De l’Humanité une et de ses diverses visions du monde sui generis

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Extrait de Pierre Bamony : Des pouvoirs réels du sorcier africain-Forces surnaturelles et autorités sociopolitiques chez les Lyéla du Burkina Faso- (Editions L’Harmattan, coll. « Etudes africaines », Paris septembre 2009)
Pierre Bamony : Of the real powers of African sorcerers. Natural forces and sociopolitical authorities among the Lyela in Burkina Faso

De l’Humanité une et de ses diverses visions du monde sui generis

Présentation en français et en anglais

   L’esprit du monde contemporain, qui fait de la croyance aux phénomènes matériels son seul credo, est devenu une nouvelle religion, une espèce de confession dont l’irrationalité dépasse, du moins, égale l’obscurantisme des temps anciens. Cette foi dans la machinerie matérielle, reconnu comme le critère de toute rationalité, oublie que la conception rationnelle des choses n’est pas capable, dans l’absolu, de nier l’esprit. Mais son combat contre cette dimension de l’homme confine, de nos jours, à une inclination sentimentale, pseudo-sicientifique même qui exerce une suprématie souveraine sur les intelligences les plus faibles en les entraînant dans toutes les formes d’adhésion.
Mais, a-t-on fini de découvrir les secrets enfermés dans les méandres de l’âme humaine ? Et si la véritable explication de l’opacité de la matière gisait dans la complexion de l’homme lui-même ? Comprendre comment fonctionne l’énergie qui compose la structure de la matière et de l’esprit, sous une autre modalité que les seules ratiocinations matérialistes, n’est-ce pas faire un pas en direction d’une intelligence différente de notre mystérieuse nature, par-delà les préjugés dangereux des savoirs positifs et les a priori des cultures ? Tels sont quelques enjeux que ces investigations anthropologiques s’emploient à dévoiler chez les Lyéla du Bukina Faso en montrant une autre perception des phénomènes.
Selon leur conception de la réalité humaine, les frontières qui séparent les règnes de la nature (matière/esprit) sont souples et peuvent être franchies par des moyens « surnaturels ». L’inorganique est vivant parce que tout est Pan-vie. Les fluides de la parole, alliés à la puissance psychique, deviennent un tissu de significations inépuisables. L’objet de la puissance est, dans ce contexte socioculturel, l’action par laquelle un sujet humain est capable d’user des pouvoirs de son esprit, en soi incommensurables, pour transformer une force physique en une puissance invisible ; en somme, pour accéder aux métamorphoses de la désintégration de l’union de l’âme et du corps. L’on peut ainsi dénouer les rets de l’existence par l’appréhension de la dimension profonde de l’être humain qu’est l’énergie psychique ou âme, là même où se tiennent les secrets de la vie et de la mort de tout un chacun.

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   The spirit of our contemporary world, whose only credo is the belief in material phenomena, has become a new religion, a kind of confession whose irrationality goes beyond, or at least equals the obscurantism of ancient times. This faith in material machinery, accepted as the criterion of all rationality, forgets that the rational conception of things is not able, in absolute terms, to disown the existence of the human spirit. But its fight against this dimension of man verges on a sentimental, even pseudo-scientific inclination that exerts a sovereign supremacy over the minds of the weakest by taking them towards all forms of support.
As a matter of fact, have we finished discovering the secrets shut up in the twists and turns of the human soul ? What if the genuine explanation of the opacity of matter lay in the constitution of man himself ? Understanding how the energy that makes up the structure of matter and spirit works, in a way that is different from mereley materialistic quibbling : isn’t this taking a step towards a different intelligence of our mysterious nature, beyond the dangerous prejudices of positive knowledge and cultural apriorism ? Such are some of the stakes that these anthropologic investigations aim at disclosing among the Lyela in Burkina Faso by showing another perception of phenomena.
They make up a group of clans regarded as one of the native populations of this hemmed-in Sahelian country. In spite of its weakness (deprived of armies), its material destitution, with no real military power, nor central political power, this people has been able to resist all sorts of invaders, whether local or foreign, for centuries. What can explain such a will to defend oneself throughout the ages ? My research proves that such a force results from their form of social organisation founded on the development of psychic powers.
According to their conception of human reality, the boundaries that separate the reigns of nature (matter/spirit) are flexible and can be bridged thanks to ‘supernatural’ powers. Inorganic matter is alive because everything is Pan-life. The mysterious powers of words, together with psychic power, become an endless network of meanings. In this sociocultural context, the object of power is the action through which a human subject is able to use the powers of his spirit, intrinsically immeasurable, to transform a physical strength into an invisible force ; in short, to attain the metamorphoses of the desintegration of the union of soul and body. It is thus possible to undo the snares of existence by the apprehension of the deep dimension of human beings, namely their psychic energy or soul, in the very place where the secrets of life and death lie for eveyone.

