Mystères relatifs aux origines de la vie sur notre Commune Terre. S’agit-il d’un chaos créateur ?
Introduction : L’erreur fondamentale du concept d’évolution dans L’origine des espèces de Charles Darwin
Commençons par clarifier un point essentiel, en l’occurrence, la question sémantique. Il s’agit de bien préciser ce qui a rapport à la signification du mot « évolution ». C’est une question d’exigence philosophique, Philosophie que nous continuons à définir comme la Science première, source unique de toutes celles que nous connaissons aujourd’hui, et éminente par son degré d’abstraction rationnelle et d’intelligibilité universelle des phénomènes humains et matériels. Tel est aussi le sens de l’une de ses définitions logiques que lui donne Ludwig Joseph Wittgenstein, mathématicien, logicien et philosophe : « le but de la philosophie est la clarification logique de la pensée. La philosophie n’est pas une doctrine mais une activité… La philosophie a pour but de rendre claires et de délimiter rigoureusement les pensées qui autrement, pour ainsi dire, sont troubles et floues »[1]. Suivant cette exigence rationnelle de la philosophie dans l’art de clarifier le sens des concepts, notre finalité n’est pas de remettre en cause l’un des termes clés de la biologie contemporaine qu’est l’« évolution », mais de démontrer que l’auteur de L’origine des espèces n’en avait pas la moindre idée précise ; il n’est pas non plus l’inventeur de ce concept quand on se donne la peine de lire attentivement son ouvrage de référence. En outre, en vertu de sa définition initiale, le mot « évolution » est inadéquat pour traduire la complexité de ce qui a été à l’œuvre dans les transformations majeures des êtres vivants. On remarquera, en passant, que nos techno-sciences commettent une erreur semblable quand elles appellent « station spatiale internationale » ce qui est une « cité » mécanique en mouvement perpétuel autour de la terre. En français comme en Anglais, le terme « station » traduit bien l’idée de quelque chose qui est arrêté, ou qui ne bouge pas de façon significative.
Selon le Robert[2], le mot « évolution » dérive du latin « evolutio » ou « action de dérouler, de parcourir », voire de « déployer ». C’est en ce sens qu’il a été adopté par le langage militaire signifiant « mouvement concerté et ordonné, exécuté par une troupe ». On peut faire quelques remarques sur ce premier sens du terme en question. D’une part, le « mouvement concerté, coordonné », c’est-à-dire effectué par une troupe est voulu par une volonté extrinsèque à la manœuvre elle-même. Et par des processus, toujours externes, il s’agit d’obtenir un nouvel ordre de la troupe. D’autre part, le développement qu’on peut considérer comme le mouvement lui-même obéit à un dessein, également extrinsèque, celui de la volonté coordonnatrice de la mise en mouvement de la troupe. Cette volonté, en tant que finalité en elle-même, est le reflet, le résultat final d’une nouvelle combinaison ou d’un nouvel ordre spatial. En ce premier sens, donc, l’évolution apparaît comme un processus de sens déterminé ; et le résultat obtenu est la nature de cette détermination même. Ce processus et/ou ce mouvement, mécanique en soi-même, voire en un sens aveugle, est comme éclairée par la volonté coordonnatrice qui lui confère un sens. À ce titre, on peut se permettre de parler d’une idée de progrès, qui n’est rien d’autre que la tension de l’ensemble des phénomènes ou des paramètres en jeu vers le mieux de quelque chose qui est désiré, recherché, voulu.
Dans cette perspective, et d’un point de vue rigoureux, le mot évolution désignerait plutôt le développement de l’être humain grâce à une force intérieure, une dynamique consciemment construite qui détermine à l’avance les figures successives à parcourir pour accomplir sa vie ou sa modalité d’existence en ce monde. Il se projette, ainsi, dans ce qu’on appelle ordinairement le futur avec un dessein à réaliser quel que soit le prix à payer, les heurts et les difficultés à devoir assumer à cette fin.
Toutefois, nous le verrons bientôt, faute de rigueur dans l’usage du mot évolution, les sciences du vivant ont fini par adopter la doctrine suivant laquelle les espèces vivantes dérivent les unes des autres par une série de transformations qui ont conduit à l’apparition, puis à la diversification des espèces à partir d’un ensemble de formes où, sans doute, d’une forme unique de la Vie ou du vivant. Dans son œuvre maîtresse, L’origine des espèces, Darwin parle plutôt, de « descendance modifiée » ou de « descendance avec modifications » (« descend with modification »). Pendant longtemps, il a totalement ignoré le mot évolution et dont on ne trouve, d’ailleurs, aucune trace dans son œuvre majeure. Mais alors, comment comprendre que Charles Darwin ait été auréolé de la gloire contemporaine de ce concept ? N’est-ce pas une erreur commise par ses pairs et ses défenseurs pour lui avoir attribué la paternité de ce concept opératoire ? Voire l’invention de ce concept efficient en sciences biologiques ?
Complexité des phénomènes vitaux
I – Dévoilement d’une erreur de « paternité » conceptuelle à travers une nouvelle lecture de l’œuvre maîtresse de Darwin
A- Peut-on parler d’antériorité de la théorie de l’évolution avant Bonnet et Spencer et non avant Darwin ?
1- La déduction rationnelle de l’évolution des êtres vivants chez des philosophes présocratiques
- a ) Anaximandre de Milet (-610-547)
Si l’on s’en tient à l’histoire universelle de la pensée philosophique, Anaximandre de Milet est le premier philosophe à avoir introduit la notion de « Principe » ou d’«Archè » en philosophie. Il conçoit que rien n’émerge ex nihilo, ni en vertu de la volonté d’un Dieu. Sa physique admet l’idée d’infini ou d’indéfini qui lui semble une évidence puisqu’il ne se donne pas la peine de le définir. C’est cet « ARCHÈ » qui fait se déployer tous les phénomènes à travers le temps et dans l’espace. Tout dérive de cet infini et s’y résorbe par disparition. Car « il y a donc en des mondes en nombre infini (ou indéfini), formé et détruit successivement par résolution en leur principe… La raison pourquoi ce dernier est illimité, c’est que la génération productrice ne doit pas manquer, en rien ». A propos de l’idée explicite de l’évolution des vivants, Anaximandre écrit : « les premiers animaux naquirent de l’humide et enfermés dans une écorce épineuse ; avec le temps, ils montèrent sur le rivage, l’écorce se déchira et, en peu de temps, ils changèrent de vie[3] »[4]
- b) Empédocle d’Agrigente (-484-424)
À travers certains de ses fragments qui sont parvenus jusqu’à nous, Empédocle apparaît comme l’un des tout premiers matérialistes qui a compris que le phénomène de la complexité adaptative des vivants nécessite une explication naturaliste. Aussi, cette théorie sélectionniste des processus et du devenir des organismes vivants précède bien entendu la théorie darwinienne de la « Sélection naturelle ». En effet, Empédocle soutient que le flux continuel de la matière donne naissance à toutes sortes de formes vivantes, voire à des objets fantastiques continûment engendrés par l’interaction aléatoire des éléments. Dès lors, « quand les éléments mélangés surviennent à la lumière du jour sous la forme d’un homme, ou d’une bête sauvage, ou d’une plante, ou d’un oiseau, alors on dit qu’il y a naissance » (p.122) Tel est le sens ordinaire que le commun des hommes donne comme explication, quelque peu banale, d’un ensemble extrêmement complexe des vivants. Dans un autre fragment, il précise ceci : « dans la mesure où le changement perpétuel est sans terme, elles {les choses} sont toujours dans le cercle immuable[5] de l’existence… C’est le multiple qui se produit par la division de l’Un… » Ce point de cette théorie est semblable à l’idée d’ Anaximandre de l’« Archè » ou du « Principe » premier qui génère toutes choses. Tout indique qu’Empédocle a entrepris d’expliquer, en termes naturels, le problème du « plan » dans le monde organique, même si sa théorisation des faits paraît, aujourd’hui, élémentaire, ou très simple en vertu du peu de fragments qui nous restent de sa théorie relative au changement de toutes les espèces vivantes.
