Les mystères de la pensée humaine
INTRODUCTION
Certains concepts de l’anthropologie ont droit de cité dans les sciences humaines depuis bientôt trois siècles. Comme bien d’autres concepts du savoir humain, ils demeurent identiques à eux-mêmes par- delà l’évolution des idées. Ils servent souvent de base au progrès de ces idées même, c’est-à-dire à leur redéfinition et à leur enrichissement. Dès lors, comment ce qui est aujourd’hui devenu une sorte d’habitude autant dans le domaine intellectuel que dans la réalité du monde vulgaire, a pu prendre naissance en Europe ? Comment véhicule-il aussi une réalité qui semble inchangeable, dénuée de progrès possible ? Enfin, comment cette réalité paraît s’appliquer plutôt à une zone géographique de la terre et ne concerne, pour ce faire, que certains hommes ?
Les concepts en question sont ordinairement bien connus en
anthropologie et dans d’autres sciences humaines : l’évolution, le progrès, le sauvage et notamment le primitif. Mais quelle est la
genèse de ces concepts ?
Plan d’argumentation
I – Le monde extra-européen : incompréhension et négation.
II- Genèse et formation des concepts fondamentaux de l’anthropologie.
II- L’expansion des concepts anthropologiques aux autres sciences humaines.
IV- L’actualité vulgaire de ces concepts.
Conclusion
I- LE MONDE EXTRA-EUROPEEN : INCOMPREHENSION ET NEGATION
Depuis la rencontre des cultures, d’une part gréco-latine, et d’autre part, judéo-chrétienne, l’homo occidentalis jusqu’au XVIIIe siècle se pense de manière exclusive. Il existe une civilisation, celle de l’Occident, créée à partir de grands textes, la Bible, les monuments philosophiques grecs. Elle se définit comme la Culture et, en ce sens même, fait de l’homme occidental, 1’Homo par excellence.
Depuis la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et la création d’une route vers l’extrême – Orient, en particulier vers la Chine, la découverte d’autres peuples et d’ autres cultures va poser de sérieux problèmes aux Occidentaux. L’absoluité de l’homo occidentalis va être remise en question à partir du XVIle siècle, événement qui atteindra son sommum au XVIIIe siècle.
Sur le plan de la Culture, la découverte de l’extériorité sera d’un grand intérêt pour les intellectuels. Elle sera l’objet de réflexion, d’interrogation : relativité culturelle, cosmopolité des lumières, genèse de l’Homme etc. Cependant, on continue de penser qu’il n’y a qu’une histoire universelle : celle suivie par tous les hommes depuis l’origine commune. Dans ce devenir humain, ainsi conçu, l’Européen représente le sommet, la pointe du progrès derrière lequel s’étagent divers stades ou niveaux d’évolution des autres hommes. Les « peuples primitifs » sont naturellement ceux qui sont supposés ne point avoir d’histoire, d’une part, et d’autre part, dont les moeurs et le niveau de culture paraissent fort simples. Hegel, dans La raison dans 1’Histoire, dessine le schéma de ce tableau d’une histoire universelle unique le plus caricatural qui ait jamais existé philosophiquement parlant. Voltaire et Leibniz s’intéressent à la Chine en tant que ses valeurs cautionnent celles de l’Occident ou qu’elles les surpassent sur certains points. Leibniz va jusqu’à souhaiter que des missionnaires Chinois soient envoyés en Occident pour l’enseignement de leur sagesse. A ce propos, l’historien britannique, Norman Hampson, affirme dans son livre Histoire de la pensée européenne, Tome 4, que « De même que les astronomes réduisaient le statut de la terre à celui d’une planète parmi beaucoup d’autres, de même ces premiers anthropologues et leurs lecteurs philosophes ne voyaient plus dans l’histoire de la civilisation classique et chrétienne une manifestation de la volonté divine, comme Bossuet, mais le destin de l’une des branches les plus heureuses d’une famille nombreuse. L’homo Europeensis en vint peu à peu à croire que ni l’homme ni l’univers ne tournaient autour de sa personne collective. Les faits rapportés par les anthropologues servirent beaucoup. Descartes ignorait l’exemple de la Chine, dans son Discours de la méthode (1637), pour prouver que les habitudes sociales variaient et, comme Pascal devait le dire vingt ans plus tard, « trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité ». Locke surtout, dans son Essai sur 1’entendement humain (1690), faisait appel aux découvertes anthropologues pour réfuter l’existence des idées innées… »[1] (p.19).
La description des Indiens d’Amérique par les « ethnographes » du XVIIe siècle, comme Jean Léry, et celle des Tahitiens par Bougainville, permettent à Rousseau d’inventer le mythe du « bon sauvage » ou l’état de nature « édénique ». Cet état de nature, considérée en tant qu’un ailleurs de meilleure qualité humaine, pour critiquer avec véhémence la société de son temps. Il crée, ainsi, à l’intention de cette société, une perpétuelle exigence conforme au désir du moi pour atteindre, au niveau global, une société meilleure qu’elle ne l’était auparavant. Il faut que la volonté publique soit conforme à la volonté individuelle. D’où la création d’une dialectique historique sur ce thème utopique qui engendre l’histoire. Il faut constamment refaire d’histoire parce qu’elle n’est jamais conforme au désir, aux exigences de la bonté humaine. C’est en ce sens que résident, sans doute, l’originalité de Rousseau et son influence heureuse sur le XVIIIe siècle. L’ordre humain s’ordonne par rapport à ce qui fait l’histoire. La dynamique historique est sous-tendue par le désir qui fonde l’histoire.
