Corps tangible, corps flexible, corps dansant et vivant
Introduction
Notre analyse porte bien sur le corps et non des corps : corps n’est donc pas à prendre ici au sens classique d’objet étendu, de portion de matière. C’est du corps humain, et non du corporel ou du corporé en général, qu’il est question. Or, si penser le corps, c’est penser le corps humain, l’objet de l’analyse paraît très paradoxal. En effet, mon corps semble, de prime abord, un fait donné dans l’expérience au même titre que les autres objets. A partir de cette expérience du corps, il devrait être possible, non seulement de penser, mais de connaître le corps — et de fait le corps, en tant qu’objet empirique, a donné naissance à des savoirs formalisés par des disciplines scientifiques, comme par exemple la physiologie ou la biologie. En ce sens, la connaissance du corps ne devrait pas poser de problèmes qui ne soient en droit solvables par ces sciences. Dès lors, pourquoi parler alors d’une pensée du corps ? La raison en est que dans l’expérience du corps, le génitif est aussi bien subjectif qu’objectif : l’expérience du corps est aussi celle que fait mon corps. Dans la mesure où il est le point d’ancrage des facultés sensibles, voire le lieu de naissance de l’activité mentale, le corps apparaît comme la condition de possibilité de toute expérience et de toute pensée. Il se présente alors comme une sorte de point aveugle à partir duquel la connaissance peut se déployer, mais dont l’accès demeure, sinon fermé, du moins mystérieux. Dans cette perspective, la pensée du corps ne peut donc se déployer que dans l’espace d’une torsion, d’un redoublement qui est aussi un dédoublement de soi par rapport à soi.
Si le sujet «penser le corps» peut paraître à la fois nécessaire et problématique, c’est qu’il met en jeu un double problème : d’une part, la question épistémologique des conditions d’élaboration d’un savoir de soi — mais aussi plus généralement du monde, puisque toute expérience est médiatisée par le corps. D’autre part, et surtout, le problème ontologique de l’identité du sujet qui pense son propre corps. En effet, je suis un corps ; mais la conscience que j’ai de moi-même ne s’identifie pas avec celle de mes états corporels. D’un côté, la distance de la réflexion m’interdit toute identification avec mon corps ; mais d’un autre côté, ma nature corporée fait nécessairement intervenir mon corps dans la définition de ce que je suis. La pensée du corps se livre donc d’emblée sous la forme du paradoxal et du décalage de soi avec soi : mon corps, c’est cet autre qui, pourtant, est moi-même. Mon corps ne m’est donné que sur la toile de fond d’un dualisme qui, historiquement, a connu plusieurs avatars (âme/corps, esprit/chair, conscience/inconscient, par exemple), et qui fait de ce que je suis un mystère : la corporéité semble être une masse obscure où se dissolvent peu à peu l’activité volontaire et la conscience. Le corps paraît ainsi doté de mécanismes, d’exigences, de réactions propres tel que l’exemple limite du réflexe. Le corps, c’est ce lieu paradoxal où le sujet cesse de se maîtriser, s’échappe à lui-même, s’emprisonne ou risque de se perdre (sôma/sêma). Et l’on peut même pousser plus loin le paradoxe, en évoquant les thèses du matérialisme : si le corps échappe à la pensée, comme un perpétuel en-deçà, c’est sans doute que sournoisement, c’est lui qui la détermine, et pourrait bien faire qu’elle pense.
Ce thème comprend donc des enjeux ontologiques considérables : penser le corps, c’est penser le statut ontologique du sujet, et poser la question de savoir ce qui pense : s’agit-il de penser le corps, ou de penser la pensée à partir du corps ? D’un idéalisme ou d’un matérialisme ? Mais c’est aussi, et en dernière instance, définir une éthique : poser la question de ce qu’est un corps, c’est aussi poser celle de savoir ce qu’il peut et doit faire, ou de ce que l’on doit faire avec lui. Faut-il conquérir ce que je dois être aux dépens de mon corps ? Ou laisser libre cours à mes désirs ? Faut-il donner la prédominance au corps ou à l’âme, prendre le parti de l’hédonisme ou celui de l’ascétisme ? Sans doute est-ce seulement dans le dépassement de ces dichotomies que nous pourrons trouver le moyen de penser authentiquement le corps et de définir véritablement ce qu’il en est de ce sujet en visitant les conceptions de nos maîtres à penser que sont ceux que Nietzsche appelle « les pionniers de l’humanité, en l’occurrence, les grands philosophes.
La puissance du corps humain par Ousmane Sow
I – LE CORPS TOMBEAU : LES PENSÉES DE LA SÉPARATION
1°) Le dualisme platonicien
Dans le Phédon, Platon met en place une pensée du corps qui vise à le distinguer radicalement de l’âme, et à assurer l’indépendance radicale de celle-ci sur lui, ce qu’indique le sous-titre du Phédon, «de l’âme». Il s’agit de prouver que la mort n’est rien, parce qu’elle ne concerne que le corps, et que l’âme, loin d’être affectée par la disparition de ce dernier, en éprouve de fait une libération. Compte tenu du contexte douloureux que représente la mort de Socrate, Platon est donc conduit, dans ce texte, à minimiser l’importance du corps, à en opérer une réduction la plus poussée possible, tant sur le plan de son statut ontologique que sur celui de son importance éthique. Ainsi, le passage situé en 63e sq assigne à la philosophie la tâche de se détacher le plus possible du «commerce du corps», de «rester pur de ses souillures» (67a), au moyen d’un argument d’ordre épistémologique : le corps procure à l’âme, par l’intermédiaire des sens, des distractions qui le gênent dans la recherche de la vérité. Seule la pensée «toute pure, débarrassée de ses yeux, de ses oreilles, et de son corps tout entier» peut parvenir à la contemplation des essences. Il faut faire abstraction des «chimères et des fantômes» du corps, c’est-à-dire des illusions qu’il présente à la connaissance véritable. Comme l’indique Platon, « il nous est donc effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes » (Phédon, 66d).
