Une symbolique du métissage biologique et culturel
Introduction : Le métissage des Humains et de leurs cultures est-il un phénomène ancien ou bien récent ?
Les tests génétiques auxquels on recourt très souvent, de nos jours, révèlent des surprises à ceux qui en ont fait pour rechercher leurs origines biologiques. Ces tests dévoilent aux descendants de l’Homo sapiens à quel point les théories de la pureté du sang sont des inepties, voire des fictions. En effet, en quelque lieu où il se trouve sur notre commune terre, chaque sujet humain est une synthèse d’un mélange biologique composite. Ce qui leurre les tenants de telles théories tient à leur obsession de la différence de la peau des êtres humains en oubliant que celle-ci est absolument inessentielle. C’est une simple apparence qui couvre l’être que la génétique s’emploie à déceler. Sous l’angle de l’être, tous les êtres humains sont en quelque sorte semblables, hormis la singularité de l’individu. Et ils ont les mêmes origines génétiques.
Même les études biologiques dans le champ de la paléo – anthropologie et de l’anthropologie ont prouvé qu’une grande partie des descendants de l’Homo sapiens contemporains possèdent des gènes issus de l’homme de Néandertal Les prolongements de ces investigations montrent que la rencontre entre les Homo sapiens et ce dernier, rencontre qui avait dû provoquer des conflits majeurs pour la conquête des espaces favorables à leurs conditions de vie, n’avait pas empêché les croisements sexuels. Tout se passe comme si l’Homo sapiens avait dû s’accoupler avec les femmes du Néandertal avant de décimer les mâles. Ce processus dynamique de rencontres des espèces humanoïdes, c’est-à-dire de conflits, d’accouplements, voire de génocides s’est inscrit, pour ainsi dire, dans la nature et dans le mode d’expansion des descendants de l’Homos sapiens à travers l’espace et durant toute leur histoire jusqu’à présent.
En effet, à la suite de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, puis aussitôt après la colonisation forcée des riches espaces par les Européens, on a assisté à un phénomène de ce genre. Ces derniers, affamés de richesses, avides de la possession de l’or dont regorgeaient les terres amérindiennes, n’ont pas hésité à massacrer les premiers occupants de ces espaces pour s’en accaparer. Dans le sens de cette dynamique, ils n’ont pas dédaigné de s’accoupler avec les Indiennes sous l’impulsion de leur libido et de l’instinct procréateur. Il en a été de même quand ils arrachèrent, dès qu’ils réussirent à prendre possession de ce continent, des Africains à leurs pays. Ceux-ci, réduits au range d’esclaves, servaient au travail agricole et dans les mines. Cependant, malgré leur état extrême d’humiliation, leurs maîtres n’hésitaient pas à s’accoupler avec leurs filles ou leurs femmes. Il en a résulté un fabuleux métissage à la fois biologique et culturel à travers toutes l’Amérique.
Il en a été de même de la colonisation des territoires africains à partir du XIXe siècle. Français, Anglais, Portugais etc., s’étaient rués sur les richesses de ces territoires. Les Européens finirent par créer des écoles primaires pour alphabétiser ceux dont ils avaient besoin pour établir des possibilités de communication ou de contacts avec le reste des peuples à occuper. Dès lors, au cours des décennies, voire pendant un siècle, les différents processus d’entrecroisements finirent par créer, outre les nombreux métissages, des syncrétismes religieux, des métissages culturels divers. Les Africains contemporains sont les résultats de ces dynamismes culturels et biologiques ; lesquels se poursuivent encore et dont il est question dans cette analyse.
Figure d’élites politiques métissées
I- Définition du concept d’acculturation
Lors d’une conférence internationale d’intellectuels noirs en 1959, le poète malgache F. Rabemananjara dit dans son discours ceci : « les membres de cette assemblée, et ceci est un fait positif, ne diffèrent pas seulement par leur provenance géographique… Les uns sont d’expression anglaise et fortement marqués par la discipline anglo-saxonne. Les autres sont d’expression française, espagnole, portugaise et ont l’esprit façonné dans le moule latin, plus épris de rectitude romaine, de logique cartésienne que porter vers l’aspect pragmatique des choses ». (Présence africaine numéro 22-22 – 1959 articles : « les fondements de notre unité tirés de l’époque coloniale » (p 66).