Des mots qui façonnent la représentation fausse ou conforme (?) de l’Autre
D’autres rapports entrent dans le cadre du contact de l’Occident avec le monde extérieur : les intérêts économiques et scientifiques seront des motifs importants pour les Occidentaux qui parcourent alors le monde extra-européen à la recherche de matières premières. C’est le cas des conquistadors ibériques qui parcourent le continent Américain dans tous les sens pour ramener à la couronne d’Espagne de l’or. Par ailleurs, d’autres expéditions officielles encouragées par les rois vont à la recherche de la flore, des plantes nouvelles pour enrichir, d’une part, l’agriculture et, d’autre part, la botanique. C’est en ce sens que François Dagognet, qui a spécialement étudié cette question, écrit : « Les hommes d’Etat ont, sans cesse, engagé les savants à parcourir le monde, à l’explorer et à rapporter plantes ou fruits nouveaux qui permettront de nourrir les villes et d’améliorer les fabriques. A l’époque que sont les voyages « économiques et botaniques », quel courage aussi pour quitter la terre, la perdre de vue des mois entiers afin d’aller conquérir des « graines et semences », se préoccuper des flores et des espèces !… Tous, les princes ou empereurs, financent et suscitent les mêmes recherches, à la conquête du monde, des richesses et des plantes. Les « astronautes d’hier » reviennent moins chargés d’or que de graines »[2]. A ce titre, le monde extérieur a, dans une certaine mesure, contribué au grand épanouissement économique, voire technique de l’Occident. Il est le lieu où l’apport du monde extérieur a trouvé son développement le plus poussé.
Dans son volumineux et monumental livre, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières (Editions François Maspéro, Paris 1971), Michèle Duchet Intitule un de ces paragraphes : « Le monde sauvage, cet inconnu ». Ce titre est significatif de la littérature des aventuriers sur les peuples non occidentaux, hormis les Chinois. Ces aventuriers, soit des missionnaires religieux, des conquérants, des intellectuels, parallèlement aux expéditions officielles à but scientifique, ont, sillonné le monde extra-européen, leurs intérêts étant ailleurs que dans une rencontre intelligente et compréhensive avec les peuples qui habitent ce monde. Aussi, n’ont-ils hésité à mutiler, caricaturer, voire ridiculiser leurs moeurs et leurs traditions. Or, ces descriptions irréalistes et fantaisistes ont été considérés comme des documents importants légués à l’Europe en vue de connaître l’Autre. « Ni les anciens historiens ni les premiers explorateurs de l’intérieur de l’Afrique ou du continent Américain ne se donnèrent pour but d’observer et de décrire les sociétés avec lesquelles ils entrèrent en contact en faisant abstraction de leur propre société, de leurs habitudes et de leurs préjugés. Loin d’être objet de connaissance, le monde sauvage n’existe pour eux qu’à travers une certaine pratique qui leur interdit de renoncer à leur statut de civilisés pour n’être que des observateurs-participants, à la manière des ethnographes modernes. En Afrique et en Amérique, marchands, marins, soldats ou missionnaires sont engagés dans une entreprise dont ils escomptent un profit, qu’il soit d’ordre matériel ou d’ordre spirituel : conquérir des empires, préparer ou fortifier un établissement, jeter les bases d’un commerce suivi de gomme ou d’ivoire, dénombrer les tribus hostiles ou accueillantes, évangéliser des peuples « grossiers » et « superstitieux » autant de tâches qui ne prédisposent ni à l’observation ni à la compréhension » affirme Duchet, avec rasion, dans ce livre. En effet, les noms de certaines ethnies indiennes ou africaines ont été rapportés sans renseignement précis aucun. Duchet souligne que dans les travaux de Dapper par exemple « … la liste des différentes tribus hottentotes dressée par ce dernier ne compte pas moins de dix-sept noms mais ne renvoie évidemment à aucune connaissance précise de leurs moeurs et de leurs usages {…} Science en trompe-1’oeil, qui n’abuse d’ailleurs personne : comment les lecteurs s’y reconnaitraient-ils ?… L’Encyclopédie cite pèle mêle une vingtaine de nations canadiennes ». Certains auteurs vont même jusqu’à les généraliser, voire à les amalgamer. Ainsi, M. de Sacy, qui prétend que « en peignant les Iroquois et leurs Hurons, j’ai peint toutes les nations voisines : mêmes caractères, mêmes vices, mêmes talents… »
Cette littérature des voyages ou, plutôt, cette espèce d’ethnographie influencera, notamment au XVIIle siècle, jusqu’aux plus grands savants qui se servent de ces documents pour cautionner leurs théories. Tel Buffon qui affirme, en disant de ces textes qui ont terni l’image de l’Autre que « …tous les Américains naturels étaient ou sont encore sauvages ou presque sauvages ; les Mexicains et les Péruviens étaient nouvellement policés, qu’ils ne doivent pas faire une exception ». Quant aux missionnaires, ils n’étaient pas meilleurs que les autres aventuriers dans la mesure où les populations qu’ils prétendent évangéliser ont moins d’intérêt pour eux que le goût de l’aventure et la possibilité de s’enrichir quels que soient les moyens qui leur sont offerts : trafic d’hommes, d’armes et de matières premières comme l’or, l’argent, le diamant.
