiqué sa méconnaissance de tout ce que Victor avait apporté avec lui, comme son habileté à grimper aux arbres, à sauter de branche en branche, avec tout ce que cela implique de coordination de l’œil et du bras. Ceci aurait, pourtant, pu lui être précieux pour faciliter l’évolution de son élève.

       La trop grande foi d’ltard dans le sensualisme de Locke et Condillac lui a aussi été reproché car il l’enfermait dans l’excitation des sens de son élève pendant que celui-ci n’acquérait aucun concept, aucun sentiment moral, aboutissant ainsi à l’infirmation de cette thèse. Cet argument est fort discutable puisque le pédagogue a bien démontré que les sens et l’intellect se développaient en parallèle.

   D’autres ont critiqué le conditionnement dans lequel le maître avait progressivement emprisonné son élève et sans lequel celui-ci aurait peut-être finalement réussi à parler. Mais ltard parvint à ébranler ce conditionnement et, en ce sens, cette hypothèse paraît peu valable.

     Enfin, on a également reproché au docteur Itard de n’avoir pas tenu compte du lieu d’origine de Victor. En effet, alors qu’en Aveyron, on parlait alors la langue d’oc, Itard n’inclut pas les différents sons de cette langue dans sa pédagogie, même s’ils étaient sans doute ceux que son élève aurait le plus aisément prononcés. Voici donc peut-être une erreur de la part du maître.

   Il est, cependant, facile de critiquer les méthodes employées par une personne ou, pire, directement cette personne quand il n’est plus possible que celle-ci réponde et surtout lorsqu’on ne connaît que très peu de choses sur cette histoire puisque, excepté les deux rapports d’Itard, les autres témoignages se font très rares. C’est ce que résume André Gassiot, actuellement psychiatre à Rodez, lorsqu’il écrit : « pour conclure nous dirons avec Bruno Bettelheim dans La Forteresse vide que Victor a réagi à des circonstances propres à sa vie dont nous ignorons l’essentiel. »

C- La portée de LA pédagogie

     Cette expérience si enrichissante a beaucoup apporté au monde contemporain dans de nombreux domaines mais trois d’entre eux nous paraissent essentiels.

     Déjà en 1806, la classe d’histoire et de littérature ancienne de l’Institut de France écrivait : « Le mémoire de M. ltard présente une combinaison de procédés instructifs, propres à fournir de nouvelles données à la science, et dont la connaissance ne pourrait qu’être extrêmement utile à toutes les personnes qui se livrent à l’éducation de la jeunesse. » En effet, la pédagogie d’Itard a apporté beaucoup à l’enseignement actuel dans les classes maternelles. Comment apprendre à Victor à parler ? Comment conduire ces élèves des classes maternelles à la maîtrise de la parole ? Ces questions sont très proches. Ainsi, ltard est aujourd’hui considéré comme le premier « médecin éducateur» et le fondateur de la méthode d’analyse et de synthèse d’apprentissage de la lecture dans la mesure où il « développa l’éducation sensorielle qui est la base actuelle de la pédagogie de l’école moderne. »(Alain Hirt). Ce lien très étroit amena au déroulement, les 8, 9 et 10 mai 1992 à Rodez, d’un Congrès de l’Association Générale des Institutrices et Instituteurs des Ecoles et Classes Maternelles de l’Ecole Publique (A.G.LE.M.) en hommage au travail d’Itard, précurseur de leurs méthodes d’enseignement.