2) Antériorité d’une figure de la théorie de l’évolution dans la philosophie d’IBN Khaldûn (1332-1406)
Dans son volumineux ouvrage[6], IBN Khaldûn peut être considéré comme un authentique rationaliste de la même dimension que les philosophes grecs ; du moins certains d’entre eux. Contrairement à Darwin, cet auteur a employé expressément le mot « évolution », à travers ses analyses sur le vivant. Il apparaît, à l’évidence, que, selon lui, tous les vivants ne sont pas seulement créés par Dieu, mais, de manière plus essentielle, ils ont subi des transformations à travers le temps. Il pose même une similarité entre les êtres humains et les espèces simiennes. Il admet une série de successions dans le devenir des vivants quand il reconnaît qu’on passe d’un « règne » des vivants à un autre. En d’autres termes, on passe, ainsi, insensiblement, « au niveau des singes (qurûd) et des espèces voisines » jusqu’à l’homme. Pas plus que Darwin, quelques siècles plus tard, dans L’origine des espèces, il n’affirme pas expressément que l’homme descend du singe, mais qu’on peut remarquer une similarité entre les deux genres d’êtres vivants. C’est en ce sens qu’il écrit : « on a vu que l’univers, avec sa hiérarchie d’éléments simples et complexes, suit un ordre naturel, de haut en bas, de façon continue. Les essences placées à l’extrémité de chaque « horizon » (ufq) sont destinées naturellement à devenir des essences voisines – au-dessus ou au-dessous {…} De même encore, les singes, qui sont doués de sagacité (kays) et de perception, se trouvent, au voisinage de l’homme[7], le seul être vivant à être doté de pensée et de réflexion. Cette possibilité d’évolution (isti’dâd) réciproque, à chaque « niveau » (ufq) de la création, constitue ce qu’on appelle le « continuum » (ittisât) des êtres vivants » (p.p.684-685). Dès lors, comment ne pas penser qu’IBN Khaldûn pourrait être considéré comme un possible précurseur de Darwin tel que le public scientifique l’a considéré comme le théoricien de l’évolution ?
Cependant, en vertu de sa croyance en tant que musulman pratiquant, il montre qu’en dépit du voisinage entre singes et hommes, la singularité de ces derniers les distingue essentiellement des premiers. S’il y a bien une similarité, elle réside dans le fait que les uns et les autres manifestent également des facultés d’imitation, de perception, voire de sagacité. Nonobstant ce, le genre humain se situe au-dessus des espèces simiennes. Même si l’homme appartient, de par sa nature biochimique, au règne animal en général, il n’en demeure pas moins que Dieu l’a distingué des autres animaux en lui faisant grâce de la pensée. Et c’est cette faculté qui lui permet de se conduire de manière raisonnable en ce monde. C’est ce que IBN Khaldûn appelle « l’intelligence discernante » (p.686). L’homme seul est capable d’acquérir la science qui nourrit, renforce et élève son intelligence de discernement en son essence spéculative. Car « l’homme apprend par voie d’acquisition (kash) et de technique (sinâ’a) en soumettant sa pensée à des règles précises » (p.p. 683-684). Ces « règles précises » constituent la logique (almantiq). En d’autres termes, c’est « un système de normes permettant de distinguer le vrai du faux… Et l’abstraction finit par atteindre l’universel (al-kullî)» (p. 821). En définitive, à la suite d’Aristote, IBN Khaldûn définit l’homme comme un animal au sens de la biologie contemporaine, mais un animal qui est doué de pensée et, donc, de raison constituant sa nature supérieure ; et d’âme, laquelle est un attribut de Dieu. Contrairement aux scientifiques du XIXe siècle, totalement aliénés par leurs préjugés par rapport à une partie des descendants d’Homo sapiens, et dans la totalité de la possession de leur rationalité comme hommes de science, IBN Khaldûn n’opère nullement de séparation entre ceux-ci. Pour reprendre notre propre mot, l’«Anthropos » est différent de l’animal, fondamentalement, y compris des espèces simiennes. Et ceci, naturellement, en dehors de leur composition biochimique, qui est la même pour tous.
Certes, dans ses analyses, IBN Khaldûn ne parle pas de « sélection naturelle » à la manière de Darwin ; mais il choisit un autre vocabulaire quand il remarque que l’observation de l’ensemble des phénomènes fait apparaître « un lien entre les causes et les effets, des rapports entre les êtres et des permutations réciproques, dans un dessein sans fin et remarquable » (p.146). Il constate qu’il y a mouvement progressif et hiérarchique, en vertu de la complexité intrinsèque des êtres, quels qu’ils soient, du règne minéral au règne végétal et animal. Dans l’absolu, ces ordres des êtres ne sont pas interdépendants les uns des autres. Il y a des liens immanents, comme il l’écrit à juste titre : « le mot « relation » (ithsâl) signifie que le dernier plan de chaque règne est prêt à devenir le premier du règne suivant ». Il laisse apparaître l’idée de transformation progressive des êtres vivants, en raison du « progrès graduel », entre autres, du « règne animal » (p.147). C’est ce progrès, avec une idée sous-jacente de qualité, qui explique la différence d’essence entre l’homme et le reste des espèces vivantes. Ce dernier a des attributs singuliers, comme la pensée et la réflexion.
Toutefois, un passage de son ouvrage semble indiquer qu’il y a émergence et transformation de l’espèce humaine, comme genre de vivants singuliers, à partir de l’espèce simienne, laquelle n’a pas connu les mêmes mutations psychiques et intellectuelles, spirituelles ou psychiques que l’homme. C’est en ce sens qu’il écrit : « le plan humain est atteint à partir du monde des singes (quirada) où se rencontre sagacité (kays) et perception (idrâk), mais qui n’est pas encore arrivé au stade de la réflexion (rawiqya) et de la pensée. À ce point de vue, le premier niveau humain vient après le monde des singes : notre observation s’arrête là » (p.147).
Tout indique, donc, à travers ces dernières analyses, qu’IBN Khaldûn a eu une intuition rationnelle et/ou une vision du devenir et de la transformation des espèces vivantes pré-darwinienne.
B- Le sens de l’évolution en débat dans les sciences au XIXe siècle et dans l’oeuvre de Darwin
1) Puisque nous partageons tout à fait la philosophie épistémologique de Karl Raymond Popper (1902-1994), scientifique et philosophe, nous commencerons par nous fonder sur sa vision des phénomènes. Dans l’un de ses ouvrages majeurs[8], il pose le principe de ce que doit être la science. Il ne s’agit pas d’un objet auquel on voue un culte qui impose une croyance conséquente comme le font aujourd’hui nos contemporains, pour lesquels la science a le statut d’une quasi divinité. Bien au contraire, il considère celle-ci comme une création de la raison logique soumise à une perpétuelle possibilité de réfutation. On peut comprendre sa théorie de la manière suivante. Dès lors que les sciences de la matière sont fondées sur la méthode hypothético-déductive, la formulation de leurs hypothèses implique un contrôle empirique par la médiation de la déduction de faits d’expérience éprouvée dans des « énoncés de base » selon ses propres expressions. Il s’agit des différents « protocoles d’observation » du néopositivisme scientifique. Donc, s’il advient que les « énoncés de base » ne sont pas en adéquation avec l’expérience[9], la théorie est falsifiée et doit, ainsi, être abandonnée. Même si cet accord résiste au verdict des faits, la théorie n’est tenue pour vraie que provisoirement. En effet, ayant toujours un caractère hypothétique et conjectural, elle peut, donc, éventuellement être réfuté par des contrôles ultérieurs. Dès lors, toute science hypothético-déductive conserve toujours un caractère provisoire et conjectural[10]. Elle ne peut donc échapper à l’examen critique de la raison dans la mesure où celle-ci découvre de nouveaux éléments de savoir qui le rend possible, d’une part. D’autre part, nous le verrons, cette conception de la science est d’autant plus pertinente et plus conforme aux faits que Darwin lui-même n’a pas manqué, à plusieurs reprises, de parler d’« hypothèses », de « conjectures » concernant certains aspects de ces analyses. Lui-même n’a jamais été aussi dogmatique dans sa théorie de la « élection naturelle » que ses thuriféraires et autres tenants contemporains de sa doctrine. Nonobstant ce, le mot « évolution » n’a-t-il pas changé de sens au cours de l’histoire de la pensée humaine ?