Traduction Odile Gouget, professeur d’anglais

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A- De l’intelligence philosophique de l’esprit humain à l’émergence d’une idée de multiperceptions des phénomènes dans la science contemporaine de la matière

     Pour bien comprendre comment, d’ordinaire, les préjugés des hommes les uns sur les autres, est un sérieux frein à l’intelligence, en particulier à la compréhension des phénomènes religieux en Afrique subsaharienne, il semble nécessaire de passer par un travail sur et en soi-même salutaire. C’est un tel cheminement intellectuel que propose Platon, dès le sommet du développement de la philosophie dans la Grèce antique, avant même l’avènement du doute cartésien au XVIIème siècle de notre ère. Ce doute est une démarche qui libère l’esprit de ses scories aliénantes, pathogènes, nuisibles même à la qualité des relations inter-humaines. Certes, l’une et l’autre logique de la pensée rationnelle de ces philosophes s’imposait comme une exigence personnelle pour s’élever à la lumière de l’esprit qui permettait à la fois de se comprendre soi-même en prenant acte de ses limites et de réaliser ainsi les meilleures conditions de l’intelligence des choses. Il n’en demeure pas moins que cette heureuse transfiguration de soi, qui n’a pas toujours été suivi d’effets chez la majeure partie des sujets humains, aurait conduit à une approche moins brutale, voire mortifère des Européens dans leur rencontre avec les autres peuples en dehors de leur continent, dont les peuples africains, s’ils avaient été plus philosophes. Dès lors, cette nécessité d’une révolution mentale en et de soi-même reste valable encore aujourd’hui en vertu de ses fins hautement humaines, comme nous le montrerons dans cette brève analyse des théories platoniciennes et cartésiennes.

    D’abord, c’est au début du livre VII de La République que Platon présente, sur ce point précis, sa conception de la vérité sous une forme imagée et concrète. A la fin du livre VI, Platon a, en effet, souligné qu’au-delà de l’opinion (doxa) portant sur les objets du monde sensible, il existe le vrai savoir (connaissance mathématique et dialectique, aboutis¬sant aux Idées et au Bien = Science absolue). Le mythe célèbre de la caverne illustre concrètement cette théorie du vrai, c’est-à-dire ce thème du passage du monde sensible aux réalités idéales, objets de la contemplation du philosophe. Ce texte qui établit une dichotomie entre la sphère de l’obscurité/obscurantisme et la lumière de la raison, pose le fondement de la pensée indépassable dans le champ de la spéculation rationnelle. Selon ce philosophe, dont la pensée a encore cours dans certaines facultés de médecine en France, les hommes, sur la terre, sont prisonniers de leur sens (les cinq sens). Dans l’obscurité de la caverne figurée par le monde de la matière pris dans un flux continu d’images et/ou d’apparences, des hommes prisonniers et enchaînés depuis leur enfance dans cette caverne, se contentent de saisir des ombres, c’est-à-dire de vagues reflets du monde réel. Le modèle, l’archétype, c’est-à-dire l’univers de la vérité rationnelle et de la plénitude de la réalité, qui éclaire de façon pâle et imparfaite le monde des ombres et des prisonniers, est le soleil de l’intelligence, des Idées de la raison, comme les mathématiques, la philosophie etc. Cependant, la source lumineuse des projections des phénomènes extérieurs sur la paroi du mur en face d’eux leur demeure à ce point inconnu que les prisonniers n’en soupçonnent même pas l’existence.
En ce lieu et en cette posture, ce qui leur tient lieu de connaissances qui sont, en réalité, de pseudo-savoirs, des opinions, se réduit à la perception d’un certain ordre dans les apparences des phénomènes ; plus précisément, dans une suite décelable à travers l’interminable défilé des ombres devant eux, c’est-à-dire sur la paroi du mur qui est leur unique perception. En revanche, la contemplation de la splendeur et de la beauté des Essences est réservées à celui-là seul qui peut les fixer en son âme, après avoir rompu ses chaînes et s’être élevé hors des ténèbres de la caverne jusqu’au royaume éthéré du Soleil, symbole de la science pure.
Dès lors que l’on parvient en ce royaume de la lumière des connaissances rationnelles, les yeux habitués aux clartés idéales ne peuvent plus distinguer les ténèbres de la caverne d’en bas. Ainsi l’âme, dans cet état, est comparable à la vue que le brusque passage de la lumière à l’obscurité et de l’obscurité à la lumière ne manque de troubler. Cependant, Platon reconnaît, et telles est la valeur universelle de sa pensée, que toute âme possède naturellement la faculté d’accéder au connaître, comme l’œil à celle du voir, à la seule condition de convertir l’esprit à l’effort et au travail salutaires et nécessaires à tout progrès. On comprend alors que ce philosophe puisse confier à l’éducation la finalité de bien orienter cette faculté du connaître, c’est-à-dire de la détourner des perspectives fuyantes du devenir (le monde des opinions et des illusions, des préjugés et des certitudes) vers des formes (Idées) immuables de l’être (la science pure).
Ensuite, cette nécessité de la formation à l’exercice de l’esprit rationnel et scientifique, qui conduit à s’arracher volontairement, librement aux illusions, aux tromperies, aux évidences et certitudes de tous genres, propre à l’impérialisme du sensible a conduit Descartes, au XVII eme siècle, à opérer une rupture radicale avec cette pseudo- réalité du monde sensible par le doute méthodique. Descartes veut s’arracher à l’ordre de la vie qui commande à tout le monde de s’en tenir aux charmes et aux fantasmes du sensible. Comme il sait que la vérité ne s’y tient guère, il s’agit de repartir à zéro en opérant une table rase de tout ce qu’il connaissait pour pouvoir ainsi revenir au point de départ du savoir. Car, selon lui, on ne détruit et on ne creuse le sillon des opinions acquises, des a priori impérialistes qui gouvernent notre conscience et, du même coup, la nature de nos liens avec les autres, que par ce biais. Il ne s’agit donc pas simplement de la destruction des savoirs antérieurs. La finalité de son entreprise est de parvenir à l’idée d’une science parfaite. Le doute apparaît alors comme moyen : son énergie se tire d’une volonté de vérité.
Si le doute concerne toutes ses anciennes opinions, Descartes en écarte la vie pratique et les croyances qui en relèvent comme la morale, la religion, les institutions politiques. Hormis cette sphère, il ne s’agit pas, selon Descartes, d’examiner, parmi ses opinions, celles qui sont fausses et celles qui sont vraies : il faut les récuser toutes d’avance et de droit. C’est en ce sens qu’il remarque : « je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que je trouverai, suffira pour me les faire toutes rejetées ». Dès lors, le doute, dans la sphère du sensible a pour effet de renverser l’ordre des certitudes, tel qu’il nous apparaît spontanément, c’est-à-dire sans acte de réflexion. En effet, jusqu’à l’expérience du doute, c’est sur la certitude sensible première, majeure même, en un sens écrasante que reposent toutes les autres. Il faut donc commencer par elle. C’est le principe même de la connaissance sensible, contrairement à Aristote et à sa gloire à travers l’histoire de la pensée occidentale, qui va être récusé. Car l’évidence sensible n’est pas aussi évidente qu’on le croit d’ordinaire ; et pourtant, elle empêche d’envisager les possibilités infinies données, à travers l’entendement humain, de penser ou d’apercevoir diversement les phénomènes.
Il résulte donc de la pensée de ces auteurs que la plupart des hommes, eu égard à l’impérialisme des besoins quotidiens, à toutes sortes d’urgences en somme, ne font pas nécessairement preuve de raison dans leurs conduites personnelles, d’une part, et de l’autre, dans leurs rapports avec les autres. Il semble que leur conscience est prisonnière des diktats de l’inconscient collectif par la mise en avant des représentations erronées de celui-ci, de ses opinions, de ses illusions, de ses pseudo-savoirs. Leur conscience personnelle est si immergée qu’elle n’est plus en mesure de juger par soi-même. D’où le mépris des autres, la volonté de les dominer, de les agresser, de les violenter. Le pouvoir du sensible est roi dans de telles raisons individuelles ; et son évidence dicte encore sa loi dans l’examen objectif des phénomènes soumis à la raison dite savante.
Puisque cette évidence se fonde essentiellement sur les témoignages de la perception, il convient d’interroger celle-ci. Selon Le Robert , la perception a un double sens : d’abord, elle dérive de la vue, c’est-à-dire ce qui est vu par l’œil et qui est censé être compris ; ensuite, le sens intellectuel, qui dépasse le perçu ou la vue sensible, est l’acte par lequel le sujet humain « prend connaissance des objets qui font impression sur ses sens ». Cette dernière signification a conduit Leibniz à créer le concept d’aperception ou ce que l’esprit voit par ses seuls pouvoirs. C’est la conscience de quelque chose, comme par exemple l’idée. C’est aussi la conscience ou la connaissance réflexive de l’état intérieur qui constitue la perception simple. L’esprit peut donc voir des phénomènes qui échappent aux facultés des sens et que ceux-ci pourraient d’autant plus aisément nier qu’ils ne font pas partie de l’ordre des faits expérimentables au regard des réalités constituées par leur mode de fonctionnement. Le terme de vision lui-même a aussi deux sens. Selon le même dictionnaire, en effet, il y a la vision intellectuelle, comme la théorie des Idées éternelles chez Platon, qui se distingue de la vision surnaturelle. Il s’agit, dans ce cas, de la perception de phénomènes divins ou occultes qui se situent en dehors ou au-delà des sens. Elle permet d’accéder à des réalités parallèles ou à des dimensions superposées de celles-ci, comme on le verra chez les Lyéla.