     Par ailleurs, comme on le remarque dans ses deux rapports, le médecin s’est aussi beaucoup attaché à la psychologie de son élève, rattachant son comportement à tout ce qu’il avait pu subir dans son enfance comme maltraitance de la part de ses parents ou comme difficultés de survie, isolé, dans les bois. En ce sens, Thierry Gineste, psychiatre, le considère comme le fondateur de la psychiatrie de l’enfant et même de la psychiatrie tout court « parce qu’il fut à l’origine d’un nouveau regard que l’homme a porté sur lui­ même ouvrant à des questions sans réponse et peut-être sans formulation. » Plus partagée, Annette Delbès, pédopsychiatre à Rodez, parle de lui comme d’un précurseur de la psychiatrie de l’enfant, qui représente « par son empreinte personnelle et par la singularité de ses apports l’origine de l’enseignement spécialisé en France, sous l’angle des principes et des pratiques pédagogiques. » Ici s’ouvre, avec une des hypothèses formulées quant à l’échec de l’éducation de Victor, le cas de l’autisme. Selon Harlan Lane, le garçon souffrait de ce trouble de la personnalité infantile inconnu à l’époque. Un enfant autistique est muet ou alors le langage employé ne semble pas avoir comme but la communication, il évite tout contact avec autrui, cherche obsessionnellement à préserver un certain ordre, s’angoisse à l’idée de tout changement, tout en faisant preuve d’une certaine intelligence et d’habileté motrice et il présente souvent des troubles des sens. Victor passait de longues heures sans rien faire, dans un état d’apathie, se balançant sur lui-même, indifférent à tout contact humain. De plus, il connaissait des moments de joie intense qui soudainement se transformaient en colère déchaînée : cette instabilité émotionnelle est un signe typique de l’autisme. Il était enfin très maniaque, remarquant de suite ce qui avait été changé de place et le remettant à son endroit initial. Cependant, contrairement aux enfants autistiques, Victor, à l’intérieur de ses limites, communiquait énormément. Son mutisme ne peut, en aucun cas, prouver qu’il était autiste, comme en atteste l’exemple de Robinson Crusoë : le marin écossais, Selkirk, source du roman, a été décrit, en 1709 par un capitaine qui débarqua sur son île, comme « aussi sauvage qu’un animal, peut-être même plus ». Ou encore l’exemple, au même siècle, d’une jeune fille de seize ans retrouvée alors qu’elle s’était perdue huit ans auparavant dans une tempête de neige, et qui jamais ne recouvra la parole. En outre, un enfant autiste n’aurait pas pu survivre si longtemps, seul, dans la nature car il ne suffit pas à lui-même.

   « Dans l’état actuel de nos connaissances physiologiques, écrit Itard à la fin de son premier mémoire, la marche de l’enseignement peut et doit s’éclairer des lumières de la médecine moderne, qui, de toutes les sciences naturelles, peut coopérer le plus puissamment au perfectionnement de l’espèce humaine ». Derrière la « simple» éducation d’un enfant sauvage, ltard n’imaginait certainement pas que son entreprise aurait de telles répercussions, aujourd’hui encore.

  1. IV) Victor, iune source d’inspiration au XXe siècle

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A- Le film de Truffaut

Réalisation : François Truffaut

Scénario : Jean Gruault et François Truffaut Photo: Nestor Almendros

Musique : Antonio Vivaldi

Distribution : François Truffaut (le docteur Hard) Jean-Pierre Cargol (Victor) Françoise Seigner (Madame Guérin) Jean Dasté (Prof. Philippe Pinel) Claude Miller (M. Lémeri) …

Durée : 83 min., Noir et blanc

1- Biographie de François Truffaut

Né en 1932 à Paris

Mort en 1984 à Neuilly-sur-Seine

-Il quitte l’école à l’âge de quatorze ans après une enfance malheureuse.

-Emprisonné pour désertion, il commence sa carrière comme critique dans les Cahiers du cinéma, la revue fondée par André Bazin.

-A la fin des années cinquante, il réalise ses premiers films en tant qu’auteur ou co-auteur.

-Son premier long métrage, autobiographique, les Quatre Cent Coups (1959), fait l’effet d’une bombe.

-Il devient l’un des auteurs de la Nouvelle Vague (mouvement de réalisateurs qui soutient le cinéma d’auteur, dans lequel le metteur en scène, et non le producteur, a le contrôle de la création).

