Introduction
Le genre humain, contrairement à toute autre espèce vivante, comporte des individualités qui, par leur singularité, échappent aux normes, coutumes, modes de penser ou d’être, bref à toute forme de soumission aux lois socio-culturelles des communautés. Si chez chaque espèce vivante, en raison de la sérotonine, hormone de la reproduction, chaque individu cherche frénétiquement, mais inconsciemment, au risque de sa vie, à se reproduire coûte que coûte, des particuliers humains se montrent souverains par rapport à tous ces impératifs naturels. Ils décident de mettre à distance le noyau dur du groupe avec ses formes d’abrutissement par trois modes de solitude.
D’abord, il existe des individus qui choisissent d’être seuls par une sainte horreur de la sexualité, de la vie de couple et de famille. Ils n’ont aucune sympathie pour les enfants auxquels ils ne comprennent rien, même s’ils ont été eux-mêmes enfants. Ils jugent la vie de couple comme un choix d’existence appauvrissant ; et la nécessité de devoir consacrer une trentaine d’années de sa vie à élever des enfants qui ne sont pas toujours reconnaissants des sacrifices que les parents ont dû consentir pour leur bien, pour les éduquer dignement, comme peu gratifiante, voire inutile. Le choix de ce genre de célibat est un refus de l’exigence de la loi du groupe qui veut que chacun de ses membres puisse se reproduire en perpétuant la survie de l’espère. C’est un non catégorique que ces individus singuliers lui opposent en préférant, par pur égoïsme, le plaisir de vivre pour soi-même, d’exister par pur amour d’une vie personnelle bien heureuse et bien réussie. Toutefois, parmi eux, on rencontre aussi des gens qui sont célibataires par infortune : ceux-ci n’ont pas eu la chance ni le bonheur de rencontrer quelqu’un à leur convenance pour vivre ensemble. Et c’est ce genre d’individus qui souffre de leur condition involontaire de vie ; et qui sont très malheureux.
Ensuite, une autre catégorie d’individus humains renonce au monde et à ses charmes, à ses plaisirs et à ses conforts troubles par vocation spirituelle. En Occident, les prêtres et les ordres religieux figurent parmi ce genre d’êtres humains qui optent pour le célibat et la vie solitaire-dans leur genre de communauté, la solitude est inévitable-. Ils agissent ainsi par amour d’un Dieu, par vacation du service altruiste : servir les autres, se rendre libres pour eux à la fois par amour divin et humain. Toutefois, ce genre de vocation n’est pas propre à la seule église catholique. Bien avant que celle-ci n’institue le célibat des prêtres et des religieux dès le Moyen-âge, d’autres zones du monde ont connu ces figures de choix existentiels. A titre d’exemple, dans l’Hindouisme et le Bouddhisme, au Ve –IVe siècle avant J.C., la pratique du célibat des moines a toujours été une constante jusqu’à nos jours.
Enfin, la troisième figure de solitaires est la moins répandue, mais la plus heureuse, la plus enchantée, la plus épanouie. Il s’agit de la solitude des philosophes et des créateurs, en général. Au regard du désir de créer pour l’immortalité, ils sont comme destinés à se passer de femme et d’enfants. Non pas qu’ils n’aiment pas spécialement les enfants, mais ils jugent qu’ils ne disposent guère suffisamment de temps pour leur consacrer : le temps de la création est plus essentiel, plus gratifiant, plus glorifiant et plus enthousiasmant. Dans ce cas, donner naissance à une progéniture, c’est la condamner à l’abandon, à la négligence, au désamour. Or, on n’a pas le droit de rendre les enfants malheureux alors qu’ils n’ont pas demandé à naître. Nietzsche figure parmi ces philosophes et créateurs qui a choisi la solitude par nécessité de la création.
