Répression d’un mouvement populaire. La violence de l’Etat est-elle toujours légitime ?
Introduction
La violence est aujourd’hui partout dans le monde et, particulièrement, dans le monde dit civilisé. Mais si, de notre temps, elle atteint parfois le paroxysme de l’horreur, elle est un fait permanent parce qu’elle procède du fonds de la nature humaine : c’est la « bête humaine immonde » qui trouve à se manifester, jusque dans la société civile, lieu de l’existence politique.
La montée de la barbarie correspond à une violence polymorphe qui peut être physique ou psychologique et qui peut connaître tous les degrés en allant du simple délit au génocide. Mais ce phénomène social qui s’étend de l’agressivité, de la torture et de la criminalité au terrorisme, à la révolution, aux guerres exterminatrices … ne peut pas être traité globalement. La phénoménologie de la violence discerne en elle non seulement des degrés, mais des catégories irréductibles.
Il en résulte que le phénomène de la violence entretient, à des niveaux nettement différenciés, des rapports étroits avec la sphère politique : soit que la violence naturelle soit antérieure à l’institution politique ; soit qu’elle trouve place en elle ; soit, enfin, qu’elle se manifeste contre l’ordre politique.
En ces trois perspectives, la violence n’a ni la même forme ni le même sens.
I- La violence naturelle ante-politique
La violence ante-politique est la force brutale dont l’individu humain, parce qu’il est d’abord un être de nature ni plus ni moins que l’animal, est capable de faire preuve pour vivre.
1- La violence naturelle est la violence de la vie
C’est la violence originaire liée au déterminisme biologique et à la « volonté » de persévérer dans la vie en utilisant tous les pouvoirs ou puissances dont l’individu est, par nature, doté.
Tel est le sens des notions corrélatives de force et de désir chez Calliclès dans le Gorgias de Platon, de même que chez Machiavel qui montre dans les Discours sur la première décade de Tite-Live (11,8) que la loi d’airain de la nature est qu’il est nécessaire de tuer pour survivre. C’est ce dont iles question dans l’œuvre de Spinoza, soit le Traité théologico-politique (XVI) montrant que le « droit de nature » correspond au règne du désir On retrouve une telle thèse également chez Nietzsche qui discerne dans le temps de la horde le caractère vital de la volonté de puissance
2- Cette violence correspond aux forces de vie dans l’état de nature. C’est ce que montre Hobbes en élaborant son hypothèse méthodologique de « la condition naturelle des homme » (In Léviathan, XIII).
- a) analyse du jus naturae ou droit de nature (plutôt que droit naturel). Il est le pouvoir qu’a chacun d’user de ses forces propres en les mettant au service de sa vie, c’est-à-dire de sa survie.
Ce droit de nature appartenant à l’individu, qui est égal à tout autre, et déterminant un droit sans réserve sur tout ce qui est nécessaire à la survie, fait de l’homme un loup pour l’homme et de la coexistence ou de la contiguïté des individus de la multitude un véritable rapport de forces ; ce que traduit sa formule de la « guerre de tous contre tous ».
Mais il ne s’agit, selon Hobbes, que d’une hypothèse méthodologique à laquelle il adosse la construction de l’homo artificialis qu’est la Respublica.
Cet état de nature, dans lequel la violence de la bête humaine peut à chaque instant, sous la pression du désir et de son exacerbation en passion, ressurgir, prend, chez Pufendorf ou chez Locke la figure d’une réalité protohistorique ou, en tout cas, ante-politique dans la mesure où chacun n’en est remis qu’à soi-même pour donner efficience à son droit de nature ou pour le faire prévaloir en cas de différend avec tout autre comme Locke le montre dans son Traité du Gouvernement civil, (§ 4-21. Ce phénomène naturel est donc ante-juridique qui est un état défectif : absence de juges et de pouvoir juridictionnel ; soit tout autant qu’ante-po1itique.
3- La violence naturelle est donc moins un fait qu’une idée
Comme telle, son concept désigne ou bien l’horizon protohistorique de toute société politique ou bien l’artifice (ou la supposition) méthodologique nécessaire à la compréhension de l’émergence du politique dans le monde humain. Ce concept a une fonction opératoire. C’est ce que montre Jean Bodin dans Les Six Livres de la République, I ; il y analyse la naissance des républiques par « force et violence ». On trouve de telles données dans les théories contractualistes – hormis celles des Monarcho- maques qui ont avant tout une signification volontariste et éthique – de Hobbes, Spinoza ou Rousseau.