-Après Tirez sur le pianiste (1960), il adopte un style plus classique, portant toute son attention aux acteurs et aux personnages : l’Enfant sauvage (1969), la Chambre verte (1978), le Dernier Métro (1980) …

2- La conception du film

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François Truffaut et son élève

~ Les motivations du cinéaste

     Tout commence en 1966 lorsque, un jour, François Truffaut, en lisant le périodique Le Monde, tombe sur le compte rendu de l’étude de Lucien Malson sur les « enfants sauvages» qui l’intrigue et l’amène à lire l’ouvrage contenant le texte de Jean Itard. Il se représente, alors, très bien une des scènes, cruelle mais nécessaire de la pédagogie : l’épisode du cabinet noir, dans lequel le maître inflige injustement une punition à son élève afin de le faire se révolter. Fasciné par la seule scène dramatique de l’histoire et plus largement par l’histoire elle-même, il décide de tourner un film à ce sujet car il lui rappelle aussi sa propre vie. En effet, Truffaut a connu une enfance malheureuse au cours de laquelle, alors qu’il était tout juste un adolescent, il fut placé en centre pour jeunes délinquants. Très engagé dans les organisations prônant les droits de l’enfant, le cinéaste vit dans ce film une opportunité de rendre publique une cause qui lui était chère : la protection des enfants issus des milieux précaires.

     Fruit des convictions de François Truffaut, l’Enfant sauvage doit aussi sa concrétisation au contexte de l’époque. Agacé par « les raffinés à la mode qui disent qu’il vaut mieux ne pas lire que lire des livres de poche » (entretien pour Le Nouvel Observateur du 2 mars 1970), son réalisateur voulait ainsi montrer que l’incommunicabilité, thème de film dominant de cette période, ne correspondait pas à la plus vraie des réalités … Victor était l’exemple parfait. Il permettait de déblayer « toutes ces idées nouvellement « reçues» pour revenir à l’essentiel », pour montrer à quel point deux êtres humains si différents peuvent, malgré tout, se comprendre.

     Enfin, s’il dédia ce film à Jean-Pierre Léaud, ce n’est pas par hasard. Le garçon qui interpréta le rôle d’Antoine Doinel, héros de nombreux films de Truffaut, avait développé avec lui une relation proche de celle établie entre le docteur Itard et Victor. Quand ils se réunirent la première fois sur le tournage de Les Quatre Cent Coups, Léaud était un adolescent rebelle. Sous la tutelle du cinéaste, il devint un acteur reconnu et réussit en tant que tel. L’Enfant sauvage est donc aussi, pour Truffaut, un hommage à son interprète favori, à son propre enfant sauvage.

~ Les sources du film

   Dans ses Lettres, François Truffaut écrit que son film est tiré « d’une histoire vraie dans les moindres détails. » Survenue en 1798, elle fut transmise à la postérité grâce au Mémoire et Rapport sur l’histoire de Victor de l’Aveyron, rédigé par le docteur Jean Itard et publié en 1806. Mais ses travaux ne doivent leur succès qu’à leur publication dans Les Enfants sauvages, mythe et réalité écrit par Lucien Malson, professeur de psychologie social, au XXe siècle. Toutefois, le cinéaste s’appuie beaucoup plus sur le deuxième rapport d’Itard car il entend montrer la formation progressive de la conscience chez l’enfant au contact d’autrui, alors que le premier mémoire ne relatait «que» les constats faits devant ce jeune sauvage et les débuts de cette pédagogie novatrice. Fort de son héritage, ce film, loin d’être l’œuvre d’une seule main, ou plutôt d’un seul esprit, est, au contraire, le fruit du concours de plusieurs consciences.

> Le choix des acteurs

   Le nombre restreint de protagonistes qu’offrait cette histoire aurait dû faciliter la distribution des rôles et pourtant celle-ci ne fut pas des plus simples, surtout lorsqu’il s’agit des deux personnages principaux, Victor et le docteur Hard.