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Car l’histoire de l’espèce humaine l’a conduite, comme par nécessité, à faire une sévère sélection des pouvoirs multiples et variés, par pur besoin vital, dont elle est dotée par la nature, notamment ceux, multiples, voire infinis de son cerveau. Comme le fait observer Jacques Ninio « le cerveau humain a choisi de balancer par-dessus bord quelques-uns des instruments de mesure qu’utilise l’animal, ou de ne plus trop se soucier de leurs indications, comme le sens magnétique. En revanche, il exploite à fond deux organes des sens : la vue et l’ouïe, auxquels il demande presque tout. Tout ce qu’il voit d’une scène doit pouvoir être identifié, classé selon des catégories ; à tout ce qu’il entend, il doit attribuer une origine et une signification ». Cet auteur montre effectivement que les potentialités du cerveau s’étendent bien au-delà de l’usage quotidien et ordinaire que nous en faisons. Il n’en demeure pas moins que, de nos jours, lorsque quelques-uns parmi nous font preuve de facultés singulières, fruits du surdéveloppement d’un pouvoir du cerveau, nous sommes spontanément portés à en douter au nom du témoignage des sens, en leur essence aveugles, et des pouvoirs ordinaires de la raison, ceux qui sont développés par la science moderne. Or, si toute connaissance scientifique dérive de la raison, nous ne devons pas oublier qu’elle-même est fille des sens. Du moins, tout ce qu’elle livre comme connaissance précise est adapté à nos capacités d’intelligibilité. Selon Albert Jacquard, il n’y a point de savoir humain qui ne vienne du cerveau, lequel s’est accoutumé depuis des millions d’années à sélectionner ce qui est fort utile à la vie et à la survie de l’espèce humaine. Les sens apportent au cerveau humain les renseignements provenant du monde extérieur de façon désordonnée. Et le cerveau s’emploie à les organiser suivant les grilles de réception et d’entendement de la conscience. A cette fin, selon cet épistémologue, le cerveau « invente des outils abstraits capables de transformer un amoncellement en structures : les concepts. Tous les mots que nous utilisons pour décrire le monde : force, vitesse, durée, champs, particules… sont des inventions humaines qui permettent de construire en nous un modèle plus ou moins fidèle de l’univers qui nous entoure, de faire naître, en un processus sans fin de co-naissance, une image proprement humaine du monde ».

