Eve, fille d’Eve, le féminin intemporel (Extraits de livre)
Chapitre premier : Eve, l’angoisse du Dieu[1] mâle
1-Malédiction ou mésinterprétation intentionnelle du 1er livre de la Genèse par le masculin.
Avant de proposer une autre lecture, une autre représentation de ce texte dit de l’Ancien Testament, qu’on me permette de commencer par deux références qui situent bien mon intention. La première a trait à l’être de la Bible comme une somme d’histoires d’un peuple, les Hébreux, qui donne lieu à une infinité d’interprétations. C’est comme tel que j’en tirerai des analyses. Dans La Nouvelle Bible déchiffrée – Manuel biblique pour tous – il est en effet écrit : « La Bible est essentiellement le récit d’une histoire. La création est rapportée sous la forme d’un récit historique. La nation d’Israël, ses ancêtres, sont de l’histoire ; ses juges rois et prophètes font l’objet d’une chronique historique. Jésus Christ est présenté au moyen d’une narration de faits captivante, qui précède les affirmations dogmatiques à son sujet.
L’ennui avec l’histoire, c’est son ambiguïté. [Elle ne rassemble pas le troupeau, comme la doctrine le fait, dans une pensée explicative unique, entraînant l’unanimité et protégeant des déviations individuelles incontrôlées.] Le récit historique admet autant d’interprétations qu’il a d’auditeurs. Les prédicateurs –quand ils recourent à un récit historique entier- le subordonnent souvent aux intentions de leur propre discours ». La seconde citation aborde le sujet de la création, plus précisément le texte qui sert de fondement à l’origine absolue des phénomènes. Elle indique clairement la diversité de visions ou d’interprétations à laquelle elle a donné lieu. En effet, « (le récit de la création) est à la fois le plus connu et le plus mal connu de tous les récits historiques de l’Ancien Testament. Ce que la plupart connaissent, ce n’est pas le texte même mais l’important corps de doctrine que les théologiens ont autrefois échafaudé par-dessus. Le récit reste enfoui dans les fondations et nous ne voyons plus que l’échafaudage ».[2] Plutôt que de s’en tenir aux innombrables commentateurs, qui peuvent être aussi sincères ou fantaisistes les uns que les autres, il convient de revenir au texte lui-même, ainsi que le recommande l’auteur des propos ci-dessus, pour en tirer le sens propre qu’il nous inspire.
Or, suivant la première version de ce livre, ce qui est écrit est tout à fait à l’opposé de ce que l’histoire masculine en a retenu, en particulier, au sujet du statut de la femme. En effet, dans Gn I-26 à 28, on lit ceci : « Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux…
Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa.
Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre ». En lisant attentivement ce passage, on s’aperçoit que l’auteur de ce texte glisse facilement du singulier au pluriel, ce qui complique son sens : « Faisons l’homme à notre image…Qu’il domine sur… ». En revanche, le sens apparent révèle qu’il s’agit bien d’un couple, « homme et femme il les créa », qui sort des mains du Dieu en question. Mieux encore, aucun de ces deux êtres ne bénéficie d’un privilège particulier aux yeux de leur créateur ; ce qui laisse sous-entendre qu’ils ont une égale dignité devant lui et jouissent d’une égalité parfaite dans une unité sous-jacente. A ce niveau du texte biblique, le couple est encore une simple figure, sans nom comme son auteur lui-même (Dieu), ni quelque onomastique qui spécifierait l’un et l’autre. Les deux êtres, ensemble, reçoivent, de façon égale, la même responsabilité de la gestion des affaires du monde des mains même de Dieu, en l’occurrence, tout ce que contient la terre dont le sort leur est confié : « qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre ». Cette co-responsabilité initiale est également valable sur le plan de l’auto-reproduction de ce couple. Son créateur lui fait expressément injonction d’user ensemble librement, sans limite morale des moyens dont il est doté à cette fin : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ». Il s’agit, là encore, de la reconnaissance explicite de l’égalité des deux membres de ce couple originaire. Tous deux sont regardés comme participatifs, actifs, égaux dans le processus de la reproduction.
