La tapisserie de la dame à la licorne et le mystérieux sixième sens

Une superbe allégorie des cinq sens

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La  dame à la licorne : « Mon seul désir »

     Une magnifique tapisserie de la fin du Moyen-Âge, connue sous le nom de Tapisserie de la dame à la licorne, et exposée au musée de Cluny, illustre superbement les cinq sens. Sont ainsi représentés : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût dans des scènes allégoriques aisément interprétables comme représentations des «sens du dehors», ainsi que nous appellerons ces sens qui nous ouvrent sur le monde. La tapisserie, parsemée de fleurs et de petits animaux, met en scène des figures féminines dont la principale, la dame, est accompagnée parfois d’une demoiselle, d’un lion et toujours d’une licorne. La dame réalise des actions explicites ; dans le panneau de la vue, elle tient le miroir dans lequel se mire la licorne, dans celui du toucher, la dame saisit la corne de l’animal mythique d’un geste élégant ; l’ouïe est évoquée par un guide-chant dont la dame effleure les touches ; parfois des animaux, comme le singe de l’odorat, soulignent la signification de la tapisserie. Il n’est pas douteux que le thème de la licorne, cet animal doux et bienveillant qui n’exista jamais hors de l’imagination des poètes, mais fut abondamment représenté dans l’iconographie médiévale, contribue à valoriser ces sens que l’on comptait au nombre de cinq depuis la plus haute antiquité.

Un mystérieux sixième sens

    Un sixième panneau, cependant, nous intrigue. Il est aussi splendide que les cinq autres mais les érudits se perdent en conjectures sur ce qu’il représente. La dame semble se débarrasser d’une parure qu’elle dépose dans un coffret que lui tend une servante. Le geste est d’une grande élégance mais son sens nous échappe. Certains ont vu dans ce sixième volet l’évocation de ce qu’Aristote, dans son Traité de l’âme appelait le sens commun. Il faut (donc) admettre, a écrit le philosophe, outre les sens extérieurs et particuliers, un autre sens intérieur et qui sera, pour ainsi dire, le centre vers lequel tous les autres convergeront. Sa fonction consiste à comparer les sensations si variées que nous donnent les cinq sens. Le nom de sens commun ou général lui conviendrait très bien.
Nous n’avons pas la prétention de résoudre l’énigme du sixième sens, mais nous reconnaissons que la conception d’Aristote nous séduit par la profondeur de son intuition et, qui plus est, par son actualité. C’est que des recherches récentes, conduites sur le cerveau, grâce notamment à l’imagerie cérébrale, apportent de nombreux arguments en faveur d’un sens intérieur qui ressemble remarquablement au sens commun dont parlait le philosophe. Nous allons commencer par rassembler les indices, voire les preuves, qu’il existe bien un sens du dedans, ainsi que nous avons choisi d’appeler les sensibilités se rapportant à l’intérieur du corps. Ce sera un premier pas vers l’interprétation que nous avons l’intention de défendre par un plaidoyer en plusieurs étapes.

L’ile cachée de l’intériorité

     La dame 2-le goût

Le goût

   Un argument de poids en faveur d’un sens du dedans est représenté par la redécouverte récente d’une région antérieure du cortex cérébral jusqu’à maintenant négligée par les chercheurs. Cette région est un curieux ilôt de tissu cortical enfoui dans la profondeur de chaque hémisphère cérébral. Il n’est pas visible sans dissection. Cette insula, ainsi qu’elle a été nommée à la fin du 18ème siècle par l’anatomiste allemand Johan Christian Reil qui l’a étudiée, a un nombre élevé de fonctions en apparence disparates, mais qui ont toutes quelque chose à voir avec la sensibilité de cet ilôt de cortex aux informations provenant de l’intérieur du corps.
C’est, qu’en effet, l’insula est le lieu d’aboutissement des fibres intéroceptives. L’argument le plus direct pour dire que les messages internes parviennent à l’insula est fourni par l’anatomie, et la neurophysiologie, confirmées par l’imagerie cérébrale. L’importance de cet accès au cortex de la sensibilité interne, est tout à fait considérable. Cela signifie que la sensibilité interne du corps est traitée par le cerveau tout comme le sont les sens du dehors, tels la vision et l’audition, qui se rendent au cortex. Cela implique que la sensibilité interne n’est pas confinée à de simples commandes automatiques ou réflexes, au sein du système neurovégétatif, mais accède aux plus hautes fonctions. Et parmi ces fonctions se trouve la conscience. De cela nous reparlerons bientôt.