Dans un cas comme dans l’autre, la genèse de la république à partir de la force naturelle, mais non grâce à elle, signifie que force ne fait pas droit et que « la cité des désirs » demeurera toujours ante-politique ce qui signifie, selon Platon, que l’ubris de la cruauté naturelle ne fera jamais l’ordre des Cités. La politique a pour vocation essentielle de substituer l’ordre et la paix publics au désordre des passions et à la démesure de la violence naturelle. Pour conjurer le déferlement de la force brute ou violence naturelle, il est nécessaire de faire triompher la raison de la passion : soit que l’homme en appelle au pouvoir constructeur de la raison comme le montre Hobbes, soit qu’il obéisse aux exigences régulatrices de la raison selon la thèse de Kant.
La question est alors de savoir si l’ordre politique, en obéissant à la raison qui l’institue ou l’inspire, supprime le fait de la violence.
La question de la violence serait-elle une donnée humaine rédhibitoire
II- Y a-t-il une violence du politique ?
Il n’y a de politique que là où s’instaure, en vue du bien public ou commun, un rapport de commandement à obéissance, un rapport de gouvernants à gouvernés, c’est-à-dire de souveraineté à citoyenneté, un ordre juridique enfin qui va de la Constitution à l’application de toute réglementation .
Ces trois traits qui appartiennent à l’essence du politique ont été dénoncés comme générateurs de violence, c ‘ est-à-dire, ici, d’oppression. L’Etat serait un « mangeur d’hommes ».
Cette manière de voir les choses, abondamment développée, on s’en doute par une idéologie antiétatique, donc partisane – est-elle pertinente ?
1- Le commandement est-il violence ?
Il faut envisager ici une typologie des gouvernements – problème classique abordé par Platon, Aristote, Bodin ou Montesquieu sous sa forme exemplaire -.
A la faveur de cette typologie, il apparaît que, seule, la tyrannie est violence. Qu’elle soit tyrannie d’origine (usurpation) ou tyrannie d’exercice (abus et détournements de pouvoirs), elle entraîne le détournement de sens du politique : ce qui, en toute république est, par définition, public, y est biffé au profit de l’intérêt privé du prince. C’est « le fait du prince », négation du droit.
Le problème est le même dans les régimes totalitaires, qu’ils soient de « gauche » ou de « droite ».
Mais il s’agit là d’une dénaturation du politique telle que le montre l’analyse de Montesquieu (In Esprit des Lois, III, 8 ; V, 13).
Tout autre régime est légitime, par voie dynastique ou par voie élective et la souveraineté, creuset du pouvoir de légiférer, suivant l’analyse de Bodin, (République, I, 8), n’y saurait être ni expression de force brute ni expression d’un pouvoir discrétionnaire et arbitraire, suivant la thèse de Hobbes, et l’idée d’une démocratie originaire ; Locke et la « confiance au pouvoir » : c’est le trusteeship ou Rousseau et la « volonté générale ».
Le commandement de la loi n’est donc pas pression ou oppression tel que Rousseau définit la loi comme l’« expression de la volonté générale » ou encore Siéyès qui voit en elle l’expression de la souveraineté nationale.
Ce n’est que par accident et non par essence que le commandement de la loi se fait violence. Spinoza et Rousseau ont magnifiquement montré que l’homme est plus libre sous la loi que sans la loi.
2) L’autorité civile vio1ente-t-elle les citoyens ?
a- On peut poser ici le problème de la « raison d’Etat », défini non pas par Machiavel, mais par Botero et Richelieu .Ce problème pose explicitement la question de l’adaptation des moyens à la fin du politique. En 1’occurrence, la raison d’Etat se définit par rapport à l’efficacité politique. Etrangère à l’idée d’ « ordre public » ou politique, elle apparaît comme la neutralisation axiologique du politique.