Donc, il convient, en attendant la séparation radicale que la mort opèrera, de pratiquer, au sein même de cette vie, une ascèse qui autorise l’âme à se détacher par anticipation du corps, c’est-à-dire, suivant la formule célèbre du Phédon, de «s’exercer à mourir» (67e). La problématique gnoséologique première se noue à une éthique de la condamnation du corps. Ainsi, le corps et ses «appétits» sont la source du mal physique («douleur, maladies», besoins liés à la nécessité de nourrir le corps), de ces maux d’ordre moral que sont les passions (amour, crainte, désir, effroi), et enfin des maux sociaux («guerres, dissensions, batailles», désir des richesses). Inversement, s’il est donné à l’âme de pouvoir maîtriser le corps, c’est qu’elle participe du divin, qu’elle est dotée d’une dignité ontologique supérieure et, ainsi, elle a pour vocation le commandement (80a). La pensée du corps comme matière corruptible s’articule à une éthique de la libération de l’âme, tandis que l’enjeu cognitif de l’acquisition du savoir vrai se double d’une finalité morale : la philosophie a pour but de détacher le sujet des liens qu’il peut nouer avec la matérialité de son corps s’il donne libre cours à ses passions et à ses désirs. Comme le montrent également les analyses du Phèdre (246a sq.), la définition du sujet ne passe donc pas par celle du rapport de l’âme au corps, puisque l’âme n’est jamais spécifiquement liée à tel ou tel corps. L’incarnation est toujours de l’ordre de l’inessentiel : seule l’âme définit l’essence de l’homme, indépendamment du rapport à un corps qui est renvoyé du côté de la matière corruptible. De ce fait, le corps sera au mieux un séjour discret, au pire, selon l’expression du Phédon, un tombeau.
La condamnation du corps chez Platon engage, dès lors, la dépréciation ontologique et épistémologique du sensible : en tant qu’il est matériel, le corps est par définition inférieur à l’âme ; en tant qu’aucune connaissance ne peut trouver son lieu de naissance dans le sensible, et que toutes les facultés du corps sont précisément tournées vers le sensible, le corps ne peut être qu’un obstacle purement négatif pour la formation du savoir. Si l’on trouve bien chez Platon le point d’impulsion d’une pensée du corps, celle-ci s’arrime à une double nécessité : démontrer la prééminence ontologique de l’âme vis-à-vis de lui et revendiquer dans l’ordre éthique l’autonomie de l’âme. Penser le corps, c’est penser l’âme, et justifier la séparation d’un principe immortel, d’une part, et d’une matière corruptible, d’autre part.
Mourir au corps ou la mort du corps
2°) Prolongements ontologiques et éthiques !
On trouve, chez Saint Augustin, une reprise dans une perspective théologique de l’orchestration platonicienne du rapport âme/corps. Cette grande proximité théorique se double d’une définition du corps comme chair et du désir comme concupiscence, dont la conséquence est un renforcement de l’injonction éthique de séparation et de maîtrise. L’âme est d’abord définie, comme chez Platon, comme un principe de vie : en tant qu’elle est anima, souffle, elle anime le corps, et est ainsi commune aux animaux. Toutefois, l’âme de l’homme se distingue de celle des animaux en tant qu’elle est animus, c’est-à-dire principe de vie doublé d’une substance raisonnable. (De civitate Dei, VII, 23, I). Il est donc possible de définir l’âme indépendamment du corps, comme une substance raisonnable faite pour régir un corps. Comme l’indique la transposition théologique de l’argument du Phédon opérée par Saint Augustin, l’âme tient la vie et la vérité de Dieu, et ne peut donc accepter son contraire, la mort. Comme siège de la vie, elle doit donc être immortelle (De Immortalitate Animae, I-IV). Dès lors, le rapport de l’âme au corps est moins un rapport d’union qu’une relation de type ustensilaire, comme l’atteste la réinterprétation augustinienne de la métaphore du Phèdre : l’âme et le corps de l’homme sont analogues à deux chevaux attelés à un même char (autre image : l’homme comme centaure : De Civitate Del, XIX, 3). De cet attelage, l’âme est la partie éminente, tant et si bien qu’on peut définir l’homme comme «une âme raisonnable qui se sert d’un corps» (De moribus ecclesiae, I, 27).
Chez Augustin comme chez Platon, c’est donc moins la pensée d’une association que la nécessité de dissocier l’âme du corps qui pose problème. Il s’agit de récuser tout matérialisme en affirmant l’autonomie de l’âme comme substance spirituelle. L’on ne trouve donc pas chez Augustin de preuves de l’union de l’âme et du corps, qui demeure thématisée comme un mystère (De civitate Dei, X) ; au contraire, les preuves de la distinction abondent, qui reposent toutes sur le principe a priori suivant : les choses qui ont des propriétés distinctes sont nécessairement distinctes (reprise indirecte de l’argument platonicien de la séparation des essences exposé dans le Phédon). Ainsi, le corps est étendu ; or l’âme ne l’est pas. Elle se saisit par la pensée comme une chose qui pense (De Trinitate, X, 10). Se saisissant immédiatement d’elle-même par l’intelligence, elle connaît avec certitude qu’elle est distincte du corps, et qu’elle est de nature spirituelle. A l’inverse, le corps est rejeté du côté de la matière : il est séparé par sa nature de substance étendue des idées divines. Privé de l’âme, il serait inerte. Le corps a ailleurs qu’en lui-même son principe de vie, et doit donc être vivifié. Augustin affirme de lui qu’il «tend vers le néant», au sens où, contrairement à l’âme, il est divisible à l’infini en parties de plus en plus minimes. Le corps est donc ce qui tient son être de son autre (l’âme). De tous les vestiges de Dieu, il est celui dans lequel l’image du Créateur est la plus lointaine.