Cependant, cette première version du premier livre de la Genèse où le masculin et le féminin sont consacrés par Dieu, reconnus comme êtres égaux et co-responsables de tous les autres êtres vivants, est suivie par une seconde dont le masculin s’est inspiré pour briser l’unité et l’égalité originaires afin de pouvoir asseoir son ascendance sur le féminin. Même dans ce texte très complexe, il ne retiendra que quelques aspects saillants qui vont dans le sens de sa volonté de domination de la femme. Je montrerai ultérieurement les abus, les aberrations et les monstruosités de la mésinterprétation qui en ont résulté. Or, en s’en tenant au texte initial, on voit le rôle éminemment subjectif d’Eve par rapport au fameux Adam qui fait figure d’irresponsabilité et d’infantilité remarquables.
Dans cette partie où il est question du paradis et de l’expérience inaugurale de la liberté par le couple humain originaire, le créateur est montré comme un habile potier doué d’un pouvoir prestigieux. Contrairement à la première version où il fait montre d’une puissance infinie, digne de la représentation que l’on peut se faire d’un Dieu, en créant toutes choses à partir de rien, y compris l’innommé couple humain par l’efficience du verbe[3], ici, Dieu fait figure de bricoleur. La différence avec le précédent texte est claire : auparavant, toute son inaccessibilité, son mystère, son imperceptibilité se tenaient derrière un seul mot : Dieu. Tout était encore dans l’innommé : Dieu, « Homme ». Dans le passage précédent, le scribe lui colle un nom précis qui vient comme pour préciser le précédent : « Yahvé Dieu ». C’est un dévoilement, qui ressort de l’essence de la parole. Ici, ce Dieu donne l’impression d’être davantage soumis aux phénomènes et non l’inverse ; ceux-ci sont même, d’une certaine manière pré ou coexistants avec lui puisque, pour arriver à ses fins, il se contente de se servir de ce qui est : « Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol ; il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (GnI 1-7).
Tout ce qui précède ce passage et les versets suivants apparaissent comme une topographie où le Yahvé Dieu est perçu comme un simple jardinier humain qui s’active dans un espace aux dimensions ridiculement réduites à celles d’une minuscule zone de la terre. Il y construit le fameux Eden pour installer l’homme qu’il vient de façonner. Cependant, le texte ne dit pas s’il agit ainsi en vue du bonheur de sa créature. Comme dans la version précédente, le lieu est créé et confié à l’homme pour le travailler ou le garder. Ce passage démontre à l’évidence que, contrairement à la doctrine traditionnelle des religions Judéo-Christiano-Musulmanes, l’acte de travailler ne résulte pas de la chute comme une punition puisque le texte dit : « Yahvé Dieu prit l’homme et l’établit dans le Jardin d’Eden pour le cultiver et le garder. Et Yahvé Dieu fit à l’homme ce commandement : « tu mangeras de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort » (GnI-2-15 à 17).
Dans cette deuxième version, le scribe s’attache à montrer que l’homme est effectivement la première créature, comme s’il voulait corriger la première version dans laquelle il y a une co-création unitaire du premier couple humain par Dieu, jouissant de la même dignité et de la même égalité devant lui par le partage commun de la gestion et la responsabilité de toute la création. Au contraire, ici, seul l’homme sort des mains de Yahvé Dieu. Le jardin d’Eden lui est confié par son créateur. Il reçoit même de lui le pouvoir de nommer les créatures, en second lieu, c’est-à-dire après Yahvé Dieu qui s’est contenté de créer toutes choses sans les nommer. En d’autres termes, il lui confère la puissance de désigner celles-ci par des noms spécifiques. Cependant, le Yahvé Dieu prend conscience très vite que, bien que riche de tout ce qui gravite en dehors et autour de son être, bien que maître et souverain de toutes les créatures, le fameux homme n’y trouve pas son compte. Ce qui se présente à lui comme de l’avoir, c’est-à-dire de remarquables richesses mais inactives, n’apporte aucune plénitude à son être. Dominer, avoir toutes les richesses du monde n’impliquent pas forcément que celles-ci soient sources de bonheur.
