Je ne suis pas, par principe et a priori, pour cette considération dualiste, à savoir qu’il y ait des êtres humains qui naissent bons et d’autres mauvais ; ou plus exactement minables. Mon refus résulte de ce que je crois que tout individu est appelé à s’améliorer au cours de sa vie quant à ses qualités morales.
En revanche, je crois qu’il existe d’excellentes natures de par leur naissance. J’entends par là que le trait dominant de leur caractère est sans contexte, la bonté. Etre bon signifie être naturellement en concordance avec les autres, qu’ils soient proches ou lointains, et bien entendu, quelle que soit la pigmentation de leur peau. Donc, les gens d’excellente nature voient, dans leurs rapports avec les autres, non pas forcément ce qui les habille (la peau : celle-ci est un constat de réalité ; mais qu’importe cette réalité), mais la nature humaine qu’ils partagent ensemble avec eux.
Certes, et malheureusement pour les hommes et pour la paix de leurs rapports, il existe des gens qui véhiculent en eux-mêmes le venin du mal et qui, comme cette fantastique création imaginaire de la religion chrétienne, à savoir le diable, ne peuvent s’empêcher de répandre le mal autour d’eux. Ai-je besoin de le dire ? Un certain Jack Thieuloy fait partie incontestablement de ce type d’hommes. C’est à lui que s’adresse cette note en réponse à son torchon de livre intitulé : Le Continent Maudit (Presse de la Renaissance – Maurice Nadeau, Paris 1982).
Ce serait lui faire trop d’honneur que d’engager une polémique au sujet de ce livre qui n’en vaut pas la peine. Seulement, quand bien même, on est au-dessus des problèmes relatifs à ce qu’on appelle communément le racisme, de quelque nature qu’il soit, on est vivement interpelé, en tant qu’Africain, par l’imbécilité foncière de cet auteur. Car son livre est un tissu de grossièretés et de haine anti-noir, une sorte d’incitation au racisme le plus primaire que l’on puisse nourrir à l’égard des Noirs du continent africain.
Je suis anthropologue et, pour ce faire, je n’ignore pas que Jack Thieuloy n’est pas le premier dans ce genre de littérature. La bouse que constitue l’ensemble de la littérature anthropologique et dont sont pleines les bibliothèques européennes, je la connais fort bien. Cependant, elle est un peu dépassée à présent. C’est pourquoi, il est insupportable qu’aujourd’hui, à l’heure où l’on croit que les esprits sont plus éclairés qu’aux siècles précédents, voire au début du XXe siècle, de constater la parution de livres incitant au racisme anti-Noirs. C’est pourquoi aussi, je crois que si Jack Thieuloy est bien un contemporain, son esprit, en revanche, du fait de son étroitesse, du manque d’intelligence, est encore embourbé par les aberrations des théoriciens racistes du XIXe siècle. Pour ce faire, il est lui-même arriéré, en ce sens qu’il s’avère incapable, non seulement de suivre, mais notamment de comprendre l’éclairement intellectuel qu’apporte l’évolution des idées sur la spécificité de la différence physique, culturelle des populations humaines.
Il est inutile que je résume ici l’écrit de ce dit fameux « globe-trotter iconoclaste ». Je vais plutôt tenter de répondre aux considérations non seulement hâtives, mais également erronées qu’il contient au sujet des peuples Noirs d’Afrique.
Disons, pour commencer, que cet ouvrage semble plutôt être un reportage de voyage, ce qui montre manifestement l’analyse de son caractère hâtif, superficiel, simpliste et, donc, préjudiciable aux populations observées. Car quiconque manque d’intelligence, de connaissance et de profondeur de vue, venant d’une autre culture, ferait autant, en parcourant d’un regard rapide, les civilisations euro-américaines. Toute civilisation, parce qu’humaine essentiellement, a des défauts. Donc, il n’y en a point soit parfaite en ce monde. Mais, revenons à notre sujet.
– Dans une interview publiée à Paris Match et intitulé « regard cruel sur l’Afrique », Monsieur Thieuloy affirme que seul son amour pour les Africains explique ses accents de « vérité ».