Corps péchant et condamné ?
Sur ces fondements théoriques, Augustin construit une éthique fort proche de l’éthique platonicienne, et fondée sur l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur : le devoir de l’âme est de se tourner vers l’enseignement du «maître intérieur» qu’est le Verbe. De ce fait, elle doit progressivement abandonner les sollicitations qui lui viennent de l’extérieur, et donc du corps. La sagesse doit l’orienter vers le divin et l’universel. Augustin dénonce a contrario le danger que court toute âme qui s’asservit au corps. En effet, si l’âme se tourne vers le sensible, elle pèche par «avarice», elle-même qualifiée de radix omnium malorum (De Trinitate, XII) : l’avarice désigne une disposition de l’âme, enracinée dans l’orgueil, qui fait qu’elle tend à s’emparer des choses comme si elles étaient siennes. L’âme utilise alors le corps pour s’accaparer les biens matériels, dans un processus qui n’a pas de fin. L’erreur se double donc d’une faute morale : l’avarice relève de l’apostasie, au sens où par elle, l’homme se préfère à Dieu ; puis, en lui-même, il préfère au bien de l’âme les exigences du corps, et s’asservit lui-même à la chair et à ses désirs. Augustin dénonce ainsi le cercle vicieux de l’avarice, dont le corps est à la fois l’instrument et le bénéficiaire. La sagesse consistera, au contraire, dans le détachement du corps, et comprendra des degrés, dont seuls les plus bas concernent le corps . A partir du quatrième degré seulement commence la sagesse chrétienne : l’âme y prend la décision de se détourner de l’inférieur et de l’extérieur, pour s’attacher à l’intérieur et au supérieur : elle doit se déclarer supérieur à son corps, et à l’univers tout entier, en tant qu’elle participe de Dieu. Elle doit donc se convertir, et réfuter tous les biens matériels, pour ne s’attacher qu’à ceux de l’esprit, et entamer un processus de purification dont le cinquième degré est le point culminant. A partir du sixième degré, le divorce âme/corps est total : l’âme, totalement détachée, peut tourner son regard vers la contemplation de Dieu, et au septième, elle atteint la sagesse et la stabilité : la mort, ultime séparation d’avec le corps, lui apparaît alors comme le plus précieux des biens (De quantitate animae, XXXIII).
Chez Augustin comme chez Platon, le corps n’est pensé qu’en référence à cet autre qu’est l’âme. Ontologiquement dévalué, il trouve en elle le principe de sa vie et de sa salvation. La perspective cognitive se double chaque fois d’un enjeu éthique : penser le corps, c’est avant tout penser l’âme dans la perspective d’une émancipation, voire d’une ascèse. Toutefois, on notera que les thèses augustiniennes manifestent deux tensions relatives à la question du corps absentes du corpus platonicien, la première concernant le problème de l’ambivalence éthique du corps. Thématisé comme prison par Platon, le corps est renvoyé par Augustin à la bonté divine (pour sa création), mais surtout à la chute (en tant que corps concupiscent). Ainsi, l’analyse platonicienne du désir se trouve exacerbée, chez Augustin, dans la condamnation de la chair. En effet, la conséquence théorique et éthique de la chute est que tout corps est un corps pécheur : avant la Loi, les hommes vivaient sans le savoir dans le péché ; après la Loi, cet état héréditaire s’aggrave d’une prévarication : voire la maxime augustinienne : etiamsi nolit peccare, vincitur a peccato. Le corps est, ainsi, pour le sujet tant un adversaire que le lieu d’une lutte : la concupiscence ne disparaît jamais, bien que la Grâce nous donne la force, en droit du moins, d’y résister. Tant qu’elle réside dans un corps souillé, l’âme peut bien obéir à la loi de Dieu, mais sa chair demeure sous la loi du péché. Seul le corps glorifié sera parfaitement soumis à l’âme, après la résurrection. Cette tension se manifeste clairement à travers la thématique augustinienne de la lutte entre le vieil homme (vetus homo) et le nouvel homme (De Vera Religione, XXVI-XXIX) : le vieil homme est l’homme terrestre, celui qui vit de la vie du corps, et s’attache aux choses temporelles, redoublant ainsi le péché premier. Par opposition, l’homme nouveau (novus homo) connaît au sein même de son existence une seconde naissance, liée à l’octroi par Dieu de la grâce : « né du péché, le vieil homme finit par la mort ; né de la grâce, le nouvel homme parvient à la vie » .
La seconde difficulté concerne le rapport théorique de l’âme et du corps. L’âme doit animer le corps. Pourtant, le dogme comme la lumière naturelle exigent qu’elle en soit radicalement distincte. Ce problème, qui tient à la double définition de l’homme comme âme et comme composé, demeure irrésolu chez Saint Augustin (voir la reprise par Pascal du De Civitate Dei, XXI : « l’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit ; et moins qu’aucune chose comme un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés, et pourtant c’est son propre être » .
L’on a, donc, chez Augustin une tension entre l’intuition, fondée sur la lecture de la Genèse (1,26 ; II, 7), d’une union de l’âme et du corps, et une position théorique fondée sur la distinction radicale des substances. Dès lors, et même en restant à l’intérieur d’un dualisme, peut-on penser le corps autrement que comme un ennemi, et son rapport à l’âme sur un autre mode que celui de la scission ?