De la nécessité de la solitude dans la vie du créateur
Comme l’a écrit justement Ernest Bertram, à propos de Nietzsche, la solitude semble incontestablement une voie nécessaire pour que mûrisse et jaillisse un jour la création. C’est un état de préparation comme le sein maternel est indispensable à la conception de la vie, au mûrissement et à l’enfantement humain. Plus généralement, ce qu’on pourrait appeler, chez Nietzsche, la vocation de la solitude profonde, mais également de la solitude lointaine, voire stellaire, n’est-elle pas inhérente à tout véritable génie ? Dans Les rêveries du promeneur solitaire (p.45), Rousseau affirme qu’il n’y a que dans la solitude qu’il peut réellement se retrouver lui-même en son propre fond. Etre soi-même, s’appartenir véritablement lui permettent d’être proche de la nature, et par là, de bénéficier d’une disposition idéale pour pouvoir créer : « Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu » écrit Rousseau. Il faut dire, avec Carl Von Pidoll[1], qu’en général, les créateurs participent d’un phénomène qui lui-même provient d’une création mystérieuse. Car ils se trouvent devant un dilemme au cours de leur vie : le prix à payer pour développer, laisser éclore leur génie est presque toujours terrible, en ce sens qu’ils s’accomplissent par une effroyable solitude. Cette vocation pour la solitude et, au-delà, pour la création, cette nécessité de la solitude comme voie royale qui conduit le créateur vers son épanouissement, vers l’éclosion de sa personne, de son génie, Pidoll l’appelle la destinée des hommes exceptionnels.
C’est face à cette adversité, ce qu’est l’inexorable destin du créateur, qu’éclate sa véritable force, sa personnalité essentielle. « Et c’est à ce moment que l’on voit si un homme qui s’est toujours senti une vocation particulière, peut réellement entrer dans le royaume de l’extraordinaire, dans le royaume des choses importantes à accomplir, ou si le destin va l’écraser » écrit Carl Von Pidoll. Il faut qu’il accepte d’affronter l’isolement, la solitude la plus profonde, la plus atroce, la plus nue et/ou essentielle ; ou alors qu’il s’efface. Selon Stephan Zweig, cela a été pour Nietzsche plus qu’une réalité existentielle, une « une tragédie ». En d’autres termes, la pensée nietzchéenne porte autour de soi et plus fondamentalement sur soi-même cette solitude qu’il juge « atroce », qui est sans parole et sans réponse et qui apparait également comme une cloche de verre, impénétrable, une solitude presque sans fleurs ni lumière. Nonobstant ce, on pourrait lui rétorquer que cette solitude, qu’il qualifie de désertique, même si elle est sans êtres humains, sans Dieu, est à la fois pleine et musicale. Même si elle est épouvantable, effroyable n’est-elle pas à la fois concevable, dynamique et créatrice ? Stéphan Zweig précise, en effet, que « cet état d’isolement avec soi-même, cette façon d’être seul en face de soi-même, est le sens le plus profond, la détresse sacrée et sans exemple de cette tragédie que fut la vie de Nietzsche jamais une plénitude si grandiose de l’esprit, une orgie si extrême du sentiment ne furent placées en face d’un vide du monde si énorme, en face d’un silence si métalliquement impénétrable »[2].
Mais ce vide du monde et ce silence impénétrable, en apparence, semble-t-il, subissent une mutation profonde chez Nietzsche. Certains poèmes du Zarathoustra le montrent bien. Par exemple, dans « Gloire et éternité », tout comme dans le chant du Oui et de l’Amen, le solitaire parvient à y dépasser la griserie de sa vocation exceptionnelle et à se hausser jusqu’à l’acquiescement suprême qui exalte son existence. Ainsi, le désir de vie intensifiée qui remplit le solitaire attend le moment priviligié pour libérer son énergie, c’est-à dire attend l’heure de la création. Cette énergie qui l’anime, qui fait de lui un être exceptionnel, est à la fois une source de courage. N’est-ce pas le courage aussi qui permet de vivre et d’assumer la solitude ? Le créateur solitaire voit dans sa solitude un jardin secret, une pénombre discrète où silencieusement, lentement mais sûrement mûrissent les fruits les plus beaux et les plus doux qu’il va livrer à la connaissance du monde. Mais cette solitude, bien qu’inhumaine à certains égards, est plus un choix qu’une véritable nécessité : ou alors, c’est une nécessité qui le dépasse et s’inscrit dans sa profonde destinée.
