De la conquête perpétuelle du pouvoir politique et de ses crises récurrentes. Une brève analyse de l’oeuvre d’Isaac Asimov Fondation Première partie

Couverture des tomes

Introduction

     L’un des grands maîtres contemporains du genre littéraire qu’on nomme ordinairement la « science-fiction » est sans conteste Izaac Asimov. Il fut un auteur à la fois ingénieux, inventif et prolixe. Faire le tour de toute son œuvre demanderait une décennie de lecture assidue. Cependant, une majorité de ses lecteurs connaisse essentiellement le cycle des Robots et le cycle de Fondation dont un aspect nous intéresse ici.
Mais, d’abord, qu’est-ce qu’une science fiction ? C’est un genre narratif qui se fonde essentiellement sur des hypothèses relatives au passé et, surtout, au futur comme l’exprime clairement l’oeuvre d’Asimov. L’espace où l’action se passe peut être la terre, des planètes éloignées, des mondes parallèles etc. Généralement, elle se fonde sur des connaissances scientifiques et technologiques contemporaines. Tel est le cas des œuvres de Jules Verne, l’un des tout premiers auteurs de science-fiction de la fin du XIXe et du début du XX e siècle. Dans le cas des livres de cet auteur, il y a une dimension d’anticipation qui effleure l’intuition prédictive. Tel est le sens de son ouvrage De la terre à la lune, paru en 1865.
Dans le cycle Fondation d’Asimov, les récits et les intrigues se passent autour de voyages interplanétaires ou interstellaires dans un futur fort éloigné de nous. Ces récits, même s’ils sont fortement arbitraires et purement imaginaires, ont des rapports avec des théories astrophysiciennes de son temps ; d’autant plus qu’il était lui-même de formation scientifique. Dans ce cycle, les déplacements à travers les longues distances prennent une place centrale en raison de la vasteté de l’Empire interstellaire ou galactique dont Trantor est l’éminente Cité grandiose. Il en est de même de l’art militaire et de la nature des armes futuristes.

Bref, en tant qu’oeuvre de science-fiction, Isaac Asimov met en scène des univers où se déroulent une histoire humaine, voire des faits impossibles, non avérés au regard de la proximité de l’état de civilisation contemporaine dont le caractère est encore rudimentaire, arriéré et dont les moyens technologiques sont frustres. Même son intelligence reste toujours à un niveau de développement élémentaire. Malgré tout, il y a une dimension trop humaine qui s’impose aux auteurs de science-fiction comme quelque chose d’Indépassable, d’absolument inouï. En somme, quelque ingénieux qu’il soit, un auteur ne peut transcender les limites, les réalités de son époque. Toute son humanité, sa conscience même, est imprégnée par celle-ci, comme Asimov dans ce cycle. Et l’oeuvre de son esprit est fille de son temps.Tel est le sens de l’un des aspects de cette œuvre littéraire qui nous intéresse d’un point de vue philosophique.

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I- Le rayonnement, les limites de Trantor et le projet d’échapper à la chute et aux vicissitudes politico-temporelles

