« Dieu pour quoi, pour qui ? »

Par Paul Gravillon, ancien journaliste du « Progrès de Lyon, écrivain, poète

Intervention au « Pavillon des causeurs », juin 1999

 Dieu ou dieu anthropomorphe ?

     A la question beaucoup plus classique, même si elle est un peu trop directe, « Qui est Dieu ? », vous avez préféré la question, à mon avis plus logique, « Dieu pour quoi, pour qui ? ». Elle est plus précise et, en même temps, plus modeste. Car, en fait, la première n’est pas une vraie question, du moins c’est une question seulement pour le croyant, et encore, même dans ce cas, ce n’est pas vraiment une question : cela devient une « interrogation », c’est-à-dire une question « adressée » à Dieu. Car il faut déjà croire en Dieu pour lui demander : « Qui es-tu ? » Lui seul peut répondre. Comme je ne suis pas Dieu, je vous remercie de ne pas l’avoir posée. La seconde nous convient beaucoup mieux, c’est une question d’homme à homme, nous pouvons nous interroger les uns les autres sur le « pour quoi » et le « pour qui ».

      C’est d’ailleurs toujours par là qu’il faudrait commencer comme les enfants qui sans cesse font des « pourquoi, pourquoi « pourquoi ». Quelques années après, ce sont les adolescents qui font des « pour qui, pour qui, pour qui ». Ce n’est qu’un peu plus tard, une fois adultes comme nous, comme nous ce soir, qu’ils réunissent les deux. La première – « pourquoi » – correspond aux sciences dures, la seconde – « pour qui » – correspond aux sciences humaines.

       Je reviens aux croyants ; ils ne sont pas dispensés, après avoir interrogé leur Dieu, de recourir aussi aux questionnements scientifiques, laissant alors de côté provisoirement le témoignage personnel pour adopter une approche intellectuelle, sans aucun risque d’incompatibilité ou de confusion entre les deux car les espaces sont tout autres. Celui de la foi est de l’ordre du vécu et de l’expérience du sujet tandis que celui de la science est de l’ordre de l’objet : l’approche scientifique et l’aventure spirituelle ne sont pas dans la même dimension. Nous sommes capables de l’une et de l’autre mais le débat n’est pas le même, car il y a bien un débat possible dans les deux espaces. Dans les deux cas, ce ne sont pas les éléments qui manquent. Dans le premier, on connaît la richesse des grands textes fondateurs, notamment ceux du monothéisme et de ses traditions plurielles : juive, chrétienne, musulmane. Dans le second, il y a aussi l’embarras du choix : anthropologie, ethnologie, histoire, archéologie, éthologie humaine, linguistique, exégèse, psychanalyse…

     Faut-il rappeler que je ne suis spécialiste d’aucune de ces disciplines ? Cela ne surprendra personne. En revanche, peut-être allez-vous trouver curieux que je prétende en avoir oublié une : je ne l’ai pas citée car elle n’exige aucune compétence et pourtant je pense qu’elle a, ici, une certaine pertinence. Oui, une vraie discipline, qui n’étudie pas, mais qui utilise la méthode et le langage des grands textes fondateurs, qu’ils soient religieux ou mythiques : il s’agit de la poésie et de l’espace du symbole. En effet, la cohérence du symbole est aussi rigoureuse que celle du discours scientifique : la psychanalyse en témoigne, mais aussi l’histoire des cultures et l’anthropologie pour ne citer qu’elles.

      Freud s’est intéressé à Dieu comme nous le ferons ce soir non en le cherchant dans le ciel pour savoir s’il existe – ce qui n’est pas une question scientifique – mais en le trouvant au coeur de l’homme, sous forme d’une place vide ou occupée, et en se demandant ce qu’il y fait et ce qu’il révèle de cet homme : ceci est alors une question scientifique.

      Mais avant Freud, les poètes grecs, et notamment les grandi tragiques, avaient redonné la parole aux mythes, en particulier à l’histoire d’Oedipe, qui ne devait rien à la science historique – qui n’était pas encore inventée – mais qui, déjà, répondait aux questions du Dr Freud sur le fonctionnement, non pas du cerveau, mais du psychisme humain. Un fonctionnement qui n’a pas changé depuis quelques millénaires – nous disent les sciences humaines – même si le monde, lui, a changé, et qui concerne donc, aujourd’hui comme hier et avant-hier, chacun d’entre nous, que nous soyons scientifiques ou non, croyants ou non, car ce qui s’est inscrit dans ce psychisme – non pas sous forme de « souvenirs” bien sûr, mais de structures dynamiques (toutes théories anthropologiques ou psychanalytiques confondues) – c’est l’histoire de l’homme et de son destin, des événements de sa vie et des événements de son esprit, c’est-à-dire aussi du nôtre.