Le corps comme un vulgaire objet de science
II – LES PROBLEMES DE L’UNION
1°) L’union substantielle cartésienne
Tel est précisément l’un des enjeux de la pensée cartésienne. Il s’agit de penser le corps en évitant deux écueils : d’une part, l’héritage platonicien et, surtout, aristotélicien qui fait de l’âme un principe vital — d’où la thèse de la distinction radicale des substances ; d’autre part, les difficultés rencontrées par Saint-Augustin, et qui sont liées à une séparation trop cloisonnée. Si la pensée du corps est toujours référée à l’âme, il conviendra pour Descartes de concilier le trop peu et le trop de séparation.
Dans un premier temps, la Sixième Méditation met en place une opposition entre une âme tout entière définie par l’exercice de la pensée, et un corps réduit à l’étendue . L’âme est ainsi rendue étrangère à la biologie, ses fonctions animatrices passant à l’arrière-plan. Cette distinction était préparée par le Cogito lui-même, qui opposait la certitude que l’on peut avoir de l’existence de l’esprit au doute qui vient assaillir l’existence des corps. De surcroît, l’analyse de l’étendue (Méditation V) avait fait découvrir la quantité divisible, continue et tridimensionnelle, étudiée par la géométrie et, donc, rencontrer une nature dotée de propriétés et de nécessités internes, radicalement «opposée» à la pensée. Comme l’on peut concevoir distinctement l’esprit et le corps, il faut que les deux substances aient été produites ainsi par Dieu, et soient distinctes (résurgence de l’argument augustinien : les idées claires et distinctes ont un pouvoir discriminant réel). L’âme pourra donc être définie comme res cogitans, qui pense toujours, et le corps comme res extensa, toujours étendue.
A partir de cette définition, Descartes élabore, a contrario, pour montrer la spécificité du corps humain, une représentation du corps animal comme machine : bien qu’il n’ait pas d’âme pour l’animer, le corps animal se meut. C’est donc qu’il tient de lui-même les conditions de son propre fonctionnement. Le corps doit ainsi être compris comme une totalité dont le mouvement suit de la «seule disposition des organes» ; ce qui permet à Descartes de distinguer l’homme de l’animal : bien qu’il y ait en l’homme une disposition instinctive liée à sa corporéité (Lettre à Mersenne, 16/X/ 1639), c’est sa jonction avec une âme qui distingue le corps humain de tous les autres corps. En conséquence, bien que tous les corps soient dotés de la sensation, chez l’homme seul elle atteint son «deuxième degré», lequel implique une interprétation consciente des impressions sensibles, et la possibilité d’agir délibérément, et non pas mécaniquement, en fonction d’elle . Descartes insiste donc sur le caractère substantiel de l’union, l’expérience de la sensibilité le conduisant à éliminer les deux hypothèses envisagées précédemment (l’âme serait logée dans le corps (Platon), ou bien l’âme utiliserait le corps (Augustin)). La dualité des substances n’implique donc pas une juxtaposition extrinsèque, mais au contraire, un «mélange, au point que je compose un seul tout» (Méditation VI). Quand on considère l’homme, on doit donc dire qu’il est «une seule personne, qui a ensemble un corps et une pensée» . L’homme n’est donc pas un «être par accident» : l’union de l’âme et du corps est aussi naturelle et nécessaire que leur distinction : « il n’est pas accidentel au corps humain d’être uni à l’âme, c’est sa propre nature ; parce que le corps ayant toutes les dispositions requises pour recevoir l’âme, sans lesquelles il n’est pas proprement un corps humain, il ne peut se faire sans miracle que l’âme ne lui soit pas unie » .
Toutefois, la conscience de l’union demeure globale et imprécise. Elle relève d’une intuition «obscure», qui demeure rebelle à l’entendement, même aidé de l’imagination : l’union est connue «per se», et toute explication ne peut que l’embrouiller, ce qu’indique un paradigme récurrent, celui de la pesanteur . En effet, la jonction de la pesanteur et du corps n’est pas représentée comme le contact réel entre deux portions d’étendues : la pesanteur est inintelligible dans la sphère de la pure étendue, et agit sur le corps comme «une petite âme» (Lettre a Mersenne, 26/IV/1643), sans qu’on puisse l’expliquer autrement . Il faut donc faire appel, non à l’entendement, mais au secours des sens pour connaître l’union : ce sont les «choses de la vie» qui font connaître l’union. La connaissance de l’union prend alors la forme d’une «expérience très certaine et très évidente», mais dont l’entendement ne peut rendre compte.
La nécessité de penser le corps chez Descartes est, ainsi, renvoyée à la nécessité de rendre compte du mystère théologique que constitue la nature mixte du sujet humain. S’il faut penser le corps, c’est que penser l’homme, c’est penser l’union substantielle. Défini en général sur le mode de la machine, le corps s’élève à une dignité supérieure en l’homme, du fait de son union indissociable avec l’âme. On trouve, dès lors, chez Descartes quelques éléments d’une réhabilitation du corps, notamment sur le plan pratique : en premier lieu, le corps (humain ou animal) est pourvu d’une fonction vitale qui est sa propre conservation. Chez l’homme, et du fait de l’union, cette fonction se complexifie : tout ce qui touche le corps touche l’âme. Les sensations issues du corps propre ont pour caractéristique d’affecter l’âme en fonction des «commodités et incommodités que le sujet peut recevoir des objets» (Méditation VI). Le corps a donc une fonction pratique positive, qui est de permettre au sujet d’éviter la douleur et de rechercher le plaisir. La conséquence en est, en second lieu, une orientation éthique différente chez Descartes : de même que métaphysiquement, dans le composé humain, il faut mettre l’accent sur l’union, de même, moralement, il convient de ne pas répudier sans discrimination le corps et ce qui vient de lui : le Traité des passions se refuse polémiquement à tout ascétisme, et propose, ainsi, un dénombrement et une classification des passions en fonction du bien qu’elles peuvent ou non apporter au sujet . En revanche, d’un point de vue épistémologique, la pensée cartésienne du corps est sans ambiguïté : les sensations corporelles ont une valeur cognitive quasiment nulle, n’enseignant rien que de très obscur et confus sur la nature des corps auxquels elles se rapportent. Elles sont souvent thématisées au moyen du concept d’illusion (illusion des amputés, tour carrée, bâton brisé, etc…). La connaissance ne peut ainsi s’établir qu’à partir de la mise en doute des impressions sensibles issues du corps . A la différence de l’entendement qui, bien mené, ne se trompe jamais, le corps est une instance sensible et imaginative, et d’un point de vue cognitif suscite des illusions susceptibles d’induire en erreur un sujet trop confiant.