   Parce que le rôle d’un enfant apparenté sourd-muet exigeait une conscience plus sensible que conceptuelle, aussi vierge que possible d’écritures et de lectures au sens moderne, Truffaut porta son choix sur un enfant de gitans, Jean-Pierre Cargol, encore vivant de nos jours et résidant près de Marseille.

   Le rôle du médecin exigeait une personne expérimentée, qui saurait manipuler l’enfant, devant la caméra et non pas derrière, par l’orientation de celle-ci. Ainsi, jaloux de l’intermédiaire que représenterait l’acteur entre Victor et lui-même, Truffaut eut l’idée de jouer ce rôle. Cependant, il se trouvait encore trop timide et ce n’est qu’après plusieurs émissions de télévision auxquelles il assista et où il prit de l’assurance qu’il comprit qu’il ne pouvait offrir à quelqu’un d’autre une interprétation qui correspondait si bien à sa personnalité. « Jusqu’à l’Enfant sauvage, quand j’avais eu des enfants dans mes films, je m’identifiais à eux et là, pour la première fois, je me suis identifié à l’adulte, au père » : le docteur Hard était né.

> La mise en scène

     Si l’on schématise la mise en scène de l’Enfant sauvage, elle se résume au face-à-face de deux personnages : l’éducateur et son élève. Toute la difficulté pour Truffaut a été, comme il l’explique dans l’entretien déjà cité pour Le Nouvel Observateur, de « transformer le texte d’Itard, qui était constitué de deux rapports médicaux écrits à cinq ans d’intervalle et destinés à obtenir du ministère le renouvellement de la pension allouée à sa gouvernante, Mme Guérin. » L’intérêt était aussi littéraire que cinématographique ; il imagina Itard tenant son journal et faisant de ces rapports une chronique. Ainsi cela lui permit de garder les phrases de ces deux écrits, tel quel, comme « Il était arrivé à supporter le séjour dans nos appartements ».

     Tourné en noir et blanc pour éviter toute joliesse de l’image, c’est-à-dire pour plus de sobriété, le film présente, par ce recours à un journal de bord, un aspect austère dont François Truffaut avait peur. Il pensa par la suite que son œuvre était vouée à l’échec par sa forme plutôt documentaire. Celle-ci rappelle beaucoup les films du cinéaste français Robert Bresson, qui recherchait l’expression pure par l’image et le son, tels que Au Hasard Balthazar ou Mouchette.

     En outre, pour rendre hommage à la photographie des films muets, le cinéaste utilisa régulièrement une ponctuation en iris : l’image se referme en son centre pour laisser apparaître un écran noir qui, à son tour, se rouvre, de son centre, jusqu’à sa totalité, sur une autre scène. Ceci crée également une complicité entre les protagonistes et les spectateurs, comme invités dans l’intimité de ces premiers.

     La caméra a un rôle essentiel dans la mise en scène et le tournage d’un film. Dans l’Enfant sauvage, elle n’adopte jamais le point de vue de Victor : il reste aveugle, objet, spectacle. Ce n’est que dans la dernière image que l’enfant renvoie ce regard car il s’est désormais rapproché, sur le plan de la civilisation, de son spectateur.

     François Truffaut dut aussi revoir, avec Jean-Gruault, le scénario qu’ils avaient, tout d’abord, élaboré car il était trop nettement coupé en deux parties égales, à savoir, dans un premier temps, la « variété» (la forêt, la capture, l’Institut des Sourds-Muets, la curiosité des Parisiens, les différentes tentatives d’évasion, la prise en charge de l’enfant par Itard), puis la rééducation, les exercices. Finalement, ils optèrent pour une réduction considérable de cette « variété» en une sorte de prologue et se concentrèrent sur l’essentiel, la pédagogie.

     La documentation eut un rôle important dans les choix opérés par le cinéaste. Celui-ci s’informa beaucoup sur les enfants schizophrènes ou malentendants et, devant la complexité des nombreux cas, il en déduit qu »‘on a le droit d’inventer » pour reconstruire les attitudes ou les mises en présence réelles de l’enfant.

