Introduction
Dans l’énoncé même de la question, il y a une polémique qui peut se comprendre au moins de trois manières, selon qu’elle renvoie à l’analyse empirique d’un fait (pourquoi y a-t-il des morales ? ), à la perspective d’une justification en droit (qu’est-ce qui peut fonder une morale ? Et pourquoi celle-ci plutôt que telle autre ?), ou encore à une forme de dérision sceptique, voire nihiliste (une morale, pour quoi faire ? A quoi bon ?). Dans le premier cas, la question appelle une analyse explicative et non normative, pour laquelle peu importent la différence des contenus des diverses morales humaines ou la hiérarchisation de leurs valeurs. Suivant cette optique, il s’agit simplement de rendre compte de leur apparition en traitant les morales comme des manifestations humaines qu’il s’agit d’interroger, de facto, dans leur spécificité et dans leur articulation par rapport à d’autres manifestations culturelles. Dès lors, l’intitulé s’inscrit dans une problématique plus générale (pourquoi une morale ? Pourquoi une organisation sociale, politique, juridique ?) qui renvoie aux difficultés relatives à la sociabilité humaine, et convoque des analyses non seulement philosophiques, mais aussi ethnologiques, sociologiques, anthropologiques, etc. On peut alors examiner la question suivant trois modalités principales : quelle origine pour la morale (droit naturel, convention, culte, rites) ? Quelle fonction (assurer la possibilité d’une vie en commun par la régulation des passions humaines et des tendances agressives) ? Quelle finalité (parvenir, par exemple, à une concorde universelle) ?
Le second plan, plus proprement philosophique, est celui du droit, où il s’agit alors de fonder la légitimité de telle ou telle morale. En raison de la prétention à l’universalité inhérente à toute morale, l’article indéfini prend alors toute son importance, puisque le problème n’est pas d’expliquer empiriquement l’apparition des morales humaines, mais de fonder la suprématie de l’une sur toutes les autres : de quoi une morale (plutôt qu’une autre) tient-elle sa légitimité ? Comment passer de la pluralité des morales à l’idée d’une morale unique, fondée en droit – la morale ? Dès lors, la perspective précédentemment évoquée s’inverse : la morale n’est pas traitée comme un fait spatio-temporellement relatif, mais comme un ensemble de règles et d’impératifs prétendûment universels auxquels chacun, en tout temps, devrait se conformer. Tout le problème est alors de savoir si on peut en droit donner à la morale un autre fondement que la convention, c’est-à-dire si la morale peut quitter le domaine de la contingence factuelle pour se voir attribuer une nécessité propre, interne. Mais alors, dans quoi ancrer cette dernière ? Dans les décrets divins ? Dans la nature humaine ? Sur la recherche d’un bien sur lequel tout le monde s’accorderait, comme par exemple le bonheur ? Ou au contraire sur l’idée d’un devoir à accomplir quel qu’en soit le prix ? Et si tant est qu’on puisse parvenir à donner à la morale le fondement absolu qu’elle requiert, comment passer du plan des principes généraux à celui de l’action, toujours particulière ?
Toutefois, ces deux perspectives — celle de la description empirique ou du fondement en droit — sont implicitement remises en cause par la troisième des approches évoquées ci-dessus, à savoir l’ironie et la dérision, dont il semble qu’elle puisse également se décliner suivant au moins deux acceptions. D’une part, et en un sens affaibli, elle provoque un scepticisme qui reconnaîtrait l’existence des morales, mais tirerait argument de leur multiplicité pour contester la prétention de l’une d’entre elles à prévaloir sur toutes les autres, faisant ainsi jouer la relativité factuelle des morales contre toute prétention à l’universalité et toute quête du fondement. D’autre part, la dérision, suivant son acception la plus forte, prend un sens nihiliste qui ne se contente pas d’opposer le fait au droit, mais entend contester dans l’ordre du droit lui-même la possibilité de toute fondation : il s’agit alors de nier la légitimité de toute morale en réévaluant à l’aune des intérêts privés ou publics les arguments apparemment idéaux et désintéressés que donnent les moralistes pour fonder la morale qu’ils prônent. S’opposant à toute démarche explicative ou fondatrice, le questionnement prend alors un tour génétique — ou, plus polémiquement, généalogique — par lequel une pensée du soupçon peut se concevoir.
Il est, donc, clair que ces trois approches rejaillissent les unes sur les autres. Ainsi, l’idée qu’il n’y aurait qu’une seule morale légitime sert de mesure pour évaluer les autres morales existant de facto. Telle est la position de l’église catholique par rapport aux hérésies chrétiennes, par exemple. Mais, inversement, l’idée que toute morale soit dotée d’une fonction sociale et collective peut doublement remettre en cause le thème d’une fondation absolue en le renvoyant soit à la pluralité réelle des morales, soit à l’immoralité foncière des intérêts d’où elles procèdent ; ce qui est précisément le sens de la démarche nietzschéenne. Mais si le jeu polémique de ces approches entre elles suffisait à montrer à la fois la nécessité d’un fondement pour la morale et l’impossibilité de le trouver, alors vers quoi s’orienter ? Faut-il accepter l’aporie, et conserver le thème d’une morale universelle, dès lors entendue comme un idéal ? Ou bien faut-il renoncer à une morale ainsi comprise, et s’orienter sur la voie plus modeste d’une éthique qui ne prétendrait pas à un fondement absolu, mais assumerait une dimension plus personnelle que la morale objective, revendiquant alors positivement le caractère indéterminé de l’article ? Mais alors, comment définir une telle éthique, et en quel sens se distingue-t- elle d’une morale ?
I -L’ORIGINE EMPIRIQUE DES MORALES
A- Les explications « anthropologiques »
Afin de rendre compte de l’existence de la morale, on peut formuler une première hypothèse qui voudrait qu’elle tire son existence d’un sentiment religieux inné à la nature humaine. En ce sens, la question « pourquoi une morale » trouverait d’emblée sa réponse dans une analyse empirique de l’homo religiosus, telle qu’on la trouve, par exemple, dans les travaux de Mircéa Eliade. Selon lui, en effet, une expérience est religieuse si elle induit une différenciation entre un monde terrestre auquel elle arrache l’individu, et un monde profane qui en est ainsi démarqué. En ce sens, la « religion » est dotée d’une dimension universelle, détachée de toute croyance particulière — au sens où elle n’implique nullement la référence à un Dieu, comme par exemple dans le modèle chrétien, mais se fonde essentiellement sur la distinction entre le sacré et le profane —, et constitue l’une des expériences fondamentales de la mentalité primitive. Telle est, du moins, la thèse qu’il défend, entre autres, dans ses ouvrages Traité d’histoire des religions et Le sacré et le profane. Dès lors, L’homo religiosus éprouve le sacré comme un phénomène sui generis et cherche à le déchiffrer ou à le retranscrire dans un certain nombre d’objets symboliques, qui ont une fonction hiérophanique et se trouvent ontologiquement séparés des objets usuels. Corrélativement, l’existence quotidienne apparaît comme une chute : aussi le rapport au sacré sert-il d’évaluation et de guide de conduite pour la –« vie » temporelle.