On comprend que le Jardin d’Eden ne soit pas le paradis pour Adam ; ce n’est pas le lieu ni le temps du bonheur de l’être humain. Il manque à ce paradis et à la vie de ce pauvre homme (eu égard à la gloire que la tradition judéo-chrétienne lui conféra) une présence, source de contentement de l’être, un rayon de lumière, un soleil levant. Le Yahvé Dieu s’en rend compte et décide de réparer l’imperfection de sa création. « Yahvé Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie » (GnI 1-18).
La suite est fort bien connue dans l’histoire des trois religions précitées. Cette tradition a gardé l’idée que la femme, étant créée en second lieu, à partir de la chair de l’homme, est, comme pour ainsi dire, soumise à ce dernier dès l’origine et pour toujours. « Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme. Alors celui-ci cria :
Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair. Celle-ci sera appelée « femme », car elle fut tirée de l’homme, celle-ci ! »
C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (GnI, 2-21 à 24). Du sommeil où il était plongé, l’homme s’éveille à la lumière, celle qui irradie son être de l’intérieur par la présence de la femme. Il s’écrie de bonheur parce qu’il y a, enfin, un être qui est comme lui, comme sa ressemblance dans sa différence singulière. Autrement, si la femme ne s’était pas manifestée à lui comme une lumière –car seule la lumière est capable de nous réveiller de n’importe quel sommeil profond et de nous faire réagir spontanément, parfois sans réflexion- il n’aurait pas eu cette présence d’esprit qui l’amène à reconnaître en elle sa figure différenciée.
Depuis lors, la tradition judéo- christiano-islamique se complait à défendre l’idée suivant laquelle, parce que la femme « fut tirée de l’homme », elle doit lui être soumise. Cependant, une telle assertion n’est pas vérifiée dans le texte. Il s’agit plutôt de mésinterprétations ou de commentaires arbitraires visant à confirmer la volonté de domination du masculin sur la femme, comme je l’ai déjà dit. Celle-ci a, au contraire, un rôle éminent. En effet, ce n’est pas elle qui opère le mouvement de détachement par rapport aux parents et d’attachement par rapport à l’homme, mais bien ce dernier : « C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme… ». Si on devait parler de soumission, avec honnêteté et sincérité, c’est bien l’homme qui doit être soumis. Le fait même de la rechercher, d’aller vers elle est un indice de dépendance : l’homme ne peut exister que par rapport à la femme. D’abord, sans elle, il est profondément malheureux comme le texte le montre ; ensuite, en face d’elle, il est comme saisi par un mouvement irrésistible, capté par son être comme source potentielle de son bien-être ; ce qui le conduit à se détourner des liens les plus sacrés comme ceux qu’il témoigne à son père et à sa mère. Dès lors, déduire de la soumission de la femme à l’homme, suivant le principe masculin de l’inférieur au supérieur, du seul fait que la femme résulte du corps de l’homme, est une interprétation, pour le moins fantaisiste, de la doctrine de ces religions dites révélées. La fin du texte montre, qu’en fin de compte, l’homme et la femme se retrouvent dans l’unité : « ils deviennent une seule chair » sans qu’il y ait une once de jugement de valeur qui élève l’homme au-dessus de la femme. Pour qu’il y ait une réelle unité, il faut qu’il y ait une égale dignité des êtres en présence.
Dans l’épreuve de la liberté, suivie de la chute, le scribe, malgré lui, va accorder à la femme le rôle le plus éminent dans les péripéties ou les événements de leur vie, sous la vigilance divine. En effet, la femme semble échapper au contrôle de Yahvé Dieu en se montrant sous une figure inattendue par son audace, son courage voire l’assomption de sa responsabilité. D’abord, une fois instruite de l’existence d’une science qui les libérerait de leur innocence infantile, en ferait des être mûrs, conscients et responsables de leur vie, elle ne dédaigne pas d’aller à la découverte de ce savoir. Elle ose aussi braver l’interdit de Yahvé Dieu. Ce faisant, elle s’élève à son niveau comme pour lui faire face, pour le regarder, même si ce face à face se fait encore dans le vide, c’est-à-dire dans l’absence de son alter. Pendant ce temps, l’homme apparaît comme inexistant. Les événements se déroulent en dehors de lui, à son insu, lesquels vont, pourtant, conduire à la grande mutation de leur état. Aussi, c’est la femme qui recueille, en premier, la révélation de l’existence secrète du plus grand des savoirs[4] qui ait été institué, en affrontant le serpent.