Beethoven qui a connu une telle vie, exprime ce sentiment de nécessité spécifique à sa propre destinée : « J’ai toujours pensé que je devais vivre solitaire pour être à même de créer la beauté »[3]. Par ailleurs, cet immense musicien affirme qu’il est prêt à tout subir pour l’accomplissement de son oeuvre. Ce qui importe, ce n’est pas sa vie, mais ce qui a fait jour en lui et qui, par lui, veut s’exprimer. Il ne s’appartient plus désormais ; il appartient à ce quelque chose qui fait de lui un créateur, ce quelque chose de mystérieux, d’insaisissable qu’il nomme lui-même « cela » ou « la voix ». C’est pourquoi il dit, alors que son ouie venait de s’éteindre, le privant de l’élément essentiel de sa faculté de créateur : « Que le destin m’enchaine au rocher s’il veut ! Qu’il croie m’avoir brisé ! Dieu est plus fort que le destin ! Dieu m’a donné le courage de Le trouver, alors même que je luttais sous le poids des chaînes ! Les quelques années qui me restent montreront qui je suis ! Et si mon coeur se brise dans l’aventure, que le diable lui-même en ramasse les morceaux ! Je ne me baisserai pas pour l’aider… Mon oeuvre, voilà tout ce qui m’importe… Et je réussirai »[4].
La solitude, un temps de préparation pour la création, la solitude, un temps nécessaire pour l’éclosion de la création, voilà ce en quoi Nietzsche a cheminé tout au long de son existence. Il lui doit sa profonde et lucide conscience. Elle a été pour lui, plus qu’un refuge, un véritable réconfort où il a épuré constamment sa pensée. Sa vocation créatrice, tout en le vouant au dédain du monde, l’a destiné à la solitude. Selon un témoignage de l’un de ses amis, la solitude nietzschéenne remonte loin dans sa vie. Sa racine s’inscrit dans son enfance elle-même. Il semble naître avec elle. C’est sa compagne jumelle : « le trait dominant de son caractère était une mélancolie qui s’exprimait dans tout son être, affirme ce camarade d’enfance. Dès l’enfance, il avait aimé la solitude qui lui permettait de se plonger dans ses pensées. Il fuyait jusqu’à un certain point la société des humains et recherchait les sites doués d’une beauté sublime »[5]. Andréas Salomé, dans son Frédéric Nietzsche, écrit de son côté que la solitude, ainsi d’ailleurs que la douleur, ont été les deux figures tutélaires qui, non seulement ont veillé sur la destinée de Nietzsche, mais aussi et surtout ont guidé jusqu’à la fin de sa vie, la marque de son évolution créatrice.
Dès lors, la solitude peut paraître à certains hommes et notamment à Nietzsche, comme un besoin, voire une nécessité. Besoin non pas vital comme le sont pour la nature humaine certains de ses besoins tels que manger, boire, dormir, mais essentiellement existentiel, voire par vocation créatrice, par destin. Ces hommes pour lesquels la solitude est un besoin ou une nécessité recherchent en elle une certaine indépendance par rapport à la dépendance à tous les égards de la vie collective. Etre libre, vivre librement afin d’être tout entier à leur tâche, voici ce qui les fascine dans cette sorte d’exister humain. Cependant, choisir de vivre seul ne comporte-t-il pas le risque d’entraîner une vie appauvrissante ?
Il faut avouer que le solitaire choisit de vivre seul en sachant fort bien ce à quoi il renonce dans le monde et ce que la solitude lui impose comme privations dans sa propre vie. Dans le cas contraire, la solitude à la manière de certains religieux et religieuses, c’est-à-dire le renoncement au monde sans connaissance de ce monde même, engendre la stérilité, la mélancolie et un certain dégoût de la vie. Ils s’imposent un univers d’existence que Nietzsche qualifiera de malade. Car ceux qui, par besoin, adoptent de vivre en solitaires, si cette option n’est pas raisonnée, risquent alors de connaitre une espèce de tiraillement intérieur entre la nostalgie de ce à quoi ils ont renoncé sans le connaître, à savoir le monde, la vie collective ou celle de couple et de famille et cette habitude devenue leur seconde nature dans leur vie de solitaires. Une constante irritabilité et une « démangeaison aux excitations naturelles », parfois même bénignes façonneront leur tempérament. C’est en ce sens que ces sortes de solitaires deviennent une espèce de bêtes irritables et excitables, jaloux d’une vie qui leur engendre une nature insupportable à eux-mêmes, du fait de cette solitude non comprise, et par aventure, insupportable aussi aux autres qu’ils suspectent de troubler leur monde calme et serein.