Bien que Descartes refuse tout ascétisme, et n’envisage jamais l’homme que comme composé, c’est toujours à l’âme, dont le rôle est mis en lumière (a contrario) par le paradigme de la machine, qu’il convient de référer la pensée du corps. Toutefois, le modèle du corps machine est ambivalent, au sens où il accorde au corps dans l’ordre physique une autonomie nouvelle. D’où la question : serait-il possible d’étendre la pertinence du modèle, voire de faire l’économie de l’âme ?
Splendeur du corps comme un phénomène étendu ?
2°) Le corps autonome : la machine chez La Mettrie : pensées technicistes du corps !
On trouve dans la pensée matérialiste une reprise polémique du modèle du corps/machine, laquelle vise à montrer qu’entre le corps humain et le corps animal, il n’y a qu’une différence quantitative : l’homme ne se distinguerait de l’animal que par le degré de perfectionnement de son corps, et non par la présence en lui d’une âme. La nécessité de penser le corps prend, donc, ici une urgence maximale, puisqu’il apparaît possible de rendre compte du corps par le corps, c’est-à-dire de faire l’économie de l’hypothèse de l’âme pour définir le sujet humain. Bien plus, la séparation du spirituel et du corporel apparaît comme une abstraction dont aucune analyse expérimentale ne peut fournir la preuve. Ainsi, pour comprendre ce qu’il en est du corps, il suffit de se référer à l’exemple de la matière. Or, cette dernière recèle en elle-même les causes du mouvement physique, et par extension de ces mouvements subtils que sont la pensée, l’imagination ou le souvenir : de même qu’on peut associer à la matière des forces invisibles, comme l’électricité et le magnétisme, de même, par extension, on pourra lui attribuer la pensée.
C’est sans doute dans L’Homme-Machine, de La Mettrie (1748), l’orchestration la plus aboutie — voire la plus outrée — de ces thèses, exagération qu’indique dès le départ l’identification emblématique qui fait relater à son auteur la vie de «Monsieur Machine» (lui-même) dans les termes suivants :
« Pour la naissance de M. Machine, je serai le plus court du monde (…) C’était peut-être M. Machine qui parut peut-être à la manière des cannes de M. Vaucanson à Paris. Car M. Machine est comme elles sans âme ; sans esprit, sans raison, sans vertu, sans discernement, sans goût, sans politesse et sans moeurs ; tout est corps, tout est matière en lui. Pure machine, homme-plante, homme-machine (…) : ce sont les titres qu’il affecte, qu’il ambitionne, et dont il se fait gloire » .
La réduction de l’âme s’opère en plusieurs étapes dans L’Homme Machine . Ainsi, il convient de prendre le «bâton de l’expérience». Or, tous les faits expérimentaux attestent, d’une part, que les états de l’âme sont toujours relatifs aux états du corps, voire qu’ils en dépendent (p. 104) ; et d’autre part, que le corps humain est une «machine qui monte elle-même ses ressorts, vivante image du mouvement perpétuel» (p. 100). Sur ces bases, l’on peut établir (notamment par la pratique de la dissection) que, de l’homme à l’animal, la transition n’est «pas violente» (p. 109), et qu’il y a identité d’organisation et de fonction entre le corps humain et le corps animal.
Apparaît alors la possibilité de récuser la notion d’âme elle-même : elle relève d’un délire d’une «partie fantastique du cerveau», l’imagination. Ce qu’on nomme «âme» relève en fait de la physiologie, d’une organisation spécifique du cerveau qui permet à l’homme de penser. Il convient donc de réfuter tout spiritualisme, et de ramener l’âme à la matière, suivant la maxime matérialiste qui veut que l’on réduise le supérieur par l’inférieur : « l’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu’il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend » .
Le corps n’est-il qu’une pure machine ?
Dès lors, ce n’est pas l’âme qui pourra rendre compte du corps en le pensant, c’est au contraire au corps qu’il convient de renvoyer l’âme. L’âme relève exclusivement de cette machinerie qu’est l’organisme humain, lequel ne se distingue de celui des animaux que par « quelques roues, quelques ressorts de plus, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur… » (p.130) S’opère, ainsi, un renversement polémique considérable : alors que le modèle du corps-machine avait, chez Descartes, pour fonction d’assurer le privilège métaphysique de l’homme, il a, chez La Mettrie, exactement la fonction inverse : montrer que l’homme est corps, et seulement corps, que la corporéité est dotée d’une autonomie propre. Cette extension maximale du modèle du corps machine conduit l’auteur à la formulation d’un double postulat : d’une part, le corps est tout ce qu’il y a à penser, dans l’homme et dans l’univers : penser le corps, c’est penser le monde. D’une part, et corrélativement, c’est en définitive par le corps qu’on pourra penser le corps, au sens où la pensée elle-même s’origine dans un fonctionnement corporel qui la détermine, ce qui semble faire du corps à la fois l’objet et le sujet de la pensée.