Celui-ci choisit la femme parce qu’il sait que son consentement entraînerait naturellement celui de l’homme. Car ce dernier vit dans la crainte de son créateur et n’aurait aucunement l’audace d’entreprendre quelque chose qui changerait leur état, même s’il ignore encore quelles en seraient les conséquences ultérieures. Les versets suivants montrent, à l’évidence, que la femme consent volontairement à l’attrait de la science inconnue. Ce n’est pas tant le serpent qui l’intéresse et ce n’est pas non plus cet être qui la séduit, comme la doctrine religieuse l’a établie. L’attrait de la femme pour l’objet de la convoitise en question, c’est ce qu’il y a d’inconnu dans la mystérieuse science à laquelle Yahvé Dieu leur interdit d’accéder. Les paroles du serpent lui font comprendre que Yahvé Dieu leur cache quelque chose. L’acquiesement de la femme implique une volonté de lever le voile sur le secret divin, mais mis expressément à leur portée pour les amener intentionnellement à le découvrir : « Le serpent répliqua à la femme : « pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des Dieux qui connaissent le bien et le mal ». La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Ell en donna aussi à son mari qui était ave elle, et il mangea. Alors leurs yeux à tous les deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus. » (GnI-3-1 à 7).
Pendant que la femme inaugure l’éveil de ses sens, comme perception tel le goût, voire la vie, à la fois comme sensualité et comme vision savante, l’homme se tient en retrait pour laisser les duétistes (la femme et le serpent) initier les événements du monde. Le Yahvé Dieu, qui semble absent de la scène ou se tenir dans une cachette quelconque, paraît comme impuissant à empêcher que la femme enfreigne son interdit. L’audace de celle-ci lui échappe et le surprend. Réduits au silence, lui, tout autant que sa prime créature, apparaissent comme des spectateurs passifs. L’homme, s’il n’ose pas agir par lui-même, semble consentant. Car le texte dit bien que « elle en donna à son mari, qui était avec elle, et il en mangea ». Si le rôle que la tradition religieuse lui a fait jouer était justifié, face à ce qu’on pourrait appeler l’effronterie de la femme, il aurait pu l’empêcher d’aller jusqu’au bout de son audace. Il aurait pu même refuser de manger du fruit de l’arbre en question que la femme lui donne. Bien au contraire, sans résistance aucune, comme entraîné par la force d’une volonté qui le dépasse infiniment, il le consomme après elle. Ce texte montre qu’il s’agit bien d’une personne falote, sans envergure, velléitaire[5] même puisqu’il se contente de faire ce que la femme lui ordonne.
Mieux, il montre la pleine mesure de son insignifiance dans les versets suivants : « Yahvé dieu appela l’homme : « Où es-tu ? « dit-il ; « j’ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l’homme ; j’ai eu peur parce que je suis nu et me suis caché ». Il reprit : « Et qui t’a appris que tu étais nu ? Tu as donc mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ! « L’homme répondit : « C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé ! ». Ce dialogue entre le créateur et sa prime créature, suivant la deuxième version du livre de la Genèse, enfonce celle-ci dans une infantilité inimaginable. D’une part, l’homme perd de sa superbe : il ne s’écrie plus « pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ». La femme devient l’absolue étrangère qui ne lui est plus consubstantielle. Elle devient immédiatement l’autre absolu : « C’est la femme que tu as mise auprès de moi… ». Par lâcheté, il rompt l’unité que le couple était censé constituer : « ils deviennent une seule chair ». Ce faisant, il apparaît comme un irresponsable absolu puisque la faute, si faute il y a, n’est pas de son propre fait, n’émane pas de sa volonté, mais du libre arbitre de la femme que Yahvé Dieu « a mise auprès de lui… ». Il se défend maladroitement et accuse la femme. C’est un irresponsable au sens juridique du terme, à l’image de l’enfant que le droit ne peut condamner pour ses actes répréhensibles, en vertu de son défaut de raison, de son innocence. Dans cette affaire, l’homme n’est pas agent ; quelqu’un d’autre, en l’occurrence, la femme est actrice à sa place. Dès le départ, l’homme reconnaît donc à la femme un statut éminent, selon la même tradition théologico-religieuse qu’il s’est plû à tronquer de façon éhontée, du moins, depuis le VII° siècle avant Jésus Christ.