Sans vouloir entreprendre l’archéologie ni la généalogie du concept d’évolution – tel n’est pas le sens de nos enquêtes présentes –, nous pouvons reconnaître qu’il n’est pas une découverte des biologistes naturalistes du XIXe siècle. L’idée remonte aux philosophes grecs, en particulier, aux stoïciens. Nous avons déjà vu comment certains présocratiques ont élaboré des théories naturelles visant à expliquer l’émergence, le devenir et la complexité des vivants au cours du temps. Même si nos contemporains, y compris des philosophes, prennent souvent le moins « évolution » dans un sens très indéterminé, les stoïciens lui accordent une dimension cosmique. D’après Charles Renouvier (1815-1903)[11], « L’évolution, selon la doctrine stoïcienne, est une évolution fermée… qui a des recommencements indéfinis ». De façon générale, selon les stoïciens, dans leur ensemble, le cosmos apparaît comme un être vivant, dont la composition comprend une âme divine (« l’âme du monde »). Comme Entité vivante, elle a une vie ou un « cycle » qui s’achève au moment où tous les astres reviennent à la même position qu’ils avaient eue initialement, c’est-à-dire au commencement du monde, au sens large de ce terme. C’est ce qu’ils appellent la « Grande année » au terme de laquelle une « conflagration cosmique »[12] se produit. Celle-ci reconduit tous les éléments au Chaos originaire et au feu divin. Suite à cet avènement, le cosmos renaît et accomplit un nouveau cycle similaire au précédent. D’où l’idée de « destin », chaque échéance du cosmos ayant une issue fatale s’inscrit dans une espèce de « providence » divine. Celle-ci gouverne toutes choses en vertu de la finalité à laquelle elles sont destinées. Deux remarques découlent de cette conception du devenir du cosmos. D’une part, on peut se permettre de parler d’évolution puisqu’il y a mouvement, transformation et fin d’un cycle. Dans les sciences du vivant, les espèces vivantes émergent, s’éteignent en donnant naissance à d’autres espèces vivantes différentes. D’autre part, le cosmos comprend un dessein tracé qui explique le sens de sa dynamique et de sa fin.
2) Une enquête sémantique
L’idée d’évolution, terme expressément employé par Ibn Khaldûn pour signifier un processus continu de transformation des vivants[13] dans le temps, c’est-à-dire du passage progressif d’un état à un autre de ceux-ci a-t-elle le même sens que celle des biologistes du XIXe siècle ? Dans son emploi moderne, on présuppose que le terme d’évolution n’est pas, en soi, prévisible dès lors qu’il implique une série de transformations et/ou de changements qui ont conduit à l’apparition, puis à la diversification des espèces vivantes à partir d’une même forme de vie première. Mais le sens d’évolution a sensiblement variée d’un savant à un autre. Toutefois, on a eu une définition précise de ce concept à partir de la publication du livre du géologue écossais, Charles Lyell (1797– 1875). C’est surtout dans le tome II de ses Principes of geology publiés en 1832, qu’il utilisa expressément le mot évolution pour traduire la manière progressive dont les espèces vivantes, en vertu de nombreuses données en paléontologie, semblent émerger les unes des autres en développant progressivement des caractères nouveaux. Ce concept avait un sens similaire chez le philosophe suisse Charles Bonnet (1720 – 1793), notamment dans ses Considérations sur les corps organisés, œuvre publiée en 1762. Il y analyse le système de l’évolution par lequel il explique la production d’un nouvel être vivant par l’évolution ou transformation d’un germe préexistant. Donc, la définition de l’évolution comme transformation progressive d’une espèce vivante conduisant à l’apparition ou à la constitution d’une autre espèce ou d’une nouvelle espèce est bien antérieure à Charles Darwin.
Charles Darwin, inventeur de la sélection naturelle
Le triomphe du concept d’évolution dans les sciences du vivant doit beaucoup au philosophe Herbert Spencer (1820 – 1903). Comme le souligne Le vocabulaire technique et critique de la philosophique d’André Lalande (PUF, « Quadrige, Paris1991), dans l’un des ouvrages majeurs de Spencer, en l’occurrence, La Statique sociale, celui-ci mentionne une fois le mot évolution qui va faire son chemin, dans la maturation de sa pensée jusqu’à sa systématisation dans ces essais philosophiques, sociologiques et scientifiques. Progressivement, il fait dériver de ce premier sens, un second, celui de développement insensible et continu. Il émet même l’idée qu’on peut tout à fait concevoir qu’une crise majeure, dans le développement d’un être individuel, puisse être le fait de l’action perturbatrice d’une cause extérieure. Autrement, ce serait naturellement un développement graduel et lent. Spencer va préciser le sens de l’évolution dans un autre ouvrage à savoir Genesis of science (1854). Finalement, c’est en 1857 que sa théorie de l’évolution sera constituée, précisée et achevée avec la publication de ses ouvrages suivants : Progress its law and causes, Transcendantal physiology. Il souligne le passage des phénomènes de l’homogène à l’hétérogène. En 1860, Herbert Spencer publie sa Philosophie synthétique qui comprend une partie majeure consacrée à la Biologie. En 1864, apparaissent les Principes de Biologie. À partir des idées développées dans ses différents ouvrages, la théorie de l’évolution du philosophe non seulement s’est imposée dans le monde des sciences du vivant, mais en outre, le concept d’évolution put atteindre une clarté et une précision dans sa terminologie pour signifier désormais la transformation d’une espèce vivante en une autre.
L’emploi tardif du concept d’évolution dans ses travaux tardifs (nous y reviendrons) par Charles Darwin a complètement brouillé la portée de la pensée d’un autre biologiste, en l’occurrence, Jean-Baptiste de Lamarck (1744 – 1829). Et pourtant, sa conception du vivant, au fond, n’est pas bien éloignée de celle de Darwin. Son manque de succès, en son temps, dans les sciences du vivant, et est dû aux diatribes d’un pseudo-philosophe, en la personne de Voltaire[14]. Non seulement il était ignorant des théories philosophiques comme celles de Leibniz ou de Jean-Jacques Rousseau, mais en outre, en vertu de sa célébrité, il avait l’art de caricaturer les auteurs ou les théories philosophiques auxquelles il était farouchement opposé en raison de son ignorance même. Il mettait en avant des parties inessentielles d’un ouvrage ou d’une pensée philosophique qu’il vulgarisait maladroitement en en proposant une lecture primaire et caricaturale. Voltaire était, certes, un éminent homme de lettres, mais non un philosophe accompli ; tout au plus, il était un bon héraut de la philosophie des Lumières.