Cette affirmation nous conduit, d’abord, à définir le concept d’acculturation : le terme « acculturation » désigne les processus complexes de contact culturel au travers desquels des sociétés ou des groupes sociaux assimilent ou se voient imposer des traits ou des ensembles de traits de caractère, de comportements, de formes de pensée, provenant d’autres sociétés. Ce terme appartient au vocabulaire de la pensée ethnologique des années 1950 ; plus précisément de l’Ecole de pensée dite « culturaliste » dont le fondateur est l’anthropologue Herskovits.
L’acculturation, entendue en ce sens, a suscité un grand nombre de travaux de recherches scientifiques, en particulier aux Etats-Unis, voire de toutes sortes d’investigations dans le domaine des sciences humaines. Cependant, il résulte de toutes ces recherches que les situations dites d’acculturation relèvent, en effet, de modalités distinctes à savoir : l’intégration, l’assimilation, l’ syncrétisme, la disjonction culturelle etc. ; ce qui met en évidence le conflit entre les valeurs des uns et des autres, notamment celui qui s’opère entre les valeurs initiales et celles qui sont acquises. Les études d’acculturation tendent implicitement à déchiffrer le changement culturel du point de vue d’un seul des deux univers en présence, qu’on peut qualifier de culture « source » ou culture « cible » tel que le monde créole des Caraïbes. La notion d’acculturation désigne les modalités mêmes de la communication entre deux ou plusieurs cultures. Or, toute situation d’acculturation est aussi une situation de projections réciproques.
Le poète Aimé Césaire
1) Incompatibilité entre mentalité autochtone et monde de l’acculturation.
Qu’il s’agisse des jeunes noirs, arabes en France ou en Afrique, la réalité de l’acculturation et l’ambivalence des mentalités se pose en des termes semblables : l’école nous forme, dans le cadre de la culture française, à être français, d’une manière ou d’une autre. Selon la sensibilité de chacun, certains Africains deviennent plus français que d’autres dans leur manière d’être culturel. Dans ce cas de figure, on ne peut dire qu’ils jouent à être français de la même façon qu’il serait ridicule d’affirmer qu’un métropolitain simule le comportement français. Intégrer ou acquérir une essence culturelle relève du même mécanisme que les automatismes corporels : être ce qu’on doit être. Ces mécanismes culturels, devenant inconscients, sont vécus presque de la même manière que l’on soit né français ou qu’on le devienne par la suite. L’« identité » française est advenue aux Africains par trois facteurs : l’histoire de la France, la littérature, les études de géographie et d’économique. En général, les Africains connaissent, dans les grandes lignes, le nom des principales villes industrielles de la France. Mais ces sciences s’acquièrent au détriment du savoir relatif à l’histoire et à la géographie des pays africains : d’ordinaire et en général, ils les connaissent très mal. Ils ne connaissent pas l’histoire de leurs pays respectifs de manière objective. Ils en avaient des notions vagues. Pire, c’était celle qui est défigurée, caricaturée par les occupants européens de leur pays. Ils témoignaient une ferveur presque religieuse par rapport à l’histoire de la France qui, par le processus d’identification à la France, était devenue ou perçue comme la leur.
En revanche, depuis les années 1970, avec les réformes de l’enseignement dans les pays africains, c’est l’inverse des choses auxquelles on assiste aujourd’hui : on a effacé de manuels scolaires la géographie et l’histoire des pays européens ; sauf celle de la colonisation avec les luttes pour l’indépendance. Ceci a eu pour effet de plonger ces générations de jeunes gens post-indépendance dans une ignorance du passé européen. Mais, quand il est abordé par les enseignants d’histoire, c’est en termes de rapports uniquement conflictuels : la colonisation et ses ravages dans la psychologie et l’évolution des peuples africains, voire la négation de leur culture, de leurs traditions. En fait, on reproduit la vision française des peuples africains, mais à l’envers. Tout ceci a eu pour effet de créer un mouvement contradictoire entre les générations formées par l’éducation française, par des enseignants français, et celle, typique, des pays africains post-coloniaux.
Image d’une bio-métissage ?