D’autre part, on comprend mal comment Yahvé Dieu, témoin passif de la scène, choisit de s’adresser à l’homme plutôt qu’à la femme. D’emblée, il sait ou il doit savoir qui a enfreint son interdiction. Même si le texte ne le dit pas expressément, comme je l’ai remarqué plus haut, la femme lui pose un sérieux problème. A l’inverse de l’homme, créature craintive, totalement soumise à sa volonté, à ses dictats, la femme semble échapper à son contrôle. Il n’ose pas l’attaquer de front. Quand, après avoir passé par le maillon faible du couple, il l’interroge à son tour, elle n’a aucune peur de lui dire ce qui s’est passé : « Yahvé Dieu dit à la femme : « Qu’as-tu fait là ? « Et la femme répondit : « C’est le serpent qui m’a séduite et j’ai mangé ». (GnI-3-13). Face à son créateur présumé, elle ne se défile pas ; elle assume pleinement sa responsabilité. Elle reconnaît les faits : séduite par la parole révélatrice de l’essence réelle de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, elle a voulu en découvrir le secret par la manducation. De bout en bout de cette histoire, elle reste actrice ; elle ne rejette pas la faute sur quelqu’un d’autre (elle reconnaît avoir été séduite par le serpent) comme son mari précédemment. Dès lors, Yahvé Dieu ne sait que faire face à la manifestation inattendue de la personnalité de cet être qu’il est supposé avoir pourtant créé lui-même. La seule marque de sa puissance, c’est la condamnation, la malédiction.
Mais, ceci est davantage une marque ou une manifestation d’impuissance par rapport à l’audace de la femme qui a osé le défier, dès le matin de la création. Autant l’homme lui paraît transparent, autant la femme cache des labyrinthes : sa nature est opacité, mystères, imprévisibilité, comme je le montrerai ultérieurement. Sa présumée seconde créature lui cache quelque chose, comme les cellules de la côte sont invisibles à l’œil nu. Pour éviter qu’elle aille plus loin dans la découverte des secrets des dieux, il la maudit et la déchoît de son rang d’unique agent face à lui : « Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi » (GnI,3-16). Cependant, malgré la malédiction divine, marque de l’impuissance de Yahvé Dieu, de l’angoisse de Yahvé Dieu face aux mystères de la personne de la femme, son mari l’élève, malgré lui, sur un piédestal. En effet, il l’appelle d’un nom prédestiné au sens où la femme, jusqu’au terme de la vie humaine sur terre, aura l’unique privilège d’être celle qui rend la procréation possible, qui est d’emblée introduite dans l’intime secret de la vie, d’en être la porteuse, celle qui décide ou non de sa perpétuation. « L’homme appela sa femme « Eve », parce qu’elle fut la mère de tous les vivants » (GnI-3-20).
Ce privilège d’Eve va se confirmer dans la suite des événements de la Bible. Ce livre contient une infinité de cas exemplaires où le sort de la perpétuation d’une population dépend de la seule volonté du féminin, de son initiative salutaire. Je m’en tiendrai à deux cas significatifs…
Chapitre IV : L’essence du masculin : privation du creux et soif infantile du pouvoir
2-Une mauvaise vision de la genèse : débauche d’énergie du vouloir masculin pour inférioriser le féminin.
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En réalité, ce qui intrigue chez le féminin, depuis d’ailleurs l’origine de son avènement en ce monde, comme je l’ai déjà montré à propos du mythe biblique de la création du genre humain, tient au fait que l’insondable abîme de son être frappe d’impuissance toute tentative de le comprendre essentiellement. Face à une telle tâche monumentale, incommensurable même la raison devient comme une danseuse du ventre. Ainsi, au lieu d’oser s’avancer vers cette nuit dense qu’est le mystérieux féminin, l’énigme par excellence, en vertu de la force de son inconscient qui la meut en toute chose à son insu, la raison se contente de faire des projections perverses et mensongères sur lui. Au lieu de le percevoir, même de façon floue, elle s’empresse de le déformer. Et tels sont les heurts et malheurs de cette ratiocination identique à soi-même dans et à travers le temps.