Pourtant, c’est dans l’oubli inconscient, le plus souvent, que toute notre science n’est rien d’autre qu’« une image proprement humaine du monde » que nous avons une inclination quasi naturelle à nier la manifestation des autres potentialités du cerveau. Notre conscience est devenue orgueilleuse, prétentieuse même dans l’oubli total de sa faiblesse rédhibitoire, voire de sa vaine insignifiance. Or, Nietzsche a bien démontré que, eu égard à l’évolution de l’espèce humaine, la conscience a peu d’importance. Il le regarde même comme un « instrument ; et en regard à toutes les grandes choses qui s’opèrent dans l’inconscient, elle n’est, parmi les instruments, ni le plus nécessaire, ni le plus admirable […] ». Pire, « c’est en effet, le dernier venu parmi les organes, un organe encore enfant … ». Cette conception des pouvoirs insignifiants de la conscience, aujourd’hui confirmée par les neuro-biologistes, entre autres, par les travaux de Pierre-Paul Grassé, tient au fait que les données de la conscience sont toujours lacunaires . Celle-ci nous donne ainsi une représentation chétive, simplifiée et toujours incomplète de la complexité des phénomènes. Notre compréhension de l’être n’est pas une fidèle copie de la réalité. En effet, selon Pierre-Paul Grassé, entre la matière, telle qu’elle est en elle-même et nous, il y a, d’une part, les récepteurs sensoriels et l’interprétation cérébrale. Donc, ce que nous appelons le réel n’est pas conforme à la figure que nous lui donnons. Dans son ouvrage, L’évolution du vivant, il donne l’exemple suivant qui illustre parfaitement la diversité de perception des phénomènes : le coquelicot est la fleur rouge par excellence, qui absorbe toutes les lumières colorées, à l’exception du rouge et de l’ultra-violet. Pour l’être humain qui ne voit pas l’ultra-violet, la fleur rutile. Pour l’abeille qui ne voit pas le rouge, mais perçoit l’ultra-violet, la fleur a une autre couleur que nous ne pouvons pas imaginer.
De fait, eu égard à cette donnée scientifique, nous ne pouvons pas réfuter l’existence d’autres phénomènes du seul fait que nous ne pouvons les percevoir ou de ce que nous ne pouvons en parler à partir de nos connaissances ordinaires, des mots forgés par l’expérience des sens. La nature humaine est susceptible de transformations inhabituelles suivant l’expérience à laquelle on a soumis le cerveau dès la prime enfance. Tel est le cas de deux fillettes abandonnées, découvertes dans une tanière de loups le 9 octobre 1920 par le révérend Singh. Selon Lucien Malson , et, c’est le point qui intéresse cette analyse ici, ces fillettes se comportaient comme des louveteaux avant qu’on ne tente de les humaniser par la culture dans un orphelinat. Elles témoignaient d’une photophobie extraordinaire. A l’inverse, comme les loups, elles manifestaient « une nyctalopie accusée » (p.85). Outre cette transformation étrange dont notre cerveau est capable, si on s’avise de l’éduquer autrement, l’univers lui-même paraît avoir une figure semblable, selon les découvertes des physiciens quantiques.

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Ainsi, Brian Greene n’hésite pas à affirmer que « la mécanique quantique montre indéniablement que l’univers repose sur des principes très bizarres du point de vue de notre expérience quotidienne […]. En sondant en profondeur les mécanismes fondamentaux de notre univers nous rencontrons des caractéristiques bien différentes de ce à quoi nous nous attendons ». Pour montrer cette étrangeté de l’univers, nous retiendrons ici deux exemples du fonctionnement des particules qui n’obéissent à aucune des lois établies par la physique dite classique. Selon le premier exemple, lors d’une expérience, on tente de faire passer des électrons par deux fentes d’une planche en les projetant sur une paroi éclairée. Mais les choses ne se passent pas comme cela aurait pu être prévisible dans le cadre de la physique classique. Conformément à la théorie de la physique quantique formulée par Feynman, « en cheminant de la source vers l’écran phosphorescent chaque électron empruntait simultanément toutes les trajectoires possibles » (p.132). En d’autres termes, cela signifie que l’électron peut traverser indifféremment la fente de gauche et la fente de droite ; il peut aller vers la droite et « décider » spontanément de changer de direction pour aller vers la gauche. Il peut même effectuer un mouvement continu de va et vient avant de se « décider » à passer dans la fente de gauche. Plus étrange encore, il peut effectuer un lointain voyage dans des galaxies, comme celle d’Andromède, pour revenir se glisser dans la fente de gauche et poursuivre son cheminement vers l’écran. Tout se passe comme s’il n’est plus soumis à l’ordonnancement établi par la Nature.
Le deuxième exemple est aussi bizarre que le précédent qui met en jeu ce que les physiciens quantiques appellent « l’effet tunnel ». Suivant l’expérience ordinaire du sensible, si nous projetons une bille en plastique contre un mur en béton armé, nous nous attendons à ce qu’elle rebondisse. D’après les lois de la physique classique, notre bille n’a pas assez d’énergie pour traverser un tel obstacle. Mais, dans le cadre de la physique quantique, il en va tout autrement : quelle que soit l’épaisseur du mur, le projectile est capable de le traverser pour réapparaître de l’autre côté. On explique ce phénomène par le fait que, dans le champ des particules microscopiques, une particule est susceptible d’emprunter de l’énergie suffisante pour creuser un tunnel et pénétrer à travers une zone épaisse, comme le béton armé, où elle n’aurait pas, au départ, suffisamment d’énergie pour entrer et le traverser.