Pourtant, Lamarck, avant Darwin, avait proposé une théorie du vivant qui n’est pas moins scientifique que celle de Darwin. Or, qui peut prétendre que les sciences naturelles ou sciences de l’observation du XIXe siècle soient réellement des sciences à l’instar de celles des temps présents ? En effet, dans sa Philosophie zoologique et Exposition des considérations relatives à l’Histoire Naturelle des Animaux (Flammarion, Paris), Lamarck explique le mécanisme de ce qu’on a convenu d’appeler évolution en posant le principe suivant : « Dans tout animal qui n’a point dépasser le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe quelconque fortifie peu à peu cet organe, le développe ; l’agrandit et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi, tandis que le défaut constant d’usage de tel organe l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés et finit par le faire disparaître[15] ». À partir de cette explication générale de la manière dont les vivants changent au cours du temps, il cite, entre autres, le cas de la girafe qui est devenue exemplaire dans les manuels de biologie : « relativement aux habitudes, il est curieux d’en observer le produit dans la forme particulière et la taille de la girafe (Camilo – pardalis). On sait que cet animal, le plus grand des mammifères, habite à l’intérieur de l’Afrique, et qui vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l’oblige de brouter le feuillage des arbres, et de s’efforcer continuellement d’y atteindre. Il est résulté de cette habitude soutenue depuis longtemps dans tous les individus de sa race que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière et que son col s’est tellement allongé que la girafe sans se dresser sur ses jambes de derrière, élève sa tête et atteint à six mètres de hauteur (près de vingt pieds) ». Cette théorie est, de nos jours, un objet de moquerie dans les manuels des sciences de la vie. L’énergie avec laquelle on s’emploie à la rejeter est équivalente à celle avec laquelle on élève la théorie de Darwin comme la seule qui soit scientifique, c’est-à-dire conforme à l’observation et à l’expérimentation.
Pourtant, comme Darwin, Lamarck reconnaît que les espèces animales se développent l’une à partir de l’autre, c’est-à-dire des plus simples aux plus complexes. Il pense aussi que l’évolution, plus exactement, la transformation des organes des animaux, est une réaction et une adaptation des individus à leur milieu de vie et/ou environnement. S’appuyant sur les recherches de Buffon (1707 – 1788) développées dans L’Histoire naturelle, relatives à l’hérédité, Lamarck a pu donner jour à sa théorie sur la transmission héréditaire des changements favorables à l’adaptation au milieu. On n’est pas bien éloigné de l’idée de « Sélection naturelles » de Darwin qui rend la survie possible des individus les plus aptes à s’adapter à un milieu donné (nous y reviendrons). Mais celui-ci, autant que son école, n’ont pas manqué de s’en prendre sévèrement à la théorie de Lamarck. Selon Darwin et les tenants de sa théorie, celle de Lamarck ne repose pas sur un nombre suffisant d’observations expérimentales. Autant dire, en passant, que Darwin a expliqué à soi-même que sa théorie du plus fort ou du plus apte est la seule valable qui doit s’imposer en triomphant du plus faible, à savoir Lamarck. Il n’a pas admis la concurrence des théories sur le vivant en son temps.
Certes, on reproche généralement à Lamarck au moins deux arguments majeurs. D’une part, sa théorisation de la transmission des caractères acquis ne semble pas pertinente aux yeux d’un grand nombre de biologistes de son temps. Sur ce point, la différence entre Lamarckisme et darwinisme tient aux outils proposés pour expliquer ce qu’il est convenu d’appeler l’évolution. On le sait : Lamarck formule un principe général de l’usage ou du non-usage d’un organe et Darwin propose « la sélection naturelle ». Ainsi, pour revenir à l’exemple de la girafe, Darwin théorise le fait que les girafes, qui ont des coups plus longs, avaient plus de descendants, du fait que leurs descendants, en cas de disette, arriveraient plus facilement à atteindre les feuillages des branches de plus en plus haut. D’autre part, la théorie de Lamarck comporte des présupposés non vérifiables scientifiquement. Parmi ceux-ci, il y a l’idée d’un progrès permanent de la nature qui culmine dans l’Homme ; une conception qui fait penser à celle d’Ibn Khaldûn.
2) N’a-t-on pas confondu « sélection naturelle » et évolution ?
Lorsqu’on s’avise de lire attentivement L’origine des espèces de Charles Darwin, on est tout étonné de ne trouver nulle part le mot « évolution » dans l’explication de sa théorie. Dès le début de l’ouvrage, il est même absent du « Lexique de Darwin ». Mais alors, quelle est la raison qui explique que la tradition des sciences du vivant lui ait attribué la gloire de la théorie de l’évolution ? Nous pensons qu’il y a une confusion entre les termes propres de cet auteur, à savoir « la sélection naturelle », et l’« évolution », terme qui était déjà assez répandu dans les milieux doctes du XIXe siècle et dont l’usage, voire la sémantique était plus commode et plus scientifique que l’expression «sélection naturelle ». C’est même le premier concept majeur de la théorie de Darwin. A propos de celle-ci, l’auteur écrit : « Comme il naît beaucoup plus d’individus de chaque espèce qu’il n’en peut survivre ; et comme, en conséquence, il se produit fréquemment une lutte pour l’existence, il s’ensuit que tout être qui varie si légèrement que ce soit d’une façon qui lui soit profitable, sous des conditions de vie complexes qui varient parfois légèrement, aura la meilleure chance de survivre et sera ainsi naturellement sélectionné. À partir du principe fort de l’héritage, toute variété sélectionnée tendra à propager sa forme nouvelle et modifiée ». Tel est, effectivement, la découverte de Charles Darwin. Les spécialistes des sciences naturelles et autres biologistes, ont beau vouloir séparer Lamarck de Darwin en préférant la thèse du second par rapport au premier, L’origine des espèces laisse apparaître des similitudes sur certains points. En effet, selon Darwin, dès lors que l’organisation des vivants commence à varier, elle poursuit cette variation durant de longues générations. Nonobstant ce, ce ne sont pas des modifications acquises de façon définitive.
Toutefois, comme Darwin ignorait encore les lois de l’hérédité biologique découvertes par Gregor Mendel, il avoue ceci : « les lois gouvernant l’héritage[16] (« l’hérédité ») sont tout à fait inconnues ». Cet aveu démontre les limites des sciences de l’observation ; et généralement, des sciences naturelles. En effet, l’observation des vivants fait commettre des illusions et des erreurs innombrables. Malgré la rigueur de l’explication rationnelle, la tentation est grande de se livrer à des interprétations aussi fantaisistes qu’ineptes. Aussi, face à la somme des données qu’il avait récoltées pendant plusieurs années sur toute la planète et qu’il avait à gérer et à rendre intelligibles, concernant la sélection naturelle, il est conduit à parler de « petit effet » qui aurait « contribué à l’action directe des conditions de vie, et un petit effet également a l’habitude » (p. 64). On remarque, ainsi, beaucoup d’imprécisions dans ses analyses. Concernant le principe de la sélection naturelle dont la théorisation a été rendue possible grâce à la sélection artificielle, c’est-à-dire celle opérée par les hommes, notamment les éleveurs, sur les animaux domestiques pour leur utilité, il reconnaît que l’hypothèse est inévitable pour expliquer certains phénomènes que l’on observe et dont on n’a pas toujours une compréhension pertinente.
C’est en ce sens qu’il écrit : « nous ne pouvons supposer que tous les produits apparurent soudain aussi parfaits et utiles que nous les voyons aujourd’hui. En réalité, dans plusieurs cas, nous savons que telle n’a pas été leur histoire. La clef, c’est le pouvoir de sélection accumulative détenu par l’homme. La nature donne des variations successives ; l’homme ensuite les somme dans certaines directions qui lui sont utiles. En ce sens, on peut dire de lui qu’il fabrique pour lui-même des produits utiles » (p. 64). Ainsi, les hommes croisent leurs animaux pour améliorer le produit escompté. Cette sélection artificielle s’opère de manière méthodique pour former une nouvelle lignée de qualité et/ou performante. Cependant, le démiurge humain ne peut agir ex nihilo. Il est obligé de tenir compte, dans la sélection, des variations qui lui sont données par la nature. Sur ce point, le pouvoir, dans « La maîtrise du vivant », selon le titre d’un ouvrage de François Dagognet, dépend toujours du pouvoir initial de la nature qui s’emploie à faire varier des formes à l’infini.