   Enfin, Truffaut avoue avoir relu sans cesse, pendant le tournage du film, les rapports d’Itard, afin de « repêcher» telle ou telle idée ou simplement aussi pour s’en imprégner. Il en ressort donc une fidélité remarquable, mais pas totale, à la réelle histoire qui eut lieu plus de cent cinquante ans auparavant.

3- Du pareil au même ? : comparaison entre le film et le livre

     Parce qu’il s’agit d’une adaptation et non d’une copie, l’image est, certes, très proche du texte, mais s’en éloigne aussi parfois, avec plus ou moins de d’importance. Les points communs les plus marquants sont nombreux. Nous en avons sélectionné quelques-uns, à commencer par l’aspect plus formel du film. Celui-ci débute par une ouverture en iris sur une paysanne dans la forêt, scène triviale, de prime abord, dans laquelle, pourtant, un enfant sauvage fait, par la suite, son apparition. C’est donc par un regard féminin que l’existence de Victor, alors encore anonyme, est révélée. A la fin de cette scène, la caméra prend du recul pour montrer cet enfant se balançant sur lui-même tel un enfant autiste auquel il sera, beaucoup plus tard, comparé.

     La tenue du journal quotidien par le docteur Itard, dans le film, permet la reprise exacte de certaines phrases du livre de l’éducateur. On retrouve ainsi « Tu n’es plus un sauvage, même si tu n’es pas encore un homme » que Truffaut prononce à Victor, face à lui, sans modification, mis à part le passage logique au style direct devant la caméra. Itard écrivit aussi « Tout ce que fait l’enfant, il le fait pour la première fois » ou encore « En lui donnant ce sentiment [du juste et de l’injuste »], je venais d’élever l’homme sauvage à toute la hauteur de l’homme moral ». Une phrase choc que Truffaut n’a certainement pas reprise par hazard également : « Combien dans ce moment, comme dans beaucoup d’autres, prêt à renoncer à la tâche que je m’étais imposée, regardant comme perdu le temps que je lui donnais, ai-je regretté d’avoir connu cet enfant et condamné hautement la stérile curiosité des hommes qui, les premiers, l’arrachèrent à sa vie innocente et heureuse ! » Sans doute, par la réduction qu’a opéré le cinéaste de sa première partie, les « variétés », accélérant ainsi les différentes étapes.

     Les punitions sont un élément clé de la pédagogie du médecin et pourtant, elles ne sont pas les mêmes dans les deux récits. Truffaut n’a mis à l’écran « que» l’épisode bouleversant du cabinet noir alors que Itard relatait, en outre, le châtiment du vertige : lorsque son élève commettait des erreurs, il le suspendait dans le vide afin qu’il éprouve une si grande peur qu’il redouble d’attention pour la suite des exercices. Peut-être la mise en scène de ce passage était­ il trop difficile ?

     Certains ont noté aussi l’ajout, par le réalisateur, de la notion de liberté dans le sens où l’on voit bien que Victor est libre de choisir ce qui est bon ou pas pour lui. Par exemple, à la fin, il revient de son plein gré chez Itard. Cependant, il s’était alors conformé à la vie en société et la notion de liberté semble ici réduite.

     Dans les dernières minutes du film, le docteur Itard paraît fier de ce qu’il a accompli alors que le « vrai» Itard se montre fort insatisfait dans son Rapport. C’est que Truffaut veut laisser un bon souvenir au spectateur par une fin optimiste qui transforme l’échec de l’apprentissage du langage en un triomphe de la relation humaine.

B- Les oeuvres littéraires

     En cherchant des livres contemporains traitant du sauvage de l’Aveyron, nous avons, avant tout, voulu savoir quels étaient les motifs des auteurs à s’inspirer d’une histoire de deux cent ans dépassée. Nous avons donc trouvé quels étaient leurs buts et à quels aspects du problème ces auteurs se sont-ils attachés. En fin de compte, peuvent-ils nous faire découvrir quelque chose qui n’aurait pas encore été envisagé par leurs prédécesseurs ? Le fait aurait-il été si marquant pour perdurer dans les esprits encore aujourd’hui ?