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Ce bref aperçu de ces données scientifiques montre à l’évidence que le triomphe ou, plutôt, l’orgueil de la raison classique n’est plus de mise aujourd’hui. On a fini par rompre avec la volonté des philosophes et scientifiques du passé qui ambitionnaient de rendre intelligible, de façon essentielle et suivant les pouvoirs de la raison, l’ensemble des phénomènes qui ont précédé l’avènement du genre humain en ce monde. Car la science la plus profonde nous révèle toujours notre ignorance la plus abyssale. Cette limite rédhibitoire de la raison et de ses moyens objectifs d’exploration de la Nature et du Cosmos, tels que les scientifiques contemporains le confessent eux-mêmes, donne lieu à une attitude plus humble de l’Homme : la reconnaissance de son ignorance foncière de la nature profonde des phénomènes et celle d’une croyance raisonnable, c’est-à-dire le renoncement à toutes formes de dogmatisme.
Outre la croyance du scientifique d’aujourd’hui, il y a toutes celles des peuples extra-européens, dont les peuples africains subsahariens. Car leur approche naturelle des phénomènes, l’accueil et l’acceptation de ce que l’univers physique a produit et contient comme faits et événements se fonde à la fois sur un ensemble de savoirs pratiques et aussi sur une croyance dans la manière dont on peut faire usage de ses forces immanentes. Même si leur mode de croyance paraît étrange aux autres hommes, notamment aux Occidentaux, en elle-même une telle aperception des faits de la Nature a sa propre validité. Sa valeur spécifique se comprend en soi-même et possède ses fins propres en tant que celles-ci sont porteuses de sens pour l’ensemble de ces peuples.

Double vue

B- Croyance, sens ou non sens rationnel inhérents aux religions naturelles de l’Afrique noire

    Dans cette perspective et sous cet angle d’appréhension des choses, les peuples africains subsahariens ne peuvent pas attendre outre mesure des mutations profondes de la part des Européens, entre autres peuples mûs par l’esprit de domination et d’opposition, quant à la neutralité ou à l’objectivité du regard que ces derniers peuvent porter sur eux. Comme l’a si bien montré le journaliste et écrivain polonais Ryszard Kapuscinski qui, depuis les années 1950 jusqu’à nos jours, a parcouru de nombreux pays africains dans tous les sens pour bien communier à leurs réalités intimes et profondes, et qui pose un regard plein de compréhension sur leur histoire contemporaine, sans jugement de valeur, l’histoire a, pour ainsi dire, dénaturé la perception réelle, vraie et essentielles des peuples africains par les peuples occidentaux. Depuis lors, au lieu de voir l’Autre tel qu’il peut être en lui-même, en l’occurrence, les Africains, il y a continûment la force de la projection première des idées, des représentations et des préjugés des Européens qui vient comme pour obstruer toute volonté de saisie authentique, de compréhension, de connaissance de ces peuples. Cet auteur s’emploie à montrer les causes profondes des rapports injustes et préjudiciables entre les uns et les autres à travers l’analyse suivante : « de l’Afrique, l’Européen ne voit que l’enveloppe extérieure, une partie, peut-être la moins intéressante et la moins importante […]. Le drame de nos civilisations et de l’Europe notamment, c’est que jadis les premiers contacts avec l’Afrique ont été le privilège d’individus de la pire engeance : voleurs, soldatesque, aventuriers, criminels, trafiquants d’esclaves etc. Certes, il y a eu des exceptions : des missionnaires honnêtes, des voyageurs passionnés, des chercheurs, mais en général, le ton, la norme, le climat ont pendant des siècles été dictés par des canailles, des brigands internationaux peu soucieux de découvrir d’autres cultures, de communiquer avec elles, de les respecter. C’étaient pour la plupart des mercenaires obscurs, butés, rustres, insensibles, analphabètes. La seule chose qui les intéressait, c’était conquérir, piller et massacrer. Au bout du compte, au lieu de se connaître, de se rapprocher et s’interpénétrer, les deux mondes sont devenus mutuellement hostiles, dans le meilleur des cas indifférents ». Selon cet humaniste polonais, il faut y voir aussi l’origine des rapports abominables et aveugles érigés entre eux comme une forme, devenue classique, de liens interhumains. Il semble même qu’il y ait désormais impossibilité de transcender ce miroir déformé et déformant pour se regarder droit dans l’être des uns et des autres, au sens où toute conscience paraît gouvernée par ce halo, ce prisme d’idées préjudiciables. Pire, « cette monopolisation des relations interculturelles par une classe d’obscurantistes a institué des relations exécrables. Les relations humaines ont été fixées d’après le critère le plus primitif : celui de la couleur de la peau. Le racisme est devenu une idéologie selon laquelle l’homme définissait sa place dans l’ordre mondial. D’un côté les Blancs, de l’autre les Noirs ».
Ainsi, au-delà de cette perception préjudiciable, de ces considérations négatives, véhicules d’hostilité plutôt que d’ouverture à l’autre, l’alter-ego, il semble manifeste que les phénomènes qui sont l’objet de croyance des peuples, entre autres, ceux de l’Afrique subsaharienne, ne doivent pas être considérés en eux-mêmes comme irrationnels, contrairement à l’opinion fort répandue d’une certaine classe dite savante. En réalité, ils ne le sont qu’en apparence, c’est-à-dire au regard des bornes de notre entendement aliéné par les fruits de nos cultures. Car l’univers est une peau dont les pores sont des ouvertures infinies à toutes les pratiques possibles ou voies d’accès à certains de ses secrets, parce que, comme le prouve la physique quantique, même au niveau d’un électron, il y a une infinité de possibilités d’action. Il en est ainsi des formes de pratiques religieuses fort répandues parmi l’humanité, laquelle est unique en son genre, mais très richement diverse et différenciée par ses modes d’expression culturelle. Or, parmi les phénomènes religieux les plus incompris ou les plus abhorrés sont ceux des peuples africains subsahariens. Cette incompréhension va de paire, d’ailleurs, avec le discrédit culturel qu’on relève à leur égard, depuis le XVIIème siècle, notamment chez les peuples occidentaux (Europe, Etats-Unis) . Pourtant, il ne s’agit que d’une différence d’approche culturelle des phénomènes religieux et du Divin. Nous l’avons déjà montré, dans un article sur l’expression artistique chez les peuples africains subsahariens : ces phénomènes dérivent essentiellement, dans leur expression culturelle, du lien de l’être humain avec son environnement physique. Qu’il s’agisse de religions dites révélées ou de religions naturelles, telles que celles des peuples africains subsahariens ou des peuples indiens etc, comme nous les appellons pour les distinguer de celles qu’on qualifie de révélées, le fond du problème est le même : il s’agit d’une conception ontologique spécifique des phénomènes. L’ontologie des peuples africains subsahariens, comme nous l’avons montré dans cet article, a pour fondement la croyance en une croissance dynamique de la Nature. En d’autres termes, celle-ci est, par et en soi, infinie puissance efficiente, en tant qu’Entité holiste, Réalité englobante en dehors duquel rien ne peut être aisément envisagé. Ainsi, les autels des théurgies ou fétiches, selon le terme consacré de l’anthropologie africaniste, sont des foyers d’énergie qu’il est donné à l’intelligence humaine de pouvoir capter à son profit, essentiellement par les forces de l’énergie psychique. Ces puissances de la Nature sont en elles-mêmes neutres. Donc, si l’on insiste tant sur l’étrangeté de ces religions naturelles, suivant leurs expressions africaines subsahariennes, c’est parce que les peuples qui en sont les découvreurs ou les détenteurs en font un usage généralement mortifère.