Une telle conception de la politique ne peut pas avoir de portée générale. La « raison d’Etat » n’a de pertinence que dans des situations d’exception comme les dissensions internes, l’invasion étrangère. Elle ne peut pas constituer la règle générale du politique puisque, ramenant la politique à une simple praxéologie, elle la vide de toute idéalité et de toute valeur.
Le plus grand danger d’ailleurs qui intervienne au nom d’une Realpolitik est qu’intervienne – phénomène grave du monde contemporain – la scientificisation et la technicisation à outrance des moyens mis en oeuvre. Max Weber (In Le savant et le politique) ou Habermas (In La science et la technique comme idéologies) ont montré comment l’exacerbation des pratiques techniciennes dans la politique risque de faire de la politique le lieu où s’agitent des apprentis sorciers. C’est le danger de « l’aide à la décision ». Mais celle-ci est extrinsèque à l’essence du politique et le choix des fins échappe à l’engrenage de la violence des moyens.
b- Dès lors que l’on reconnaît que l’Etat est la forme institutionnalisée du Pouvoir, il faut logiquement admettre qu’il impose son autorité lors même qu’elle est voulue ou consentie, aux citoyens. Comme tel, l’Etat a le monopole de la force légale (police, armée). Par soi, celle-ci est au service de l’ordre public et n’est pas en soi violence.
Elle ne le devient que si elle est délibérément mise au service de visées impérialistes. Mais, d’une part, ces visées attestent une maladie politique, une déviation de l’essence du politique ; d’autre part, parce qu’elles constituent ce que Rauschning appelait « le temps du délire », elles en appellent à des moyens qui défient toute mesure et sont insensées. Mais puisque ce cynisme politique s’inscrit en dehors de toutes les règles politiques, il doit être compris comme accident et dénaturation de l’Etat.
c- De façon générale, ce que l’on a dénoncé comme « terrorisme d’Etat » n’appartient pas à l’essence de l’Etat. Par la délégalisation qu’il implique, il est dénaturation de la politique. Il n’existe d’ailleurs que dans des régimes totalitaires où il s’accompagne d’un phénomène de gangstérisme où il n’a rien à voir avec les compétences centralisatrices et administratives d’un Etat de droit. Même le Léviathan hobbien vise à maintenir l’ordre public, le salus populi, la civilisation, les valeurs, ce qui ne demande ni terreur, ni tortionnaires, ni goulag.
Il importe donc de ne pas confondre la force légale de l’Etat avec les déviations de fait de certains régimes politiques qui sont un défi à l’essence du politique.
3) Le droit et la force
Si l’on dit que la contrainte est le critère du droit comme le montre Kant, dans l’Introduction de la Doctrine du Droit, on aura raison parce que, tel que le dit Kant, la contrainte est ce qui fait obstacle à tout ce qui fait obstacle à la liberté, mais aussi parce que le droit positif des républiques se présentant comme un ensemble de règles obligatoires, comporte nécessairement un caractère exécutoire. Une règle de droit qui ne serait pas app1iquée, c’est-à-dire respectée, de gré ou de force, serait un droit en idée parfaitement vain. Il faut donc nécessairement que la force légale soit au service du droit. Mais les poursuites, les contraventions, les sanctions ne sont pas violence : elles sont l’exigence même de la légalité.
De même, la guerre n’est pas, en soi, un phénomène de violence. Elle appartient à l’ordre du droit. Il y a un droit de la guerre, selon Grotius, mais aussi les Conventions de Genève, qui réglementent l’ouverture des hostilités, les cours de la guerre, qui définit les moyens proscrits etc. En outre, ce sont les Etats et non les individus qui se font la guerre selon la thèse de Rousseau dans Du contrat social.
Si, dans le cours des guerres, des violences meurtrières interviennent, elles sont le fait des hommes, non de la politique. Les meurtres, les pillages, les exterminations ne sont que des aberrations politiques et même juridiques. Ils sont d’ailleurs sanctionnés par des tribunaux internationaux même si, à vrai dire, ceux-ci sont peu efficaces.
Même sur ce point, il ne faut pas confondre ce qui relève de l’essence du politique et les déviations, si dramatiques qu’elles soient, dont la responsabilité est imputable à des individus ou à des groupes hors-la-loi.
On peut se demander si, contre les aberrations illégales du politique qui sèment violence et terreur, une violence oppositionnelle est fondée.