En fait, l’auteur part d’une position flatteuse : voiler son racisme intérieur et incurable, et avouer, en mentant de façon froide, hypocrite, un soi-disant amour qui l’autorise à tenir des propos mensongers. Il prétend avoir défendu des étudiants Noirs (Africains) pendant ses années d’Université. Mais, défendre quelqu’un, éventuellement un opprimé, ne signifie forcément pas qu’on l’aime. A la limite, il s’agit d’un geste courageux, sans plus.
Il prétend également qu’il compte ses meilleurs amis parmi les Noirs sans en citer un seul, et qu’au cours de ses voyages en Afrique, il fuit les hôtels pour aller vivre avec les Noirs et comme eux.
Je voudrais lui répliquer que cela ne veut rien dire. C’est de l’hypocrisie qui cache mal un mépris foncier et intolérable parce qu’il s’agit d’un comportement qui vise à flatter ces hommes et à leur dissimuler la nature de ce qu’il véhicule intrinsèquement : la haine. N’avoue-t-il pas lui-même qu’il n’est pas un « raciste honteux ? ». Dans ce cas, pourquoi voiler la vérité en affirmant par un mensonge que l’on a des amis parmi ceux que l’on hait, qu’on déteste ou qu’on méprise ? A ma connaissance, les hommes ne composent pas avec ceux qu’ils considèrent comme inférieurs. Le mépris est la seule conduite à leur égard. Or, si j’en crois ses propos, les peuples de l’Afrique noire accusent et accuseront toujours un immense retard par rapport aux autres peuples de la terre parce qu’ils s’empêtrent dans leur tribalisme et qu’ils ne sont rien d’autre qu’un ensemble de peuples primitifs. L’aveu de ce mot « primitif », qui ne veut rien dire et dont on fait aujourd’hui usage à tort et à travers, pourvu qu’on en soit grandi, le conforte dans son idée d’individu supérieur appartenant à une civilisation supérieure. Les seuls individus évolués parmi les Noirs Africains sont à ses yeux Messieurs L.S. Senghor et M’Bow, P.D.G de l’Unesco. Tout le reste, qu’ils aient étudié ou non, doivent être considérés comme des primitifs. D’ailleurs, ils ne sont en rien différents de leurs parents primitifs. Lui, Jack Thieuloy, n’est bon qu’à répandre le venin du racisme anti-Noir.
Mais Jack Thieuloy oublie que, sur son continent, il existe des formes de tribalisme séculaire. J’en veux pour preuve l’antipathie naturelle des peuples Wallons et Flamands en Belgique, voire d’un autre point de vue, c’est-à-dire celui de la religion chrétienne et ses différentes branches, on la haine terrifiante en Irlande du Nord entre des catholiques et des protestants. Il y a bien d’autres exemples qu’il n’est pas dans mon propos de développer ici.
Pour Monsieur Thieuloy, il est inadmissible que les peuples noirs d’Afrique, à peine sortis de la brousse (leur lieu naturel d’habitation j’allais dire) veuillent se mettre au même niveau que les Européens. D’autant plus que l’Asie qui, selon lui, compte, par rapport à 1’Afrique noire d’éminentes civilisations, consent encore à utiliser comme véhicules les charrettes et les poussettes. L’Asiatique lui semble un travailleur acharné et infatigable qui demande à peine deux jours de repos par semaine. C’est tout à fait le contraire chez 1’Africain qui est le premier à tendre la main aux grandes puissances, et qui secrète des fonctionnaires qui ne s’intéressent qu’à deux choses : boire et ne rien faire. Or, on dit bien en France : « travailler comme un Nègre », signifiant par là, me semble-t-il, travailler beaucoup et sans répit. Quels paradoxes et quelles contradictions ?