La culture a, dès lors, pour fonction de rétablir le contact avec le sacré et d’y absorber les énergies créatrices . La caractéristique principale de l’homo religiosus est alors la nécessité d’une « créativité » existentielle qui s’exprime par le mythe, d’une part (dont la fonction est de permettre au sujet de regagner le domaine du sacré), et par un certain nombre d’impératifs et d’interdictions, d’autre part : rites d’initiation, tabous et prohibitions, par exemple, ne pas manger l’animal totémique, mais aussi codification du comportement social qui débouche sur des prescriptions de type moral : obligation liée au don, par exemple, interdiction du meurtre hors du contexte des guerres ou des sacrifices, interdiction du suicide considéré comme une fraude par rapport à la nécessité de réintégrer le sacré.
Une idée voisine est développée par E. Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (In « le culte positif », Edit. Gallimard, Coll. « Quadrige, p.537), à propos du rite. Celui-ci a, en effet, pour fonction non seulement de réaffirmer la solidarité du groupe, mais aussi de mettre en lumière les valeurs auxquelles chacun de ses membres doit adhérer. Ainsi, « la cérémonie tend à agir sur les consciences et sur elles seules. Si, donc, on croit qu’elle agit sur les choses, (…) ce ne peut être que par un contrecoup de l’action morale qu’elle exerce et qui, de toute évidence, est la seule qui soit réelle ».
En tant qu’elle regroupe les interdictions et les obligations en les constituant en un système, la morale serait donc issue de la nécessité de codifier et de formaliser le sentiment religieux par lequel se définit la mentalité primitive. Dans cette perspective, elle est pensée sous les formes du nécessaire, ce que confirme, d’ailleurs, un ensemble d’analyses de la mentalité primitive qui la rendent coextensive à la formation des sociétés humaines. Ainsi, la raison d’être de la morale s’expliquerait à partir d’une sorte d’anthropologie ethnologique et, donc, d’une certaine conception de l’homme comme doué d’une nature propre.
Dans un texte célèbre, Henri Bergson propose une variante de la thèse selon laquelle l’origine de la morale tiendrait à la religion et à la vie en société : ainsi, « l’on trouve chez les primitifs beaucoup d’interdictions et de prescriptions qui s’expliquent par de vagues associations d’idée (…). Elles ne sont pas inutiles puisque l’obéissance de tous à des règles, même absurdes, assure à la société une cohésion plus grande » (In Les deux sources de la morale et de la religion, Edit. F. Alcan, p.18).
En effet, le point de départ des analyses bergsoniennes est l’idée que les obligations morales tiennent à un ensemble d’obligations sociales au sein desquelles chaque individu est éduqué. Ainsi,
« chacune répond, directement ou indirectement, à une exigence sociale ; et dès lors, toutes se tiennent, elles forment un bloc. (…) Elles font partie intégrante de l’obligation en général ; et ce tout, qui doit d’être ce qu’il est à l’apport de ses parties, confère à chacune, en retour, l’autorité globale de l’ensemble. Le collectif vient ainsi renforcer le singulier, et la formule « c’est le devoir » triomphe des hésitations que nous pourrions avoir devant un devoir isolé » (Ibidem, p.3).
Les obligations morales assurent donc la cohésion du groupe social et visent fondamentalement à maintenir l’ordre. Mais le point important est, sans doute, qu’elles recouvrent en fait des « commandements religieux ». La religion joue un rôle social, qui est de « soutenir et de renforcer les exigences de la société », et d’instaurer dans les relations humaines un ordre analogue à celui qui régit le monde physique de la nature. C’est seulement ensuite qu’elle est intériorisée par l’individu en l’idée d’un devoir envers soi-même : la morale est donc bien sociale, mais elle a ceci de particulier qu’elle engendre un type de rapport à soi-même qui « surajoute au moi individuel un moi social » qui tire sa vitalité du premier. C’est en ce sens qu’on peut comprendre la morale dite « close » comme celle qui est « tracée par la société » comme une route que chacun doit prendre à son insu, au sens où « le devoir, ainsi entendu, s’accomplit presque automatiquement » (Ibidem, p. 6). Le propre de cette morale est donc qu’elle tend à une reproduction à l’identique d’un ordre social dont elle découle tout entière. Corrélativement, elle se résume en un ensemble d’obligations fixes et universalisantes, et tend à confondre l’individuel et le social : « définissons d’abord l’attitude morale de l’homme que nous avons considéré jusqu’à présent. Il fait corps avec la société ; lui et elle sont absorbés ensemble dans une même tâche de conservation sociale et individuelle ».
A ce type de morale qui replie l’individu et la société sur eux-mêmes, Bergson oppose la morale dite « ouverte », en prenant comme exemple le paradigme du saint ou de l’ascète, qui dépassent le plan des exigences sociales. Cette morale est dite « humaine », et non « sociale », au sens où elle oblige le sujet non pas envers sa cité, mais envers l’humanité tout entière. La morale ouverte trouve ainsi son origine, non dans les capacités sociales, mais l’aptitude créatrice de l’homme, et dans la possibilité pour lui de laisser s’exprimer une « émotion neuve », celle qui donne leur impulsion aux créations de l’art ou de l’invention en général. Elle s’ancre donc dans un « ébranlement affectif » qui se distingue des variations de surface de l’affectivité humaine ou même de la morale du sentiment telle qu’elle a pu être décrite par Rousseau , au sens où elle ne s’analyse pas seulement en termes psychologiques :
« Avant la nouvelle morale, avant la nouvelle métaphysique, il y a l’émotion, qui se prolonge en élan du côté de la volonté, et en représentation explicative dans l’intelligence. Prenez par exemple l’émotion que le christianisme a apportée sous le nom de charité : si elle gagne les âmes, une certaine conduite s’ensuit, et une certaine doctrine se répand » (Ibidem, p. 45).