1- Victor, dernier enfant sauvage, premier enfant fou de Thierry Gineste

     Dans son ouvrage, T. Gineste, docteur en psychologie moderne, s’intéresse aux enfants, abandonnés de plus en plus à la fin du XVIIIe et aux causes de ces abandons. Il cherche à savoir pourquoi de tels actes se multiplient et quelles sont les circonstances familiales.

     Il prend en compte, pour étudier le cas du petit Victor, le fait que le contexte s’inscrit dans la naissance de la médecine moderne occidentale, en particulier la psychiatrie.

   Il affirme son souhait de « faire apparaître, d’aussi près que possible, cet événement vraiment phénoméneux.» En fait, le but de Gineste est de montrer qu’il n’existe pas vraiment de réponse à ses questions comme il l’ explique dans sa preface :

« Ce livre aura trouvé son but s’il a su montrer que toute la question de cette histoire est comme l’espoir de Pénélope mêlé à son chagrin : un travail sans repos, sans limite, que nous n’aurons jamais fini de faire et de défaire. »

2- Les enfants sauvages, mythe et réalité de Lucien Malson

   Même si une explication générale de l’œuvre a été faite en première partie, il convient ici de faire ressortir les motifs pour lesquels l’auteur a écrit sur ce sujet.

   En effet, L. Malson s’intéresse, lui, au problème de la nature humaine à travers les enfants sauvages en considérant les aspects psychologiques et sociaux.

Malson lutte aussi par cet ouvrage contre les préjugés de « racisme et droitisme» envers les enfants sauvages. Il s’oppose ainsi nettement aux idées de Pinel, Esquirol ou encore l’Abbé Sicard. Ainsi, Malson apparaît comme un défenseur de la pensée moderne.

3- L’enfant sauvage de l’Aveyron : évolution de la pédagogie, d’Itard à Montessori de Harlan Lane

   Harlan Lane, anthropologue, linguiste et psychologue, s’est penché sur le cas de Victor et pose les questions essentielles :

A quel âge se fait l’acquisition du langage ? Passé cet âge, est-il encore possible d’apprendre à parler ?

       L’ouvrage de Lane constitue l’historique des méthodes psychologiques et pédagogiques du docteur Itard jusqu’à nos jours. L’auteur paraît donc particulièrement attaché au problème de la pédagogie et plus particulièrement à celui du langage relayé aujourd’hui par l’orthophonie.

4- La vie quotidienne au pays de l’enfant sauvage de René-Charles Plancke

   Plancke nous offre, dans son oeuvre, une documentation historique et vivante, s’étendant sur des siècles. Il souhaite donc faire découvrir l’environnement de Victor comme il l’explique dans sa conclusion :

« Voici terminée, ami lecteur, cette modeste promenade dans le passé. Puisse-t-elle vous avoir intéressé et mieux fait connaître comment on vivait autrefois au pays de l’enfant sauvage ».

5- Itard inédit : il y a 150 ans l’enfant sauvage de Alfred Brauner

  1. Brauner rend hommage à Itard à qui il voue une grande admiration pour ses travaux dans la mesure où l’homme fut le premier oto-rhino-laryngologiste et « médecin-éducateur ».

     En tant que fondateur des Centres de traitement éducatif pour enfants à handicaps multiples de St Mendé, il se sent très concerné par le problème éducatif et interpelle ses confrères dans son introduction :

«Tous ceux qui se consacrent à l’éducation des enfants privés de langage ou qui s’y intéressent sont priés de se joindre à l’hommage qui est rendu ici à un très grand homme, le docteur Itard. »

6- Victor l’enfant sauvage de Marie-Hélène Derval (illustrations de Yves Beaujard)

   L’imagination de M.-H. Derval tournée vers la littérature fantastique l’a entraînée à peupler ses histoires d’ogres, de sorcières mais aussi de petits enfants comme ici avec Victor. Transcrire pour les enfants cette histoire vraie fut pour elle très inspirateur.