2) Individualité et famille
Malgré l’influence de la culture française sur l’esprit des jeunes africains, pendant l’occupation, au niveau de la littérature, de la sculpture, de la peinture, de la musique, de l’histoire et de la géographie, il n’y a pas eu de transformation essentielle au niveau des mentalités et/ou de la psychologie. D’un côté, la culture française est axée sur l’individualité, l’autonomie financière, une vie privée protégée, une certaine indépendance par rapport à la famille. Bref, chacun veut se construire pour être libre. De l’autre côté, malgré, parfois, un niveau d’études universitaires élevées, les Africains ne parviennent pas toujours à accéder au statut d’individualités autonomes, ni à celui d’indépendance par rapport aux familles. À partir du moment où l’on travaille, on devient, de ce fait, l’unique soutien financier d’une famille qui est sans limites au point de vue de ses membres : quiconque du clan ou de la tribu peut se prévaloir du moindre indice de parentalité ou de famille pour se réclamer membre de la famille dont on est issu. D’où le rapport psychologique conflictuel de soi avec soi-même. On aurait retrouver le plaisir de la liberté, de l’indépendance qu’on a connu en France.
Un exemple de couple mixte : Senghor et son épouse Collette Hubert
Mais l’omniprésence des membres de la famille rend un tel mode de vie impossible. Dans le cas des couples mixtes, soit le mari choisit de vivre à la française pour la tranquillité de son épouse. Dans ce cas, il court le risque de mécontenter les membres de sa famille. D’autant plus que, la plupart du temps, les enfants et les autres adultes ont contribué de quelque façon au financement de sa scolarité avec le système de tutorat ou de parentalité alternée. Et un tel mécontentement a pour effet l’empoisonnement ou la mort causée par ceux d’entre eux qui en sont jaloux. Soit il choisit de vivre à l’africaine, c’est-à-dire en ouvrant sa maison à tout le monde : dans un tel cas de figure, la situation devient très vite ingérable pour son épouse habituée au confort de sa culture familiale, celle d’un couple comprenant le mari et la femme et les enfants. Ce tiraillement, cette dynamique contradictoire, lorsque le couple mixte vit dans un pays africain, a pour conséquence de fragiliser sérieusement la durée de vie du couple mixte en question. La seule solution, dans ce cas, quand le conjoint n’est pas le fils aîné de sa famille, consiste à choisir de rester définitivement en Europe pour sauver la vie du couple. Ces faits se vérifient également pour un couple mixte d’une femme africaine et d’un mari européen ou de tout homme étranger à cette culture autochtone.
3) Egoïsme et solidarité
Rappelons le principe de l’acculturation : il s’agit du processus culturel de participation, d’assimilation et, parfois, d’identification d’un individu à la culture d’un groupe auquel il est étranger. Un tel processus s’opère de deux manières : soit par l’intermédiaire de contacts suivis et permanents avec un groupe étranger au milieu duquel il désire vivre ; soit par l’intégration, généralement partielle, des schémas (représentations, faits,) de cette culture. Or, d’un point de vue individuel, l’intégration à une culture étrangère n’est pas un phénomène mécanique, ni un acte de volonté. Il s’agit d’un processus, d’un cheminement d’accès à la plénitude de la conscience culturelle de l’autre. Ce processus passe par des niveaux correspondant à l’ouverture de l’esprit, à la faculté de compréhension des réalités de l’autre. On ne décide pas de l’intégration. Elle se fait généralement de façon inconsciente ; à la manière d’un enfant qui s’éveille aux réalités socioculturelles et professionnelles de ses parents. C’est dans ce sens qu’on peut comprendre la signification de la boutade d’un jeune noir des banlieues nord de Paris. Interrogé par le réalisateur Tavernier dans les années 2005, dans le cadre de son film réalisé après les événements qui les avaient traumatisés et qui avaient marqué tragiquement la révolte des jeunes de ces banlieues de Paris au cours de l’hiver 2005. Sa réponse était la suivante : « est-ce que je demande à Juppé ou à Chirac de s’intégrer ? »
C’est dans cette perspective qu’on peut parler de mutants culturels qui n’ont plus de patrie véritable, ni même de pays. Ils se sentent si bien intégrés qu’ils ne songeaient guère à la différence ni biologique ni culturelle. Il s’agit d’hommes hybrides qui ont l’avantage d’avoir brisé les horizons et les bornes des cultures. Ils ne sont esclaves d’aucune culture, d’aucune réalité spécifique. En leur for intérieur, ils n’appartiennent à aucun pays, ni à aucune nation. Ils sont libres effectivement. Cependant, ils sont considérés comme perdus par rapport à leur culture d’origine. Traités d’égoïstes par les membres de leur communauté d’origine, il y a comme une inadaptation intellectuelle par rapport à leur milieu d’origine qui les considère ainsi, c’est-à-dire comme des étrangers à leurs propres origines culturelles.