Michèle Duchet cite plusieurs exemples de ces missionnaires aventuriers ; mais je n’en retiendrai que deux. Ainsi, elle remarque à propos du père Labat lui-même qui « n’a jamais mis les pieds en Afrique » que « ce sont bien moins les Africains qui intéressent ce supérieur de la mission des Antilles, auteur d’un Voyage aux îles de l’Amérique, que les races d’esclaves destinés de la Martinique et de Saint-Domingue. On peut admettre avec M. Mercier le « zèle sincère » de Labat, qui se plaint de l’indifférence des compagnies pour la conversion des esclaves, mais il faut bien reconnaître qu’il parle plus souvent en marchand qu’en missionnaire ». Le père Charlevoise fait dire aux Africains dans son Histoire de Saint- Domingue, ce que lui-même pense d’eux : « ces misérables avouent sans façon qu’un sentiment intime leur dit qu’ils sont une nation maudite ». Mensonges et fantaisies, méconnaissances et incompréhension sont les premiers aperçus sur ces hommes, sur leurs moeurs et leurs traditions, qui habitent ces continents appelés Afrique, Amérique. La négation de l’Afrique, qui inspire les écrits de certains de ces aventuriers a eu une telle emprise sur les esprits du XVIIIe siècle que tout le monde ou presque se détourna et dédaigna ce continent comme quelque chose d’absurde et de dégoûtant.
Il a fallu attendre le séjour au Sénégal du savant Adanson (de 1749 à 1754), que Dagognet nomme à juste titre « l’Africain », et ses observations optimistes, voire assez objectives sur les Africains, pour qu’à nouveau l’on songe à les reconnaître, à les découvrir avec une certaine objectivité ; surtout un certain intérêt. Dans son Histoire naturelle du Sénégal (1757), Adanson l’Africain « donne du paysage africain et de ses habitants une image riante qui contraste fortement avec celle qu’en offraient les autres voyageurs », souligne Duchet. « Dans cette « image la plus parfaite de la pure nature », qui rappelle au naturaliste « l’idée des premiers hommes » et le monde à sa naissance, il y a une vision idyllique des heureux Africains, qui les absout du péché de barbarie, et leur ouvre la terre promise de la civilisation ». Le séjour d’Adanson parmi les Africains lui a donné l’avantage d’observer, d’étudier de l’intérieur ces populations que tout regard furtif et extérieur caricature ; forcément. Selon Michèle Duchet, pour Adanson « les Oualofs ne sont pas ces êtres déshérités que des voyageurs de mauvaise foi avaient peints de si noires couleurs ». Il dit lui-même dans son livre qu’ils « raisonnent (…) pertinemment sur les astres, il n’est pas douteux qu’avec des instruments et de la volonté ils deviendraient d’excellents astronomes ». Il a certainement été le premier à avoir compris que ces populations ont une « bonté naturelle » et « exemptes d’agressivité », comportement qu’on considérerait dans l’avenir comme une « bonhommie », « innocence », « enfance », au sens péjoratif des termes.
Hormis quelques-uns de ceux qui ont parcouru ces régions appelées naguère sauvages, « ce n’est qu’à travers sa propre culture que l’Européen perçoit la réalité du monde sauvage qui, en soi, lui demeure étrangère, inaccessible », affirme encore Michèle Duchet. Contre cet ensemble de recueils, de récits de voyage et de mémoires qui prétendent décrire l’autre dans sa réalité et son objectivité et qui ne sont en fait que de pures fictions intellectuelles, des ouvrages non de connaissance mais de méconnaissance, des philosophes ont écrit en leur déniant toute forme de véracité. Des multiples auteurs que Duchet cite dans son livre, je n’en retiens également que deux : Rousseau, considéré comme le père de l’ethnologie classique, affirme dans les notes du second Discours que : « depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l’Europe inondent les autres parties du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis persuadé que nous ne connaissons d’hommes que les seuls Européens les particuliers ont beau aller et venir, il semble que la philosophie ne voyage point, aussi celle de chaque peuple est-elle peu propre pour un autre. La cause de ceci est manifeste, au moins pour les contrées éloignées : il n’y a guère que quatre sortes d’hommes qui fassent des voyages de longs cours ; les Marins, les Marchands, les Soldats et les Missionnaires ; or, on ne doit guère s’attendre que les trois premières classes fournissent de bons observateurs, et quant à ceux de la quatrième, occupés à la vocation « sublime »[3] qui les appelle, quand ils ne seraient sujets à des préjugés d’état comme tous les autres, on ne doit croire qu’ils ne se livreraient pas volontiers à des recherches qui paraissent de pure curiosité, et qui les détourneraient de travaux plus importants auxquels ils se destinent ».