Représentation de dieu ?

      Oedlpe ne savait rien des dieux comme il ne savait rien de sa propre histoire, encore moins de celle de son père – un pédophile notoire puni par les lois divines qui le condamnaient à ne pas avoir de fils ou alors ce fils le tuerait -,

 qui ne savait rien non plus de sa mère (il la prenait pour une autre) : ce n’était qu’un enfant abandonné, comme Moïse. Il subissait les circonstances dont il ne voyait pas qu’elles tissaient inexorablement son destin. Cette histoire, on pouvait l’entendre comme un récit vrai ou comme une simple légende : c’est nous qui faisons la distinction aujourd’hui, mais elle aurait sans doute paru vaine à ceux qui en étaient les témoins sur les gradins du théâtre grec et qui en étaient marqués au plus profond, peut-être à leur insu. Le parcours d’Oedipe ne leur inspirait pas seulement terreur ou pitié, mais inscrivait en eux sa leçon. Une leçon que Freud, lecteur après bien d’autres de ce grand poème tragique, a décryptée en entrant méthodiquement dans cette logique du symbole qui était aussi celle du psychisme humain.

Ce que l’on peut se demander aujourd’hui,c’est pourquoi Freud, qui était juif et dont le père était un juif pieux – il lui avait légué sa Bible avec une dédicace qui était un vrai « testament spirituel” – n’a pas interrogé ce livre plutôt que les mythes grecs. Il est vrai qu’il a interrogé Moïse quand il s’est posé la question de l’origine du monothéisme, ce qui l’a conduit ,comme on le sait, à rompre davantage encore avec la tradition paternelle en s’inventant un Moïse égyptien, disciple spirituel du roi hérétique Akhenaton, véritable inventeur du monothéisme, selon lui : peut-être voulait-il, par là, inconsciemment ou non, en finir avec le « religieux” – au sens le plus dogmatique de ce mot – pour entrer plus librement dans un espace symbolique plus fondamental, celui des grands mythes.

     Si l’histoire d’Oedipe me passionne beaucoup, moi aussi, je me demande s’il ne serait quand même pas utile de revenir un instant à un fonds culturel qui nous est un peu plus proche : la Bible et ses grands récits avec des figures qui ne le cèdent en rien à celles du monde grec puisque Freud a pu donner ce caractère d’universalité à celui que les juifs considèrent à juste titre comme leur grand homme, Moïse. Une Bible qui, d’ailleurs, nous est arrivée d’abord en langue grecque tant cette culture, avant de s’imposer à Freud, s’était déjà imposée aux juifs et aux premiers chrétiens non sans imprégnations réciproques, d’une culture à l’autre, comme cela se passe habituellement, y compris pour les symboles et pour les dieux dont on sait à quel point ils peuvent hanter nos inconscients sans aucun souci de logique, de frontières ou de dogmes.

       Dans la Bible la question qui nous occupe ce soir a été posée directement à Dieu, sinon de manière individuelle, du moins par tout un peuple qui a trouvé là son identité propre, donnant, si j’ose dire, ses lettres de noblesse au monothéisme, ce « phénomène humain » qui a si fort intrigué Freud et qui, en tout cas, a permis aux hébreux de s’affirmer comme un « peuple élu » : nous ne sommes pas là dans le domaine de la conscience personnelle et de la liberté de choix qui président à la démarche du « croyant » telle que nous la concevons aujourd’hui. Le Dieu de la Bible est le Dieu d’un peuple et non plus celui d’un « sol » comme c’était le cas des divinités païennes : le « support » a changé, dirait Régis Debray qui vient d’appliquer sa méthode – la « médiolo- « gie » – au monothéisme et au religieux dans son dernier livre « Dieu, un itinéraire », où il analyse l’évolution ou la variation d’un « message » selon les « milieux » qui le produisent ou le reçoivent et les « media » qui le transportent ou le portent. En scientifique il ne s’intéresse pas au massage en tant que tel même si le contenu du Premier et du Second Testaments ne le laisse pas indifférent. Il ne peut pas non plus nous laisser indifférents même si nous ne sommes pas tenus, je l’ai dit, à l’aborder en croyants ou en fidèles, ne serait-ce que pour tenter de répondre à la question ; « Qui « est Dieu pour les juifs et pour les chrétiens ? » en admettant qu’il s’agisse du même Dieu quand en passe du Dieu des prophètes au Dieu de Jésus-Christ, sans parler du Dieu de l’islam.