Le deuxième concept majeur de la théorie de Darwin est incontestablement « la lutte pour l’existence » (« Struggle for life », p.93). Il s’agit de la manière originale dont il a conceptualisé cette expression dont l’inventeur est son contemporain Thomas Robert Malthus (1766 – 1834). En effet, dans son Essai sur le principe de population (Empire Books, 2012), il prévoit que, mathématiquement, la population, notamment humaine, aura toujours tendance à augmenter de façon exponentielle, si rien n’est entrepris pour la freiner. À l’inverse, les ressources dont elle disposerait pour se nourrir ne croissent pas de manière équivalente à l’augmentation de la population. Donc, selon Malthus, on court inévitablement aux catastrophes démographiques si on n’entreprend rien pour limiter sa croissance folle. D’où la régulation volontaire des naissances comme une « contrainte morale », voire une voie du salut de l’espèce humaine sur cette terre. Dans la publication de son ouvrage en 1826 (tome un, p. 95), à propos de la rivalité de population donnée qui, pour se répandre dans l’espace, se livre à des conflits continus, Malthus écrit : « et les fréquentes rivalités (« contests ») avec des tribus placées dans les mêmes conditions qu’eux seraient autant de lutte pour l’existence ».
Darwin s’inspire de cette thèse pour conceptualiser l’une des thématiques essentielles de sa théorie. Ainsi, la lutte pour la vie devient un principe majeur de l’occupation de l’espace pour tous les vivants. La « sélection naturelle » elle-même s’explique par cette dynamique des espèces vivantes à survivre au détriment des autres, qui seraient plus faibles. En ce sens, « du fait de cette lutte pour la vie, toute variation, aussi légère soit-elle, et de quelque cause qu’elle procède, si elle est en quelque degré profitable à un individu d’une espèce dans ses rapports infiniment complexes aux autres êtres organiques et à la nature externe, tendra à la préservation de cet individu et sera généralement héritée par ses rejetons » (p. 94). Certes, des auteurs comme Augustin-Pyramus de Candolle (1778 – 1841), auteur et éditeur d’un ouvrage écrit en latin, soit le Prodromus systematis regni vegetabili, avait démontré qu’une telle « lutte pour la vie » ne se vérifie pas seulement au niveau des animaux, mais même au niveau des plantes. En effet, celles-ci sont douées de possibilités inouïes de nutrition et de reproduction de nature inégale d’un point de vue opérationnel. Ainsi, ce botaniste remarque que les premières qui « colonisent », de manière aléatoire, un espace donné, auront tendance à se répondre au détriment des autres espèces car « les plus grandes étouffent les plus petites ; les plus vivaces remplacent celles dont la durée est plus courte ; les plus fécondes s’emparent graduellement de l’espace que pourraient occuper celles qui se multiplient plus difficilement » (p.p. 94 95). Il s’agit réellement d’une « lutte perpétuelle » pour survivre dans un espace donné. Toutefois, Darwin précise bien le sens qu’il donne à cette expression : « j’utilise le terme de lutte pour l’Existence en un sens large et métaphorique, incluant la dépendance d’un être envers un autre et incluant (ce qui est plus important) non seulement la vie de l’individu, mais le succès à laisser de la progéniture » (p.96). En d’autres termes, le triomphe d’une espèce vivante dans sa lutte pour la vie réside surtout dans la capacité à se reproduire, même lorsqu’il s’agit de situations de dépendance mutuelle.
La supposée évolution de l’espèce humaine
La troisième expression employée par Darwin dans son ouvrage est la « descendance modifiée » (soit « descend with modification »). L’auteur s’en explique de la manière suivante : « nous devrions toujours rechercher des formes intermédiaires entre chaque espèce et un progéniteur commun mais inconnu ; et ce progéniteur aura généralement différé à quelques égards de tous ses descendants modifiés » (p.272). Toutefois, quand on ne trouve pas de preuve de cette assertion générale, Darwin s’en réfère à deux solutions et/ou deux possibilités, plutôt fragiles. Soit le naturaliste comble les manques par « l’imagination », soit ce sont les failles de la géologie qui « ne nous révèlent pas une telle chaîne organique finement graduée ». Donc, l’explication de ces manques, selon lui « se trouve dans l’extrême imperfection des archives géologiques » (p.271). Au sujet de la recherche de Darwin des relations entre les formes organiques, vivant ou fossiles, l’emploi de l’expression (« descente de… ») reste floue. En note, on précise dans quel sens il faut l’entendre puisqu’elle a donné lieu, en son temps, à de vifs débats entre doctes, voire à des réfutations. Il est écrit en effet ceci : « on ne peut pas dire d’un point de vue darwinien, que « l’homme descend du singe ». De même, aucun fossile n’est jamais « l’ancêtre » d’une forme vivante. Ce que Darwin s’autorise à faire, c’est d’établir la table des affinités entre les formes organiques connues, et en fonction des affinités, de supposer un ancêtre (un « géniteur » dit Darwin) commun qui restera toujours inconnu » (Note p.272). C’est en ce sens qu’il admet que tous les êtres vivants, quels qu’ils soient, « ont été connectés avec l’espèce parente de chaque genre » (p.273). Il faut supposer que ces liens intermédiaires ou transitionnels, ont été considérables à travers le temps.
En somme, notre thèse est bien vérifiée dans L’origine des espèces : Charles Darwin n’est pas l’auteur du concept d’évolution. La postérité le lui a accordé par erreur. Le concept incontestablement inventé par Darwin pour théoriser L’origine des espèces vivantes est bien la « sélection naturelle ». C’est ce qu’il affirme de manière explicite : « la théorie de la sélection naturelle est fondée sur la croyance que chaque nouvelle variété – et in fine, chaque espèce nouvelle – est produit et maintenu en ayant quelque avantage sur ses concurrentes ; et l’extinction conséquente de formes moins favorisées s’ensuit quasi inévitablement… Ainsi, l’apparition de nouvelles formes et la disparition d’anciennes formes, tant naturelles qu’artificielles, sont liées l’une à l’autre » (p.303).
Par ces observations autour de la terre plusieurs années, Darwin a bien compris que les espèces vivantes dominantes sont communément maîtresses en leur propre demeure et qui peuvent se répandre largement dans la nature. Mieux, elles ont produit un grand nombre de nouvelles variétés, de nouvelles espèces qui se sont répandues sur de vastes territoires. Cependant, il reconnaît qu’il ignore les causes intrinsèques ou les conditions les plus favorables qui ont rendu possible la multiplication des nouvelles espèces dominantes et leur expansion dynamique à travers un territoire donné. Nonobstant ce, par hypothèse ou par le verdict de l’observation, on peut penser qu’un grand nombre d’individus qui ont eu la chance de développer des variations favorables, en vertu même de la concurrence redoutable avec de nombreuses autres formes déjà existantes, ces derniers peuvent développer la possibilité de se répandre dans de nouveaux territoires. Mais d’autres formes, au cours du temps, plus dominantes à un degré supérieur, produites ou non car les précédentes, tenteront de se prévaloir, à leur tour, partout. C’est leur triomphe qui cause l’extinction des autres espèces ou formes initialement dominantes. Tel est l’explication de l’expansion et de l’extension des espèces vivantes.