Qu’est-ce que la sensibilité interne ?

La dame 3-L'ouïe

L’Ouïe

     Mais de quoi parlons nous quand nous parlons de sensibilité interne ? Nous parlons d’influx nerveux qui proviennent de la peau, de la paroi des vaisseaux sanguins, de récepteurs de la pression sanguine, de l’acidité des tissus, de l’état de l’estomac, du foie, des poumons ; nous parlons aussi d’influx qui transmettent la douleur et la sensibilité thermique. Mais comment se fait-il, pensera-t-on, qu’il ait fallu attendre ces dernières années pour découvrir que ces voies nerveuses du dedans atteignent le cortex, alors que l’on sait depuis bien longtemps que les sens du dehors se projettent sur le cortex cérébral, via le thalamus ? Une réponse est que les fibres intéroceptives et viscérales sont très fines, et que leur trajet a été, pour cette raison, difficile à reconstituer par les anatomistes. Une autre raison est que l’évolution n’a pas fait bénéficier tous les mammifères de cette disposition. Il ne servirait à rien de rechercher la projection corticale des voies intéroceptives chez le rat, la souris ou autres animaux traditionnels de laboratoire : elle n’existe pas. Seuls certains primates et singulièrement l’homme, ont le privilège de posséder des projections corticales de leur sensibilité interne.

Des mutations aux conséquences bénéfiques

     Il est intéressant de réaliser comment l’évolution biologique a procédé pour aboutir à cet important résultat. Chez certains primates, des mutations ont eu pour effet de prolonger jusqu’au thalamus des fibres sensitives du système neurovégétatif qui servaient jusqu’alors à réaliser des réflexes homéostatiques locaux. Il a suffi ensuite que le thalamus se connecte au cortex de l’insula pour que la sensibilité du dedans ait sa représentation corticale, comme les sens du dehors.
En résumé, l’évolution biologique a fait en sorte que, chez les primates supérieurs, la sensibilité interne du corps soit représentée dans le cortex cérébral. Et cette particularité doit avoir été une disposition favorable pour la survie des espèces bénéficiaires puisqu’elle a été conservée.

Le réseau de défaut d’activité

    Il existe d’ailleurs une propriété étonnante de la région antérieure du cerveau, celle précisément qui reçoit les fibres de la sensibilité interne. Elle a une façon très particulière de réagir quand le cerveau reçoit une stimulation visuelle, auditive ou tactile : au lieu d’accroître son activité, ce que l’on attend d’elle parce que c’est ce qui se produit ailleurs dans le cerveau, elle la réduit. C’est seulement lorsque l’activité mentale du sujet est tournée vers lui-même, lors de la rêverie par exemple ou lors de l’évocation de souvenirs vécus, que les neurones corticaux s’activent dans un réseau dit de défaut d’activité, alors que dans la même région l’activité corticale est réduite lorsque ce sont les sens du dehors qui sont actifs. Les neurophysiologistes ont d’abord été très surpris par ces résultats paradoxaux, puis ils ont découvert que le réseau de défaut avait pour fonction de répartir les ressources énergétiques du cerveau entre le traitement des informations du dehors et le traitement des informations du dedans. On réalisa d’ailleurs que ce n’était pas seulement l’utilisation des messages du monde extérieur qui coûtait de l’énergie mais que traiter l’information interne en dépensait aussi beaucoup.