     Dès le premier tome de Fondation, le décor est posé. Il s’agit de Trantor du début du 13e millénaire à son apogée. C’est le siège impérial depuis des générations. Situé à proximité des régions centrales de la Galaxie ; il est le plus puissant, en somme. Trantor, c’est aussi une forte urbanisation singulière sur une et même surface de deux cents cinquante millions de kilomètres carrés et habités par 41 milliards d’individus. Cette population hyper nombreuse n’a qu’une seule mission : assumer le mieux possible l’administration de l’empire. Mais Trantor, malgré sa puissance et sa magnificence, a une faiblesse intrinsèque : la dépendance absolue par rapport aux mondes extérieurs pour son ravitaillement en matière de nourriture, de biens d’équipement etc. C’est la description qu’en donne Isaac Asimov dans le tome II : “Un ciel en friche : telle fut leur première impression lorsqu’ils contemplèrent le ciel nocturne. Les étoiles, ici, étaient aussi denses que les mauvaises herbes dans un terrain vague. Et, pour la première fois, Lathan Devers s’aperçut qu’il ne pouvait se dispenser de tenir compte des chiffres à droite de la décimale pour calculer correctement son trajet à travers l’hyperespace. D’être ainsi obligé de réduire les sauts à moins d’une année-lumière engendrait chez lui une sensation de claustrophobie indéniable. Ce ciel qui brillait à l’infini dans toutes les directions avec un éclat d’une dureté inédite avait quelque chose d’effrayant. Il en résultait l’impression pénible d’être perdu au sein d’une mer de radiations.
Et, au centre d’un amas gigantesque de dix mille étoiles dont l’éclat déchirait sans merci les ténèbres environnantes, gravitait la masse formidable de la planète impériale : Trantor.
Mais Trantor n’était pas qu’une planète. Trantor était le cœur vivant d’un Empire de vingt millions de systèmes stellaires. Cette planète n’avait qu’une seule fonction : administrer. Elle n’avait qu’un seul but : gouverner. Elle ne produisait qu’une seule chose : la loi.
Trantor était une gigantesque aberration fonctionnelle, tout entière tournée vers un seul et même objectif. Il n’y avait d’autres créatures vivantes à sa surface que l’homme, ses animaux favoris et ses parasites. En dehors des quelques centaines de kilomètres carrés du palais impérial, pas la moindre parcelle de terre nue n’était visible, pas le moindre brin d’herbe. Il n’y avait pas d’eau, sur Trantor, en dehors des jardins du palais, si l’on excepte les immenses citernes souterraines qui contenaient à elles seules les réserves de toute une planète.
Sur la chape de métal lisse, étincelante, indestructible, incorruptible qui recouvrait la planète tout entière, se dressait un réseau inextricable de structures métalliques gigantesques : des rampes sans nombre reliaient entre eux ces édifices titanesques parcourus de corridors, garnis de cubibox à usage administratif, occupés à la base par d’immenses centres commerciaux qui couvraient des kilomètres carrés, et couronnés à leur faîte par le monde du plaisir qui chaque nuit illuminait les ténèbres.
On pouvait faire le tour de Trantor sans jamais sortir de cette structure tentaculaire, de cet édifice qui n’en finissait pas de s’étendre, sans jamais voir la ville de l’extérieur.
Une flotte de vaisseaux, plus nombreux que tous les vaisseaux de guerre que l’Empire avait jamais armés au cours de son histoire, déchargeaient chaque jour leur cargaison sur Trantor pour nourrir les quarante milliards d’êtres humains qui se contentaient en échange de démêler les myriades d’intrigues bureaucratiques qui venaient trouver leur solution dans l’administration centrale du gouvernement le plus complexe que l’humanité eût jamais connu.
Vingt mondes agricoles servaient exclusivement à ravitailler Trantor. Un univers tout entier était à son service … »
Même si les dirigeants de Trantor s’imaginent immortels et leur pouvoir permanent parce qu’imprenable, un oiseau de mauvais augure annonce la fin possible de l’empire accompagnée ou résultant de successions de cycles de pouvoir, de dynasties, de catastrophes, des temps de barbarie etc. Tel est le cas de la classe aristocratique parvenue au pouvoir après plusieurs péripéties de conquêtes. A ce niveau de son récit, il s’agit de Cléon Ier, le dernier des descendants des Entuns. Dans l’ensemble, cette coterie est soucieuse de l’autorité des grandes familles, de leur sécurité et du maintien du statut quo. Ainsi, elle se croit invincible et immuable.
Or, Trantor compte un mathématicien de génie : Hari Seldon. Celui-ci s’est fait une spécialité dans le domaine de la psychohistoire fondée sur une histoire statistique dont les fondements paraissent inébranlables. Cette discipline se conçoit comme l’instrument scientifique par excellence et le plus puissant pour l’étude de l’humanité. Car elle ambitionne non pas de prédire les actions et les comportements des individus, mais d’énoncer des lois générales précises et justifiables par l’analyse des mathématiques. Elle permet également l’extrapolation en matière de modalities de gouvernement et la prédiction des conduites collectives, c’est-à-dire des groupes humains. D’un point de vue particulier, l’individu peut faire usage de son libre arbitre. Quant aux groupes humains, ils ne peuvent guère échapper aux lois mathématiques de la psychohistoire, une fois qu’elles sont énoncées par rapport à leur future. Car on ne peut ni arrêter, ni dévier, ni retarder les mathématiques des comportements. En réalité, “la science de Seldon, qui prédit l’évolution de la Fondation, s’appuie non sur l’héroïsme individuel… mais sur les tendances économiques et sociales de l’Histoire” (Tome II, p.186). C’est donc sur cette science que Hari Seldon et ses collaborateurs vont prendre assise pour créer la Fondation.