C’est pourquoi, selon Nietzsche, il n’y a pas de doute qu’un individu de ce genre se sent victime de sa propre vie. Il n’arrive pas à se fier à nul instinct, voire à s’abandonner à nul libre coup d’aile de l’esprit. Car « il reste sur la défensive, sans répit, hérissé d’armes contre soi-même, l’oeil attentif et méfiant, montant éternellement devant son propre donjon une garde qu’il s’est commandée à lui-même… Comme il est devenu insupportable aux autres ! Lourd à soi ! Pauvre enfin, hermétiquement fermé aux plus beaux hasards de l’âme, et tout autre leçon future ! … »[6]. Cependant, il faut opposer à cette sorte de solitude aride, douloureuse et involontaire, celle du penseur ; celle que Nietzsche appelle justement « la solitude de la vita contemplativa du penseur ». Celui-ci choisit avec raison la solitude. Mais il ne renonce aucunement à quoi que ce soit ; car il ne désire point que sa solitude soit pour lui comme l’abandon de soi-même ; ce qui entraîne la stérilité, la mélancolie, voire la destruction de soi-même. S’il renonce à quelque chose, c’est sans doute à la « vita pratica », non seulement parce qu’il la connaît assez, mais aussi parce qu’il veut la sérénité et la paix de son esprit. Ce faisant, tout se passe s’il y avait un penchant naturel du penseur et, plus généralement du créateur, à ce besoin de la solitude.
Tel est, du moins, l’exemple de Nietzsche lui-même. L’un de ses biographes, Richard Blunck, dans son livre Frédéric Nietzsche, soutient aussi que la solitude a été nécessaire et même fatale pour Nietzsche. Elle deviendra aussi sa croix comme sa félicité. C’est volontairement qu’il s’est refusé à toute forme durable d’amitié, alors que celle-ci aurait pu être une possibilité ou la seule possibilité pour lui de contact avec les autres. Cette solitude qui l’a guetté tout au long de sa vie, qui a fait même corps avec son être, va grandir au point de mettre en échec toutes ses tentatives pour la briser. Cependant, même si cela avait pu se réaliser, une telle éventualité n’aurait-elle pas pu entraîner l’éclatement de sa solitude, voire aussi son propre éclatement ? Aussi, on pourrait concevoir les échecs de ses relations avec autrui comme « fatalement innocentes ».
Il ne s’agit nullement d’une conduite qui confinerait à une espèce de misanthropie. En dehors de son sens étymologique, soit la haine de l’humanité –posture mentale inconsciente d’un invidu qui érige au rang de l’absolu son androgéneité en anthropogénéité comme la figure par excellence de ce qu’est être un homme-, une telle posture mentale peut s’expliquer de diverses manières. D’une part, comme l’a montré Sénèque, qui reconnaît qu’un long séjour au milieu des hommes finit par le rendre moins hommes, en raison de la bassesse commune des êtres humains, de leur insuportable caractère, il y a une mise à distance nécessaire de ce que Nietzsche, puis, auparavant, Kant appelle « le troupeau », objet de formes multiples de soumission et de manipulation. D’autre part, l’éloignement de la foule peut s’expliquer par la difficulté d’un être d’exception à partager la compagnie de ceux qui ne le comprennent pas ; qui ont donc tendance à le juger mal. Car le monde, en tant que complexe humain, est lourd à supporter, à faire bouger dans le sens de la bonne intelligence mutuelle. On comprend que Descartes, qui était infiniment jaloux de sa liberté, de sa retraite tranquille hors du milieu des êtres humains, en vienne à parler de sa « saugerie » naturelle à rechercher la solitude pleine et heureuse comme modalité de vie. Enfin, c’est la haine mutuelle que les humains se vouent de manière féroce, leur fourberie quasi naturelle, leur hypocrisie, leur tendance à mentir comme si c’était une seconde nature qui finissent par rébuter certains particuliers très attachés à la qualité des liens réciproques, à la sincérité du cœur etc. Alceste, personnage du misanthrope dans la pièce de théâtre du même de Molière, ou encore Rousseau rejette la compagnie des êtres humains en raison justement de ces conduites faites de faussetés et de mensonges. A vouloir à tout prix les fréquenter , ils risqueraient d’y perdre leur âme. Et comme la piétaille ne peut accéder à leur niveau d’exigence morale, elle se hâte de les qualfier de « misanthropes » alors qu’en réalité, c’est bien elle-même qui est fondamentalement ainsi. Mais elle n’as aucune conscience de son état morbide.