7- L’enfant sauvage: d’après l’histoire vraie de l’enfant sauvage de l’Aveyron de Mordicai Gerstein

  1. Gerstein a grandi en Californie et écrit de nombreux livres pour la jeunesse. Il entendit parler pour la première fois de Victor en voyant le film émouvant de François Truffaut. Cela l’incita à se plonger dans les archives de l’époque et à faire un voyage dans l’Aveyron et à Paris, afin de rassembler le plus de d’informations que possible sur l’enfant, les gens qui s’occupèrent de lui et le monde où il vécu. Ces recherches lui ont inspiré ce livre ainsi qu’un roman : Victor.

Conclusion

   Insolite, insolite, où te caches-tu ? Nous t’avons longtemps cherché … Notre quête fut longue et éprouvante mais au combien enrichissante.

     Nous t’avons finalement trouvé en Aveyron, à l’orée d’un bois, où un petit garçon évoluait en marge de la société. Il courait nu sans se rendre compte encore qu’il était sur le chemin de la capitale. Mais de quel droit les hommes l’arrachèrent-ils à sa forêt natale ? Comment pouvaient-ils juger ce qui était bien pour lui ? Est-ce le privilège de l’homme civilisé sur l’homme naturel de décider de son destin ?

     Dans un siècle où l’on se questionnait beaucoup sur la part de l’inné et de l’acquis chez l’individu, l’entreprise d’éducation de l’enfant tenté par le docteur Itard apparut comme une idée novatrice dont la singularité se retrouva dans les méthodes employées. Fort de son optimisme, le médecin fit preuve de beaucoup d’imagination dont on ne peut que regretter que l’échec final. En effet, même si Victor ne put jamais réellement parler, son éducateur réussit à lui faire acquérir les bases de la civilisation, telles que l’acceptation de la vie en société, pourtant si difficile pour ce petit sauvage. Pour cela, le maître n’a pas hésité à employer des moyens radicaux : « le fait que le professeur lui fasse du mal pour son bien » était-ce légitime, se demande Truffaut qui s’est beaucoup attaché, dans son film, à cette pédagogie et au caractère insolite de cette aventure.

     Loin de clore le débat, nombre d’auteurs, parmi les plus illustres, ont multiplié les interrogations et les controverses mais en vain ; l’histoire était, est et restera un mystère, une intrigue. Car, si l’origine, le comportement, l’existence de Victor avaient pu être éclairés, ce cas n’aurait pas nourri, comme il l’a fait, les fictions romanesques ou cinématographiques, et même la pensée anthropologique.

     En fin de compte, on peut dire que, même si Victor semble bien loin de nous, Malson a recensé, depuis, d’autres cas d’enfants sauvages ; le plus récent date de 1963, il s’agissait d’un dénommé Yves Cheneau, retrouvé à l’âge de sept ans.

     Par ailleurs, le sauvage de l’Aveyron trouve son écho dans d’autres formes semblables d’insolite. Le cas d’une jeune fille, habitant en Californie qui vécut de l’âge de vingt mois jusqu’à l’âge de quatorze ans, enfermée dans une pièce minuscule, attachée à un pot de chambre est, de nos jours, un cas équivalent, par certains aspects dont son mutisme, à Victor. Enfin, Mowgli, dans Le livre de la jungle et Tarzan ne s’inspirent-ils pas de l’histoire des enfants sauvages ?