Car ces milieux d’origine sont fondés sur des valeurs de solidarité, d’entraide, d’assistance mutuelle. De telles valeurs imposent des contraintes, certes, mais aussi des devoirs souvent. Cependant, en retour et en cas d’infortune, de maladie, on est pris en charge par la chaleur de la communauté, par leurs moyens financiers mutualisés. Dès lors, les mutants étant rejetés en raison de leur prise de distance par rapport à leur milieu d’origine, sont souvent abandonnés à leur sort ; négligés en cas de maladie, oubliés en cas de décès. Tel est le prix à payer pour un Africain, pour être libre, autonome, indépendant dans le contexte occidental.
Symphonie des physiques humains ?
II- Une gestion malaisée de la conscience syncrétique
1) Nécessité de bien connaître ses racines originaires avant la conquête d’une culture européenne
La remarque de Ki-zerbo, l’un des plus éminents historiens africains du XXe siècle, traduit bien le fait que les Africains, par le phénomène de l’acculturation, ont perdu le sentiment d’eux- mêmes. Plus exactement, il y a un oubli réel de leurs origines et, donc, une perte de la conscience de soi authentique. Selon cet historien, en effet, quand on sait d’où on vient, on sait naturellement où on va. Ki-zerbo, comme l’anthropologue sénégalais Cheik Antah Diop, figure éminente parmi les intellectuels africains qui, avant les fameuses indépendances de ces pays, ont milité pour une réforme en profondeur du système éducatif des pays africains. Selon leur thèse, il fallait prendre le temps pour penser une approche éducative scolaire qui tienne compte des réalités culturelles autochtones des peuples africains. En substance, ils défendaient les idées suivantes :
– choisir une ou deux langues la ou les plus parlées en Afrique de l’Ouest comme langue nationale ou internationale, c’est-à-dire inter-africaine ;
– repenser les programmes d’enseignement, comme l’histoire par exemple ;
– tenir compte de la singularité des cultures des peuples africains en vue de construire une personnalité authentiquement africaine des élèves ;
– accorder une place majeure aux règles morales issues des peuples africains ; et aux valeurs humanistes et universelles des peuples africains etc.
La conception d’un tel programme aurait mis un terme à la suprématie des éditeurs français de manuels scolaires. Dans cette opposition de vision du monde, grâce au lobby de ceux-ci, à la corruption et à la lâcheté de beaucoup d’intellectuels africains, ce sont les éditeurs français qui ont triomphé ; et la France, du même coup, autant que sa mainmise sur le devenir de ces pays ses ex-colonies. Ce triompha conduisit au statu quo en cours dans les pays africains francophones et le désordre psychologique que cela génère de nos jours, voire une baisse sensible du niveau global d’études à tous les échelons de l’enseignement.
2) Vigilance à distance et poids de la famille (voir l’analyse sur la famille, I-2)
Le principe d’individuation en question : les Africains subsahariens d’aujourd’hui en construction ou en structuration hétérogènes.
L’acculturation, quand elle n’est pas essentielle, implique une situation délicate ou malaisée par les individus qui sont dans cette situation de l’une ou de l’autre. Elle donne l’impression d’avoir pris place sur deux chaises dont les fesses ne jouissent que des bordures. Mais, si elle est profonde, réelle, essentielle, elle assimile l’individu à la culture étrangère qu’il a en partage sans pour autant nier totalement l’assomption intégrale de sa culture autochtone et/ou authentique. Car l’hétéro -culture (c’est la culture de l’autre qu’on a en partage) transforme la personne de tels individus si singulièrement qu’elle transcende les incompatibilités de l’une et de l’autre, les sublime même de telle sorte que leur conscience devient une véritable synthèse de cette diversité culturelle susceptible de communier superbement en eux.