Dès lors, il semble que se formule ici une configuration qui accorde au corps une part maximale, tant sur le plan théorique (pensée du corps par le corps) que sur le plan pratique (mise en place d’une économie des corps ).Toutefois, il s’agit d’un corps que cette pensée et cette pratique dépossèdent de tout ce qui fait sa spécificité en l’alignant sur le modèle mécaniste de la machine. Le corps est donc paradoxalement tout autant aliéné par cette référence à la matière qu’il l’était par son assujettissement premier à l’âme. Donc, il est nécessaire de poser la question du corps autrement, en s’interrogeant sur sa spécificité propre sans tenter de réduire son opacité : pour ce faire, on commencera par chercher un point d’ancrage dans la question spinoziste, qui consistait à se demander ce que peut un corps.
Le corps peut-il penser ? Peut-il vivre seul ? Sans la médiation de l’esprit ?
III – LE CORPS VIVANT ET PENSANT
1°) Le modèle spinoziste : revalorisation du corps
Ainsi, l’enjeu du livre II de l’Éthique est de promouvoir une revalorisation du corps fondée sur une nouvelle conception de son rapport à l’âme, laquelle vise à récuser deux thèses opposées : la thèse aristotélicienne de l’hylémorphisme, d’une part, l’affirmation cartésienne de la dualité des substances, d’autre part. Pour Spinoza, il faut penser une relation entre l’âme et le corps qui exclut tant une définition de l’âme comme principe vital que l’hypothèse d’une causalité agissant de l’âme sur le corps (ou inversement ). L’originalité de Spinoza est donc de chercher à rendre compte du rapport privilégié qu’entretient l’âme avec le corps sans sacrifier au dualisme, et sans minorer le corps. Dès lors, au lieu de tenter de fonder ontologiquement la nécessité d’une séparation du corps et de l’âme dans l’hypothèse d’une subordination causale et ontologique du premier à la seconde, Spinoza partira de l’hypothèse d’une indissociabilité fondamentale entre corps et l’âme.
En effet, tous deux sont définis comme des modes finis de la substance, l’âme étant un mode de l’attribut pensée, le corps un mode de l’attribut étendue. L’unité du corps et de l’âme a donc sa source en Dieu, lui-même entendu comme une substance unique en laquelle s’unifie une infinité d’attributs et de modes. Dès lors, toutes les idées sont uniquement des déterminations de la substance divine, prise sous l’attribut pensée et comprise comme entendement ; tous les corps, des déterminations de la même substance, prise sous l’attribut étendue et comprise comme mouvement et comme repos . L’âme se définira donc comme l’idée du corps : « l’objet de l’idée constituant l’âme humaine est le corps, c’est-à-dire un certain mode de l’étendue existant en acte, et n’est rien d’autre » .
L’âme, comme mode de l’entendement, est une idée, et non un sujet. En effet, l’âme n’a pas l’idée du corps, elle est cette idée : le rapport entre l’âme et le corps n’est pas de type représentatif. L’âme n’est que la somme des idées des états et des affections du corps, de même que le corps est la somme de ses parties et de leurs affects, dans leur mouvement réglé et dans leurs rencontres avec d’autres corps. Spinoza peut ainsi définir le rapport de l’âme au corps de la manière suivante : « l’âme et le corps ne sont qu’un seul et même individu qui est conçu tantôt sous l’attribut de la pensée et tantôt sous celui de l’étendue » .
La conséquence pratique en est que l’âme ne peut agir sur le corps (ni vice-versa), et ce pour une raison d’ordre ontologique qui est la suivante : entre les différents attributs, il n’y a ni limitation ni détermination possibles (sans quoi, il entrerait dans l’être de la négativité : chaque attribut est conçu par soi seulement), et tous sont donc totalement indépendants les uns des autres. Il faut donc conclure que cette idée qu’est l’âme n’est dans une relation causale qu’avec d’autres idées, et nullement avec les corps en général, ni avec le corps propre. Il convient, ainsi, de penser une correspondance entre l’âme et le corps, et non une action réciproque. Tout ce qui est action dans le corps est action dans l’âme, et inversement .
D’un point de vue éthique, il n’y a donc aucune dépendance du corps par rapport à l’âme. Au contraire, la «richesse» (XIV) de l’âme est proportionnelle à la richesse du corps en affections diverses. Il en est, ainsi, de la proposition XIII : plus un corps est apte à agir ou à pâtir, plus l’âme est apte à percevoir ; plus l’action du corps propre dépend de lui, sans envelopper l’action d’autres corps sur lui, plus l’âme peut connaître distinctement. De ce fait, le progrès de l’âme ne peut donc se faire au détriment du corps : il ne pourra qu’être immanent à l’âme et au corps. Spinoza récuse donc toute tentation ascétique : il n’est pas question de séparer le corps de l’âme. Même après le salut, elle sera encore l’idée de tel ou tel corps.
Ainsi, on trouve dans l’Ethique une pensée du corps qui s’établit dans la perspective d’un parallélisme d’ordre ontologique. Comme aucun attribut n’est supérieur à un autre, il n’est pas question d’une prédominance de l’âme sur le corps. Pour la même raison, il y a isomorphisme et isonomie (égale dignité) entre les affections du corps et celles de l’esprit. Plus encore, le corps est pris, dans l’ordre de l’existence, comme modèle directeur pour penser l’esprit (II, 13, scolie ; III, 2, scolie) : c’est seulement en acquérant une connaissance du corps qu’on connaîtra l’âme. Spinoza formule donc une pensée du corps qui s’ouvre à l’hypothèse d’une dignité propre au corps, tant sur le plan ontologique que sur le plan éthique. L’Ethique s’appuie sur un questionnement du corps et de ses facultés qui dépasse l’assimilation du sôma au sêma, et fait donc l’hypothèse polémique d’une positivité épistémologique et pratique du corps : d’une manière générale, le bien de l’âme, c’est le bien du corps. Le corps tend, ainsi, à devenir le foyer d’une pensée de l’âme qui, dans sa définition même, lui est rapportée (idée du corps). C’est ce qu’il reconnaît dans la scolie XXXV : on ne peut penser l’âme si l’on ne pose pas la question de ce que peut un corps.