De Paw, quant à lui, semble être désabusé par tous ces récits les plus contradictoires rapportés du monde extérieur en Europe. A cette superficialité quant à la connaissance que ceux-ci voudraient atteindre, il fait, à juste titre, d’une grande méfiance et soutient avec vivacité qu’« on peut établir comme règle générale que sur cent voyageurs, il y en a soixante qui mentent sans intérêt, et comme par imbécilité, trente qui mentent, ou si l’on veut par malice, et enfin dix qui disent la vérité, et qui sont des hommes (…) »
Dès lors, il n’est pas étonnant que les représentations édifiées à partir d’une certaine littérature d’exploration donne une vision caricaturale des réalités intrinsèques, inapparentes des cultures amérindiennes et africaines. On a pu, au sujet des premiers, s’étonner de la simplicité de leurs moeurs et du caractère sain de leur vie. Ils représentaient, donc, un certain idéal de vie, une liberté de moeurs sexuelles qui intéressaient tant les libertins que les romantiques du XVIIIe siècle en mal d’inspiration, d’invention de nouveaux idéaux. Ceux-ci s’étaient donc empressés de les mythifier. Pour ce qui est des seconds, leur trop grande différence de pigmentation de la peau et par la suite leur réduction à l’état de marchandises, d’esclaves, les feront réduire au rang de rebut de l’humanité. Par leurs moeurs supposées barbares, voire inintelligibles, ils sont considérés comme le stade initiai du cours de l’histoire conçue comme déploiement d’un progrès continu vers un mieux être moral et physique. Dans un cas comme dans l’autre, il fallait inventer des concepts appropriés pour les définir tels que ceux cités plus haut.
Les Bibliothèques : prisons des faux et des vrais savoirs humains et leur mode de perpétuation ?
Il-GENESE ET FORMATION DES CONCEPTS FONDAMENTAUX DE L’ANTHROPOLOGIE
La naissance et la formation l’un des premiers concepts de l’anthropologie était celui du « bon sauvage ». Cependant, la réalité intrinsèque du bon sauvage importait peu. Les auteurs de cette littérature ont conçu quelque vague idée, quelques aperçus absolument fictifs au sujet de ces peuples à partir de la lecture des récits d’exploration et des aventuriers Européens. Cela a suffi à des philosophes, comme Jean Jacques Rousseau, pour entreprendre la création d’une oeuvre fondamentale qui, quelques années après sa mort, et jusqu’au XIXe siècle, a transformé les réalités littéraires, philosophiques et sociales européennes ; et notamment françaises. Le Contrat Social et 1’Emile font partie de ses oeuvres fondamentales dont le fond d’inspiration relève incontestablement de 1’idéal et de la vie imaginée du bon sauvage.
Mais on peut faire remarquer que la démarche de Rousseau allait à l’encontre de l’ensemble des idées générales du siècle des Lumières. En résumé, les éminents philosophes de ce siècle, comme par exemple Voltaire, prétendaient que les Européens de cette époque avaient atteint les lumières de l’esprit, le summum de la civilisation et, ainsi, avaient acquis l’expression la plus adéquate de la liberté humaine. Les Européens devaient donc apporter ces lumières de l’Esprit à l’ensemble des hommes de la terre et, notamment, aux peuples sauvages encore plongés dans la barbarie de leurs moeurs et, donc, vivant encore dans l’obscurité de l’esprit.
Cette dernière philosophie démystifiait, certes, le mythe de la vie idéale du bon sauvage. Celui-ci n’était plus représenté comme l’être qui vivait un état comparable à celui d’Adam et Eve au paradis terrestre. Il n’était plus l’état vers lequel il fallait tendre pour reconquérir une conscience pure comparable à l’innocence de l’enfance par rapport à l’état de corruption (Rousseau) dans lequel la civilisation plongeait les hommes. Pour l’esprit des Lumières, la vie du sauvage n’est pas un idéal en soi ; il doit être dépassé, transformé par l’acquisition des lumières de l’esprit et, donc, de la civilisation. Même pour Jean-Jacques Rousseau, relativement opposé à cette idée, les perspectives allaient changer : l’idéal de vie tel que celui du bon sauvage n’est pas atteint mais, au contraire, il est à réaliser. Il faut dépasser le stade du « bon sauvage », « stupide et borné », dit le Contrat Social (G.M Paris 1966) pour acheminer vers la rationalité, motrice de progrès et d’évolution. C’était, donc, une étape qui demande à être transformée, à être dépassée, pour atteindre et réaliser la « perfectibilité » comme tension de l’être vers la bonté du coeur.
Ainsi, si rien ne change dans la réalité concrète de la vie du bon sauvage par son transport dans l’imaginaire des écrivains Européens, sa représentation fausse et illusoire aura été une source d’inspiration indispensable au penser des choses et de la réalité européenne. En effet, d’un état atteint, la vie concrète du bon sauvage se transforme en un état à atteindre. Mais en même temps, cette réalité devient primitive par rapport à celle qui est à fonder. Elle devient celle de la vie des primitifs. N’est-ce pas de la sorte que prenait naissance ce concept ?
C’est ce qui donne naissance au concept du « primitif » qui est entré dans l’usage des sciences humaines et biologiques. C’est plus précisément avec Darwin et Morgan qu’il a pris corps dans les savoirs : l’un en biologie et l’autre en anthropologie.