Hommage à Itard

   Au début de ce numéro spécial consacré à Jean-Mare-Gaspard Itard, nous avons donné la parole à deux directeurs de l’Institut national des jeunes sourds. A sa fin, l’allocution faite sur la tombe du Dr ltard, par le directeur de l’époque, Monsieur Ordinaire, le 6 juillet 1838, à midi, au cimetière du Montparnasse à Paris offre une excellente conclusion :

Celui dont nous déposons dans cette tombe la dépouille mortelle était non moins remarquable par les lumières qu’il a répandues sur les parties de la science médicale à laquelle il a consacré sa vie, que par la noblesse avec laquelle il a pratiqué son art, et les qualités éminentes de l’esprit et du cœur qui le rendront toujours cher à ceux qui l’ont connu.

   Mais c’est surtout l’Institution royale des sourds-muets de Paris qui fait, dans la personne de M. Itard, une perte irréparable. Les qualités qui déjà le distinguaient à son début dans la carrière médicale l’ayant fait appeler à consacrer ses talents et ses soins à cet établissement, il sut apprécier aussitôt, avec cette sagacité parfaite qui le distinguait si éminemment, tout ce que réclamait de lui ses nouvelles fonctions et les lacunes de la science dont il devrait faire l’application à nos nombreux élèves, et les soins que réclamait de lui le soulagement de leur infirmité. Les trente­neuf années écoulées depuis cette époque ont été l’application constante, invariable, du plan qu’il s’était tracé.

Aussi les ouvrages qu’il a produits depuis cette époque l’ont- ils placé au rang des plus judicieux observateurs et des meilleurs écrivains ; ils sont devenus classiques dans toutes les matières qu’il a traitées ; et si l’Institution royale des sourds-muets de Paris a déterminé la direction et l’essor de toutes les rares facultés de M. Itard, il est vrai de dire aussi que la manière dont il a su en faire l’emploi a répandu en même temps un nouvel éclat sur cet établissement …

Document extrait du livre de Brauner, il y a 150 ans l’enfant sauvage

She-wolf_suckles_Romulus_and_Remus

Mère et tendresse animale

Bibliographie

>C.D.I.

Victor de l’Aveyron (De l’éducation d’un homme sauvage au jeune sauvage de l’Aveyron + rapport au ministre de l’Intérieur), Jean Itard, édition Allia (1994)

> Enfants sauvages, Lucien Maison, bibliothèque 10/18 (1996) DVD L’enfant sauvage de François Truffaut

~ Dictionnaires Le Petit Larousse et Le Petit Robert

~ Encyclopédie Universalis

– Bibliothèque municipale de la Part-Dieu

> L’enfant sauvage de l ‘ Aveyron, Harlan Lane, édition Payot (1979)

> Victor de l’Aveyron, dernier enfant sauvage, premier enfant fou, Thierry Gineste, édition Le Sycomore (1981)

> Il y a 150 ans l’enfant sauvage, Alfred Brauner, édition Privat (1988)

> La vie quotidienne au pays de l’enfant sauvage, Plancke, édition La Mée-sur­ Seine (1989)

> Médiathèque Bourgoin-Jallieu

> L’enfant sauvage, Mordicai Gerstein, édition Archimède (1999)

> Ressources personnelles

~Victor l’enfant sauvage, Beaujard, édition Bayard (1992)

-Brochure sur Victor de l’Aveyron, envoyée par le syndicat d’initiative de St­ Sernin sur Rance

-Encarta 2003

Dictionnaire de philosophie, édition Bordas (1991)

– Internet

www.ac-grenoble.fr/philoSophie/articles/enfant.htm

~- www.ac-reunion.fr/pedagogie/hyvergerpIFRANCAIS/TPE/TPE 01-

02 TL/Enfant sauvage definit.htm

http://iihm.mag.fr/truffautllenfantsauvage.htm

http://goelano.chez.tiscali.fr/3-Instruado/JeanIT ARE.htm#bas.

www.lenouvelobs.com

www.philosophil.comlphilosophie/malsonlsauvage.htm

 

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Une réflexion sur “Victor ou l’enfant sauvage de l’Aveyron – En quoi l’histoire de Victor a-t-elle constitué et constitue encore aujourd’hui probablement un fait insolite ? –

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