La dame à la licorne-Le toucher

Le toucher

Le cortex frontal orbitaire

    Proche de l’insula, et très étroitement connectée avec elle, se trouve une autre grande région du pole frontal du cerveau que l’on appelle le cortex orbitaire parce qu’elle se trouve au dessus de l’orbite de l’oeil. On retrouve dans ce cortex, la sensibilité interne du corps et la sensibilité viscérale, de même que l’odorat et le goût, ainsi que plusieurs autres sensibilités du dehors. Ainsi les sensibilités du dedans et du dehors se trouvent-elles réunies sur le même territoire. C’est une situation idéale pour que le cerveau confronte et mette en commun les informations de multiples provenances qu’il reçoit et pour qu’il permette en particulier aux messages en provenance du corps et des viscères de jouer un rôle dans l’interprétation des signaux du dehors.
On a maintes fois constaté, chez des sujets atteints de lésions cérébrales, que des informations émanant des sens du dehors et parfaitement reçues par le cerveau ne parviennent pas à influencer le comportement des patients qui les reçoivent, lorsqu’elles ne sont pas confrontées à des informations d’origine interne. C’est comme si elles n’étaient pas comprises, ou plutôt comme si elles ne concernaient pas le patient. Un exemple abondamment étudié par l’équipe du professeur Damasio, aux Etats-Unis, est celui de patients qui ont subi une lésion du lobe frontal détruisant les fibres de la sensibilité interne à l’emplacement du cortex orbitaire. Les patients lésés cessent de mener une vie normale car ils sont incapables de prendre les bonnes décisions pour conduire leurs affaires dans la vie courante. Ce qui est surprenant, pourtant, c’est qu’ils conservent un bon niveau d’intelligence et qu’ils savent très bien, en théorie, ce qu’il faudrait faire. S’ils n’adoptent pas le comportement qui convient à la situation, c’est parce que leur savoir, dissocié de leur sensibilité interne, est inopérant. On le voit bien lorsque les mêmes patients sont invités à se livrer à des jeux d’argent. Leurs décisions sont inappropriées alors qu’ils savent très bien ce qu’il faudrait faire pour accroître leurs gains.

Les syndromes d’identification erronée

   L’étude d’une catégorie de pathologies révèle de nombreuses et surprenantes anomalies connues comme syndromes d’identification erronée illusoire. Ce sont des troubles tels que des patients se trompent régulièrement quand ils identifient des personnes, des lieux, des objets ou des évènements. L’une des premières formes de tels troubles à avoir été décrites est le syndrome de Capgras. Le patient qui en souffre a l’illusion qu’un «double» ou un imposteur a remplacé une personne bien connue de lui. Cette personne ressemble à ma femme, dira-t-il, mais ce n’est pas ma femme, c’est un imposteur. Et il est impossible de lui faire modifier son jugement.
Cette pathologie a ceci de surprenant, qu’elle a été considérée par les uns comme un trouble neuropsychologique, analogue à ceux qui résultent d’une lésion corticale, et par les autres comme un trouble psychiatrique ou maladie mentale lorsqu’on ne connaît pas d’origine lésionnelle. Sans doute la différence n’est-elle pas essentielle. Les spécialistes font l’hypothèse que le trouble provient, au moins en partie, d’un conflit entre la reconnaissance effective des traits du visage de la femme par le mari et l’absence d’émotion qui accompagne cette reconnaissance. Les surprenantes défaillances de cette sorte, comme d’autres qui traduisent un trouble de la conscience de soi, paraissent dues à la défaillance d’un réseau neuronal où s’effectue la convergence des stimuli du dehors et du dedans. Ce réseau qui s’étend le long de la ligne médiane du cerveau semble bien en partie identique au réseau de défaut d’activité déjà mentionné.
Nous voici donc conduits à reconnaître que le pôle frontal du cerveau qui est un lieu privilégié de rencontre entre sensibilité du dedans et sensibilité du dehors est, sans doute pour cette raison, également enrôlé dans la construction de la conscience de soi.