Par opposition à la morale close, la morale ouverte ne vise donc pas la conservation d’un ordre social préétabli ; au contraire, elle est facteur d’évolution et de changement. Elle est à ranger du côté du vital, par opposition à l’inerte. D’une certaine manière, elle « trompe la nature ». Comme le dit Bergson, il y a entre les deux morales la « distance du repos au mouvement » (Ibidem, p.56).
Les « deux sources » de la morale et de la religion sont donc respectivement un conservatisme par lequel les sociétés humaines assurent leur propre conservation, d’une part, et la dynamique vitale propre à la créativité humaine, d’autre part. Mais qu’elle soit « close » ou bien « ouverte », que l’homme soit défini comme une « fourmi intelligente », c’est-à-dire un être social miraculement doté de conscience, ou comme une force individuelle créatrice, la morale est, en définitive, renvoyée, ici aussi, à une anthropologie. De toute façon, la moralité est pensée comme coextensive à la qualité d’être humain et se présente, quelles que soient ses formes, comme une constante anthropologique. Mais, dès lors, comment penser la morale si l’on réfute cette anthropologie, et si l’on cherche à la définir indépendamment du rapport au sacré et à la religion ?
B- Une origine conventionnelle pour la morale ?
A cette question, les analyses rousseauistes de l’état de nature peuvent apporter – une réponse -partielle. Selon Rousseau, la morale., considérée comme un ensemble de prescriptions et de prohibitions, n’est pas naturelle, et ne tient donc pas à l’essence de l’homme : elle est un produit social et conventionnel rendu nécessaire par la sortie de l’état de nature. En ce sens, Rousseau adopte une position intermédiaire entre les théoriciens du droit divin et ceux du droit naturel : il rejoint partiellement les positions de Hobbes, pour lequel « l’éthique, c’est-à-dire la science du juste et de l’injuste, de l’équitable et de l’inique, ne peut être démontrée a priori. En effet, les principes qui nous font connaître le juste et l’équitable (…) c’est nous-mêmes qui les produisons. Car avant l’établissement des conventions et des lois, il n’y avait ni justice ni injustice, ni concept naturel du bien ou du mal public, pas plus chez les hommes que chez les bêtes » (De Homine, p. 10).
Dans le même esprit, la troisième partie de la première section du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes s’attache à examiner l’homme « par le côté moral », indépendamment de toute convention, et montre que « les hommes n’avaient ni vices ni vertus ». Mais s’il n’y a pas de concept du bien et du mal, et donc pas de morale à proprement parler, il y a toutefois une sorte de « morale naturelle » qui tient au comportement dicté par l’amour de soi (entendu comme désir de conservation, et non d’expansion) et la pitié (comme « répugnance à voir souffrir son semblable », destinée à éviter tout excès dans l’amour de soi). Il a donc une « bonté naturelle » qui ne tient nullement à la convention, mais à la force et à l’indépendance qu’encourage l’amour de soi, ce que confirme l’Emile, II : « toute méchanceté vient de la faiblesse ; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon » . Toutefois, cette « bonté naturelle » n’est pas à proprement parler « morale » au sens où l’application de ce qualificatif ne peut être que rétrospective, pas plus que, dans le même ordre d’idées, l’inégalité ne peut être appelée injustice. La moralité n’est donc pas inhérente à l’homme sauvage : elle est une acquisition tardive et douleureuse, qui n’est pas préparée par la « nature animale » de l’homme, et requiert le développement de la vie en société ainsi que de la raison. Elle est mise en place pour contrebalancer le développement de l’amour propre qui, par le souci de comparaison et l’orgueil qu’il inspire, est le principe de la genèse des passions sociales : jalousie, vanité, mépris, honte…. C’est en ce sens que la « moralité » paraît surtout comme un frein aux excès. Ainsi, dans la seconde Partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, la genèse de la morale s’effectue en trois temps : d’abord, il n’y a que des rapports bilatéraux entre les hommes, qui progressivement s’étendent à plusieurs individus, ce qui a pour conséquence l’apparition des préférences et la naissance des passions sociales. Puis, s’opère un passage à l’abstraction par lequel apparaissent des règles et des devoirs qui se substituent aux préférences pour arbitrer les rapports sociaux. La morale, en provoquant la « terreur des vengeances », a pour fonction de rendre possible la vie en commun. Enfin, l’institution de la propriété marque une étape décisive dans le développement d’un code moral (voir aussl la thèse de Montesquieu sur ce point), qui supplante le droit propre à l’homme à l’état de nature, lequel se définissait pour ce dernier par la possibilité de « s’attribuer avec raison les choses dont il a besoin ». Apparaissent alors les « premières règles de la civilité » — qui ne sont pas à proprement parler des lois : il faudra un contrat social pour qu’elles le deviennent.
A la différence de Mircéa Eliade ou de Bergson, Rousseau distingue, donc, entre un état pré-civil, qui se caractérise par l’absence de toute morale au sens strict du terme, et un état civil réglé par une morale spécifiée en devoirs. La morale n’est donc pas coextensive à la condition humaine : elle ne doit pas être renvoyée à l’essence, mais au devenir. La question « pourquoi une morale » ne peut donc recevoir de réponse atemporelle, et ne peut s’expliquer que dans la perspective d’une genèse qui prend en compte l’historicité du développement humain. La morale apparaît comme un produit social.
Toutefois, les analyses rousseauistes ne permettent pas, du fait de leur généralité, de rendre compte de la diversité des morales historiquement apparues, et ne prennent pas non plus en compte l’exigence d’unicité et d’universalité propre à chaque morale. Elle ne peuvent penser les morales morales que de façon indifférenciée. De surcroît, elle adoptent pour analyser un point de vue extérieur, qui est celui du social – tout comme les analyses anthropologiques, d’ailleurs -. Il faut donc tenter de sortir de ce fonctionnalisme et étudier la morale à partir du discours qu’elle tient sur elle-même, en tenant compte des exigences propres à ce type de discours. Dès lors, il ne suffit pas de faire la genèse de la morale pour répondre à la question posée. Le problème n’est plus historique, mais métaphysique, voire théologique : savoir quel fondement les morales se donnent elles-mêmes, et sur quoi elles entendent fonder leur prétention à l’unicité.
II- UN FONDEMENT POUR LA MORALE ?