Certes, l’école française et, dans une moindre mesure, l’anglaise, avec pour ambition d’assimiler culturellement les citoyens des pays africains, c’est-à-dire d’en faire soit des Français soient des Anglais. Mais elle n’a pas pu totalement aboutir à ses fins : –tiraillés entre les réalités culturelles locales, tangibles, solides, voire le pouvoir qui s’exerce quotidiennement sur les esprits et la représentation abstraite et intellectuelle de la culture occidentale, les individus se tiennent à mi-chemin entre les deux univers de réalité culturelle. L’enseignement ou les représentations dérivant des manuels scolaires paressent lointains, insaisissable, parfois inintelligibles. Tout est mémorisé, abstraitement représenté, mais non vécu réellement. Or, tout ce qui est vécu l’emporte, en force, de persuasion sur ce qui est seulement représenter. Le premier fait s’imprime fortement dans la conscience.
Une vue de la ville d’Abidjan
Pour que la culture occidentale ait une influence affective, voire effective sur les esprits dans les pays africains, il faut ou bien que l’Europe se transporte en Afrique avec toute son entité, son essence fondatrice de la personnalité européenne, ou bien que les Africains puissent séjourner pendant longtemps en Europe et vivent au contact des réalités quotidiennes des individus et des familles européens pour sentir la respiration, leurs émotions, le sens même de leur vie. Ainsi, on pourrait appeler « acculturés » les citoyens africains des villes. Car ils sont les premiers à prétendre qu’ils sont civilisés selon le mode d’être occidental, lequel, faute d’épaisseur et de profondeur, se réduit à l’apparence d’une conduite et non à l’expression fondamentale des consciences. Et quand ils accèdent au pouvoir dans leur pays respectifs, ils rêvent de transformer leur ville, leur capitale à l’image de celle des métropoles européennes. Tel est le cas de la Côte d’Ivoire, entre autres exemple : Félix Houphouët-Boigny, premier président de ce pays, voulait qu’Abidjan, la capitale de ce pays, puisse concurrencer Paris en quelques décennies alors que les Français ont mis des siècles pour penser et bâtir Paris.
Ces acculturés ont tendance renier leurs cultures d’origines au nom d’une complaisance psychologique dans une pseudo-francité ; du moins pour ce qui est des pays africains francophones de l’Afrique noire. Ils ont une conscience bâtarde parce que l’école n’a pas réussi à donner au champ de celle-ci une lumière suffisante pour se comprendre eux-mêmes et pour appréhender les contours des réalités culturelles auxquelles ils participent. Leur intelligence de celles-ci et partielle et partiale.
Senghor et Antah Diop
3) Différence entre acculturés et mutants culturels
Les acculturés sont généralement scolarisés, mais on ne peut pas dire qu’ils soient pour autant cultivés au sens de la culture savante. C’est pourquoi, ils peuvent faire montre d’une forme de violence à l’endroit du métropolitain qu’ils veulent pourtant imiter, quand celui-ci les refuse ou les renvoie à leur culture autochtone. En réalité, ils ne pensent pas bien les cultures : celle de leurs peuple d’origine et celle d’un pays européen (français, anglais, portugais, espagnol) qu’ils ont en partage. En général, quand l’acculturé est déçu par la métropole européenne, il aime s’affirmer plus authentiquement africain que tout autre. Cette posture mentale, cette conscience du clair-obscur est toujours, au fond, à la recherche de soi-même.