D’abord, Darwin crée l’idée d’évolution dans la genèse et l’histoire des espèces vivantes. Il émet l’idée notamment que l’homme n’est pas directement sorti des mains de Dieu comme, sous l’influence de la religion Judéo-Chrétienne, on a pu le croire et le systématiser dans les divers domaines de la connaissance humaine. Bien au contraire, l’homme est un mutant qui provient du singe par étapes progressives et successives. L’homme a pour ancêtre lointain le singe. Ainsi, Darwin détruit le mythe Judéo-Chrétien du Paradis terrestre et, pour ce faire, celui de l’existence possible du premier couple humain qui était supposé être Adam et Eve. Si ce regard original sur l’origine de l’homme déchantait beaucoup de monde, heurtait la croyance biblique des chrétiens et l’image narcissique de la superbe idée de la supériorité quasi divine que d’autres se faisaient de l’être humain, elle a suscité un grand intérêt de la part des hommes de science et une curiosité intellectuelle de la part des doctes.
Parmi ces doctes Occidentaux du XIXe siècle, il y avait un anthropologue Américain du nom de Morgan[4]. Celui-ci est connu par deux démarches intellectuelles fondamentales : d’abord, il eut le premier l’idée d’étudier les coutumes et les traditions de ses compatriotes, les Amérindiens des Etats-Unis. En effet, selon lui, cette population était vouée à la disparition totale d’un jour à l’autre. Pour l’intérêt scientifique des Occidentaux notamment, il importait de recueillir, de façon urgente, ses moeurs et ses traditions. Ensuite, il eut l’initiative d’appliquer à sa manière, les considérations biologiques de Darwin dans l’évolution des cultures et des sociétés humaines.
Le fruit des investigations et des réflexions de Lewis H. Morgan ont conduit à l’écriture de son principal livre intitulé : La société Archaïque (Edit. Anthropos, Paris 1973). Il y affirme, de façon péremptoire, que l’évolution des sociétés humaines a suivi nécessairement les étapes suivantes : la période de l’état sauvage a précédé celle de la barbarie et cette dernière a précédé celle de la civilisation ; mais la Civilisation sous sa forme occidentale du XIXe siècle dont Morgan fut témoin. Parce que l’histoire générale de l’humanité suit une linéarité unique, et parce qu’elle est une en ce qui concerne son origine, une également quant à son expérience, enfin une quant à son progrès, cela va sans dire que la civilisation euro-américaine, qui représente le terme du progrès de civilisation de l’humanité, se situe devant celle de tous les autres hommes ou peuples de la terre.
Ceux-ci se partagent encore suivant le degré de leur évolution et de leur progrès, l’état de sauvagerie et de barbarie. Dans la mesure où la civilisation euro-américaine a passé par ces étapes, elle peut regarder derrière elle les autres hommes comme des primitifs dans cette chaîne d’évolution unique et identique. Mais l’une des faiblesses des élucubrations et des abstractions intellectuelles de Morgan, résulte, ainsi que l’affirme Claude Lévi-Strauss, du manque de témoins réels qui corroboreraient la validité et la possibilité réelles de cette thèse.
Ensuite, depuis l’émission de cette idée fausse d’une évolution linéaire et unique nécessairement suivie par les tous hommes dans les différentes étapes de leur histoire générale, le concept de populations primitives encore plongées dans la sauvagerie et la barbarie (les Amérindiens et les Noirs d’Afrique notamment) a eu un grand succès, même encore aujourd’hui, dans le domaine des sciences.
Cette idée, diversement interprétée par les doctes Occidentaux, visait à instaurer, d’une part, une discrimination culturelle entre les hommes et, d’autre part, elle renforçait et réconfortait les populations occidentales dans leur narcissisme aveugle. Dans la première perspective, elle a conduit à la colonisation des populations non-européennes.
Quant à la deuxième ouverture qu’autorisait au XIXe siècle le concept de primitif, celui-ci atténuait quelque peu la blessure faite dans les « âmes sensibles des Euro-Américains », par la théorie évolutionniste de Darwin. L’inversion narcissique que l’on a pu opérer par après était la suivante : à supposer que l’on admette l’idée d’évolution selon la théorie darwinienne, la preuve vient d’être faite par les hypothèses de Morgan qu’elle ne concerne pas la population blanche mais surtout les populations Noires et Amérindiennes. Ce sont elles les lointaines et proches parentes des singes. N’est-ce pas cette inversion qui a créé, au début de ce siècle, les théories racistes les plus fantaisistes et les plus préjudiciables aux Noirs ? N’a- t- elle pas donné lieu à l’émergence, dans le domaine des sciences humaines, d’une nouvelle discipline appelée anthropologie physique ?
L’anthropologie physique, sous cet angle fondamentalement raciste, a connu un énorme succès au début du XXe siècle. L’idée a été discutée et, dans certains cas maintenue, que les Noirs ont suivi la même évolution sociale et culturelle que les Européens ; d’où leur primitivité. Mais ils n’appartiennent pas à la même souche biologique que les Blancs. D’où également leur primitivité. Au contraire, ils font partie de la même souche que les singes et la ressemblance de leurs traits physiques mutuels le prouve et le démontre avec évidence. Quant à la population blanche euro-américaine, elle retrouve sa place dans l’imagerie de l’idée de paradis terrestre de la religion Judéo-chrétienne. Elle est une descendance d’Adam et Eve et elle ne s’inscrit nullement dans le cadre de la théorie darwinienne de l’évolution. C’est elle seule que Dieu a sauvée par le sacrifice expiatoire de son fils, le Christ. Et c’est elle seule, enfin, que Dieu adopte comme enfants par le Christ. Ainsi, la religion chrétienne la concerne tout particulièrement.