A- Le droit divin contre l’auto-fondation de la morale
L’hypothèse la plus évidente est de prendre en compte l’origine religieuse de la morale. Ainsi, le lien intrinsèque entre morale et religion, tel que nous l’avons analysé plus haut, se traduit symboliquement dans la pensée chrétienne par l’imposition par Dieu à Moïse des « Tables de la Loi ». La foi doit se traduire par l’observance de règles morales qui tirent leur efficace de la volonté divine, qu’elles sont censées transcrire. La morale a donc un fondement surnaturel, en l’occurrence Dieu, et se présente à l’homme sous la forme d’une obligation absolue, ancrée dans la transcendance. La réponse à la question « pourquoi la morale ? », c’est alors l’existence même d’un Dieu qui la cautionne et l’impose. A cet effet, Bossuet, dans son ougrage, Politique tirée des paroles saintes de l’Evangile, notamment dans le Livre II, soutient aussi fermement que possible une telle thèse. Elle est, à ses yeux, une évidence, qui ne saurait souffrir de contestation aucune. Nonobstant ce, il ne s’agit pas d’une réponse historique, comme chez Rousseau. Sa démonstration est avant tout métaphysique ; corrélativement, ce qui garantit la supériorité de la morale chrétienne sur toutes les autres, c’est qu’elle s’enracine dans la parole divine. Elle tire sa force de la foi des fidèles, et sa légitimité de Dieu.
Toutefois, cette conception transcendante de la morale s’expose à un Constat sceptique à la manière, entre autres auteurs, de Montaigne : les morales sont plusieurs, et rien ne permet de décider de la valeur des unes par rapport aux autres, surtout pas l’expérience commune, qui apprend au contraire qu’elles se valent toutes. Selon Montaigne, « si ce rayon de la divinité nous touchait aucunement, il y paraîtrait partout : non seulement nos paroles, mais encore nos opérations en porteraient la lueur et le lustre. Tout ce qui partirait de nous, on le verrait illuminé de cette noble clarté, [mais il n’en va pas ainsi]. Voulez-vous voir cela ? Comparez nos moeurs à un Mahometan, à un païen ; vous demeurez toujours en dessous (…) Toutes autres apparences sont communes à toutes religions : espérance, confiance, événements, cérémonies, pénitences, martyres » (Essais, II, chap. XII, Pléiade, p. 487).
Pire, l’expérience montre qu’en définitive les Chrétiens, qui devraient être les plus moraux de tous les hommes, se comportent plutôt plus mal que les autres : du moins, c’est ce qu’il écrit : « Je vois cela évidemment, que nous ne prêtons volontiers à la dévotion que les offices qui flattent nos passions. Il n’est point d’hostilité excellente comme la chrétienne. Notre zèle fait merveille, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la détraction, la rébellion. A contrepoil, vers la bonté, la bénignité, la tempérance ; si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l’y porte, il n’y va ni de pied ni d’ailes » (Ibidem).
L’hypothèse d’une origine divine permet, certes, d’assurer à la morale un fondement. Mais elle présente deux inconvénients majeurs : d’une part, elle nécessite un support théologique lourd, auquel on n’est pas obligé de souscrire ; d’autre part, et très paradoxalement, même si elle sert à la morale de fondement transcendant, elle ne suffit pas à garantir la moralité de ce qu’elle fonde. Comme le dit Montaigne, ce sont souvent les Chrétiens qui sont les moins moraux de tous de tous les croyants ou non croyants. En ce sens, il y a contradiction entre l’hypothèse d’une institution divine pour la morale et l’amoralité des comportements qui sont censés en procéder.
En revanche, on peut voir dans les Fondements de la métaphysique des moeurs et dans la Critique de la raison pratique une tentative pour pallier ce double inconvénient : d’une part, il s’agit de faire l’économie de toute théologie en assurant à la morale un fondement « laïque » et donc non transcendant (la loi morale) ; d’autre part, il faut penser ce fondement de telle sorte qu’il préserve à lui seul la moralité de ce qu’il fonde. Il faut que la morale soit dotée en elle-même d’une réelle efficace. L’enjeu général d’une telle démarche est bien sûr d’éviter tout relativisme en matière de morale, et de pouvoir répondre a priori, c’est-à-dire de manière universelle et nécessaire, à la question « pourquoi une morale ? ».
C’est le sens de la critique kantienne des morales fondées soit sur les dispositions intérieures de l’âme (c’est la thèse des Stoïciens), sur la conformité des actes aux prescriptions morales, ou sur la recherche du bonheur (position défendue par Aristote). Ainsi, les qualités jugées morales par les Stoïciens (maîtrise de soi, sens de la mesure, etc…) peuvent être utilisées à des fins immorales, et ne sauraient donc servir de fondement à la morale, tel le sang froid du criminel. La morale ne peut donc se fonder sur de prétendues « vertus » qui peuvent toujours être bien ou mal utilisées, et ne sont donc pas à elles seules garantes de la moralité du sujet qui les possède. De surcroît, si l’on ne prend en considération que le rapport de l’acte et du code moral, on ne peut juger de la moralité du sujet agissant, dans la mesure où l’acte, même s’il est en apparence moral, peut avoir été accompli pour des raisons immorales. Le critère empirique de la conformité ne saurait donc valoir pour fonder la morale : seule une fondation a priori sera irréfutable. En somme, la critique de l’idée selon laquelle toute morale viserait à procurer le bonheur à quiconque lui obéit se fonde sur le même raisonnement. Le bonheur est un concept empirique, et non a priori. C’est la raison pour laquelle il ne peut faire l’unanimité. Tout au mieux, on peut espérer un accord empirique qui comprendrait le bonheur comme l’idée générale des fins subjectives des hommes, associées à des motifs empiriques de prudence. Mais un tel accord procéderait en fait par généralisations successives, et serait donc toujours susceptible d’être remis en cause. Ainsi, la recherche du bonheur ne peut procurer qu’un fondement instable à la morale, qui ne pourrait alors être cette « pure science » que défend Kant dans l’ensemble de sa théorie éthique.
La morale ne tient donc ni à la vertu, ni à un ensemble de prescriptions contingentes, toujours susceptibles de varier selon les temps et les lieux, ni à la recherche d’un bonheur impossible à définir. La seule véritable réponse à la question « pourquoi une morale », si on l’envisage du point de vue du droit et non plus du fait, c’est la notion de devoir : sera morale une volonté qui agit en se déterminant par la seule forme de la loi, et donc a priori, sans prendre en compte aucun motif empirique, et indépendamment des effets matériels qui peuvent découler de l’action choisie. Ainsi, Kant est amené à faire l’éloge des maximes chrétiennes du sacrifice, au sens où la moralité d’une action éclate d’autant mieux qu’elle est contraire aux inclinations de la sensibilité, et va contre le sens des intérêts pratiques de l’individu. A la notion de devoir s’en ajoutent dès lors deux autres, qui forment le triple fondement de la morale selon Kant : celle d’impératif catégorique (quatre formulations , mais un seul principe, par opposition à la pluralité des impératifs hypothétiques), qui sera développée dans la Critique de la raison pratique par l’analyse de la loi morale, et celle de respect. Le devoir se définira comme la nécessité d’agir par pur respect pour la loi. Dans la Critique de la raison pratique, Kant montrera que c’est la liberté humaine qui permet de relier synthétiquement et a priori l’impératif de la loi et la volonté.