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En raison de ces lois mathématiques immuables, Docteur Hari Seldon s’acharne à prédire le déclin du pouvoir impérial et l’annonce d’un état de barbarie dans lequel tout l’empire devrait sombrer à travers toute la galaxie. D’où son conflit avec le pouvoir exécutif. Celui-ci lui intente un procès dont l’issue conduit à un dilemme : soit Seldon est mis à mort, soit il est exilé. Il choisit l’exil où il envisage de créer la Fondation à l’autre bout de la galaxie. Il a l’autorisation d’amener qui il veut. C’est pourquoi, il réunit les meilleures d’entre ses amis, ses disciples et ses connaissances ; mais aussi les hommes et les femmes les plus jeunes et les plus forts de son temps. La mission qu’il assigne à ce groupe est la suivante : se reproduire, se multiplier, croître et se développer. Les mondes choisis pour les installer l’ont été avec le plus grand soin ; tout autant que les circonstances de leur installation. En somme, tout a été organisé de telle sorte que les prédictions invariables des mathématiques de la psychohistoire découlent nécessairement de leur isolement par rapport au tissu principal de la civilisation impériale ; et de manière que, dans ces lieux lointains puissent se développer les germes du second Empire galactique. À cette seule condition, l’interrègne barbare se réduirait à 1000 ans au lieu de durer 30 000 ans. L’autre mission de la Fondation est de rédiger l“Encyclopédie galactique”, une sorte d’histoire et de mémoire universelle de l’Empire. C’est pourquoi, on les appelle les “Encyclopédistes”.
Ceux-ci furent donc exilés sur la planète Terminus. Elle est l’unique planète d’un soleil isolé et situé aux confins de la spirale galactique. Mais, bien qu’elle soit appelée à jouer un rôle essentiel dans l’histoire galactique, elle est dépourvue de grandes ressources naturelles. Tout au long de son histoire et en cas de crise aiguë, Docteur Hari Seldon apparaîtra sous forme d’hologramme pour expliquer des choses et justifier le caractère implacable des prédictions mathématiques et l’accomplissement inéluctable de certains événements présents ou à venir.

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Hari Seldon, le savant, maître de la psychohistoire