Hormis sa représentation variable, que sait-on de l’Autre ?
III- L’EXTENSION DES CONCEPTS ANTHROPOLOGIQUES AUX AUTRES SCIENCES
HUMAINES
Le concept du primitif, parallèlement à ce développement erroné arbitraire et raciste, a connu une systématisation généralisée dans l’espace du savoir scientifique européen. Tous les livres, depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, portent l’empreinte inconsciente ou consciente d’une analyse dans laquelle le dualisme s’établit toujours : d’un côté, les primitifs (sans doute avec la même arrière pensée de l’acception primordiale et essentielle de ce terme) et de l’autre, les Euro-Américains avec le même concert de beaux mots qui les caractérisent : ceux qui ont évolué, ceux qui connaissent le progrès dans tous les domaines de la réalité humaine. On sait comment une grande partie des analyses de la théorie freudienne de psychanalyse se fonde sur la littérature anthropologique du XIXe siècle et du début de ce siècle. Déjà, à cette époque, en vertu des fantaisies de la littérature anthropologique, des contemporains de Freud lui ont vivement reproché son manque de critique par rapport à ces documents et, donc, à ses sources d’inspiration et de construction de sa pensée.
Ceci est d’autant plus paradoxal, étonnant même, qu’il s’était toujours attribué le qualificatif de scientifique, et à ce titre, il aurait dû avoir le sens critique des documents et la prudence dans l’examen de tels écrits. Mais Freud, plutôt soucieux de fonder sa théorie et, ainsi, d’entrer dans le temple, le Panthéon des grands hommes de l’histoire occidentale, se moquait véritablement du bien- fondé et de l’authenticité des documents consultés, dès lors qu’ils corroboraient la validité de ses hypothèses, la solidité et la scientificité de sa théorie. Il voulait atteindre non seulement la probabilité, mais la certitude. Totem et Tabou est un exemple manifeste de la démarche peu critique de Freud. On lui doit, dans les sciences humaines d’aujourd’hui, d’avoir porté à son sommet, la systématisation et la généralisation du concept du primitif. On lui doit même sa banalisation et sa vulgarisation.
Par ailleurs, l’idée inconsciente de l’école coloniale visait, par la scolarisation, à la « déprimitivisation » des populations dominées. L’idée du Christianisme était de permettre à ces hommes voués à la damnation de l’Enfer par la main mise du diable sur leurs traditions en les baptisant, de participer, dans une certaine mesure, à la condition de fils adoptifs de Dieu des populations blanches. De la même façon, l’école, voie indispensable de la civilisation, devait les amener à sauter peu à peu leurs étapes de sauvagerie et de barbarie propres au chemin de l’évolution. Mais on peut se demander si, par l’école, en tant que réalité spécifique de la civilisation occidentale qui a pu pénétrer à l’intérieur des cultures autres qu’euro-américaines, l’objectif a été atteint : à savoir ôter à ces hommes le caractère de primitif non seulement au niveau de leur réalité intrinsèque, mais aussi de faire évoluer les idées au niveau de l’imaginaire occidental. On peut aussi se demander si l’école n’a pas été plutôt un fallacieux prétexte, mais qui a bien marché, de permettre une assise plus profonde la domination européenne. En effet, d’un côté, on flatte ainsi ces hommes d’avoir été cultivés à la manière occidentale ; mais, de l’autre, on peut les extraire, le cas échéant, du narcissisme de 1’idée de supériorité occidentale et les renvoyer, à chaque occasion, à leur condition »naturelle » et primordiale de primitifs, hélas non dénaturables.
Tout savoir est une laborieuse construction rationnelle jamais achevée
IV- L’ACTUALITE VULGAIRE DE CES CONCEPTS
Un peu d’attention sur la réalité du monde d’aujourd’hui, dans les pays euro-américains notamment, montre que le concept de primitif a quitté le domaine des doctes, à savoir les livres, les discussions et les élucubrations intellectuelles pour devenir un mythe véritable dans la réalité quotidienne. Même le plus imbécile parmi les vulgaires individus dans ces pays, sait qui est primitif, qui fait partie des primitifs et qui n’en fait pas partie. Le primitif, pour lui, porte une couleur de peau alors que le non-primitif, l’être évolué, l’homme de la civilisation moderne, est supposé ne pas en avoir comme si cela était possible.
Examinons ces affirmations à travers quelques remarques.
A) En fait, la télévision elle-même apporte au vulgaire une pseudo-connaissance du monde extérieur par les différents reportages. On montre le primitif encore plongé dans ses moeurs barbares de mutilations corporelles. Ces faits indignent profondément la fine sensibilité des enfants de la civilisation. Le primitif vit dans des cases et en communauté. Ses soi-disant villes à l’image de celles de la civilisation le sécrètent et le rejettent de façon naturelle dans les alentours nommés bidonvilles. Ils sont ainsi extraits des yeux des enfants de la civilisation qui s’en offusqueraient, et ils pataugent dans leur univers boueux comme des crapauds, tandis que les enfants de la civilisation marchent dans des endroits aseptisés, les lieux goudronnés de ces mêmes villes. De peur que leurs pieds ne heurtent les immondices des habitations des primitifs, on élève des bâtisses en dur dans lesquelles on dissimule ainsi ceux d’entre eux qui sont en vois de « déprimitivisation » par la scolarisation.