Outre cette dimension sociale de sa personne, Nietzsche lui-même pense que la solitude demeure essentiellement un besoin. Car la vie du penseur est en elle-mêle différente de cette des autres hommes. Elle nécessite des désirs qui lui sont propres. Il a besoin, par exemple, de choses que les autres négligent totalement. En effet, son tempérament le dispose à la réjouissance facile, à l’étonnement et à l’enthousiasme innocents et enfantins ; des attitudes que certains hommes repoussent. La simplicité de son plaisir est telle qu’il le trouve sans moyens coûteux. Aussi, Nietzsche considère que le travail du penseur est « méridionnal ».
C’est pourquoi, il n’hésite à dire que son œuvre, en général, elle est ensoleillée. On sent qu’elle est l’expression d’un animal marin qui s’étend au soleil, lisse et heureux ; un animal solitaire qui mène une vie simple et saine, qui s’arroge même le privilège de pouvoir prendre un bain de soleil sur la plage ou parmi les récifs. Il n’hésite même pas à dire dans Ecce Homo que cette figure d’animal marin est lui-même en personne. Jugeant l’une de ses plus belles et grandes oeuvres, à savoir Aurore, il peut dire : « presque chaque phrase de ce livre a été pensée et comme capturée dans les milles recoins de ce chaos de rochers qui avoisine Gênes, et où je vivais tout seul, échangeant des secrets aves la mer… » De ce point de vue, la solitude n’est-elle pas, pour le penseur, plus une nécessité qu’un simple besoin ? Le besoin, en tant que désir profond et incompréhensible, n’est-il pas comparable à la nécessité dont est faite la vie du créateur ?
Eugen Fink, dans ses travaux consacrés à la pensée de Nietzsche, qu’il n’y a pas de doute que le chemin du penseur, c’est-â-dire du créateur, conduit à l’extrême solitude : « il mène à l’extérieur de toutes les communautés de la vie, dit-il, de tout lieu, de tout amour et de toute compassion. L’isolement individualise en ramenant chacun à soi-même… »[7]
On comprend que Hegel puissse soutenir l’idée de la nécessité de la solitude du penseur qui vit en vue de la réalisation de l’idée universelle en lui. Sa grandeur doit émerger et grandir dans la solitude. La solitude est pour lui le lot de son existence. Par conséquent, son bonheur n’est pas conforme à celui des autres hommes ; il n’est pas non plus dans la réalité de celui des autres. Il est essentiellement dans la création, dans la réalisation en lui de l’idée universelle. Sa personne n’a d’importance que pour autant qu’il y a en lui réalisation de l’idée devant la manifestation de laquelle il doit, par la suite, s’effacer. Etrange destinée que celle du penseur ou du créateur qui doit nécessairement vivre dans la solitude, mener une existence de privations et dont la seule joie, le seul bonheur résident dans la création essentiellement ! Quel créateur d’importance universelle et quel génie en quelque matière que ce soit n’a-til pas connu la profonde, la sublime solitude ?