D’après Kant, le fondement ultime de la moralité est, donc, la liberté humaine en tant qu’elle est rationnelle et raisonnable, et susceptible de se déterminer par la loi morale. Kant renonce à la perspective de la transcendance tout en évitant, par la référence à l’universel postulée par les quatre formulations de la loi morale, le relativisme ou l’hypocrisie dénoncés par Montaigne. L’idée d’un fondement a priori, et donc absolu, pour la morale a pour corrélât la primauté d’une seule morale sur toutes les autres (celle qui se fonde sur la loi, et qui, seule, mérite d’être appelée telle), et constitue donc à la fois un critère d’évaluation des morales humaines, ainsi qu’une caution pour une seule d’entre elles. La question « pourquoi une morale » se transforme donc implicitement en « pourquoi la morale », la réponse de Kant étant que c’est parce que la morale peut trouver un fondement a priori, dans la liberté humaine.
B- La généalogie nietzschéenne de la morale
Or, c’est précisément cette idée d’une impartialité de la morale, ainsi que la valeur suprême qu’est censé lui conférer ce fondement a priori qu’est la pure forme de la loi, que critique violemment Nietzsche dans la Généalogie de la morale, notamment le Livre III. A la question métaphysique « pourquoi une morale », Nietzsche substitue une interrogation généalogique et polémique : « pour qui une morale », qui fait jouer l’histoire contre le plan du droit et renvoie la morale kantienne à ses commencements peu glorieux (la pudenda origo, l’ « origine honteuse » déjà évoquée par Aurore). Ainsi, la généalogie des idéaux ascétiques permet d’établir que, loin d’être guidés par la conformité à une loi morale, ils relèvent, en fait, d’un « instinct dominant » qui impose sa loi aux autres instincts (p. 231). Plus radicalement, la thèse nietzschéenne est que « toutes les choses bonnes furent autrefois des choses mauvaises ; de tout péché originel est sortie une vertu originelle (…). Les sentiments doux, bienveillants, conciliants, compatissants — ensuite si élevés en valeur qu’ils sont presque devenus des « valeurs en soi »— eurent très longtemps contre eux le mépris de soi (…). Rien n’est plus chèrement payé que le peu de raison humaine et le peu de sentiment de liberté qui font à présent notre orgueil. Mais c’est cet orgueil qui cause maintenant notre incapacité à ressentir comme la principale histoire, réelle et décisive, les périodes étendues de la « moralité des moeurs » qui ont fixé le caractère de l’humanité partout où la douleur était taxée de vertu, la vengeance de vertu, le reniement de la raison de vertu » (In Généalogie de la morale, édition 10/18, Paris, pp. 237-238).
Ce passage, d’inspiration fortement anti-kantienne, fait ressortir à la fois l’immoralité des origines de la morale, et la tendance à la dissimulation qui lui est coextensive. Immorale par ses commencements, la morale est, de surcroît, mensonère par nature. Elle travestit la faiblesse en force, et vise en réalité la préservation des intérêts de la majorité (le « troupeau ») contre ceux qui étaient les plus forts, mais aussi les moins nombreux. Ceci permet de remettre en perspective l’idée selon laquelle la morale serait une constante anthropologique motivée par la nature sociable des hommes. Elle ne vise pas seulement à permettre de vivre en société, mais elle a surtout une fonction dominatrice. Devant la morale, tous les hommes ne sont pas égaux. La fonction régulatrice de la morale masque en fait une tendance à la sélection historique qui privilégie les faibles contre les forts en séparant ceux-ci de ce qu’on pourrait appeler, en termes spinozistes, leur pouvoir d’agir. D’une certaine manière, la morale est comme le crime : pour la comprendre, il suffit de déterminer à qui elle profite.
Dès lors, selon Nietzsche, l’origine réelle de la morale, c’est avant tout l’action du prêtre ascétique qui trouve « dans son idéal non seulement sa foi, mais aussi sa volonté, sa puissance, son intérêt » (Ibidem, p. 241). De là procède la dépréciation métaphysique du monde sensible et de la sphère du devenir, considérés comme sans valeur par opposition aux idéaux ascétiques. Sur ce point, on peut aussi lire avec intérêt le Crépuscule des Idoles : « Comment le monde vérité devint une fable ».
De manière substantielle, la morale relève, donc, d’une évaluation négative (« monstrueuse », dit Nietzsche) de l’ici-bas au profit d’un hypothétique au-delà, évaluation à laquelle la fiction d’une origine divine ou d’une fondation autonome servent de masques. La caractéristique, essentielle, de la morale est qu’elle va contre la vie, ou plus exactement qu’elle promeut les intérêts d’une volonté de puissance qui n’aime la vie qu’affaiblie ou dégénérée. Ainsi, selon un cercle vicieux qui préfigure celui du nihilisme, les idéaux ascétiques sont à la fois la cause et le remède de l’impossibilité de vivre « innocemment ». Paradoxalement, cela conduit Nietzsche à proposer un éloge de L’Ancien Testament par opposition au Nouveau : « Respect à l’Ancien Testament. J’y trouve de grands hommes, une contrée héroïque et une chose des plus rares en ce monde, l’incomparable naïveté du coeur fort. Dans le Nouveau, au contraire, rien que le remue-ménage des petites sectes, rien que le rococo de l’âme, rien que du contourné, de l’anguleux, du bizarre, rien que l’air des conventicules (…) Humilité et verbosité côte à côte ; une verbosité du sentiment qui étourdit presque ; des attitudes passionnelles, pas de passion ; une mimique déplorable ; toute bonne éducation fait évidemment défaut ici » (Ibidem, p. 276).