Cette théorie de la « sélection naturelle », et non pas de l’évolution, n’a pas manqué de provoquer des réactions diverses des doctes de son temps, ou même de certains doctes parmi nos contemporains. Ainsi, selon Ernst Mayr[17], Darwin n’a pas compris réellement la nature de l’espèce en raison de l’influence que les botanistes ont exercé sur lui. Il pense qu’en réalité « il n’existe aucune ligne réelle ou naturelle, marquant la différence entre une espèce et une variété permanente ou transmissible (« descendible »), selon les termes en vigueur chez les botanistes, pas plus n’existait-t-il de caractère sur lequel on puisse appuyer avec confiance pour décider si des plantes sont distinguables comme espèces ou comme variétés. Toute personne qui étudiera la question comprendra qu’aucun botaniste n’a établi de règles précises par lesquelles ce point de l’enquête puisse être tranché et que les caractères les plus variables, contradictoires et non – substantielle ont été pris par différentes personnes, quand ce n’est pas par les mêmes personnes en différentes occasions pour soutenir les distinctions qu’ils se proposent d’établir. La vérité est que de telles distinctions sont tout à fait à arbitraires… » (p.81). Ce scientifique reproche à Darwin et à ses paires ou à ses défenseurs d’avoir manqué de rigueur sémantique dans l’usage des termes employés. Une telle négligence a eu pour effet d’introduire des erreurs dans les résultats des recherches etc.
Représentation des différentes phases de la mutation de l’Homo sapiens
En outre, selon Ernst Mayr, et pour des raisons différentes de notre propre thèse, à savoir que Darwin n’est pas l’inventeur du concept d’« évolution », mais bien de la « sélection naturelle », qui a conduit à la spéciation et au triomphe des espèces dominantes, cause de la perpétuation des mutations avantageuses, le titre de l’ouvrage de Darwin est lui-même mal choisi. Pour le prouver, Ernst Mayr avance l’argument suivant : « il est donc tout à fait vrai, comme l’ont indiqué plusieurs auteurs récents, que le livre de Darwin est mal nommé, parce que c’est un livre sur les changement évolutionnaires en général et surtout sur les facteurs qui les contrôlent (sélection, etc.), mais pas un traité sur l’origine des espèces » (p.91). Même sa trouvaille, en l’occurrence, le principe de « la sélection naturelle », n’a pas été bien compris par ses paires et docteurs contemporains. Une telle incompréhension a donné lieu à des débats qui se comprendraient volontiers s’il s’agissait du concept d’évolution. Et pourtant, le sens qu’il donne à la sélection naturelle est très clair quand il écrit lui-même ceci : « Nous pouvons être assurés que toute variation nuisible sera inflexiblement détruite. Cette préservation des variations favorables et ce rejet des variations nuisibles, je les appelle sélection naturelle » (p.112). Or, d’après Darwin lui-même, dans un argument ajouté ultérieurement à ces analyses, certains des doctes, parmi ses contemporains, ont compris que « la sélection naturelle induit la variabilité, alors qu’elle implique la préservation des variations qui se produisent et qui sont bénéfiques à l’être sous ses conditions de vie ».
Les arguments de ses contradicteurs se fondent sur les points suivants. D’abord, même si on peut admettre que l’expression « sélection naturelle » est mal choisie et qu’elle était un mauvais nom (« misnomer »), il n’en demeure pas moins que Darwin n’est pas le seul théoricien à commettre de tel mauvais usage des termes. La preuve, selon lui, tient au fait que les chimistes se permettent de parler « des affinités électives des divers éléments » matériels dans la mesure où « un acide ne peut strictement être dit élire la base avec laquelle il va de préférence se combiner ». Il en est de même à propos du langage du physicien, à partir de la théorie de Newton, qui parle de « l’attraction de la gravité » qui ordonne les mouvements des planètes et des corps célestes[18]. Et, pourtant, personne ne leur fait de reproches sur les mésusages des concepts ou sur leur emploi métaphorique. Ensuite, ses détracteurs lui reprochent de considérer « la sélection naturelle » comme un phénomène qui aurait un pouvoir actif de faire émerger des formes ex-nihilo. C’est même une sorte de « divinité » ; et, ainsi, de personnifier la nature. Et il s’emploie à définir celle-ci de la manière à tâcher de répondre à ses détracteurs : « je ne désigne par nature que l’action agrégée et le produit de nombreuses lois naturelles, et par loi, la séquence des événements tels qu’établis par nous» (p.112). Il n’empêche que, selon des scientifiques de son époque, comme Pierre Flourens (1794-1867), Darwin emploie le terme « Nature » en un sens métaphorique ; et ceci ne manque pas de poser un problème sérieux en sciences puisqu’on est embarrassé d’en faire un usage suivant un sens précis et scientifique. C’est dans ce sens qu’il remarque : « ainsi, toujours des métaphores, la nature choisit, la nature scrute, la nature travaille et travaille sans cesse et travaille à quoi ?… à changer, à perfectionner, à transformer des espèces »[19].
Finalement, quand Darwin affirme « Nature non facit saltum » (p. 430), expression qu’on peut traduire par « la Nature ne fait de saut », il raisonne de la même manière qu’Aristote : « la nature a horreur du vide » soit « natura abhorret vacum »[20] ; et ceci pour les deux raisons suivantes. D’une part, même si l’on suppose qu’il s’agit d’une métaphore, on ne peut s’empêcher de penser que ces auteurs personnifient celle-ci. D’autre part, il semble la considérer comme une sorte de « divinité », un Principe créateur, à l’instar du Dieu des religions dites révélées qui fait émerger les phénomènes ex nihilo – une divinité qui a un dessein intrinsèque pour toutes les espèces vivantes. Elle confère de la vigueur, un suprême dynamisme à certaines des espèces pour mieux anéantir les autres. Même si Darwin, dans des notes post-parution des Origines, se défend de parler des espèces en termes d’« inférieur » ou de « supérieur », on ne peut manquer de penser que sa fameuse « Nature » agit en ces termes. À ce sujet, face aux critiques, il a invité ses commentateurs à préférer l’expression « plus compliqué » au lieu d’inférieur ou de supérieur[21]. Il admet volontiers qu’il est absurde de dire d’un animal qu’il est supérieur à un autre. En effet, selon lui « nous considérons comme les plus élevés ceux dont les facultés intellectuelles/la structure cérébrale sont plus développées. Une abeille, sans aucun doute, prendrait les instincts comme critères {…} Quand nous parlons d’ordres supérieurs, nous devrions toujours dire : intellectuellement supérieur. Mais qui, devant cette terre couverte des plus belles savane et forêts, osera prétendre que l’intellectualité est le seul but dans ce monde ? »
C- Peut-on parler de gloire imméritée de Darwin à propos du concept d’évolution en cours dans les sciences du vivant aujourd’hui ?
D’abord, nous avons montré que le concept d’évolution n’est pas, à proprement parler, une invention darwinienne puisqu’il existe déjà depuis les philosophes présocratiques, puis arabes en la personne d’IBN Khaldûn. Dans les temps modernes, il était même d’usage répandu chez certains penseurs comme Herbert Spencer. Ce qui est propre à Darwin, en revanche, c’est « la sélection naturelle ». Comme le concept d’évolution était couramment employé par les doctes de son temps, Darwin a fini par l’adopter dans ses écrits postérieurs à L’origine des espèces. D’ailleurs, le titre original le prouve explicitement : De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle. En celui-ci, il n’est nullement question de l’évolution. Mais alors, d’où vient que la postérité lui ait attribué cette gloire ? Nous y voyons quelques majeures raisons.