Cette solitude du penseur et du créateur en général a pour seule compagne, souvent mais pas toujours, la maladie qui les ronge en profondeur. Que l’on pense, par exemple, à certains artistes tels : Gauguin, Van Gogh ; qu’on pense à la solitude de Maurice Ravel, seul durant sa vie avec sa tumeur dans la tête. Balzac lui-même a connu la solitude à la dimension de ce qu’il faisait. C’est sans doute la nécessité de la solitude pour et dans la création qui a conduit Beethoven et Ravel à refuser le mariage et la procréation, à l’instar de Nietzsche soi-même. En dépit de la souffrance intense que lui impose la solitude, Nietzsche dira : « la solitude m’apparaît de plus en plus comme une formule essentielle, comme ma passion fondamentale ; c’est-à-dire qu’il incombe de provoquer cet état au sein duquel nous créons les oeuvres les plus belles ; il faut savoir sacrifier bien des choses »[8].
La voie du créateur est rude et aride. C’est pourquoi la création n’est pas le privilège de tout le monde. Il n’est pas donné à tout le monde de chercher son moi dans la solitude, celle-là même qui supprime l’en-dehors, qui prive pour créer. Comment tout le monde peut-il avoir le droit à la nostalgie de soi-même quand on ne peut point souffrir la souffrance solitaire ? Dans le chapitre « De la voie du créateur », Nietzsche montre à quel point cette voie est dangereuse. Elle est pleine de risques divers pour soi-même et elle conduit nécessairement à l’isolement. Cet isolement conduit les autres êtres humains à regarder le créateur comme une singularité et, par conséquent, entraine de leur part l’animosité, l’hostilité, l’exclusion même de sa personne ; car une grande partie de l’humanité n’aime pas les êtres authentiques, exceptionnels, laquelle est accoutumée à se repaître de tout ce qui est commun, trivial, vulgaire, voire inessentiel. C’est pourquoi Nietzsche, avec raison, dit : « Solitaire, tu suis le chemin qui mène à toi-même ! Et ton chemin passe devant toi et devant tes sept démons ! / »Tu seras pour toi-même un hérétique et une sorcière et un voyant et un fou et un simple et un scélérat. « /Il faut que tu veuilles te brûler dans ta propre flamme comment veux-tu te renouveler si tu n’es pas d’abord réduit en cendres ? « /Solitaire tu suis le chemin du créateur : tu veux te faire un dieu avec tes sept démons ! « /Va à ton isolement, mon frère, avec ton amour et ta création… « /Va à ton isolement, mon frère, avec tes larmes. J’aime celui qui veut créer au-dessus de lui et ainsi va à sa perte ». /Il faut risquer sa propre personne, il importe de risquer sa perte pour la création ». Nietzsche a beaucoup insisté sur cette nécessité du créateur. En outre, pour lui, le penseur est beaucoup plus fécond dans la solitude où le temps apparaît comme une récréation perpétuelle d’une nouvelle vie. La préhension du temps est une invention créative. Le penseur ne subit pas passivement le temps ; au contraire, il peut le transformer, linventer et le recréer. Ainsi, en lui le tempe est. Schopenhauer dira que : « l’homme ordinaire ne s’occupe que de passer le temps, l’homme de talent que de l’employer »[9].
Face à cet emploi du temps qui est sa création à tout instant, le penseur ne peut se permettre de distraire son attention. Il ne peut se permettre de la détourner de ce qui est son activité essentielle. Dans sa vie, la femme, les enfants sont de trop. Bien plus, par la recherche d’une disponibilité idéale en fonction de son instinct créateur, une disponibilité par rapport à ce qui peut l’attacher à une condition considérée comme un obstacle, Nietzsche voit dans cette attitude du philosophe, non pas une fuite devant des responsabilités humaines, mais la volonté de trouver son propre univers. Cet univers se constitue de deux faits fondamentaux : d’une part, l’animosité qu’éprouve le philosophe à l’égard de la sensualité et, d’autre part, sa propension presque naturelle à l’idéal ascétique. Il s’agit là de deux particularités qui sont spécifiques au philosophe. Car « si toutes deux manquent chez un philosophe, dit Nietzsche, celui-là -soyez en certain- ne sera jamais qu’un « prétendu » philosophe »[10].