Toutefois, le point intéressant est que ce retour à l’Ancien Testament se fait précisément… au nom de critères eux-mêmes éthiques (« grandeur », « héroïsme », « force du coeur »). Il ne s’agit donc pas, pour Nietzsche, de récuser toute morale, mais seulement de montrer les origines honteuses de celle qui est la nôtre. Vivre par delà le bien et le mal ne signifie pas vivre dans l’anarchie des sentiments, ou revenir à une sorte d’état de guerre pseudo-hobbien. Ainsi, « Par delà le bien et le mal : ce qui du moins ne veut pas dire : par delà bon et mauvais » (Ibidem, p. 56).
Il ne s’agit pas de renoncer à toute moralité, mais de changer les critères de l’évaluation pour promouvoir une nouvelle forme de morale, qui tirerait son origine, non pas d’une volonté de puissance moribonde et décadente, mais d’une volonté affirmative, artiste, qui ne recule ni devant la souffrance ni devant la cruauté. Nietzsche ne prône donc nullement un amoralisme. Le problème est de savoir comment définir la morale en faisant l’économie de la métaphysique qui la grève ; d’où l’idée selon laquelle les hommes vraiment moraux seront des « créateurs », c’est-à-dire des hommes capables de se façonner eux-mêmes, non pas en fonction de normes socialement imposées, mais à partir de celles qu’exige leur volonté de puissance. Une action sera donc jugée morale si elle procède d’une volonté de puissance prête à s’affirmer quels que soient les obstacles, à n’importe quel prix . Les vertus prônées ne sont ni l’humilité ni la tolérance, mais se situent aux antipodes des vertus chrétiennes : cette morale est une morale de la dureté (être dur avec soi-même tout autant qu’avec les autres), de l’intransigeance envers soi-même, de la non-compromission. Par les sacrifices qu’elle exige, cette morale est proprement « surhumaine ». Sa raison d’être n’est ni transcendante, ni métaphysique : elle s’enracine dans la nécessité pour l’individu de se surpasser soi-même dans le sens d’un accroissement de ce qu’il est. A la différence de la loi morale kantienne, elle concerne donc fondamentalement, non pas le rapport aux autres, mais le rapport à soi-même, et c’est la raison pour laquelle elle ne se juge pas selon des normes collectives, et ne peut par définition susciter aucune prescription générale. Elle est idiosyncrasique au sens où elle dépend de la constitution propre à chaque individu. En ce sens, il s’agit, donc, davantage, à proprement parler, d’une éthique que d’une morale ; des notions qu’il sera nécessaire de préciser par la suite.
Ce qui transparaît, en filigrane, chez Nietzsche, c’est donc l’idée qu’une morale ne peut jamais vraiment être fondée, et qu’il faut donc substituer à la généralité de la morale la singularité d’une éthique fondée sur l’individu. La question « pourquoi une morale », finalement, doit cesser d’être posée une fois qu’on y a répondu généalogiquement. Le véritable problème, c’est de savoir comment comprendre l’éthique qui doit remplacer la morale.
III- ETHIQUE ET MORALE : LE PRIMAT DU RAPPORT A SOI
A- Le dépassement de l’approche kantienne chez Foucault
Dans un passage souvent cité de l’introduction de l’Usage des plaisirs (Gallimard, Paris, p.p. 32-33), Foucault prend soin d’établir une première distinction entre ces deux premiers niveaux d’analyse que sont le « code moral », d’une part, et la « moralité des comportements », d’autre part. Le premier est composé d’« interdits et de codes » définissables de manière formelle et indépendamment de toute action effective ; la seconde renvoie au « comportement réel » des individus, et peut être évaluée a posteriori en référence à l’« ensemble prescriptif » que circonscrit le code moral. Or, bien que le nom de Kant ne soit mentionné nulle part, on reconnaîtra ici une transposition de l’opposition instituée par les Fondements de la métaphysique des mœurs (Pléiade, Paris 1985) entre ces deux éléments distincts que sont la loi morale et l’action conforme ou non à cette loi. Tout comme Kant lui-même, Foucault refuse l’idée qu’on puisse penser la moralité uniquement en référence aux actes effectués, et rejette donc les « comportements réels » comme infra-moraux : la moralité doit être définie, non pas à partir de la conformité de l’action aux codes, mais en référence à l’intention et à la liberté du sujet de cette action et, donc, en définitive à la manière dont la volonté se détermine : « le problème moral, c’est la pratique de la liberté », nous dit Foucault, avant d’ajouter ailleurs que ‘Ta moralité n’est rien d’autre que la pratique délibérée de la liberté » (In « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberé », Concordia, N° 6, p.4).
Des lors, la ligne de partage entre Foucault et Kant concerne la manière dont doit être conçue cette « pratique de la liberté ». Ainsi, selon Kant, c’est, comme on sait, le pur respect de la loi qui permet à lui seul de décider de la moralité de l’action . Mais les Grecs, nous rappelle Foucault, n’avaient que très peu de codes et d’interdits ; ce qui importait pour eux n’était pas le rapport à la loi, mais la nécessité pour le sujet de déterminer à travers son action, non seulement son vouloir, mais aussi son mode d’être. A l’idée judéo-chrétienne d’une morale fondée sur la relation du sujet à la loi, Foucault oppose donc le modèle d’une éthique qui se définit à partir de la « conduite » de l’individu. Ce faisant, il reprend implicitement l’opposition traditionnelle entre les morales centrées sur l’acte et celles qui sont centrées sur l’agent : comme on sait, les premières comprennent l’action vertueuse en la référant à un ensemble de prescriptions préétablies, tandis que les secondes, au contraire, n’accordent que peu d’importance aux « devoirs » et définissent la vertu elle-même à partir de la conduite qu’adopterait un homme vertueux .
Apparaît alors, entre les codes et les actions, un troisième niveau, qui permet de contourner la problématique kantienne de l’opposition entre le plan de l’action et celui de la loi, et concerne la « manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le code » . Selon Kant, en effet, un tel niveau serait impensable, dans la mesure où c’est justement la possibilité de définir a priori tant la loi morale que la volonté bonne qui permet de fonder le thème d’une morale universelle et nécessaire. Ainsi, la Religion dans les limites de la simple raison rappelle que, pas plus que la raison ne saurait être irrationnelle, la volonté ne peut adopter la maxime diabolique qui consisterait à se déterminer systématiquement contre la loi. Il suffit donc au sujet d’être doté de raison — ce qui est le cas par nature — pour être, potentiellement du moins, moral, ce qui invaliderait par avance l’affirmation de Foucault mentionnée ci-dessus, selon laquelle le « sujet moral » devrait faire l’objet d’une « constitution ». Comme on pouvait s’y attendre, l’adoption de la perspective transcendantale pour penser la morale conduit donc Kant à nier la nécessité et même la possibilité de prendre en compte le mode d’être de l’agent, et ceci au moins pour deux raisons : d’une part, ce mode d’être ne peut se définir qu’empiriquement, et donc a posteriori ; d’autre part, et corrélativement, l’aspect temporel et historiquement changeant de la constitution de soi vaut par définition à cette dernière un caractère variable, et donc impropre à fonder une morale a priori, c’est-à-dire universelle et nécessaire.