2°) Le primat du corps chez Nietzsche
Dès lors, il paraît possible de pousser un cran plus loin l’hypothèse en faisant du corps même le siège de la pensée, en un ultime renversement polémique — mais sans pour autant reprendre la perspective matérialiste. Comme l’indique Nietzsche, « aucune des deux explications n’a abouti jusqu’à présent : ni celle qui procède du mécanisme, ni celle qui procède de l’esprit » .
Il faut donc penser la primauté du corps, mais dans une perspective qui ne soit ni mécaniste, ni biologiste, et n’identifie pas le corps de l’homme à celui d’un «Übertier». Le corps sera donc défini par Nietzsche comme un foyer interprétatif, une sorte de centre paradoxalement divisé et pluriel : le corps, ce sont les pulsions (Triebe) conflictuelles et hiérarchiquement organisées qui visent à former une interprétation perspectiviste du réel. Dans sa fonction unifiante par rapport au désordre des impressions sensibles, le corps relève, pourtant, d’une simplicité plurielle, d’une «multiplicité simple» dont l’équilibre se modifie sans cesse : « Le corps : on ne se lasse pas de s’émerveiller à l’idée que cette collectivité inouïe d’êtres vivants, tous dépendants et subordonnés, mais en un autre sens dominants et dotés d’activité volontaire, puisse vivre et croître à la façon d’un tout » .
Le corps n’est donc ni une substance, ni une chose : il est un foyer interprétatif, dynamique, le théâtre d’une lutte entre les pulsions qui intériorisent et répètent à petite échelle le rapport des volontés dans le monde (servile/aristocratiques) — d’où la thématique curieuse d’une «aristocratie des cellules», « si nous suivons le fil conducteur du corps, nous reconnaissons dans l’homme une pluralité d’êtres vivants qui, luttant ou collaborant entre eux, ou se soumettant les uns aux autres, en affirmant leur être individuel affirment involontairement le tout. Parmi ces êtres vivants, il en est qui sont plutôt maîtres que subalternes ; entre ceux-là il y a de nouveau lutte et victoire » .
Nietzsche utilise un modèle polémique pour penser le corps : paradoxalement, celui-ci est toujours en guerre et, pourtant, stable, pacifié, unifié par les pulsions dominantes : ainsi, le corps est une grande raison, une multitude univoque, une guerre et une paix, un troupeau et un berger .
On trouve, ainsi, chez Nietzsche une réfutation maximale du modèle du corps machine : le corps n’est de l’ordre du mécanique, mais du politique. Il est une organisation fondée sur des rapports dont l’instabilité ne peut être renvoyée ni à la causalité de la conscience, ni à la régularité d’une détermination opérée par les lois de la matière. Nietzsche oppose à une statique du corps ce qu’on pourrait appeler une cinétique : c’est seulement en référence à la volonté de puissance qu’on pourra comprendre ce qu’est le corps : il tend tout entier à l’accroissement de sa force, donc au développement de la lutte, et non à la concorde. Sa nature conflictuelle, loin d’être un défaut, est ainsi le signe de sa vitalité propre. Un corps harmonieux — ou harmonique — serait un corps mort .
La conscience, quant à elle, apparaît alors comme une sorte d’épiphénomène, d’effet de surface qui traduit l’état des forces dans le corps : elle est de l’ordre de la projection imaginaire, voire de l’accident (Gai Savoir, § 357). La réalité vivante du corps dépasse ainsi toujours la conscience, ce qu’affirme Nietzsche en référence indirecte à Leibniz : le corps tout entier est pensant, et ce que nous appelons conscience n’est qu’une partie infime des perceptions du corps. D’un point de vue généalogique, la conscience résulte d’une opération de simplification utile à la vie, à savoir la «schématisation» propre à tout connaître . Qualifié par dérision de «petite raison», par opposition à la grande raison du corps, l’esprit est très polémiquement défini comme un instrument du corps : « Cette petite raison que tu appelles «esprit», mon frère, n’est qu’un instrument de ton corps, un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison » .
Où est l’unité de la conscience ?
L’unité de la conscience, sa pseudo-transparence à elle-même relèvent donc d’une impuissance : celle de penser le multiple, d’intégrer la richesse du corps. La conscience est un «chétif appendice » placé sous la domination d’un corps qui lui demeure obscur et mystérieux. De ce fait, l’unité tient toujours pour une part de l’imaginaire chez Nietzsche : elle résulte d’un conflit qui n’admet aucune Aufhebung, d’une contradiction de soi avec soi qui demeure toujours ouverte. En conséquence, l’identité du sujet ne se jouera pas dans un rapport univoque à son corps, mais dans un décalage dynamique de cette multiplicité qu’est le corps avec lui-même.
Aussi, la pensée elle-même devient-elle corporelle, tandis que le corps, d’objet du penser, devient sujet de toute pensée. Toutefois, il n’est jamais question, chez Nietzsche, d’un biologisme, par lequel la pensée serait matérialisée dans la perspective d’un déterminisme physiologique propre au corps. Ce qui caractérise ce jeu de forces qu’est le corps, c’est sa nature interprétative : le corps est l’instance principielle à partir de laquelle le monde peut faire sens : le désordre des perceptions est réduit par chaque pulsion, et du conflit des pulsions émerge une perspective dominante qui, exprimée par la conscience, constituera le sujet dans son identité propre et qualifiera la nature de sa volonté.
« Ce sont nos besoins qui interprètent l’univers : nos pulsions, leur pour et leur contre. Toute pulsion est une sorte d’ambition de dominer, chacune a sa perspective propre qu’elle tâche d’imposer comme norme à toutes les autres pulsions » .