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A titre d’exemple : les Gourmantché du Burkina Faso sont réputés être, parmi les différents peuples de ce pays, les plus redoutables en matière de sorcellerie tueuse. L’art de tuer un être humain sans effusion de sang (on détruit, par des procédés spécifiques, l’énergie de la vie psychique ou âme) en cette région n’est guère caché. En fait, ils vivent au milieu d’une végétation riche en espèces de plantes, d’herbes, d’arbres, de végétal en somme qui leur fournit l’essentiel du secret de leurs sciences. Ils connaissent parfaitement l’utilité des essences de ces plantes. Ils disposent de moyens efficaces pour soigner toutes sortes de pathologies naturelles ou causées par des empoisonnements ; des voies pour permettre à des individus qui le désirent de triompher dans la volonté de puissance de la vie par le dépassement des heurts que celle-ci ne manque d’opposer à quiconque existe sur terre, d’aplanir des difficultés, de réussir dans les études, ou dans les affaires de quelque nature que ce soit. En effet, leur lien avec les mille et un êtres invisibles (pour les sens ordinaires ; mais certains d’entre ces prêtres ou chercheurs gourmantché les perçoivent bien, de jour comme de nuit) qui peuplent la Nature est si intime que les plus grands, les plus puissants d’entre leurs chercheurs ont recours à leurs indications et inspirations pour pénétrer plus en profondeur dans les méandres des secrets de cette Nature qui nous paraît, en tant que matière, comme dénuées de vies autres que les formes qui nous sont connues ordinairement.
Un jeune prêtre théurgique gourmantché, Diaboado Tankoano, nous permit de mieux comprendre, par son instruction au cours du mois de juillet 2006, ces phénomènes, en apparence absurdes. Il nous raconta le fait suivant : quand il eut vingt-deux ans, il avait entendu parler d’une sorcière qui sévissait dans un village voisin et dont tout le monde avait peur en raison de la puissance maligne qui l’habitait et l’inclinait à semer la mort dans la famille de son mari et autour d’elle. Or, ce jeune homme est né avec des entités d’une puissance exceptionnelle. Ces êtres qui l’habitent, il ne les voit pas, mais il agit sous leur impulsion. En revanche, la puissance des sorciers leur permet de les voir et de mesurer le degré élevé de force de ces entités. Il décida alors d’aller s’attaquer à la puissance de la sorcière tant redoutée. Certes, il put sortir indemne de ce combat d’un genre particulier, par la mort de la femme redoutée, d’une part, grâce au pouvoir de certains végétaux dont son père maîtrise la connaissance, c’est-à-dire leur essence singulière ; et de l’autre, grâce à l’assistance de ses propres entités qui le protégeaient des maléfices de la sorcière qu’il ne voyait pas .
Ainsi, d’après les enseignements de ce jeune prêtre, il semble manifestement qu’il s’agisse d’espèces d’« aliens », bons ou mauvais qui s’attachent à l’âme ou substance vitale d’un individu durant toute sa vie, pour le meilleur et pour le pire. Ces entités permettent à leurs possesseurs de percevoir le futur immédiat et lointain de la vie des autres individus, semblables ou non à eux. C’est ce qui permet à ceux qui sont mal intentionnés et qu’on appelle ordinairement sorciers « mangeurs d’âmes » de chercher aisément à nuire au destin des membres de leur famille qu’ils jalousent ou qu’ils mésestiment ; voire de les tuer en annihilant leur énergie psychique, s’ils en ont la possibilité.
Nous avons eu l’occasion d’entendre les siens tous les soirs durant notre séjour chez son père. En effet, entre une ou deux heures du matin jusqu’à quatre heures, nos compagnons et nous-mêmes entendions des phénomènes qui atterrissaient sur la tôle de la maison où nous dormions. Les bruits qu’ils faisaient changeaient de nature. Cependant, le toit de la maison n’était point endommagé, ni les tôles cabossées. Le lendemain, nous en parlions librement jusqu’à un certain point. Il nous confessa que c’est à cause de leur présence, partout où il peut aller sur terre, qu’il ne peut dormir dehors ; même quand il fait très chaud en mars, avril, mai. Car s’il s’avise de le faire, ils se précipitent sur lui comme pour l’étouffer. Quelle est la raison de cette « agression » ? Le jeune prêtre se contenta de nous dire que c’est un secret qu’il ne peut dévoiler en public.