Toutefois, les acculturés souffrent moins que les mutants culturels ou hommes hybrides comme Léopold Sédar Senghor, Mongo Beti, pour ne citer que ceux-ci dans le contexte francophone. Ces hommes et ces femmes sont profondément français jusqu’à l’essence même de leur conscience. Quand Mongo Beti, dans l’ensemble de son œuvre, pamphlet, littérature ou revues juge férocement ses contemporains, il le fait à partir de sa conscience d’homme de lettres français. Quand Léopold Sédar Senghor proclame fièrement sa négritude, il agit et pense selon une conscience transmuée d’un Français. Aussi, lorsque le mutant culturel est amené à vivre au milieu de ses contemporains en Afrique noire, il y a une occurrence qui le guette : soit le repli sur soi-même et l’éminence de la mort de l’esprit faute de nourriture intellectuelle pour continuer à s’enrichir ou à se ressourcer ; soit le retour en métropole avec la mélancolie pour campagne permanente, la nostalgie d’un paradis qui n’a pas été atteint. Ces hommes et ces femmes abhorrent les cultures des citadins qu’il voue aux gémonies jusqu’à la fin de leur vie. Le sens de leurs souffrances et de la déchirure de leur conscience est le suivant : l’éveil à une conscience étrangère, hôte indélicat qui en vient à soumettre et à gouverner tout le reste.
C’est pourquoi, le mutant culturel est souffrance existentielle permanente, conscience aigüe de sa solitude et de sa déchirure. Il est ombre solitaire, à l’image de toute conscience singulière surgissant en ce monde sans raison ni sens précis. Il est comme étranger au monde et à soi-même. De façon générale, on peut parler d’inadaptation intellectuelle du mutant culturel à son milieu d’origine et du sentiment de n’être Français, Anglais, Portugais, même Espagnol que la similitude de son esprit à l’Européen blanc. Donc, il s’en distingue seulement par la couleur de la peau.
III- Continuité entre des institutions politiques hétérogènes et conflits latents
Les Fondateurs de la paix en Afrique du Sud
1) La permanence de l’esprit de famille
Auparavant, nous avons vu à quel point l’acculturé ne parvient pas à se libérer de la tutelle de sa famille au sens large du terme. L’individu se trouve alors face à deux cas de figure : soit il consent à poursuivre l’esprit de famille dans son nouveau cadre de vie (la vie à la française ou suivant les codes et les modalités des cultures européennes) ; dans ce cas, il n’y a pas de rupture, mais continuité. Et le changement culturel à la française, par exemple, n’est alors qu’une apparence. Dans ce cas aussi, il court le risque d’être le jouet de toutes les convoitises, de toutes les jalousies. Puisqu’il apparaît comme celui qui a des moyens financiers suffisants, il est, de fait, au-dessus des autres. Et il est tenu de nourrir tout le monde de subvenir aux besoins de tout le monde. Dans un tel cas de figure, non seulement il perd en qualité de vie, mais en outre, il se ruine totalement.
Soit, au contraire, il rentre dans un rapport ou bien de compromis ou bien de conflit. Dans le premier cas de figure, il choisit de vivre suivant le mode d’existence qui lui sied, par exemple, une vie à la française. Mais, à distance, il subvient aux besoins de ses parents, de ses frères et sœurs, voire de certains membres de sa famille au sens large. Il peut alors jouir d’une relative paix, d’une tranquillité en soi et avec soi-même. Quand s’établit un rapport de conflit entre lui et sa famille, il court le risque d’être, dans le meilleur des cas, empoisonné, au pire d’être éliminer par quelques membres de sa famille suivant le mode opératoire criminelle de la sorcellerie.
2) La dialectique des groupes/peuples pour accéder au pouvoir
Il s’établit un rapport dialectique entre le monde des acculturés et le reste des citoyens des pays africains : les paysans, les manœuvres, les ouvriers, les employés des services ménagers, les commerçants etc. En effet, ces derniers éprouvent de l’admiration, du respect à l’égard des premiers qui sont considérés comme ceux qui sont devenus semblable aux Blancs. L’école a opéré une telle transformation de statut social et une telle élévation au-dessus des autres qu’ils sont comme des êtres exceptionnels. Joseph Ki-zerbo, lors d’une conférence à Lyon, les a qualifiés de « Nègres exceptionnels ». À l’inverse, les acculturés témoignent du mépris, de l’insolence et de l’arrogance même à l’égard de ceux qui ne sont pas comme eux : le monde des analphabètes et des secteurs primaire et secondaire. Il s’agit manifestement d’un comportement discriminatoire qui copie, en pire, les relations de mépris des Blancs à l’égard des Noirs dans les pays africains. Ils s’imaginent alors être différents du reste de leurs compatriotes, ayant une culture à part ; une culture supérieure et éclairée. Aussi, ils choisissent de vivre dans les villes et dans les quartiers riches à la manière les Européens ou des Africains fortunés.