II- L’enjeu du pouvoir

      Même si ce livre n’est pas un traité de philosophie politique, on peut tirer des analyses d’ordre socio-politique puisque, à chaque moment, des enjeux politiques prennent place. De façon générale et universelle, Isaac Asimov donne à penser ce qui est permanent dans l’histoire humaine, en l’occurrence, le conflit des classes dominantes et des groupes informes toujours dominés. Car il existe une donne dans l’histoire des hommes qui paraît inévitable. Elle nous montre de façon invariable que, “l’éloignement dans le temps aussi bien que dans l’espace fausse la perspective” (Tome II, p. 189). Par exemple, les maux atroces, comme ceux subis par l’Europe sous le nazisme, ont conduit les politiques et les religieux à s’engager pour l’avenir qu’il n’y aurait plus de tells atrocités dans le monde. Or, Hegel a bien montré sur ce point qu’on aura toujours tort de prendre de tels engagements parce qu’il n’y a pas de leçon d’histoire. D’où sa thèse si pertinente : “On recommande aux rois, aux hommes d’État, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer.
Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière, que c’est seulement en fonction de cette situation unique qu’il doit se décider : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution appropriée.
Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d’aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent : il n’a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l’actualité. (Hegel : La raison dans l’histoire – Coll. 10/18, UGE).
D’abord, il y a le groupe des savants qui s’apparente à une classe sacerdotale. Dans l’histoire des hommes, soit la classe sacerdotale est de connivence avec la classe politique, soit elle est combattue avec vigueur par le pouvoir exécutive, détenteur de toutes les puissances en ce monde. Ainsi, dans la civilisation babylonienne, les mages, qui étaient généralement des mathématiciens, étaient obligés de mettre leur science au service de l’exécutif. Les rois et les princes, craignant beaucoup cette classe de savants, avaient ainsi trouvé le moyen d’avoir une emprise sur eux. Les mages devaient utiliser leur science pour prévoir la météorologie nécessaire pour engager la guerre contre un ennemi ; mais aussi pour la prévision des crues du Tigre et de l’Euphrate afin d’envisager les cultures. Telles étaient aussi les missions des prêtres d’Amon, des scribes et autres savants dans l’Égypte ancienne. Les prêtres d’Amon exerçaient un pouvoir considérable sur les Pharaons et les princes. Ils étaient craints en raison des pouvoirs mystérieux et exorbitants qu’on leur attribuait.
Dans Fondation, on retrouve une telle figuration. Car les serviteurs de celle-ci ont fini par constituer une caste religieuse très puissante. Elle a une forte prégnance sur les consciences collectives. Elle impose une foi aveugle aux classes populaires. Et elle tend à dominer même les élites politiques. Dès le départ, d’ailleurs, c’est par crainte de Hari Seldon et ses mathématiciens que l’exécutif les a condamnés à l’exil pour être tranquille et gouverner avec maîtrise et sérénité ; et se libérer ainsi de toute source de crainte et d’effroi.
Ensuite, il y a la classe politique qui détient le pouvoir exécutif. Toute l’oeuvre passe en revue les intrigues, les renversements d’alliance, les conflits dans la conquête du pouvoir politique. Quand un clan, un groupe arrive au pouvoir, il veut créer une dynastie pour perdurer. On parle de soi en termes de descendants de familles ou de vieilles familles, ou d’aristocratie. La lutte pour le pouvoir politique n’est qu’un ensemble d’intrigues, une guerre psychologique impitoyable et perpétuelle entre individus rusés. Non seulement Trantor est inaccessible, mais même la personne de l’Empereur. Ainsi, tous les jours, il y a environ un million de gens qui veulent voir l’Empereur. Mais leur désir est réduit à néant par les niveaux complexes, hiérarchiques et indéfinis de l’appareil administratif qui les en empêchent absolument. Dès lors, l’Empereur se sent fort. Il l’est “car il ne permet à aucun de ses sujets de le devenir. Un courtisan qui devient trop riche ou un général qui devient trop populaire est un danger potentiel qu’il convient d’éliminer. L’histoire récente de l’Empire l’a déjà prouvé à maintes reprises : n’importe quel empereur assez intelligent pour le comprendre ne peut que suivre cet exemple” (Tome II, p.p; 146-147)
Les peuples eux-mêmes sont versatiles ; ce qui explique, en partie, l’instabilité politique, les vicissitudes permanentes, les jeux et les enjeux des alliances entre individus et familles pour triompher. On n’hésite pas à recourir au mensonge, s’il le faut, pour arriver à ses fins. Les finalités initiales de la création des membres du Second Empire et la rédaction de l’Encyclopédie s’égarent dans ces jeux complexes du pouvoir politique qui ont rapport aux réalités contingentes, à l’ici et maintenant, et non à un hypothétique et lointain avenir. Ainsi, Isaac Asimov montre, en réalité, que quels que soient les temps, les mentalités, les peuples, il n’y aura jamais rien de nouveau sous le soleil à propos de la conquête, de la conservation du pouvoir politique. Les élites politiques sont toujours sur une scène de théâtre ou dans un combat de gladiateurs enfermées dans une arène. Il n’y a pas de pitié, ni de sentiments humains entre les membres de celles-ci. Ils sont condamnés à cette lutte atroce perpétuelle, et au prix d’un combat acharné, à craindre ou à périr.
Il en est ainsi de nos élites politiques contemporaines maniant habilement l’arme agonistique et l’art du mensonge grossier, froid, de la démagogie par laquelle les soi-disant peuples souverains sont vaincus et soumis.
La troisième catégorie constitue le maillon faible de ces conflits politiques perpétuels. Comme aujourd’hui, Asimov montre, dans cette œuvre, que ce groupe, cette classe informelle qui s’apparente à la lie de l’humanité ne pense pas, ni ne réfléchit, ni ne se révolte. D’où vient ce miracle si agréable aux yeux des élites politiques ? Justement, c’est dans la tendance de cette lie de l’humanité de s’abrutir dans la consommation, de se préoccuper de forniquer et de se reproduire. On peut alors comprendre le mépris des philosophes pour cette partie de l’Humanité. Platon la range au rang du fonctionnement des bas instincts dans La République. Quant à Machiavel (Le Prince), il propose aux rois et aux Princes de la manipuler à loisir, de lui mentir, de la combattre impitoyablement si elle se révolte, d’être dur ou flatteur selon l’essence d’un peuple dont il est le roi ou le Prince. Kant et Nietzsche qualifient cette masse informelle de troupeaux qui se soumet volontiers aux diktats de ses maîtres, ces tuteurs que sont les élites politiques qui se croient plus éclairés que leurs propres peuples (Qu’est-ce que les Lumières ?) ; même si ses membres ne sont rois, l’espace d’une mandature, que grâce uniquement à ceux-ci ; du moins, dans le cadre des régimes dits démocratiques.
Dans l’œuvre d’Asimov aussi, le peuple ne réagit pas, ne se révolte pas. Il se contente de vivre selon les impératifs du ventre et du bas-ventre. Un passage d’une conversation entre Riose et Lathan Devers montre manifestement ce mépris du peuple : “Vous allez me dire : il reste le peuple, le commun des mortels, quoi. Bien sûr, dans ces cas-là il y en a toujours qui se font tuer, et les autres se font écraser d’impôts pendant un petit moment. Les dommages de guerre, on appelle ça. Mais ça se calme, ça se tasse, avec le temps tout s’arrange. Et puis, on se retrouve dans la même situation qu’avant. Il y a à nouveau cinq ou six gros pachas aux commandes, simplement ce ne sont plus les memes”(Tome II, p.75). Les intrigues politiques passent au-dessus de sa tête. Il recherche frénétiquement le confort de la technologie. Et il en est tellement abreuvé qu’il se révolterait si on le lui en privait. L’histoire se passe en dehors de lui. Il la subit ou la suit comme un fétu de paille dans un cours d’eau. Il n’en saurait être acteur. Donc, qu’il s’agisse du règne des Encyclopédistes, des Maires ou des Marchands, nul ne s’en soucie vraiment.