      Que nous dit la Bible quand elle interroge YHWK ? Elle nous dit que le Très-Haut, celui qu’on ne peut regarder en face et que l’on ne devrait même pas nommer, a quand même  répondu à la question car il fallait bien que le peuple hébreu puisse répondre aussi à ses voisins ou ses ennemis, répondre en tout cas de sa prétention à se réclamer du seul vrai Dieu. Et que lui a-t-il répondu ? La traduction en français n’est pas très bonne, elle peut prêter à des malentendus ou des confusions. Le plus souvent, on en trouve deux ou trois interprétations ou versions qui ne se recouvrent pas vraiment. Le mot ou la phrase est : « YHWH », c’est-à-dire : « Je suis qui « je suis » – ce qui serait une fin de non recevoir dans le sens de « ça ne vous regarde pas » – ou bien  « Je suis celui « qui est”, ou encore : « Je suis « Je suis », ce qui est presque pareil et mettrait l’accent sur cette qualité d’« être « suprême » reconnu par les révolutionnaires et les francs- maçons, mais trop « abstrait » pour une culture hébraïque où l’on ne connaissait pas l’opposition grecque, puis cartésienne  du concret et de l’abstrait, du spirituel et du charnel, de ,l’âme et du corps.

Pendant que nous y sommes, frustré pour frustré j’aurais envie – si vous le permettez – d’y ajouter une quatrième variante, ni meilleure ni pire, qui aurait au moins l’avantage de nous rapprocher de la psychanalyse sans trahir ce nom hébreu qui tient en quatre consonnes transcrites en français par :YHWH, voulant traduire l’hébreu « Je suis » à partir d’un verbe de racine HWY aux multiples sens : « tomber”, « souffler », « parler », « créer », « être », la Bible retenant surtout le dernier – « être » – mais aussi le second – « souffler » – je ne peux cependant pas entrer dans le détail de l’interprétation du « tétragramme » comme l’a fait, par exemple, Marc-Alain Ouaknin (dans LE « Concerto pour quatre consonnes à sans voyelles ») qui applique la méthode de la lecture cabalistique aux quatre consonnes du nom de Dieu : « yod-hé-vav-hé » transcrites en « Y-H-Y (ou « W-H » que l’on prononce Yahwéh, le « yod » (comme le « iota » grec) considéré comme la plus petite lettre. Pas « un iota ne sera changé » disait le Christ de la Loi juive disait aussi : « Pas un cheveu ne tombera de votre tête »). Cette plus petite lettre hébraïque – ce « yod » – est, selon cet exégète juif, le « point » de passage de l’invisible au visible (Euclide disait : « La définition du point est de « ne pas avoir de définition) et Marc-Alain Ouaknin commente : « Le vrai point est indivisible, il est l’infinitésimale émer- « gence dans l’être »,

         En fin de compte, la réponse du Très-Haut est assez explicite ! II s’agit de l’être au sens le plus « concret » du terme si j’ose dire : du déploiement de l’espace à partir de lui dans la profondeur, la hauteur et l’horizontalité, un espace- encore une fois – où la culture hébraïque n’oppose ni ne distingue l’Ame et le corps, la « Créa-tion. » est une cormmee le « Créateur » est un. Ce qui justifie encore mon recours à une quatrième variante sur le « Tétragramme » – variante psychanalytique – puisque j’ai choisi d’insister, non plus sur le verbe « être » (deux fois répétés au risque d’une certaine confusion), mais sur celui qui le dit  le sujet. Ainsi, le Dieu de la Bible pourrait apparaître moins comme un « être suprême » – au risque de le rendre trop abstrait pour un vrai créateur – et davantage comme un sujet, un être qui dit « je », ce qui le rapprocherait de nous dans la mesure où, sans être croyant, chacun est appelé à dire « je » lui aussi, ce qui est également la grande ambition de la psychanalyse, moins préoccupée de « soigner les fous » que d’aider à l’émergence du sujet, comme ce fut – toutes proportions gardées – dans l’espace symbolique du « Désert » le souci de Moïse pour son peuple, et dans la tragique histoire d’Oedipe le souci d’Antigone de le guider hors de son destin.

       Je propose donc cette nouvelle traduction du « Tétragram- « me » pour notre usage personnel, nous qui, ce soir, ne sommes pas ici comme croyants, ni comme spécialistes, mais comme sujets : YKWH, si nous l’interrogeons – sinon dans le ciel, du moins, dans la Bible – nous répond : « Je suis « Je ». Dès lors, nous voilà bougrement concernés : ces quatre lettre pourraient devenir aussi les nôtres puisque, conformément aux cultures antiques, les noms ne se contentent pas de nommer : ils expliquent aussi ce qu’ils nomment.