Les figures permanentes de la violence
III- La violence contre l’Etat ou violence anti-politique
1- Le droit de résistance
On citer quelques auteurs qui ont bien approfondi l’analyse de cette thématique. C’est le cas de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Les Monarchomaques (In Vindiciae contra tyrannos), Locke, Traité du Gouvernement civil, § 211 sqq.
Dans des contextes doctrinaux différents, ces textes montrent que la résistance n’est concevable que si le contrat tacite qui lie le magistrat civil au peuple est rompu. Encore le breach of trust signifie-t-i1 que ce sont les magistrats félons qui sont les rebelles (re-bellare), donc les violents et non ceux qui s’opposent à un pouvoir déchaîné qui est déjà un pouvoir déchu.
C’est pourquoi, d’une part, peu d’auteurs, en dehors des monarchomaques prônent le tyrannicide, qui ne répond à la violence que par la violence. Tel est le sens de la critique de Kant contre l’exécution de Louis XVI, même « dans les formes » ; d’autre part, la résistance ne saurait être le fait d’individus ut singuli, mais seulement du « peuple en corps » ou de ses représentants ; enfin, la résistance n’est pas déferlement chaotique de colère : 1a résistance à l’oppression est consacrée par des textes juridiques ; elle est réglementée ; e1le ne consiste pas à tuer ou à jeter des bombes. L’anarchisme, dans son individualisme, n’exprime pas du tout le droit à la résistance : celui-ci est « droit », celui-là est violence. L’un a un sens politique, mais n’est pas violence ; l’autre est violence, mais est infra-politique.
2- La révolution
Elle est désignée, dans la littérature politique du XVIIIème siècle comme le « renversement violent du pouvoir établi ». Elle obéit à une exaltation messianique ou à une pensée destructrice qui sont d’ailleurs les deux éléments – les deux seuls – de toute la mythologie révolutionnaire.
Mais la révolution est plus idéologique que politique comme Albert Camus, dans L’Homme révolté, montre différence entre révolte et révolution ou J. Baechler, dans Les phénomènes rév1utionnaires (PUF.1970). L’idéologie révolutionnaire tient au fait que, dans certains pays, il existe des professionnels de la révolution et que, ainsi que le montre Max Weber, elle participe généralement d’un esprit « religieux ».
3- La désobéissance civile
Elle est l’opposition individuelle ou corporative non pas à la légalisation politique, mais à telle ou telle loi, voire à telle ou telle réglementation. Comme tel 1’« objecteur » sait qu’il s’expose aux sanctions de la loi et, d’avance, il les accepte.
La désobéissance civile est donc bien une attitude politique telles que les grèves suivant la démonstration qu’en donne Sorel, dans ses Réflexions sur la violence ; objection de conscience, manifestations en quête de jeux de foules. Il arrive que cette opposition politique aille jusqu’à 1’effervescence, 1’injure ou la violence brutale. Elle est une sorte de sabbat,1e contre-mythe du pouvoir.
Mais, parce qu’elle est plus destructrice que constructrice, elle risque de n’être que « l e retour de Dionysos » …
Finalement, la violence et la politique sont liées, en droit comme en fait ; mais elles relèvent de deux « ingrédients » bien différents de la nature humaine : le désir et la raison. Le danger est donc de faire l’amalgame de tous les types de « violence » et de transporter dans l’essence du politique ce qui, dans la pratique politique des hommes, est déviation et dégénérescence.
Cependant, il faut se rendre à l’évidence que la violence habite les conduites humaines. C’est pourquoi nombre de philosophies – celle d’Héraclite ou de Hegel aussi bien – ont développé, en insistant sur la négativité de l’Etre, des ontologies de la violence ; pourquoi aussi les philosophies de type marxiste tels qu’Adorno, Horkheimer, ont versé dans un pessimisme foncier. Mais ce n’est pas la politique en tant que telle qui doit être rendue responsable des formes multiples que prend la violence dans l’humanité.
Quant à la tentation du refuge idéologique dans la non-violence, elle participe du mythe ; et il faudrait, pour qu’elle ait un sens, changer la vie ou changer la nature de 1’homme. Platon, déjà, l’avait compris.
L’art d’être accusé en société