Quelqu’un pourrait, par la lecture de ces lignes, être amené à considérer que ces propos sont exagérés. Il n’en est rien. Il suffit de vivre sous les tropiques au quotidien pour se rendre compte que l’usage du concept du primitif, très répandu, est devenu abusif. N’importe qui l’emploie pour n’importe quoi, pourvu que la réalité qu’il désigne ne s’adresse pas à lui-même, mais au monde extérieur, à celui des pays du Tiers-monde, notamment aux populations de l’Afrique Noire (parfois de l’Afrique Blanche) et aux Amérindiens. On croit savoir ici en France que l’on a une opinion plus favorable des Amérindiens par rapport aux Africains dans leur ensemble. En fait, cela résulte de deux faits réels : ils sont loin des Européens (la preuve, les Euro-Canadiens et Euro-Américains leurs voisins, n’éprouvent pas d’amour particulier pour eux ; ils ne les aiment pas) d’une part, et d’autre part, ceux-ci éprouvent plutôt à leur endroit un vague sentiment de sympathie, de pitié, pour leur situation de dominés, de misérables de la terre.
Il n’est pas exagéré de dire que dans les pays du Nord, la réalité quotidienne est dominée par la théorie de 1’évolutionisme appliquée à l’économie. D’un côté, ce sont les pays développés qui signifient, par leur réalité intrinsèque, l’abondance, l’aisance, la richesse, l’épanouissement général et individuel en un mot. Tout semble atteindre son faîte d’évolution. Les idées sont amples et affinées. Les moeurs sont agréables et raffinées et l’on jouit de la liberté comme d’une vulgaire chose. De l’autre côté, par contre, l’image que l’on a de la réalité de ces pays du Tiers monde est celle de la famine, de la pauvreté, du sous-développement dans tous les domaines de l’économie et dans de nombreux aspects de la société. Ces pays amorcent d’ailleurs une régression rapide.
Le progrès est mort dans l’oeuf. L’évolution est larvaire. Cette triste réalité est, en général, appliquée au continent noir sans distinction parfois des nombreux états qui le constituent. Les mots changent de visage mais non de réalité intrinsèque. On invente des concepts nouveaux qui ne sont tels qu’en apparence : Nord-Sud, Tiers-monde-pays développés, pays en voie de développement, pays post-industriels etc. Chaque fois, la limite recule et laisse béante l’ouverture infranchissable entre les hommes. Par-delà les euphémismes qui ne sont que de la poudre aux yeux, la logique de la domination telle qu’elle fut dénoncée en son temps par Robert Jaulin, ne change point de visage. Il y a toujours en jeu, dans l’être même des choses la dynamique Hébreu-Pharaon selon l’expression de cet auteur, c’est-à-dire la vonoté de puissance du dominant sur le dominé.
B) Nous prenons conscience, à travers cette analyse d’un fait essentiel : l’usage du concept du primitif demeure permanent au- delà du progrès des idées, de l’évolution des pays et des individus appartenant à ce qu’on pourrait supposé être la réalité constitutive, l’univers spécifique du primitif. Il est permanent non seulement dans le domaine des sciences humaines dans leur totalité, mais également avec l’ouverture au public du savoir anthropologique, notamment dans l’espace de la réalité vulgaire quotidienne.
La création du mythe du primitif est d’autant plus arbitraire et fausse qu’un anthropologue lyonnais contemporain, tente de l’appliquer à la réalité occidentale. La réalité primitive serait dans ce cas hiérarchisée : le groupe le plus primitif serait constitué par les paysans ; puis viennent les ouvriers qui sont la médiane entre les paysans et le groupe constitué par les plus évolués de la civilisation euro-américaine, à savoir les intellectuels. Même si ces idées tardives parvenaient à une relative connaissance publique, elles ne détruisent pas le mythe. D’autant plus qu’il ne s’agit pas d’écrits mais d’idées enseignées dans ses cours à l’université. Au contraire, elles le renforcent, le répandent et le valident. Cet enseignement de Jean Girard vise à montrer que le concept du primitif n’est pas seulement une idée d’intellectuels, mais surtout une réalité concrète. En outre, son application à certaines populations africaines (les Pygmés et les Bochimans, par exemple), d’après l’anthropologie physique, est indéniable et incontestable. En outre, cette initiative qui n’est pas originale, mais plutôt raciste en son fond ou discriminatoire dans ses visées, démontre bien que les concepts-clefs de l’anthropologie ne sont pas non seulement permanents, mais même promis à un avenir encore ouvert aux interprétations les plus fantaisistes, aux discriminations les plus manifestes, aux élucubrations les plus racistes possibles.