Par cette nécessité, le créateur, c’est-à-dire le philosophe, cherche ce que Nietzsche appelle un optimum. Qu’est-ce que cela signifie-t-il ? Comme tout animal qui s’adapte en un milieu donné et se crée par là-même des conditions ambiantes adéquates à son adaptation de manière à se donner des chances de longue survie et surtout d’épanouissement véritable, ainsi en est-il de l’acheminement du créateur vers l’état idéal au mûrissement de sa pensée et à son éclosion. Tout ce qui ne permet pas d’atteindre cet optimum est un obstacle. Mais le plus grand obstacle n’est-il pas ce qui donne un statut social, c’est-à-dire ce qui attache au foyer ? Dans tous les cas, c’est le sentiment de Nietzsche quand il écrit dans La généalogie de la Morale : « le philosophe a horreur du mariage et de tout ce qui pourrait l’y conduire, -du mariage en tant qu’obstacle fatal sur sa route vers l’optimum. Parmi les grands philosophes, lequel était marié ? Héraclite, Platon, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Schopenhauer ils ne l’étaient point ; bien plus, on ne pourrait même pas se les imaginer mariés. Un philosophe marié a sa place dans la comédie, telle est ma thèse : et Socrate, seule exception, le malicieux Socrate, s’est, semble-t-il, marié par ironie, précisément pour démontrer la vérité de cette thèse. Tout philosophe dirait, comme jadis Bouddha, quand on lui annonça la naissance d’un fils : « Raoulâ m’est né, une entrave est forgée pour moi ». (Raoulâ signifie ici « un petit démon ») » (p.159).
Le penseur, dans son ouverture au monde, dans son universalité, comme dirait Hegel, exprime au fond de lui-même le noyau de la connaissance dans son intime harmonie avec la nature. Ses paroles, expression de ses écrits, sont des étincelles émanant de ce noyau dans le monde de la réalité des images et des idées. Car le penseur, porteur de la pensée et de la connaissance, dans sa solitude intérieure, a, comme une apparition de rêve, une vision semblable d’ailleurs à l’image de la nature dont il saisit tous les instants. Son esprit, en communication avec la nature, reçoit comme du ciel, cette apparition comme un rêve qui se condense dans son déployement invisible et abstrait en formes humanisées.
Cependant, ceci ne peut se réaliser que dans la solitude la plus silencieuse, la plus absolue. C’est un état semblalble que Nietzsche décrit dans Ecce Homo : « n’est-ce pas un effort qui vise à comprendre ou à saisir, à décrire substandtiellement ce quelque chose d’indicible, ce quelque chose de mystérieux que l’on nomme généralement inspiration ? « Pour peu que l’on ait gardé en soi la moindre parcelle de superstition, on ne saurait en vérité se défendre de l’idée qu’on n’est que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures. Le mot révélation, entendu dans ce sens que tout à coup « quelque chose » se révèle à notre vue ou à notre ouïe, avec une indicible précision, une inéfable délicatesse, « quelque chose » qui nous ébranle, nous bouleverse jusqu’au plus intime de notre être, -est la simple expression de l’exacte réalité. On entend, on ne cherche pas ; on prend, on ne se demande pas qui donne. Tel un éclair, la pensée jaillit soudain avec une nécessité absolue, sans hésitation ni recherche. Je n’ai jamais eu à faire un choix. C’est un ravissement où notre âme démesuremment tendre se soulage parfois par un torrent de larmes, où nos pas, sans que nous le voulions, tantôt se précipitent, tantôt se ralentissent ; c’est une extase qui nous ravit entièrement à nous-mêmes, en nous laissant la perception distincte de mille frissons délicats qui nous font vibrer tout entiers, jusqu’au bout des orteils ; c’est une plénitude de bonheur où l’extrême souffrance et l’horreur ne sont plus éprouvées comme un contraste mais comme parties intégrantes et indispensables comme une nuance nécessaire au sein de cet océan de lumière. C’est un instinct de rythme qui embrasse tout un monde de formes (la grandeur, le besoin d’un rythme ample est presque la mesure de la puissance de l’inspiration, et comme une sorte de compensation à un excès d’oppression et de tension) » (p.p 119-120). N’est-ce pas cette force « magique »qui a permis à Nietzsche de réaliser en moins de trente ans de vie consciente son oeuvre prodigieuse ?