La dame-L'odorat

L’odorat

Mode conscient et mode inconscient

   Certains vont même jusqu’à avancer que le cortex frontal est une entrée vers la conscience tout court. Voilà une proposition qu’il est bien difficile d’argumenter dans le peu de temps dont nous disposons. Mais formulons-la autrement. Notre esprit a deux principales manières de fonctionner : le plus souvent il agit automatiquement, en réalisant des opérations dont notre moi conscient n’a pas l’initiative, des opérations exécutées sans effort, rapidement. Ce mode de fonctionnement inconscient est celui de circuits neuronaux distribués dans diverses parties du cerveau, circuits qui sont relativement indépendants les uns des autres, qui reçoivent des messages séparés des systèmes sensoriels et ne sont pas tributaires de l’attention. Ce sont de loin les manifestations les plus fréquentes de l’activité de l’esprit. L’efficacité de ce fonctionnement inconscient de notre cerveau-esprit repose sur l’organisation rigoureuse des circuits neuronaux spécialisés mis en place par l’évolution. Cette organisation que l’on qualifie de modulaire, qui est la seule que possèdent de nombreux animaux, est très efficace lorsque la vie ne requiert que des réactions routinières et qui peuvent être menées en parallèle par les réseaux neuronaux. En revanche, lorsque le succès de l’action dépend d’opérations multiples, enchaînées et coordonnées, d’actions guidées par des messages sensoriels différents et indépendants, alors notre cerveau adopte un fonctionnement conscient. Ce fonctionnement est plus lent que le fonctionnement inconscient car les opérations mentales (et donc neuronales) sont principalement menées en succession plutôt qu’en parallèle ; il exige une focalisation de l’attention et demande un effort mental qui est lui-même cause de fatigue.

De «l’Espace de travail commun» au «Sens commun»

   Des chercheurs tels que Stanislas Dehaene et Lionel Naccache ont fait l’hypothèse que les activités conscientes supposaient l’existence, au sein du cerveau, d’un Espace de travail commun. Ce modèle de l’espace de travail prédit que tous les états de conscience partagent un mécanisme commun ; la transformation de toute information en conscience serait caractérisée par l’activation simultanée, cohérente, d’aires distantes pour former un seul Espace de travail global, c’est-à-dire à l’échelle du cerveau entier. Bien des données disponibles désignent le cortex préfrontal et le cortex cingulé antérieur comme des structures cruciales dans l’espace de travail conscient. Cela ne signifie pas que ces régions soient suffisantes à l’activité consciente mais qu’elles jouent un rôle déterminant dans cette activité.
Si nous confrontons ce modèle de «l’espace de travail commun» à la formulation du sens commun par Aristote, nous sommes frappés par la ressemblance entre l’intuition aristotélicienne et l’élaboration la plus moderne des conditions de la conscience. Aussi donc, parmi toutes les interprétations possibles de la sixième tapisserie de la dame à la licorne, avons nous une préférence pour une évocation du sens intérieur et son implication dans la conscience. On pourrait nous objecter qu’il faut être de parti pris pour faire du geste ambigü de la dame, sur la sixième tapisserie, l’allégorie de la conscience, ou même seulement de l’espace de travail commun. il est vrai que l’inscription qui surmonte la scène, «à mon seul désir», n’est pas moins mystérieuse que le geste lui-même. Il reste que l’artiste a su magnifiquement annoncer la réflexion la plus contemporaine en nous suggérant que les cinq sens traditionnels n’enferment pas tout le sensible, ce dont nous sommes maintenant amplement persuadés.

La dame-La vue

La vue

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