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Donc, selon Diaboado Tankoano, ces entités sont comme des hommes, mais elles existent sur le mode de l’invisibilité et elles vivent dans toutes les zones de l’espace : elles traversent tous les espaces possibles, voyagent sans obstacles dans tous les lieux de la terre, si une volonté humaine les y envoie pour accomplir quelque mission. Elles sont comme l’air. Dans leur mode d’occupation de l’espace ou leur dimension, il n’y a pas de densité ni de résistance de la terre. Elles peuvent tout aussi bien vivre dans le creux d’un arbre que dans les grottes des montagnes, entre autres. Ces « aliens » terriens et leurs hôtes humains constituent donc ce que nous appellerons les « symbiotes », en ce sens qu’ils vivent en commun, dans une relation de symbiose, de bonne intelligence mutuelle. Cette relation symbiotique dure aussi longtemps que le symbiote est en vie ou, plutôt, l’hôte humain a encore la vie en partage. Elle est aussi mutuellement profitable à tous les deux. Sur ce point, il semble impossible d’obtenir des mutations culturelles profondes chez les peuples africains subsahariens en raison de la réelle et forte prégnance chez tous ces peuples sans exception de ce genre de liens visibles (les hôtes humains), et invisibles, (les « aliens » terriens). Rien, pas même les religions révélées, ne peut déraciner la nature des rapports de ces peuples avec les mondes invisibles qui peuplent leur « oeukoumène » ou environnement vital.
Ainsi, par ces biais, c’est-à-dire ces liens particuliers avec l’invisible devenu visible pour tous les symbiotes, les chercheurs gourmantché sont engagés dans une surenchère de découvertes dont la finalité est de parvenir à tuer ceux d’entre eux qui sont réputés être très puissants. Leur victoire réside donc en un tel acte destructeur de vie humaine. C’est pourquoi, les plus puissants d’entre les connaisseurs des secrets des essences du végétal, du minéral et de l’animal, voire des voies de communication avec les autres êtres (invisibles), qui vivent sous des modalités différentes de la nôtre dans leur environnement, ne peuvent guère être tranquilles. Ils sont comme contraints d’être toujours dans la dynamique de la recherche, pour être toujours plus puissants, plus indestructibles suivant le mode de fonctionnement particulier de leur science. Autrement, quelques-uns peuvent s’allier de façon circonstancielle pour aller éliminer quelque adversaire réputé puissant sans pour autant pouvoir récupérer son savoir propre. A cet effet, ils n’ont pas besoin de théurgies ou fétiches, comme chez les autres peuples du Burkina Faso. Si l’effet d’une plante n’atteint pas sa cible, c’est-à-dire tuer l’objet de leur expérience mortifère, ils sont prêts à en essayer jusqu’à ce qu’ils trouvent la bonne inspiration ; ou qu’ils se fassent eux-mêmes détruire dans cette épreuve, somme toute stérile. En ce sens, comme toute religion humaine, ce n’est pas en soi- même que les religions naturelles (celles des peuples africains subsahariens, notamment) sont mauvaises ; en d’autres termes, elles ne le sont pas dans leurs principes initiaux, mais bien davantage dans la figure qu’elles prennent entre les mains des hommes.