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L’Encyclopédie

III- De l’art de créer des crises

     Dans les premiers tomes, même si l’on parle des choses humaines, de l’histoire en termes de temps galactiques, il n’en demeure pas moins que les situations de crises sont récurrentes. Mais au-delà de l’apparente tranquillité du Premier Empire, de sa puissance et de sa durée, il y a des états de crise intrinsèques. L’une des premières consiste dans la crainte de l’annonce d’une fin possible du règne de la coterie aristocratique qui règne et gouverne sans partage. Puis il y a le procès de Hari Seldon et l’exil avec son groupe d’Encyclopédistes. D’ailleurs, à sa première apparition hologrammatique, Seldon l’a reconnu lui-même : la rédaction de l’Encyclopédie était une tromperie, un mensonge pour obtenir l’autorisation d’aller installer l’avenir de l’humanité du Second Empire sur Terminus. La rédaction de la grande Œuvre, c’est-à-dire l’Encyclopédie, n’a jamais constitué son objectif. Sa finalité est l’émergence du Second Empire comme le futur et le salut de l’Humanité future.
Même quand Terminus a été conquis et colonisé, les crises n’ont pas, pour autant cessé. Heureusement, il y a toujours un homme fort qui émerge, s’impose et sauve ses contemporains d’une situation de crise. De même, dans des zones du Premier Empire en lambeaux, les causes de conflits ne cessent de créer des situations de crise plus ou moins graves. Dès lors, certaines situations historiques singulières semblent avoir échappé totalement aux lois implacables et fatales des statistiques mathématiques de la psychohistoire. Tout se passe comme si celles-ci expliquent justement les états de crises : ce qui n’a pas été prévu se conçoit comme le silence de la loi mathématique. Ou, plutôt, les singularités échappent au déterminisme absolu la prévisibilité mathématique.
Telle est la faille des prévisions du savant Seldon. En effet, la création de Fondation a pour but de durer le plus longtemps possible. Mais il présageait que, comme toute chose humaine soumise aux aléas de toute sorte d’erreurs, d’aventure, d’imprévus, il n’a pas envisagé une seule Fondation pour sauver l’humanité et sa civilisation, mais bien deux, l’une étant cachée aux confins des galaxies très éloignées. Créée sur Finstellis ou la fin des étoiles, la Seconde Fondation devait abriter des hommes aux pouvoirs psychologiques exceptionnels, susceptibles de développer des faculties de prédictions remarquables. Or, en raison des limites de ses sciences mathématiques en ce qui concerne l’action des singularités, un certain individu doué de pouvoirs psychologiques exceptionnels réussit à vaincre, à briser les reins des gouverneurs de la Première Fondation. Pire, il la détruisit entièrement, laissant dernière lui un tas de ruines. Le Mulet figure parmi les mutants supposés avoir des pouvoirs propres au surhomme. Certes, “on a estimé que plusieurs millions de mutants naissent chaque jour dans la Galaxie… Sur ces un ou deux pour cent de macro-mutants…”, il y en a qui ont des attributs psychiques exceptionnels qu’ils peuvent utiliser pour conquérir des mondes comme le Mulet l’a fait pour détruire la Première Fondation.