On remarque une même dynamique contradictoire quand les acculturés accèdent au pouvoir politique, entre autres. Ces hommes peuvent alors manifester un comportement ambivalent. D’une part, ils sont durs, violents, humiliants à l’égard de leurs compatriotes et/ou semblables. D’autre part, ces détenteurs du pouvoir, qu’ils soient civils ou militaires (surtout s’ils sont militaires parce qu’ils ont une vue myope du réel, dans l’exercice du pouvoir) sont faciles à manipuler par les puissances occidentales suivant leurs intérêts propres. Car ils sont incapables de lire ou d’interpréter les arrière-pensées, les projets tordus, même ruineux des politiques, des opérateurs économiques, des investisseurs occidentaux ou asiatiques. En revanche, ils sont ignorants de l’intérêt général, celui de leurs peuples dans leur totalité. L’intérêt public et/ou national, c’est avant tout leur intérêt propre. Ce qui prime, c’est l’apport financier qu’ils peuvent tirer de la réalisation des projets des investisseurs étrangers. À la limite, ils peuvent partager les richesses nationales générées par le travail de tous avec seulement le peuple dont ils sont originaires : leur groupe ethnique. C’est là que se situe le cœur de la tragédie des pays africains.
3) Démocratie ou « mangécratie » ?
De ces données concrètes relatives aux indélicatesses des chefs d’Etat de l’Afrique subsaharienne, qui pillent de façon éhontée les richesses de leur pays, de leurs peuples pour leur propre compte (suivant la rapacité de leur égoïsme) ou celui de leurs amis, on est conduit à faire la remarque suivante : la question chez ces gens-là n’est jamais, « qu’est-ce qui est bien ou bon pour mon peuple, qui m’a fait roi, l’espace d’un mandat ? » ; mais « qu’est-ce qui est bien ou bon pour moi, pour ma famille, mes amis, mes courtisans, mes flatteurs, mes serviteurs zélés ? ». Mais alors, qu’est-ce qui explique, en Afrique subsaharienne, dans les jeux et les enjeux politiques, cette inclination de la classe politique à préférer sa famille aux autres membres des populations composant ensemble les citoyens d’un pays ? Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre les mobiles de ces conduites. La lumière s’est faite en moi à la suite de mes nombreuses années de recherches anthropologiques chez une population du Burkina Faso, en l’occurrence, les Lyéla. En effet, ces investigations ont révélé que dans les familles polygames, fort répandues dans toute l’Afrique noire, les antagonismes entre demi-frères sont l’une des raisons fondamentales du déséquilibre des liens interhumains inhérent à ce type de famille. Le processus psychologique individuel et la structuration des mentalités familiales et communautaires conduisent, comme par nécessité, du conflit à la guerre des demi-frères. Ces conflits lèvent le voile sur le cercle vicieux de haine que ce type de foyer conjugal engendre entre les enfants d’un même père et de mères différentes. On s’épie constamment pour savoir ce que les uns et les autres font de bien ou de mal pour éventuellement riposter avec les mêmes armes de guerre. On se méprise, on se déteste, on se jalouse et on souhaite secrètement à son adversaire, le de¬mi-frère, une vie malheureuse et même la mort. Si l’on estime disposer de moyens occultes puissants, on n’hésitera pas à en faire usage pour précipiter dans l’abîme des malheurs les demi-frères que l’on hait. Il est plutôt rare que des frères nés de mères différentes parviennent à s’entendre et à s’aimer. Dès lors, on ne peut accorder toute sa confiance qu’aux seuls frères et sœurs de la même mère.
Au regard de ces données initiales et souterraines dans les familles polygynes en Afrique noire, on peut raisonnablement établir une analogie entre ces conduites quotidiennes intrafamiliales et le comportement des individus (président, ministres et autres grands commis) au niveau de l’Etat. En effet et d’une façon générale, la conduite des hommes politiques se manifeste également par une méfiance rédhibitoire par rapport à tout entourage étranger à leur propre famille et/ou clan, tribu etc. ; ce qui est donc un vice des hommes politiques et un fléau des diverses populations. Car ces derniers ne peuvent faire confiance qu’aux seuls membres de leur propre famille, de leur tribu ou de leur clan. Ils n’ont rien à craindre de ces derniers pour la raison essentielle que, grâce à leurs hommes au pouvoir, ils jouissent de privilèges exorbitants dont ils ne désirent guère être privés.