D’une certaine manière, on trouve donc, chez Nietzsche, un retour à un monisme dépouillé du support théologico-métaphysique spinoziste : l’esprit et le corps ne font qu’un, au sens où tous deux relèvent d’une perspective, d’une interprétation qui s’effectue primitivement dans et par le corps. C’est donc ultimement en référence au sens que doit se comprendre le corps : le corps est le foyer où s’élabore de façon plurielle le sens. C’est en tant qu’il est fondamentalement instance signifiante première que la pensée peut donc légitimement être renvoyée au corps.
CONCLUSION
Au terme de ce parcours, il s’avère, donc, nécessaire de passer d’une pensée dualiste du corps par l’âme à l’hypothèse selon laquelle le corps lui-même pense. Cette idée nietzschéenne peut être prolongée au moyen des thèses mises en place par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception 1, et dans le Visible et l’invisible {«Le chiasme de la chair»). Comme on sait, l’enjeu général de ces textes est de trouver, en deçà de la distinction sujet/objet, la «couche primordiale d’où naissent les idées comme les choses» . Il s’agit de montrer, à l’encontre des positions cartésiennes et kantiennes, qu’il est impossible de distinguer entre une subjectivité pure, d’une part, et un corps pensé comme objet existant partes extra partes, d’autre part. Il convient ainsi de remettre en cause la définition du corps comme une étendue entretenant des relations de type extérieur et physique avec les autres objets. Au contraire, il faut renvoyer le sujet à sa corporéité, en montrant qu’il n’y a de pensée qu’ancrée dans le corps, et que le «Je» du sujet, loin d’être transcendantal, est toujours un «Je» incarné et transcendant, c’est-à-dire constitutivement ouvert au monde.
Dans cette perspective, l’analyse du rapport du corps à l’espace permet ainsi de faire voir que mon corps est doté d’une spatialité propre, de schémas corporels qui font qu’il est toujours pour moi le «centre du monde». Le corps est doté d’une unité propre qui est distincte de celle des objets repérés par la science, et permet à elle seule l’orientation et l’appropriation de l’espace par le sujet. Ainsi, je n’ai conscience du monde qu’à travers mon corps, ce qui constitue à soi seul une réfutation de la thèse cartésienne de l’union substantielle : on ne saurait penser l’union de l’âme et du corps comme la continuité bancale d’une cogitatio et de processus corporels indépendants. « L’union de l’âme et du corps n’est pas scellée par un décret arbitraire entre deux termes extérieurs, l’un objet, l’autre sujet. Elle s’accomplit à chaque instant dans le mouvement de l’existence » .
La question qu’il faut poser désormais, ce n’est donc pas celle de la nature du corps et de l’âme, mais de «ce que doit être le sujet percevant s’il doit éprouver un corps comme sien» (p. 113). La conscience ne peut être elle-même que dans l’expérience, dans la communication avec le monde médiatisée par le corps. On ne peut donc nullement définir la subjectivité comme une subjectivité a priori. Il faut donc partir de l’expérience, laquelle montre que le corps est «noué au monde» : il est ce qui nous permet d’enraciner l’espace dans l’existence, et nous ouvre de manière préréflexive à la dimension du sens : système de puissances motrices ou de puissances perceptives, notre corps n’est pas objet pour un «Je pense» : c’est un ensemble de significations vécues qui va vers son équilibre.
Le corps se donne ainsi comme le «noyau significatif», ou encore comme le «point d’ancrage» par lequel le sens est primordialement imposé au monde, sans l’intervention d’une «conscience constituante universelle» (p. 172), c’est-à-dire d’une subjectivité de type transcendantal » .
Cette dimension signifiante du corps est analysée par Merleau-Ponty au moyen d’une étude de la parole (pp. 211 sq.) : analogie entre la parole et le corps. La parole n’est pas dans un rapport d’extériorité, ou de traduction, avec la pensée : elle est, non pas son «vêtement», ou le moyen de la conserver en mémoire, mais «son emblème et son corps». Toute signification conceptuelle est habitée par une signification existentielle dont l’oeuvre d’art montre qu’elle peut accéder à l’autonomie. La signification excède toujours les signes, ce que formule Merleau-Ponty de la façon suivante : «la parole est un geste et sa signification un monde» (p.214). De même, le corps excède toujours la conscience dans la manière dont il s’ouvre au monde, et ce faisant, ouvre l’horizon du sens. Je m’engage dans le monde comme sujet incarné, et constitue, ainsi, la structure du monde en m’y projetant. Aussi, « c’est par mon corps que je comprends autrui, comme c’est par mon corps que je perçois des «choses». Le sens du geste ainsi «compris» n’est pas derrière lui, il se confond avec la structure du monde que le geste dessine » .
Le sens est donc immanent au corps propre, dont la nature «énigmatique» est révélée par l’analyse de la signification. Le corps a un mode d’être ambigu : il est une unité confuse mais indubitable, toujours en décalage par rapport à elle-même, toujours «autre chose que ce qu’il est». Ce mode d’être n’est pas celui d’un objet, et, plus encore, fait figure de réfutation vivante de la distinction sujet/ objet elle-même. Ainsi, si mon corps n’est pas un objet, et la conscience que je peux en avoir n’est pas de l’ordre de la pensée, au sens où je ne peux la décomposer et la recomposer pour en former une idée claire. Il faut donc penser une identité totale entre le sujet et sa corporéité, dire que je «suis mon corps», ou inversement que mon corps est un «sujet naturel». Paradoxalement, l’ultime conséquence de ces analyses est donc l’idée que l’on doit remettre en cause la formulation de l’intitulé lui-même : pour savoir ce qu’il en est du corps et du sujet, il ne convient pas de penser le corps, mais plutôt d’en faire l’expérience : pour penser mon corps, je n’ai d’autre moyen que de le vivre.
Epicure ou la sagesse du corps ?