Lorsqu’il affirme l’impossibilité pour les Grecs de comprendre la moralité indépendamment de la qualité du sujet moral, d’une part, et de définir cette dernière indépendamment des actes de ce sujet d’autre part, Foucault prend donc doublement le contrepied de la perspective kantienne. A ses yeux, ce n’est pas l’intention qui permet à elle seule de décider de la moralité de l’action ; ou plus exactement, cette intention ne peut s’analyser en elle-même, et nécessite au contraire qu’on prenne en compte le mode d’être de l’agent lui-même, lequel n’est pas définissable a priori, mais résulte d’une constitution de soi par soi. L’objet véritable de l’éthique grecque, nous dit, donc, Foucault, est ainsi le « rapport à soi qui détermine comment l’individu doit se constituer en sujet moral de ses propres actions » , rapport qui nécessite une élaboration continue et peut connaître différentes variations temporelles. A l’universalité de la morale kantienne, centrée sur le respect inconditionnel d’une loi formulable a priori et qui serait la même pour tous, s’oppose dès lors une éthique de l’individu, pour laquelle chaque sujet doit chercher empiriquement à faire en sorte que son mode d’être devienne en lui-même, et indépendamment de l’obéissance à une quelconque loi, l’incarnation des principes selon lesquels il a choisi de vivre.
Parce qu’elle ne repose pas sur la soumission à la loi, une telle éthique de l’existence est plus souple et plus personnelle que la morale kantienne, au sens où elle demande que le sujet considère chaque situation comme un problème spécifique auquel sa conduite doit apporter une réponse singulière, modulable, et qui n’engage que lui. Toutefois, cette éthique, bien qu’elle soit fondée sur la relativité du kairos et sur la nécessité de savoir le reconnaître, n’est pas moins rigoureuse ni moins exigeante que les morales de la loi : si elle n’énonce pas a priori la nature de l’action bonne — ce qu’elle pourrait faire, par exemple, en stipulant une série de devoirs (les « Dix Commandements »), ou en formulant a priori un principe susceptible de discriminer les maximes entre elles (la loi morale) — l’éthique de l’existence s’attache en revanche à préciser ce que doit être le sujet vertueux pour pouvoir bien agir. Elle repose, donc, implicitement sur l’idée qu’il existe une relation indissociable entre l’agir et l’être du sujet, et appelle en conséquence, non pas une série d’actions conformes à un devoir énoncé ailleurs et par avance, mais une transformation permanente et sans cesse réactualisée de l’être de l’agent lui-même — une ascèse comme travail de soi par soi.
Contrairement à ce que prône la doctrine kantienne, ce n’est donc pas le respect de la loi qui fait la moralité de l’action, mais la qualité de la substance éthique du sujet qui agit — en d’autres termes, ce qu’il est vertueux de faire, c’est ce que ferait un homme vertueux. Réciproquement, seule l’action vertueuse permet au sujet de se constituer progressivement comme sujet éthique : ainsi, « une action morale tend à son propre accomplissement ; mais en outre elle vise, à travers celui-ci, à la constitution d’une conduite morale qui mène l’individu non pas simplement à des actions toujours conformes à des valeurs et à des règles, mais aussi à un certain moded’être caractéristique du sujet moral » (In Usage des plaisirs, p. 35).
La constitution de soi a donc ceci de particulier que l’agent s’y révèle à la fois principe et matière de son action. Agir moralement, c’est avant tout, non pas agir sur les autres ou sur le monde en se déterminant par une loi, mais se modifier soi-même. Comme le dit Foucault, « l’accent est alors mis sur les formes de rapport à soi (…) et sur les pratiques qui permettent de transformer son propre mode d’être » (In Usage des plaisirs, Introduction, p. 37).
Toutefois, Foucault va plus loin : il ne s’agit pas seulement pour lui de critiquer la position kantienne mais surtout d’établir en général la possibilité et la nécessité d’un travail de soi sur soi pour se constituer comme sujet. C’est ce qu’atteste la fin de l’Introduction elle-même, où Foucault prend soin, dans un premier temps, d’indiquer que « toute morale comporte les deux aspects qu'[il] vient d’indiquer, celui des codes de comportement et celui des formes de subjectivation » (Usage des plaisirs, p. 36), bien que le second soit moins fort dans le cas des « morales chrétiennes ». Cette idée est également présupposée par la forme même de l’interrogation qui, dans le même texte, demande « comment, sous la continuité, le transfert ou la modification des codes, les formes du rapport à soi (et les pratiques de soi qui leur sont liées) ont été définies, modifiées, réélaborées et diversifiées » (Usage des plaisirs, pp. 38-39). La réfutation foucaldienne du kantisme dépasse donc le cadre d’un simple retour en deçà des « morales du code », pour montrer que même celles-ci présupposent de la part du sujet une constitution de soi. En ce sens, l’opposition de Foucault à Kant s’avère donc plus radicale encore qu’on pouvait le penser : elle ne repose pas seulement sur l’argument chronologique de l’antériorité de l’éthique grecque sur les « morales chrétiennes » ou sur une réactivation de l’aristotélisme. C’est une opposition principielle qui engage une conception générale du sujet et du rapport à soi que les analyses foucaldiennes de la subjectivation et des pratiques, dont dépend celle-ci, chercheront à préciser en détail.
B- Un développement spinoziste ?