C’est ce qui amène Issiaka Diakité-Kaba à considérer que l’on ne fait pas réellement de la politique en Afrique subsaharienne, mais que l’on se contente de pratiquer ce qu’il appelle, à juste raison, « la mangératie ». Celle-ci n’est rien d’autre que la politique du ventre plein, qui signifie exigence des satisfactions immédiates des besoins, au mépris du soin de demain et des autres citoyens du pays. Dans un passage lumineux et lucide de son roman, Sisyphe… l’Africain, il écrit en effet, à propos des suppôts des hommes au pouvoir, des mascarades électorales et de leurs résultats déjà connus avant même les votes populaires, ceci : « chacun devait rester dans son fief pour récolter, lors des élections, le plus grand nombre de suffrages au bénéfice du président autoproclamé. Il y allait de la survie financière de tous les grilleurs d’arachides mangécrates. Son père, membre influent du parti présidentiel, ne voulait pas perdre le bénéfice de cette richesse amassée plus ou moins honnêtement, au service du guide suprême. […] Son père voulait « manger » ; pour cela, il fallait s’acoquiner avec les politiciens et aussi faire de la politique. C’était un sport national que de battre campagne pour le président, le pain quotidien en dépendait. Et quand on commence à « manger », on ne peut plus s’arrêter ; c’est si facile de raconter des balivernes aux populations analphabètes. Ceux qui essaient de se désolidariser du parti courent le risque de voir toutes les vraies-fausses statistiques sur leur richesse, leur famille, et la gestion de leurs affaires, s’étaler au grand jour. Vrai ou faux, on s’en fout éperdument ! Le parti fonctionne comme une société de sorciers et de sorcières. » A titre d’exemple, on peut retenir le fait suivant dont j’ai été moi-même témoin, et qui illustre fort bien le concept de M. Diakité-Kaba : en Côte d’Ivoire, en juillet 2002, des gendarmes venus de tous les coins du pays pour percevoir leur salaire mensuel, au guichet d’une banque à Cocody (Abidjan) s’interpellent et plaisantent entre eux au sujet de la « mangécratie ». Les uns font remarquer aux autres ce constat politique : « pendant très longtemps les Baoulés et les Akans ont bien mangé- c’est-à-dire l’appropriation des richesses du pays par les tribus en question- (la période du règne de Félix Houphouët-Boigny et de son héritier Henri Konan Bédié) ; puis, ce fut le tour des Dioulas (sous la primature d’Alassane Dramane Ouattara) ; ensuite est venu celui des Guérés et des Ouébés (sous la présidence du général Robert Gueï) ; maintenant, c’est le tour des Bétés de manger (la présidence de Laurent Gbagbo). Donc, on comprend que les membres du clan des hommes au pouvoir s’allient aisément contre le reste des citoyens du même pays pour défendre leur chef, source de leur aisance matérielle.
C’est ce qui explique aussi les méthodes d’élimination systématique des adversaires politiques sous ces cieux. Comme ces élites politiques ne peuvent souffrir ni la concurrence des opposants issus d’autres groupes ethniques, ni les critiques, même justifiées (elles se complaisent dans les éloges, les flatteries, les flagorneries des courtisans, comme partout ailleurs sur la terre), à l’instar des demi-frères, elles ont tendance à les faire éliminer soit par les violences physiques (armes) soit par les diverses formes de sorcellerie courantes dans ces pays. Comme chez les demi-frères aussi, ces comportements, au niveau de l’Etat, génèrent une situation politique, économique, civile et sociale stériles.
Ainsi, puisqu’aucun d’entre ces pays n’émerge à la lumière de la réussite économique, financière, socio-politique, on est en droit de se demander, en tant que citoyen ordinaire, quel est, au fond, le sens de la conduite de ces élites. Leurs comportements ne sont-ils pas insultants pour l’intelligence, la dignité, l’honneur des peuples de l’Afrique subsaharienne ?
Métissage au féminin