     Dans l’Evangile ou le Second Testament on montre Jésus posant lui-même la question à ses disciples : « Pour vous qui « suis-je ? » (c’est la même formulation que nous ce soir : « Dieu pour qui ? ») et les disciples répondent ce qu’ils ont déjà entendu de sa bouche, mais ils le font comme des perroquets qui ont bien appris leur catéchisme et non comme des « sujets » qui disent vraiment « je » en exprimant une expérience ou un « vécu » personnel, ce qui ne satisfait évidemment pas le fils de Dieu, le fils de « Je », qui réplique par une phrase que l’on approfondit pas toujours assez, du moins les « croyants » qui croient parfois un peu trop vite (qu’ils prennent exemple sur Thomas qui, lui, voulait « toucher » et « voir » avant de croire et il avait bien raison : Pierre, 1’impulsif, a été le premier à trahir). Cette phrase est la suivante : « Vous m’avez répondu : « Tu es le fils de Dieu » et, en effet, « je le suis, mais vous n’avez pu le faire que parce que mon « Père vous l’a inspiré ». Remarque assez étrange car, enfin, pourquoi poser la question quand on connaît la réponse ? Mais c’est                 la réponse d’un « sujet » que Jésus attendait, en soulignant au passage à quelle profondeur de chaque être il fallait aller la chercher :l’ »inspiration » dont il est question pourrait bien être ce que Freud a appelé l’ »incon- « scient » où l’on trouve ce que l’on croyait ne pas savoir. L’histoire qui nous est racontée ici concerne donc moins – semble-t-il – la question « Qui est Dieu ? » que l’éveil du sujet à lui-même : « Vous, que dites-vous ? », et ce n’est pas d’abord ni seulement une histoire de croyant.

        N’est-ce pas ainsi, justement, que nous nous interrogeons ce soir ? « Dieu pour qui en soulignant le « qui » (c’est d’ailleurs le propre des sciences humaines). Et pour quoi ?

      Je l’ai dit : pour faire naître le sujet qui dit « je », dans une profession de foi d’abord adressée à lui-même et qui, contrairement aux apparences, n’est pas la plus facile (toute une vie est souvent nécessaire).

     Je laisse le contenu de la réponse, dans l’Evangile, au domaine de la foi, du « Credo » s ne confondons pas le « je « crois » avec le « Je suis ». Dans le domaine de la foi, il s’agit moins de « compréhension » (car comment comprendre un Dieu transcendant qu’il ne faut ni regarder ni nommer ?) que de « confiance » : ce sont deux actes qui se valent car ils sont radicalement différents, on ne « croit » pas seulement en désespoir de cause car ce ne serait qu’un renoncement à être vraiment homme ; ce serait une démission qui disqualifierait l’acte de foi lui-même. Tout comme chercher à « comprendre » est une démarche propre qui a ses lois et ses obligations : on peut s’interroger sur Dieu sans le chercher comme le fait le croyant : les psaumes Comparent à une « biche assoiffée « d’eau vive » ou bien à une amante à la poursuite de son fiancé dans le « Plus beau des Cantiques ».

     C’est bien ce que notre écrivain lyonnais Charles Juliet vient de faire en acceptant de répondre aux questions assez pressantes de l’éditeur catholique « Bayard », qui ne publie pas seulement le journal « la Croix », mais aussi des livres, en particulier dans la collection curieusement baptisée ;

« Qui donc est Dieu ? » (elle est plus ambitieuse que nous ce soir), une question que ne se posait nullement Juliet, de son propre aveu, et que, tout naturellement, il transforme en la question que nous avons choisie et que, pour sa part, il formule ainsi : « Comment en vient-on à penser que Dieu « existe ? A la suite de quelle démarche ? De quel élan ? De « quel saut dans l’inconnu ? Et si l’existence de cet être « transcendant est admise, quel rapport entretient-on avec « lui ? ».

Je crois que nous pouvons nous retrouver tout à fait dans une telle réponse. L’éditeur catholique aurait dû compléter le titre de sa collection – « Qui donc est Dieu pour vous ? » Surtout quand il explique sans complexe qu’il a l’intention de la poser indifféremment à des écrivains, philosophes, psychanalystes, journalistes ou artistes, « qu’ils considèrent « que Dieu existe ou non » (dixit). En réalité, ce que Bayard veut c’est, à la faveur de cette « question », utilisée non pour elle-même, mais comme simple prétexte, « ouvrir une oeuvre « ou découvrir une vie », autrement dit : opérer par effraction comme si la « question de Dieu » était la meilleure façon de réussir une entreprise aussi douteuse. Preuve supplémentaire, s’il en était Besoin, que la question « Qui est Dieu ? » est une très mauvaise question !

C’est pourquoi, en guise de conclusion, je me tourne maintenant vers vous : « Dieu, pour quoi, pour qui ? »

Nature étrange ou dieu quelconque ?

Création et photo de Claire Cirey, artiste plasticienne

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