L’inspiration, s’il est possible d’appeler ce « quelque chose » ainsi, comme l’explique Nietzsche, est ce qui nécessairement et essentiellement advient au penseur indépendamment de sa volonté, voire de sa liberté. Il est tout simplement une monture, un canal débouchant sur la réalité visible au monde par lequel la nécessité idéelle veut s’exprimer. Il agit en « dactylographe » ou en traducteur de la pensée au-dessus de lui, pour peu que son esprit entre en contact avec le fond intime de la nature. Nietzsche compare cet état particulier et privilégié du créateur à un tourbillon plein de sentiment de liberté, de souveraineté, d’ivresse, de toute-puissance, de divinité. Toute sa pensée ou, du moins, tout ce qui advient en lui s’organise adéquatement avec lui et au-delà de sa propre influence, de sa propre maîtrise. Il subit plus qu’il ne contrôle cette organisation intérieure et qui se manifeste telle en réalité. Toute image, toute métaphore s’imposent d’elles-mêmes et de la façon la plus naturelle, la plus adéquate, la plus juste possible. C’est d’elles-mêmes que les choses veulent être ; elles se pensent ; elles se veulent symboles en devenant par l’acte du penseur. Nietzsche écrit à propos de cet état dans Zarathoustra : « toutes choses accourent avec des caresses empressées pour trouver place en ton discours, et elles te sourient, flatteuses, car elles veulent voler portées par toi. Sur l’aile de chaque symbole tu voles vers chaque vérité. Pout toi s’ouvrent d’eux-mêmes tous les trésors du Verbe ; tout Etre veut devenir Verbe, tout Devenir veut apprendre de toi à parler ».
Seule la solitude permet d’être dans cet état idéal de l’écoute la plus attentive de tout ce qui est verbe qui se veut se dire et devenir réalité. C’est pourquoi, elle est inhérente à la vie de tout créateur.
Finalement, lorsque la solitude dérive d’un choix totalement assumé, c’est-à-dire lorsqu’elle relève d’une vocation créatrice, elle est source de bonheur indicible. En elle tous les troubles inhérents à toute forme existence humaine se résolvent. Car elle vivifie, enchante et donne ainsi lieu à la vénération de l’existence, de LA VIE humaine dans tout ce qu’elle peut comporter d’effroyable. Ce genre de solitude est un oui franc à la créativité absolue dans la mise à distance des autres êtres humains qui peuvent être des obstacles à l’émergence de celle-ci. La solitude consommée est un état de ressourcement, le moment où toutes choses, dans l’intimité de notre être germent et qui n’attendent plus que la lmière du soleil pour éclore et s’épanouir. Elle est béatitude, transfiguration d’un être qui consent à l’accueillir avec bonté, amour et générosité.
[1] La vie passionnée de Beethoven (Edit. F. Combaldi, Paris 1971)
[2] Le combat avec le démon, Kleist, Holderlin, Nietzsche (Biblio-Essais-Livre de Poche, Paris)
[3] Carl Von Pidoll : La vie passionnée de Beethoven (Edit. Fcombaldi, Paris 1971, p.24I)
[4] Opus cit. (p. III-II2)
[5] Geneviève Bianquis : Nietzsche devant ses contemporains (Edit. du Rocher, Monaco 1959 p. 28)
[6] Le gai savoir (Idées/Gallimard, p. 249.)
[7]Eugen Fink : La philosophie de Nietzsche, (Editions de Minuit, p. 9I.)
[8] In Le cas Wagner ( Editions Gallimard)
[9] In Le monde comme volonté et représentation (PUF, Paris)
[10] La généalogie de la Morale (Idées/Gallimard, Paris, p.158)