Et aussi, il y a l’Oscillation perpétuelle des sciences des Humains
CONCLUSION : ancrage et perpétuité de faux concepts dans les sciences contemporaines
Finalement, les concepts fondamentaux de l’anthropologie ont créé un mythe devenu à son tour indestructible. Le plus fameux d’entre eux est le concept du primitif à partir de présupposés abstraits et de fausses interprétations de l’histoire et des sociétés humaines. Or, ce concept continue de jouir d’un grand prestige et d’un usage très courant dans le domaine des sciences humaines notamment, en dépit de ce qu’il ne corresponde aucunement à une réalité historique démontrable. Ce qui prouve bien son caractère indestructible, c’est qu’en lui-même, il subit une certaine évolution dans sa réinterprétation.
On veut bien croire que les différentes sociétés humaines n’ont pas suivi effectivement une même évolution linéaire qui aurait acheminé certaines vers le sommet de l’évolution, à savoir la civilisation, en laissant traîner d’autres à leur état initial.
On veut bien admettre que le concept du primitif ne correspond en ce sens à aucune donnée scientifique, à aucune preuve biologique. Mais on continue d’en faire usage dans les sciences. Pour montrer qu’il ne correspond à aucune réalité intrinsèque, on le met entre guillemets quand on l’utilise pour désigner les sociétés auxquelles il s’appliquait naguère sans nuance, c’est-à-dire, sans guillemets. Ce concept est entré dans les moeurs et il y restera. On n’invente pas un concept pour le remplacer aussitôt par un autre ; on le laisse exister sous sa forme essentielle. Même si on créait un concept plus adéquat à la place de ces préjugés et appeler ainsi les peuples africains et les Amérindiens par leur nom et non par des concepts préfabriqués et insignifiants en soi pour tenter de les saisir, de les penser et de les comprendre dans leur réalité authentique, il n’en demeure pas moins que les bibliothèques de la civilisation occidentale sont pleines d’ouvrages et de manuels qui consignent l’existence historique de ce concept. Car les écrits restent comme on dit. Et la réalité vraie ou fausse qu’ils contiennent demeure dans la permanence de leur existence matérielle, suivant une certaine éternité, même si celle-ci est intra-temporelle.
Le véhicule des concepts fondamentaux de l’anthropologie et, à l’origine, leur création, résultent ensemble de la recherche, toujours actuelle, d’une supériorité de la population euro-américaine. La fixation sur cette recherche, appelons cela le miroir, procède ainsi : la dénaturation de l’image de l’autre, qu’il soit proche ou lointain, renvoie à soi-même et pour soi-même une image belle et idéale non pas de ce qu’on est réellement, mais de ce qu’on voudrait être. Ce qu’on est tous, en tant qu’hommes, est caractérisé par la laideur morale, la haine d’Autrui ; ce qu’on voudrait être : dieux, si ce mot a un sens et corresponde à une quelconque réalité imaginaire ou possible.
Dans l’image défigurée de l’autre, son image enlaidie, on opère un oubli de soi-même, comme le petit voudrait être grand, le laid beau, jusqu’à l’écrasement du faible pour devenir fort et dominateur. Est- ce une vraie domination ? C’est plutôt l’illusion qui les renforce dans cette optique, qui les conduit comme des aveugles dans cette voie qui demeurera toujours une fiction. Ainsi, il y a comme une nécessité de la part des hommes de pervertir la réalité qu’on attribue aux autres, pour s’en fixer ou s’en créer une autre plus belle à laquelle on s’adapte toujours mal également. Ainsi en est-il du moyennement beau qui se réconforte dans l’idée de sa propre beauté en voyant le laid, les hommes sont en marche et à la recherche, au cours de leur histoire et de leur vie individuelle, du paradis fictif : celui, entre autres, aussi de vouloir le contraire de ce qu’ils sont. Si ce contraire n’existe pas, on le crée pour se sentir à l’aise dans l’idée belle qu’on se fait de soi-même. N’est- ce pas une tentation commune à toute l’espèce humaine sans exception ? Ce phénomène inscrit au coeur des hommes n’est-il pas l’orgueil ?
Pauvre et fragile lumière des sciences ?
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
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L’utopie ou la mort (Ed. Seuil, Coll. Points)
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Peau noire masques blancs (Ed. Seuil)
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La paix blanche, tome I et II (U.G.E, coll. 10-18)
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– Margaret Mead et James Baldwin : le Racisme en question (Paris, Calman-Levy 1969)
– Albert Memmi : Portrait du colonisé précédé de portrait du colonisateur (Petite bibliothèque Payot)
L’Homme dominé (Petite bibliothèque Payot)
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– Jean Pierre N’Diaye : Enquête sur les étudiants Noirs en France (Ed. Réalités Africaines 1962)
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-Victor Schoelcher : Esclavage et colonisation (P.U.F, Paris 1948) -
René Serreau : Hegel et le Hégélianisme (P.U.F, coll. Que sais-je)
– Unesco :1) Otto Kleniberg : Race et psychologie
N.P Doubinine : Les races et la génétique
L.C Dun : Race et biologie
– Winfrid Hubert, Herman Piron et Antoine Vergote : La psychanalyse. – Science de l’homme – (Ed. Dessart)
[1] Editions du Seuil, collection Points, Paris 1968
[2] Le catalogue de la vie, P.U.F, Paris, 1968
[3] Mis entre guillemets par moi-même.
[4] Morgan Lewis Henry : Systèmes de consanguinité et d’affinité de la famille humaine (1871)