D’une part, comme certains scientifiques ne sont pas très rigoureux au niveau de la sémantique des mots, et sans avoir dû se donner la peine de lire attentivement et en totalité l’ouvrage en question, ils ont confondu « sélection naturelle », et « évolution ». D’autre part, l’église chrétienne, face à la menace que représente cette nouvelle théorie de l’origine des vivants, s’était grandement impliquée dans la réfutation du darwinisme dont elle n’avait aucune idée précise et qu’elle considère toujours comme une abomination. L’idée d’évolution contredit totalement la vision biblique de la création des phénomènes. Charles Darwin, en scientifique authentique, et matérialiste accompli, a écarté totalement l’idée d’un Dieu créateur de ceux-ci, dont l’homme lui-même sous sa forme contemporaine considérée comme d’emblée achevée par son créateur. Si tel est le cas, il n’a pu subir des mutations aucune au cours du temps. L’homme est l’œuvre la plus parfaite de Dieu ; et ce dogme ne saurait souffrir aucune contestation. Donc, par son ignorance de la teneur de L’origine des espèces, l’église chrétienne a fait, malgré elle, une superbe publicité de la théorie de Darwin dès le XIXe siècle. Au lieu de la tenter de rejeter absolument dans les oubliettes de l’histoire en l’accablant de tous les maux de la terre, elle en a fait la figure éminente de la théorie de l’évolution de son temps. La preuve réside dans le fait qu’à sa première édition, cet ouvrage fut épuisé en un seul jour (novembre 1859).
Par ailleurs, on sait que les réactions violentes contre cet ouvrage venaient essentiellement de deux Écoles de pensée. Il s’agit des savants traditionalistes et des théologiens. Les uns et les autres s’emportèrent avec véhémence contre la négation de la fixité des espèces vivantes. Car ils ont compris la conséquence majeure de la théorie de Darwin : soit l’abandon des thèses créationnistes issues de la tradition biblique, puisqu’elles étaient désormais obsolètes et, fausses, de surcroît ; soit la suppression de la croyance en la présence d’un dessein divin dans la nature.
Ensuite, on sait que Ernst Mayr reproche à Darwin l’erreur du titre de son ouvrage comme nous l’avons examiné auparavant. À la limite, on peut considérer L’origine des espèces comme un ouvrage sur les changements qu’on pourrait considérer comme transformistes ou évolutionnaires, d’une façon générale, et sur les facteurs qui les régissent, en l’occurrence, « la sélection naturelle ». Il analyse cette erreur de la manière suivante : « on connaît bien l’histoire de la façon dont Darwin a réussi à convaincre le monde que l’évolution a eu lieu et dont il a trouvé – dans la sélection naturelle – le mécanisme, responsable du changement évolutionnaire et de l’adaptation. Ce qu’on sait, c’est que Darwin a échoué à résoudre le problème indiqué par le titre de son ouvrage. Bien qu’ayant démontré la modification des espèces selon la dimension du temps, il ne tenta jamais une analyse sérieuse du problème de la multiplication des espèces et de la division d’une espèce en deux » (Opus cit.p.p.12-14).
Finalement, et au fond, nous ne nions pas l’importance de la théorie de Darwin dans la révolution des sciences biologiques modernes et contemporaines. L’apport de cette théorie est triple : d’une part, le concept de la lutte pour la vie suppose deux conséquences. Il s’agit, d’abord, de la disparition de nombreuses espèces vivantes étayées par certaines archives de l’archéologie ; ensuite, et par-delà cette disparition elle-même, elle conduit à l’émergence de nombreuses et de nouvelles espèces vivantes dès lors que les individus possédant les caractères les aptes ou les plus propices à la survie sont favorisés par la compétition sexuelle. Ce faisant, il renforce les caractères favorables à la survie par la transmission à un grand nombre de leurs descendants.
D’autre part, cette théorie a accordé une grande importance à la fonction du milieu comme facteur de « sélection », à l’instar de la sélection artificielle opérée par les éleveurs. D’où, par analogie, le concept de « sélection naturelle ». Darwin a donné, ainsi, une importance scientifique à des phénomènes qu’avant lui, les sciences naturelles considéraient comme des phénomènes négligeables ou accidentels. Enfin, on lui doit la théorie des variations fortuites. En effet, il soutient que les caractères d’une espèce vivante varient en vertu de l’apparition également fortuite de différences entre les individus. Celles-ci sont sous-jacentes au choix qui s’opère dans le milieu. C’est sur ce point qu’il diffère de la théorie de Lamarck qui a soutenu l’idée du déterminisme rigide de l’influence du milieu sur les individus composant une même espèce donnée, comme la girafe. On sait, par ailleurs, que la théorie de Darwin a eu un impact considérable dans le domaine scientifique, mais aussi dans les champs de la philosophie, de la psychologie, de l’anthropologie, de la politique ou de la religion etc.
Toutefois, malgré cette nouvelle «Révolution copernicienne » en biologie, on doit admettre, en réalité, qu’on a attribué, à tort, à Darwin le concept de l’évolution. Ce n’est pas parce que les résultats de ses investigations globales convergent vers ce concept, et qui autorisent à analyser les données de la biologie dans ce sens que, pour autant, Charles Darwin soit l’inventeur du concept de l’évolution dans son ouvrage L’origine des espèces.
Complexité de la vie et du devenir du vivant
Notes de bas de page
[1] Tractatus logico-philosophicus –Trad. P. Klossowski- , Gallimard, coll. « Tel », articles 4-112)
[2] Dictionnaire historique de la langue française – sous la Direction d’Alain Rey (Paris, 198)
[3] Ces passages ne manquent de nous faire penser à la manière dont Jacques Monod dans son ouvrage Le Hasard et la nécessité (Edit. du Seuil, coll. « Points », Paris 1970) a reconstitué hypothétiquement l’histoire de l’ancêtre commun des vivants répandus sur la surface de la terre. En l’occurrence, il s’agit d’un poisson qui émerge des fonds marins pour entreprendre une aventure quelque peu aléatoire et qui s’est accompagné, au cours du temps, de mutations remarquables et d’évolution.
[4] Les penseurs grecs avant Socrate- De Thalès de Milet – Prodicos – Trad. Jean Voilquin- Garnier Flammarion, Paris 1964, p.52-53)
[5] En fait, l’immuabilité concerne le cercle et non pas l’ensemble des choses qui sont ou qui se déroulent au sein du cercle. Telle est l’image même que nous donne l’apparente immutabilité du Cosmos.
[6] Discours sur l’Histoire universelle-Al Muqaddima –Trad. Vincent Monteil- Sinbad, coll. « Thésaurus », Actes Sud, 1997)
[7] C’est nous qui soulignons ce passage significatif par rapport aux préjugés contemporains sur une partie de l’Humanité.
[8] La logique de la découverte scientifique –Trad. Nicole Thysen-Rudler, Philippe Devaux – (Payot, Paris 1973)
[9] En réalité, les sciences dites de la matière ont tort de croire que l’expérience ou l’expérimentation est un critère fiable de vérification de la réalité et de l’adéquation des énoncés de la raison avec les faits. C’est oublier aisément l’infinie complexité des phénomènes matériels. Ce qui est prouvé n’est rien d’autre que l’adéquation de nos hypothèses avec un pan particulier de la nature. Cet éclairage partiel laisse totalement dans l’obscurité d’autres zones de la matière desquelles on pourrait tout à fait obtenir des réponses négatives par rapport à nos énoncés abstraits. Donc, entre la matière et nos protocoles expérimentaux, il y a une béance incommensurable. C’est ce qui explique le caractère, toujours partiel, des connaissances que nous construisons au sujet de la nature : en elle-même, celle-ci nous est absolument inconnue.
[10] Certes, cet auteur a changé sa conception des choses, de la science, elle-même ; ce qui se comprend fort bien dès lors qu’il est un être humain qui évolue suivant la largeur du spectre de son esprit. En effet, dans les formulations de sa pensée, postérieures à La logique (1934), il a admis la possibilité d’une vérité absolue, qui constitue le but, idéal, du processus ou de la dynamique de la science dans ses Conjectures et réfutations (Payot, Paris 2006). Mieux, il en était venu à proposer une théorie de la connaissance, c’est-à-dire sa théorie de la connaissance objective ou théorie du « Monde » qui renvoie, de manière assez manifeste, à celle, traditionnelle, de Platon dans l’ensemble de son œuvre.