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Sur ce point, le savant Seldon n’avait rien laissé au hasard dans la mesure où il a projeté deux Fondations avec des finalités et des pouvoirs différents. Car “Hari Seldon savait que la science de la psychohistoire qu’il avait mise au point ne pouvait aboutir qu’à des probabilités, pas des certitudes. Une certaine marge d’erreur était inévitable, et à mesure que le temps passait, cette marge ne pouvait qu’augmenter de façon géométrique. Seldon voulait naturellement s’en protéger autant que possible. Notre Fondation était une société de premier plan du point de vue scientifique. Elle était susceptible de vaincre des armées entières, de s’approprier leurs armes. Elle était capable de vaincre la force par la force. Mais que faire en cas d’attaque psychique de la part d’un mutant comme le Mulet ?”. C’est pourquoi, pour sauver l’espèce humaine de tout danger, il a pensé à tout. En effet, si un mutant triomphant comme le Mulet, au cas où il la Fondation s’avérait incapable de le vaincre, il pourrait envisager de créer une dynastie pour régner intemporellement sur le nouvel Empire de la Galaxie, grâce à son pouvoir personnel et à celui que ses descendants hériteraient de lui. Dans cette perspective, la race humaine pourrait disparaître de la surface des mondes galactiques ; ou bien il la réduirait au rang d’esclave, elle et sa descendance pour toujours. Car l’Homo sapiens n’est pas de taille à lutter contre de tels phénomènes, ni non plus à espérer les vaincre.
D’où le sens de la Seconde Fondation. En effet, “La Fondation numéro deux, elle, était un monde de spécialistes des sciences psychiques. C’était le reflet, l’image inversée de notre monde à nous. C’est la psychologie, et non plus la physique, qui dominait sur ce monde-là.” Seule la Seconde Fondation aurait les facultés nécessaires, des pouvoirs psychiques inouïs pour lutter contre des singularités douées de forces exceptionnelles, tel que le Mulet. Telle est la difference fondamentale entre les deux Fondations, comme l’explique l’auteur de cette saga : « La Fondation numéro un était un monde de physiciens. Les ultimes forces vives de la science de toute une galaxie, rassemblées dans les conditions propres à en assurer la renaissance. Pas de psychologues. Étrange carence, qui n’était certainement pas fortuite. L’explication habituelle, c’était que la psychohistoire de Seldon fonctionnait au mieux là où les unités individuelles à l’œuvre – les êtres humains – ignoraient ce qui allait survenir et pouvaient donc réagir naturellement à toutes les situations”.
L’introduction des facteurs de crise dans la généralisation des lois statistiques souligne la profondeur de la pensée d’Isaac Asimov. Sciences ou pas sciences, mathématiques statistiques ou non, les causes sont toujours les mêmes, à savoir l’être humain et son avidité. On assiste alors à un paradoxe, comme de nos jours : l’insolent enrichissement des uns, comme les classes politiques et économiques (nous dirons aujourd’hui financières), et l’extrême appauvrissement des autres, comme la majorité des individus qui figurent parmi les naufragés des compétitions politiques et financières. Tel est le sens de cet échange entre les partisans d’une volonté d’assumer une crise (encore une), de la dépasser pour transformer l’état des choses humaines : «Les lois de l’Histoire sont aussi absolues que celles de la physique, et si les probabilités d’erreurs sont plus grandes, c’est uniquement dû au fait que l’Histoire ne prend pas en compte les êtres humains en aussi grand nombre que la physique ne le fait avec les atomes, si bien que les variations individuelles comptent davantage. Seldon a prédit une série de crises durant ces mille ans de croissance, dont chacune devait amener un nouveau tournant de notre histoire, suivant un cheminement calculé à l’avance. Ce sont ces crises qui nous dirigent … par conséquent, j’estime qu’une nouvelle crise du même type est imminente.
« Imminente ! répéta-t-elle avec force. Il y a près d’un siècle que la dernière a eu lieu, et au cours de ce siècle tous les vices de l’Empire ont été fidèlement adoptés par la Fondation. L’inertie ! Notre classe dirigeante ne connaît qu’une seule loi : pas de changement. Le despotism ! Ils ne connaissent qu’une seule règle : la force. La mauvaise répartition des richesses ! Ils n’ont qu’un désir : garder ce qui est à eux.
– Pendant que les autres crèvent de faim ! tonna soudain Fran en fracassant du poing le bras de son fauteuil. Jeune fille, vous avez tout dit ! Tous ces gros lards assis sur leurs tas d’or ruinent la Fondation, tandis que les braves marchands cachent leur misère sur des mondes pitoyables comme Oasis. C’est une insulte à Seldon en personne, comme si on lui jetait de la boue à la figure, comme si on lui crachait au visage. » (Tome II, p.p. 166-167)
En effet, cela pose que, quels que soient les temps historiques considérés, les crises sont permanentes parce qu’inévitablement voulues par les enjeux individuels pour la conquête du pouvoir exécutif. Toutefois, les singularités et les libertés individuelles tout en étant des sources de crise, sauve aussi l’Humanité d’un déterminisme rigide, d’une soumission aux prédictions des lois mathématiques. La preuve : si on prend seulement l’histoire moderne inaugurée par la vision philosophique de Descartes au XVIIe siècle, au cours de chaque siècle, les situations de crise sont innombrables : crises politiques, crises économiques qui conduisent aux guerres ; des mouvements sociaux de plus ou moins grande ampleur sont écrasés par l’exécutif. Tel est le cas des Versaillais pendant la commune de Paris (1871). Au XXe siècle, nous sommes nourris, abreuvés même par les situations de crise – ce sont, d’ailleurs, des sources d’enrichissement pour des financiers fainéants, c’est-à-dire ceux qui gagnent contuellement de l’argent en dormant -, les discours politiques sur la crise, pour éviter de faire face à la situation économique réelle des peuples et des individus.