Dès lors, qu’est-ce qui, dans l’être du féminin, échappe tant à la raison masculine ? On peut avancer les présupposés suivants, qui sont seulement une approche de ce phénomène et non son explication réelle. D’abord, le féminin est étranger pour et à soi-même en tant qu’il ne se perçoit pas réellement tel qu’il devrait être avec toutes les richesses, les charmes, les mystères enfouis au fond de son être à cause de l’inconscient collectif, vecteur de la culture masculine. Il est surtout, pour le masculin, l’étranger par excellence. Selon la définition que donne Le Robert de ce terme, je retiens le sens suivant : est étranger « ce qui n’est pas connu ou n’est pas familier…Une personne qui se tient à l’écart de quelque chose ». En ce sens, le féminin est inconnaissable bien qu’il soit l’être le plus familier. En se tenant toujours à l’écart par devers soi et de soi-même, il échappe aux tentatives d’appréhension. Comment peut-il en être autrement ? Comment comprendre l’incarnation de la sublime douleur des profondeurs que recèle son être comme symbole premier de la Vie ?
Cette difficulté propre à un tel effort d’intelligence réside dans l’évidence que la femme est, dans le règne du vivant doué de raison, la combinaison, l’unité complexe, voire la fusion des diverses figures de la réalité humaine. Elle est unique en tant que sources fécondes de menstruation, c’est-à-dire fleur augurale de toute vie humaine, en ce sens que son sein est au commencement du processus expérimental de la procréation du vivant qu’est cette espèce dite homo sapiens sapiens. En effet, si l’on prend la situation du masculin par rapport à la femme, celle-ci est tour à tour et à la fois mère, épouse, fille. Si elle est soumise et niée en tant qu’épouse et fille, elle ne manque pas d’être vénérée, respectée comme mère ; en quelque sorte, une personnalité trinitaire perçue diversement. En outre, elle détient seule le secret de la fusion, dans son sein, de l’intimité absolue et du lien abyssal des deux identités irréductibles qu’est sa propre personne et celle de son enfant ; fusion et lien qui trouvent toute leur symbolique, leur évidence dans le creuset de sa maternité et de son allaitement. En ce sens, chaque sujet humain appartient à l’envoûtement ou à l’enveloppement de son être englobant. C’est un fait absolu et indépassable, irréversible et inchangeable. Sous cet angle, tout enfant (fille et garçon) appartient à la chair du féminin, à l’éternelle intimité du féminin. Nous sommes tous corps d’une même chair, celle du Féminin-Mère.
Ensuite, l’être du féminin est « extasique » dont l’essence tout entière égale un ravissement de l’âme. Il ne s’agit pas ici uniquement des processus de bien être éphémère et frustrant pour le masculin, en particulier, liés aux actes d’amour. En effet, pour atteindre quelque orgasme, point n’est besoin forcément d’une partenaire ou même d’un acte sexuel. Les excitations et les activités de l’esprit sont tout aussi bien en mesure de nous faire accéder à des jouissances infinies d’un autre genre. J’entends par « être extasique » l’efficience extraordinaire propre au féminin d’apporter l’apaisement à l’âme du masculin aux heures sombres et amères de son existence, quand son âme est chargée de tout le poids du monde, en raison de toutes les formes de frénésies, de grandes agitations physiques et psychiques qui la meuvent continûment. Elle apparaît, lors de ces circonstances existentielles douloureuses, entre autres moments contrastés de la vie humaine, comme une mère qui prend soin de son enfant fragile et l’allège ainsi de ses maux, comme l’épouse qui l’entoure de sa tendresse, de sa douceur, de son affection, et qui l’apaise de son amour, comme la fille qui porte sur lui un regard plein de compassion et de désir de le secourir, de le sauver de son désarroi du moment.
