L’Homme comme thème central de la science anthropologique : Philosophie et Anthropologie
L’anthropologie est une théorie générale : d’un point de vue philosophique, c’est l’étude générale de l’Homme en tant que totalité profonde, holistique même ; d’un point de vue scientifique, elle comprend un ensemble de disciplines scientifiques qui étudient les êtres humains sous leurs multiples dimensions, en l’occurrence, physiques comme l’anatomie, la morphologie, la physiologie etc., culturelles tels que les rites religieux et funéraires, les actes liés au mariage, les initiations des individus à leur vie d’adultes ; voire les arts, la parenté, l’habitat, les représentations ou visions du monde, du temps et de l’espace etc.
D’abord, l’idée de l’anthropologie philosophique permet à Hegel de hisser la barre très haute dans son approche de cette science. Eu égard à la temporalité toute-puissante qui conditionne l’homme, « le but [de la] philosophie n’est pas de connaître Dieu, mais de connaître ce que l’on appelle l’homme ». (La science de la Logique- Encyclopédie des sciences philosophiques, -J. Vrin, Paris 1986, Traduction, Bernard Bourgeois). Chaque science humaine désigne son objet et précise ses méthodes. L’anthropologie, comme l’indique son étymologie grecque anthropos, « homme », est l’étude de l’homme en général. C’est en ce sens qu’elle englobe l’ethnologie. Ce terme dérive du grec « ethnos » ou peuple qui est l’étude des peuples du point de vue essentiellement de la singularité de leurs cultures. A cet effet, Arnold Gehlen, dan ses travaux anthropologiques, faisaient remarquer que les intellectuels romains allaient étudier les peuples du Nord, tels que les Germains, suivant l’angle du supérieur et de l’inférieur, du civilisé et du barbare et/ou sauvage ; à l’instar des chercheurs européens par rapport aux peuples non européens, comme les Africains, les Amérindiens, les peuples du Pacifique, voire de l’Asie etc.
Et telle est, ensuite, l’anthropologie d’un point de vue scientifique (mais elle diffère de la sociologie qui a pour objet l’étude de l’interaction de l’individu avec autrui dans son mode de vie, voire la société en tant qu’organe vivant et constamment modulable suivant la dynamique de la société et/ou du groupe/individus etc.) : elle met l’accent sur le fait que l’homme est un être de culture, qui change et évolue dans ses particularités. L’histoire de l’alimentation, du corps, de la sexualité, de la famille, de l’enfance, du rapport à la mort, etc., peut ainsi être comprise dans les champs des études de l’anthropologie.
A- Le fait culturel
Mais la diversité, historique et géographique, des cultures amène à se poser une question essentielle : quelle est l’unité de l’être humain ? Qu’est-ce que l’humanité ? Si l’anthropologie scientifique n »y répond pas, elle risque alors de se ramener à une anthropologie physique, voire à une zoologie de l’espèce humaine. Les plus grands anthropologues, en s’intéressant surtout au fait culturel, ont, au contraire, enrichi notre idée de l’être humain. Telle a été l’une des finalités de Lévi-Strauss, lorsque, pendant toute sa carrière de chercheur et, ensuite, de théoricien en analysant le caractère universel de la prohibition de l’inceste comme le passage nécessaire de la nature à la culture pour tout être et tout groupe humains. Toutefois, si cette science cherche à exhumer les invariants des cultures de l’humanité, elle a aussi contribué à remettre en cause l’idée de nature humaine ou ensemble de traits caractéristiques indépendants des cultures, qui font l’humanité de l’Homme universel. Une telle vision de l’Homme renvoie, dans les temps modernes, à celle des philosophes des Lumières qui cherchaient à fonder l’unité de l’espèce humaine par-delà sa diversité physique et culturelle. L’anthropologie, sans nier, pour autant, l’universalité de certaines règles fondatrices de la culture, comme l’interdiction de l’inceste, a toujours mis à distance cette idée de nature humaine, en se préoccupant surtout de connaître les hommes concrets qu’elle étudie dans leur diversité,
B- Un monde commun ?
Nonobstant ce, cette mise à distance ne va pas sans écueil au niveau de l’intelligibilité du tout. Ne risque-t-on pas d’être plus attentif aux différences entre les hommes qu’à ce qui peut les unir et, sous le prétexte d’un respect des différences, de renoncer à penser un monde humain commun ? Nous l’avons vu, les recherches philosophiques modernes montrent une indéfectible unité de l’humanité, du fait de la communication. D’un point de vue de la philosophie grecque en son ensemble, l’universalité de l’Homme se conçoit aisément si on se fonde sur le principe suivant : le vivant singulier qu’est l’Homme se définit essentiellement comme animal raisonnable. Car la raison s’exprime dans et par des jugements formulés dans un langage ; et l’homme est un être parlant, donc doué de raison ; et s’il est doué de raison, il est donc parlant. C’est en ce sens que Karl Jaspers, médecin psychiatre et philosophe, dans son Introduction à la Philosophie (Plon, paris, Paris, 1951) définit précisément l’objet de l’étude philosophique : « En philosophie, il y va de la totalité de l’être, qui importe à l’homme comme tel ; il y va d’une vérité qui, là ou elle brille, atteint l’homme plus profondément que n’importe quel savoir scientifique ». Quant à l’anthropologie, elle ne saurait trouver son objet qu’est l’homme, tout en faisant l’économie d’une réflexion sur le caractère universel de ce qui constitue l’humanité. Or, c’est la raison seule, en tant que faculté par excellence de penser, qui peut lui procurer des caractères posées et convenus comme universellement valables. Il pourrait en être ainsi dans le domaine des valeurs.
Finalement, l’anthropologie ne peut pas se passer de la définition philosophique de l’homme (tout comme toutes les autres sciences, d’ailleurs, qui dérivent sans exception d’elle) comme membre de la communauté humaine en sa totalité et sujet de droit digne d’égards et respect absolu. Hors de cette condition, elle se limiterait à l’étude des faits, c’est-à-dire en se contentant de constater ce qui est ; d’autant plus qu’on ne peut aborder la question fondamentale de ce qu’est l’Homme sans poser celle de la valeur inhérente à tout comportement culturel ou social. D’ailleurs, avant l’essor de l’anthropologie scientifique à partir du XIXe siècle, Kant, dans sa Logique, entre autres ouvrages, avait déjà insisté sur le fait qu’une anthropologie n’est possible que si elle tient compte de la liberté, facteur de la perfectibilité humaine. Il accordait même à cette connaissance un but pragmatique : celui d’instruire tout un chacun de l’état réel et présent de l’homme. Car dans la perspective de l’idée d’un progrès continu de l’Humanité, c’est à partir du constat temporal qu’on peut concevoir comment celle-ci doit tendre vers un état meilleur.