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    Finalement, on retiendra de la lecture des tout premiers tomes de Fondation que l’histoire humaine est soumise aux vicissitudes perpétuelles, aux aléas de la singularité. La liberté humaine, celle de l’individu, ne saurait être soumise aux diktats de la science, ni de la prévisibilité mathématique. Que les crises soient inventées, comme de nos jours par les élites économiques, financières et politiques pour leur enrichissement propre ou pour endormir la conscience et et pour mater les velléités de révolte des peuples ; ou qu’elles soient réelles comme entre 1914 et 1950 en Europe, elles sont toujours le signe de la liberté souveraine de l’être humain qui échappe, pour ainsi dire et toujours aux tentatives de domination totale des consciences par les sciences mathématiques.
Le troisième volume se termine sur une superbe illusion : la Première Fondation, qui a toujours redouté la science mentale et/ou psychique de la Seconde et sa domination sur elle, pensait avoir pu vaincre définitivement tous les membres de cette dernière. La Première Fondation reconnaissait, certes, l’existence de la Seconde, mais sans pouvoir, pour autant, situer exactement son lieu de résidence. En effet, elle avait toujours refusé d’envisager son devenir sous la dépendance des pouvoirs inouïs des mentalistes. Donc, les forces étaient inégales : la Première avait la suprématie en matière de puissance physique alors que la seconde en était dépourvue. Mais elle avait développé les forces psychiques susceptibles de manipuler la conscience des autres êtres humains, comme les membres de la Première Fondation.
Or, celle-ci était sûre d’avoir réussi à balayer la Seconde Fondation et, ainsi, assurée de pouvoir se conduire seule vers la réalisation du Second Empire Galactique. Toutefois, la Seconde laissa croire que sa disparition était effective ; même si le Premier Orateur de la Seconde Fondation, Preem Palver, semblait avoir révélé le lieu d’implantation de celle-ci. En fait, c’était une astuce : en conversant avec l’un des membres de la Seconde Fondation, tout se passait comme s’il se parlait à lui-même. C’était donc une fausse révélation puisqu’il n’y avait aucun risque qu’un membre de la Première Fondation sut quoi que ce soit. Ainsi, dans l’ignorance effective de l’existence de la Seconde, la Première Fondation acquit un pouvoir étendu dans toute la Galaxie

La seconde Fondation

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