En ce sens, la compréhension de l’être du féminin confine à un effort surhumain, parce que justement son essence réelle a quelque de métaphysique, comme l’abîme insondable de l’univers. Dès lors, loin d’être sa moitié comme il l’a toujours prétendu, le féminin, c’est la colonne vertébrale, les fondations, les murs de soutènement de la charpente, c’est-à-dire de la structure de l’être du masculin. C’est l’astre diurne et, en même temps, la voûte nocturne clos et impénétrable sans lesquels la vie ne peut se concevoir. Si l’on me permet l’emploi de ces métaphores, je dirais que c’est l’océan immense dans le miroitement duquel les cieux innombrables trouvent un contentement infini. C’est la métaphore de flots azurés de la mer, des flots inconnus qui étonnent toujours par leur force de déchaînement sauvage, incontrôlable au-delà de toute forme de domestication mais dont le secret de la maîtrise gît en son propre fond. Et c’est ce que le masculin, en général, ne veut ni voir ni accepter ni comprendre. Car il préfère les bornes de sa domination aveugle sur le féminin depuis quatre mille ans comme si les choses devaient rester toujours intangibles et égales à elles-mêmes par-delà le courant du temps.
C’est en ce sens qu’il est possible d’affirmer que la misère de l’Androgyne…
[1] De Dieu, s’il existe, nous n’en savons rien. Nul être humain n’en a tiré une expérience qui mette tout le monde d’accord. Nous en avons, par les religions dites révélées, une représentation si défigurée qu’il est impossible de penser ou de croire qu’il y est effectivement appréhendé. Ceci ne remet pas en cause la foi sincère des uns et des autres.
[2] La Nouvelle Bible déchiffrée – Manuel biblique pour tous – (Edit.L-IB, Valence – France, p.52)
[3] On a l’impression d’assiter à un joyeux jaillissement des phénomènes dans le firmament muet ; une surabondance, une plénitude d’être, une béatitude qui se plait à jeter de la beauté dans l’univers et par lequel il y a absolument commencement du Temps et de l’Espace.
[4] L’un des fonds essentiels de ce savoir consiste, pour le couple, à prendre conscience de soi comme pouvant accéder à la liberté dont il ignorait auparavant le sens. En effet, intrinsèquement et originellement, l’Homme n’est pas libre. La liberté n’est pas première en lui ou alors ce serait une liberté dans le bien, ce qui n’est pas encore véritablement liberté. A l’origine, elle est encore de l’ordre de l’hypothétique. Elle ne devient effective, ne passe de la simple puissance au stade de l’acte qu’à partir de l’interdiction divine et de la violation de celle-ci par le couple humain. Dans son Commentaire sur la Torah (Verdier,Lagrasse 1987), le théologien Juif Jacob Ben Isaac Achkenazi De Janow permet une telle interprétation, comme il l’écrit à juste titre « Les anges, eux non plus, n’ont pas le pouvoir de faire ce que bon leur semble ; ils sont pure intelligence et penchant au bien : ils sont forcés d’être bons. Etant donné qu’aucune créature au monde ne peut faire ce qu’elle veut, Elohim a voulu créer une créature qui puisse agir comme elle le désire. En cela, l’homme est semblable au Saint, béni soit-Il, qui peut faire ce que bon Lui semble. Avant de goûter à l’arbre de la connaissance, l’homme pouvait faire ce qu’il voulait, mais sa nature le poussait à faire le bien et non le mal. Aussitôt après avoir goûté l’arbre de la connaissance, il a commencé à faire le bien et le mal. Pour cette raison, l’arbre s’appelle l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Et c’est pourquoi le Saint, béni soit-Il, n’a dit d’aucune créature qu’elle soit créée à son image, excepté l’homme, au sujet duquel il est écrit : « Créons l’homme à notre image »-Gen 1 :26-)(p.48).
[5] Pourtant, c’est sur ce personnage que l’histoire masculine va bâtir son idéal. La doctrine religieuse lui confère une personnalité qui n’était pas la sienne, des pouvoirs dont il était dénué. D’où les mensonges du passé, religieux ou non.