[11] Histoire et solutions des problèmes métaphysiques (Edit. Félix Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris 1901, chap. XIV, p.111)
[12] Une telle conception du devenir du cosmos nous fait naturellement penser à la théorie du « Big Bang ». Selon celle-ci, l’univers s’est produit lui-même à partir de l’explosion d’un noyau semblable à « une coquille de noix » (Stephen Hawking : L’univers dans une coquille de noix-Trad. Michelle-Irène, B. de Launay- O. Jacob, Paris 2001) dont la température s’élevait à « près de cent milliards (10II) de degrés centigrades » (Steven Weinberg : Les trois premières minutes de l’univers –Seuil, Paris 1978, p. 14). Puis, au terme d’un cycle indéterminable par une intelligence humaine, il y aura un « Big Crunch ». Ainsi, même l’Astrophysique admet que l’univers a commencé son cycle présent il y a 13 milliards 700 millions d’années. Au terme de ces temps, il y aura un « Big Crunch ». Donc, un « Big Bang » se terminerait nécessairement par un « Big Crunch », à la manière de l’évolution du cosmos stoïcien. Aussi, pour reprendre la maxime de l’Ecclésiaste, « il n’y a rien de nouveau sous le soleil… »
[13] Par prudence, Ibn Khaldûn ne pouvait faire abstraction du poids de sa religion islamique, qui enjoint de croire que toutes les choses, tous les vivants notamment, en ce monde sont l’œuvre ou la création de Dieu. Certes, l’Islam a été plus tolérant que le christianisme par rapport à la diffusion des idées philosophiques dans le monde musulman. Mais, l’intelligence, plus qu’une simple prudence, de cet auteur a consisté dans le fait qu’il a usé de sa raison pour démontrer qu’après la création des êtres vivants, ceux-ci ont subi des mutations considérables au cours du temps. Il s’est mis, ainsi, à l’abri de toute condamnation religieuse en raison de la liberté de sa pensée rationnelle, en l’occurrence, la religion islamique. Un éminent philosophe des temps modernes, en l’occurrence, Descartes, a utilisé un tel stratagème pour éviter les condamnations de l’église catholique.
[14] A cette incompréhension voltairienne de la théorie de Lamarck, il faut ajouter l’opposition farouche de Georges Cuvier. Il en a fait, lui aussi, une critique radicale et rigoureuse au nom de sa conception fixiste des phénomènes.
[15] On sait, aujourd’hui, qu’il en est ainsi. On dit volontiers qu’un organe dont on ne fait d’usage constant finit bien, à la longue, par être hypotrophié, voire disparaître. C’est un constat qui résulte naturellement de l’observation et de l’étude des organismes vivants. De ce point, la théorie de Lamarck est aussi valable que celle de Darwin en tant que vision rationnelle et provisoire des phénomènes.
[16] Il faut dire qu’à ce niveau de ses investigations et de sa connaissance du vivant, Darwin ne connaissait pas encore le mot « hérédité ». D’où l’emploi du mot « héritage », qui est un concept inadéquat. Il a fallu attendre les études du botaniste Gregor Mendel (1822-1884) sur les couleurs des pois comestibles et l’énonciation des principes de l’hérédité biologique appelés « Lois Mendel » pour que ce terme soit retenu par les sciences du vivant. Sur ce point, Laurent Schwartz écrit : « Comme tout cela n’était encore qu’une histoire de petits pois, ses travaux n’eurent que peu d’écho. Darwin à qui Mendel avait communiqué ses travaux sous forme de tirés à part, ne les ouvrit même pas » (Cancer, Guérir tous les malades ? Enfin ? – Hugo et Compagnie, Paris 2013, p. 50). Il ne s’en occupa soit par ignorance, soit parce qu’il était lui-même si occupé à se défendre contre les détracteurs de sa propre théorie qu’il n’eut guère le loisir d’y prêtre la moindre attention.
[17] Populations, Speces and Evolution (Cambridge, Harvard, university Press, 1970)
[18] Les pseudo-scientifiques, dans les collèges et les lycées ou dans d’autres espaces publics d’enseignement et où l’on débat de thématiques scientifiques, ont tendance à ridiculiser les exigences philosophiques en matière du strict respect de la sémantique des mots. Ils ignorent que les mots dont on fait usage aujourd’hui ne sont pas les produits de notre propre fonds. Ils ont été inventés bien avant nous, utilisés, définis, re-redéfinis à maintes et maintes reprises. Aussi, les philosophes, dans leur ensemble et dans leurs écrits – c’est une question d’honnêteté intellectuelle – tiennent à en faire usage en se référant au sens propre qu’un tel ou tel auteur lui a donné. En science, de façon générale, on ne s’embarrasse pas de telles rigueurs conceptuelles. Ainsi, le mot « évolution » est attribué à Darwin sans nuance ni souci de vérité épistémologique. Et pourtant, la science prétend chercher à découvrir et à établir des vérités qui emporteraient l’adhésion de tout le monde, par leur évidence, selon le langage de Descartes : « La vérité est claire et évidente », comme le « cogito ergo sum » (In Discours de la méthode).
[19] In Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces (Garnier Frères, Paris 1864, p.12)
[20] Physique, Livre IV ; De Coelo (Les Belles Lettres, coll. Des Universités de France, Paris 1965)
[21] Malgré ces précautions prises par Darwin, en authentique théoricien scientifique, ses contemporains, y compris des naturalistes, des biologistes, des anthropologues etc., n’ont pas manqué de s’adonner, avec un certain plaisir, à des interprétations fantaisistes, préjudiciables parce que racistes pour distinguer les populations humaines : celles qui méritent d’être appelées « supérieures », en l’occurrence, les Européens, et celles qui sont dites « inférieures », c’est-à-dire tous les peuples sous domination coloniale. C’est cette distinction arbitraire qui a donné lieu à toutes sortes de préjugés dits « raciaux » qui règnent encore de nos jours dans les esprits. Ces expressions sont même devenues comme des avatars qui changent de figure en économie, par exemple. En outre, l’enseignement, à tous les niveaux, perpétue ces inepties en semant des représentations injustifiées dans l’esprit des publics scolaires comme une sorte de vision laudative des peuples les uns par rapport aux autres.
Références bibliographiques
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- Monod Jacques : Le Hasard et la nécessité (Edit. du Seuil, coll. « Points », Paris 1970)
- Nietzsche Fr. : Œuvres philosophiques- Jean-Claude Hémery- , Gallimard, Paris 1974)
- Les penseurs grecs avant Socrate- De Thalès de Milet – Prodicos – Jean Voilquin- Garnier Flammarion, Paris 1964, p.52-53)
Platon : Timée – Trad. E. Chambry- (Garnier Flammarion, Paris 1969)
- Popper Karl Raymond : La logique de la découverte scientifique –Trad. Nicole Thysen-Rudler, Philippe Devaux – (Payot, Paris 1973)
Conjectures et réfutations (Payot, Paris 2006)
- Raoult Didier : Dépasser le Darwin – L’évolution comme vous ne l’avez jamais imaginée (Plon, Paris 2010)
- Renouvier Charles : Histoire et solutions des problèmes métaphysiques (Edit. Félix Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris 1901)
- Rosnay (de) Joël : Les origines de la vie – De l’atome à la cellule – (Seuil, coll. « Sciences », Paris 1966)
- Schwartz Laurent : Cancer, Guérir tous les malades ? Enfin ? – (Hugo et Compagnie, Paris 2013)
- Spencer Herbert : Genesis of science (1854)
- Progress its law and causes, Transcendantal physiology
- Philosophie synthétique
- Principes de Biologie (1864)
– Weinberg Steven : Les trois premières minutes de l’univers (Seuil, Paris 1978, p. 14)
- Wittgenstein Ludwig Joseph : Tractatus logico-philosophicus –Trad. P. Klossowski-, Gallimard, coll. « Tel »)