On peut prolonger ce dépassement de la morale vers une éthique centrée non pas sur le rapport à la loi, mais sur la relation à soi-même à partir de la critique spinoziste des notions de bien et de mal (cf. Lettre à Blyenbergh). Il s’agit de textes extrêmement polémiques, dirigés contre la thèse rationaliste selon laquelle le mal n’est rien : Spinoza arrive à la même conclusion, mais par des voies radicalement opposées : ce n’est pas parce qu’il est privation, et que le bien est tout, que le mal n’est rien. C’est au contraire parce que ni le Bien ni l’être ne sont des réalités : considérer le bien et le mal comme des réalités en soi, c’est hypostasier le bon et le mauvais, et tomber dans le piège du finalisme (le bien comme raison d’être et d’agir, le mal comme repoussoir). Le bien et le mal n’ont pas de sens intrinsèque. Ce sont des êtres de raison ou d’imagination qui dépendent des signes sociaux, du système répressif des récompenses et des châtiments. Ainsi, le mal doit être pensé sur le modèle de l’empoisonnement. Mon corps est fait de parties qui se composent les unes avec les autres, et au gré des rencontres. Est mauvaise toute composition qui va contre ma nature, et l’entrave dans sa puissance d’agir. Le bon est alors l’utile, le mauvais, le nuisible, qui tous deux expriment seulement les rencontres entre modes existants. Il faut donc substituer au bien et au mal le bon et le mauvais, qui sont doublement relatifs : ils se disent l’un par rapport à l’autre, et tous deux par rapport à un mode existant. Est bon ce qui augmente notre puissance d’agir ou la favorise, est mauvais ce qui la diminue ou l’empêche. Est bon tout objet dont le rapport se compose avec le mien (convenance), mauvais tout objet dont le rapport décompose le mien, quitte à se composer avec d’autres (disconvenance). Enfin, est bon « ce qui dispose le corps à ce qu’il puisse être affecté d’un plus grand nombre de manières » (In Ethique, IV, p.38).
A l’idée d’une morale fondée sur la recherche du bien et le rejet du mal, il faut donc substituer une éthique individuelle dont le principe est de chercher à éradiquer en soi les passions tristes (mal s’affecter) au bénéfice des passions joyeuses (bien s’affecter). Il faut composer les bons rapports pour une affirmation de l’essence dans cette vie. Comme le dit G. Deleuze, si le mal n’est rien, ce n’est pas parce que seul le bien est et fait être, mais au contraire parce que le bien n’est pas plus que le mal, et que l’être est par delà le bien et le mal. En ce sens, on a donc une éthique du bon par rapport à une morale du bien qui, somme toute, ne repose jamais que sur une fiction.
CONCLUSION
Les exigences sociales sont, de toute façon, inévitables, et la question « pourquoi une morale » peut toujours recevoir une explication de facto. Mais si l’on quitte le plan du fait pour celui du droit, il apparaît impossible de répondre à la question sans embrasser une théologie ou une métaphysique dont les présupposés peuvent être jugés suspects. En ce sens, la seule réponse possible à la question « pourquoi une morale » est l’approche empiriste, ou l’attitude cynique du généalogiste. Il semble donc vain de penser la morale comme un universel. Contre la rigidité de la morale, reste alors le fait de faire valoir la rigueur de l’éthique comme choix individuel, tout en sachant que cette démarche elle-même risque de demeurer aporétique. En effet, comment évaluer alors quels sont les critères pertinents ? Même chez Spinoza, cela suppose que l’individu sache ce qui va dans le sens de sa puissance d’agir, ce qui n’a rien d’évident. Il suffit de se reporter à la distinction entre les genres de connaissance, et notamment le problème bien connu du passage du premier au deuxième pour se rendre à l’évidence de la complexité de ces notions. De surcroît, l’éthique est doublement relative : aux particularités de l’individu, d’une part, et à celles de la situation, d’autre part, puisqu’il est impossible de déterminer l’opportunité de l’action envisagée indépendamment de son kairos.
Certes, l’éthique revendique, contre la rigidité de la morale, cette souplesse et cette relativité. Toutefois, dans la mesure où elle se donne aussi comme transmissible (voir aussi de manière significative, les titres des deux éthiques d’Aristote : Ethique à Nicomaque et Ethique à Eudème). On peut se demander si elle ne fait pas, malgré tout, intervenir une prétention, sinon à l’universalité, du moins à une généralisation possible. Mais sur quoi appuyer cette dernière, si toute éthique ne peut qu’être relative à l’individu et aux circonstances particulières de son existence ? Il semble donc que l’éthique réactive, de façon implicite, certaines des exigences propres à la morale tout en s’ôtant la possibilité de les fonder en droit, ce qui constituerait pour elle le point de départ de nouvelles apories — notamment le problème bien connu qui provient de ce que l’on définit l’action vertueuse à partir du comportement de l’homme vertueux. Mais comment alors savoir que ce dernier était vertueux, et comment éviter la pétition de principe ou la tautologie qui paraissent inhérentes à la définition ? Néanmoins, et quoi qu’il en soit de ces difficultés, la seule certitude qu’on puisse avoir est qu’il est nécessaire, sinon de renoncer à la recherche de critères collectifs pour penser la morale ou l’éthique, du moins d’abandonner la recherche d’un fondement absolu pour elles — exigence que l’éthique, contrairement à la morale, reprend pleinement à son compte.
Etrange désorientation de l’être humain par rapport au choix d’une règle morale !
Bibliographie
-Aristote (1975) : Ethique à Nicomaque (G.F., Paris)
(2003) : Ethique à Eudème (G.F., Paris)
-Bergson Henri (1980) : Les deux sources de la morale et de la religion (F. Alcan, Paris)
-Deleuze Gilles (1997) : Nietzsche et la philosophie (PUF, coll. Quadrige, Paris)
-Eliade Mircéa (1987) : Le sacré et le profane (Essais Folio, Paris)
(2004) : Traité d’histoire des religions (PBP, Paris)
(1989) : Le mythe de l’éternel retour (Gallimard, Coll. Tel, Paris)
– Foucault Michel (1997) : L’usage des plaisirs (Gallimard, Coll. Quadrige, Paris)
-Hobbes Thomas (1975) : De Homine (J. Vrin, Paris)
-Kant Emmanuel (1986) : Fondements de la métaphysique des mœurs (Delagrave, Paris)
(1983) : Critique de la raison pratique (PUF, Coll. Quadrige, Paris)
(1994) : La religion dans les limites de la simple raison (J. Vrin, Paris)
-La Bible (1975) (Desclee de Brouwer, Paris)
– Montaigne Michel (1990) : Essais (Pléiade, Paris)
-Nietzsche F. (1964) : Généalogie de la morale (Idées/gallimard, Paris)
(1970) : Aurore (Idées/gallimard, Paris)
(1979) : Crépuscules des Idoles (Gallimard, Œuvres Complètes, Paris)
(1971) : Par-delà bien et mal (Idées/gallimard, Paris)
-Rousseau Jean-Jacques (1971) : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (Gallimard, Paris)
(1970) : Emile ou de l’éducation (G.F., Paris)
(19780) : Economie politique (G.F., Paris)
-Spinoza B. (1974) : Ethique (Edit. du Rocher)
(2015) : Lettre à Blyenbergh (FB Editions, Paris)