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Ces énergies naturelles, diversement captables, peuvent être appréhendées soit, comme nous l’avons dit, sous forme spirituelle, et tel est le mode de fonctionnement des religions des peuples noirs et, avant eux, des Egyptiens anciens dont ils ont hérité certaines pratiques ; soit sous forme matérialiste triomphante, suivant le mode de maîtrise de ces forces en Occident. C’est en ce sens que les auteurs des Merveilles de l’art nigérien établissent bien la différence entre ces modes de perception différents. En effet, ils écrivent que les peuples occidentaux « voient le monde matériel comme un ensemble de matière statique qui se peut mouvoir ou être mû sous l’impulsion de stimuli appropriés ; les peuples de cultures tribales tendent à concevoir les choses comme des objets à quatre dimensions, la quatrième dimension ou dimension du temps étant prédominante. Dans cette conception, la matière n’est que le véhicule ou la forme extérieure visible de l’énergie de la force vitale. Ainsi, c’est l’énergie et non la matière, l’état dynamique et non pas l’état statique qui est la vraie nature des choses. Cette énergie est accessible à l’homme par des moyens rituels et c’est là la vraie base de toute croyance tribale. Cette croyance est plus directement intelligible à ceux qui sont versés dans la physique moderne qu’à tout autre européen et en fait elle paraîtrait dans sa forme la plus dépouillée se rapprocher plus de la vérité scientifique objective que de la conception statique de la matière qui est la nôtre » [1998 : 31].
On ne peut donc pas se fonder sur les pratiques religieuses de ces peuples pour prétendre, dans un autre ordre de réalité, qu’elles constituent un frein au mode de développement économique libéral capitaliste, comme certains individus cultivés malintentionnés le laissent croire en économie. La religion ne nuit en rien au progrès de l’esprit, au développement culturel d’un individu. D’autant plus que les religions de ces peuples ne sont pas communautaires ni collectives. Elles sont essentiellement individuelles, hormis les autels des clans chez certains peuples, comme les Lyéla du Burkina faso. Les pratiques cultuelles de ces religions regardent la vie et l’éthique de vie des particuliers. Il est courant d’avoir, dans une même famille, des pratiques religieuses différentes ; et l’on n’est pas forcé de croire en la puissance efficiente de la théurgie de son voisin ou de son frère. Certains d’entre eux sont soit « athées », soit indifférents à toute pratique religieuse naturelle. En outre, à y regarder de plus près, toutes les religions du genre humain puise dans le même fonds de la volonté de trouver une forme de sécurité psychologique, d’assurance individuelle et de cohésion d’un groupe, en somme, lequel a la même croyance en partage. Comme son étymologie l’indique, religio renvoie au « lien ». Ce serait le lien entre les hommes. Cette dimension horizontale (rapport de particulier à particulier) demeure essentielle en-deçà de la dimension verticale (le lien de l’Homme au Divin). La première instaure donc des relations entre les hommes et définit des communautés d’hommes, du moins, dans l’optique des religions dites révélées, comme le christianisme, l’Islam etc, qui partagent les mêmes croyances et respectent les mêmes rites et modes de vie.
En ce sens, toute religion de ce type requiert un triple souci de cohérence, d’unité et d’efficacité. Ainsi, à Rome, on préférait parler d’une « religion de serment » ou « juris jurandi », qui est plus essentiellement sociale que théophanique. De même, dans la Chine impériale, tout comme dans les couches populaires et même aisées (les nouveaux riches) de la Chine d’aujourd’hui, le taoïsme se présente comme une religion. Celle-ci a ses prêtres, ses rites quotidiens (sacrifices cultuels), voire son aspiration à l’immortalité de l’âme. Elle a son bestiaire fabuleux, ses saints, ses lieux sacrés qui sont des objets de cultes particuliers. On sait qu’aujourd’hui en chine, malgré la violence et la répression de la révolution culturelle, visant à éradiquer, entre autres, les racines des religions, le syncrétisme chinois a fait cohabiter trois religions ou philosophies de la vie, en l’occurrence, le confucianisme, le taoïsme, le bouddhisme. Depuis les années 1980, sous Deng Xiaoping, les cultes religieux ont repris une très grande ampleur dans l’occupation quotidienne des gens, au point d’envahir toutes les catégories sociales, sans pour autant nuire en quoi que ce soit au progrès économique de la Chine contemporaine suivant le mode de développement occidental.
Les Indiens ont une pratique religieuse assez voisine de celles des peuples africains subsahariens, par la multiplication des lieux ou sanctuarisation de l’espace et l’articulation entre les forces de la psyché et celles de la Nature. Vue de l’extérieur, et suivant des jugements hâtifs et a priori, la pratique religieuse des Indiens, essentiellement hindoue, confine à une sorte d’abrutissement de la raison, voire d’obscurantisme. Mais une connaissance plus approfondie montre que le processus fondamental est le suivant : il s’agit toujours de l’équilibre psychologique individuel et /ou collectif, de la recherche du salut, de la cohésion psycho-sociale des pratiquants, de la recherche de l’harmonie entre le monde humain et les dimensions des énergies naturelles. L’homme qui prie cherche à entrer en liaison avec celles-ci pour conférer à soi-même un surcroît de puissance vitale. Cet attachement atavique à la dimension religieuse, qui scande les moments de la vie au quotidien, par l’effectuation fréquente de prières et de sacrifices réparateurs, n’empêche aucunement les Indiens de figurer aujourd’hui parmi les puissances économiques de demain suivant le mode de développement économique occidental. La seule nuance qu’on peut établir entre ces deux genres de religion tient au fait que les religions naturelles africaines subsahariennes exigent, sous certaines conditions de leur dimension, un psychisme inné adapté à la captation des énergies naturelles et à l’aptitude à jouer avec les forces de la Nature.
A défaut d’un tel don naturel, on recourt, par nécessité, c’est-à-dire par une transformation artificielle (grâce à l’efficience de la vertu de quelques plantes ou de quelques minéraux, voire de certaines sécrétions d’animaux, telles celles des yeux des chiens) de la psyché pour pénétrer dans la dimension parallèle ou superposée, selon l’idée des Lyéla, de certaines forces de la Nature. Autrement, on risque de nuire soit à sa santé, soit à sa vie. Et telle est la nécessité d’une initiation particulière qu’on appelle la faculté de la perception extrasensorielle, comme l’explique si bien un des interlocuteurs du Père Eric de Rosny : « en aucun cas, il ne sera question pour moi de me « faire ouvrir les yeux » car mon père, qui en savait probablement quelque chose, m’a mis en garde contre une telle initiative. Je crois, en effet, que cette lucidité supra-sensible confère la connaissance et éventuellement la maîtrise des forces de violence, cachées… Je suis trop sensible à l’injustice, à la souffrance des faibles pour pouvoir retenir ma langue dès que je percevrai quelque violence mystique, alors qu’il semble que le ndimsi est régi par une espèce de conspiration du silence dont l’inobservance des lois entraîne des représailles mortelles ! » (p.p. 182-194).

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