On se demande pourquoi il adresse des reproches aux Noirs. D’une part, il soutient que ceux-ci sont terriblement en retard par rapport à l’Europe, et de l’autre, il ne comprend pas pourquoi ils veulent être au même niveau que l’Europe. Il me semble qu’il s’agit d’un voyage éclair qu’il a effectué en Afrique noire, je dirais, dans une petite partie de cette Afrique. Car s’il avait parcouru tout le continent, il n’aurait pas soutenu de telles sottises, entre autres, le fait que les Africains veulent être à l’heure de la machine, au lieu d’être à celle de la houe. Il aurait vu dans les pays du Sahel notamment, où l’on travaille avec la houe, sous le soleil ardent, dans l’ignorance de la machine, pendant dix mois sur douze, que les Africains ne sont pas aussi paresseux qu’il le croit. Quand il enrage de voir en Afrique Australe et orientale tant d’espaces qui demeurent sans cultures, il oublie la sécheresse qui les frappe et le manque de pluie nécessaire pour mieux développer l’agriculture.
Qu’il n’oublie pas, pour ceux qui les utilisent, que les machines sont vendues aux Africains par les Européens. Leur achat rentre dans le cadre dit d’échanges uni ou bilatéraux et de coopération. Ce n’est pas parce que les Africains les veulent acheter de leur propre gré ; mais ils les achètent surtout pour enrichir l’Europe, pour faire vivre ses usines.
Métissage et brassage culturel au Brésil
– La seule critique valable qu’on peut, à la rigueur, concéder à Jack Thieuloy, malgré son aspect également raciste, ce sont les observations qu’il porte sur les classes dirigeantes des Etats Africains, les intellectuels et les nouveaux riches (ceux qu’on appelle là-bas, les bourgeois ; en fait, ils n’ont pas l’esprit de la bourgeoisie plus aventureuse au sens noble de ce terme, dans les investissements et la création d’entreprises et de sociétés) font un étalage insultant de leurs biens et de leurs richesses dans les grandes villes. J’en conviens, pour une fois, avec lui, que ces privilégiés se permettent trop de gaspillage, trop de luxe inutile au milieu de tant de misère, de tant de pauvreté II y a une mauvaise distribution des richesses nationales, mise à part la Tanzanie dont le développement économique et industriel, malheureusement, semble échouer, parce qu’égalitaire et juste.
Pour ce Thieuloy, le seul et plus grand souci (j’allais dire la seule capacité) des intellectuels Noirs Africains se résume en ceci : copier, recopier et singer leurs maîtres qui sont, dit-il, les Blancs. Mais, à force de vouloir mimer, imiter les manières propres à ces prétendus maîtres, ils le font de travers. En ce sens, l’Université ne produit que des copieurs.
La Terre comme un village de peuples dissemblables
En réalité, les Noirs font preuve de plus d’intelligence quant à l’effort intellectuel qu’on leur a toujours demandé.
Non seulement ils doivent maîtriser leurs cultures respectives et l’esprit de celles-ci, mais en outre, on leur demande la maîtrise de celles de l’Occident. Cet effort prodigieux, ils le réalisent en acquérant, comme ceux qui les possèdent de façon naturelle, les mêmes diplômes, les mêmes titres honorifiques universitaires. Ils les maîtrisent au point, à leur tour, de les enseigner à ceux qui y naissent. Malgré cet immense effort d’adaptation à un monde fort différent, effort également de compréhension et enfin de maîtrise, on ose encore traiter ces Noirs de copieurs. Que l’on cherche parmi les Occidentaux, ceux qui ont accompli cet exploit intellectuel pour transcender leurs cultures et comprendre, par la maîtrise des langues, d’autres cultures, qu’elles soient africaines ou asiatiques. Qu’on ne me parle pas des anthropologues qui recueillent, en voyageant à travers des populations, des bribes d’informations par des intermédiaires, et qui viennent par après grossir, en divaguant ou en imaginant des choses qui sortent directement de leurs propres cerveaux. Ces choses, presque toujours non-fondées, ils les appellent le savoir.
J’entends par là que l’intelligence ne peut être considérée davantage comme une privation à la nature des Noirs qu’elle n’est un fait intrinsèque à celle des Blancs. Le mérite de l’Occident, c’est d’avoir bien pu assimiler et profiter des acquis culturels, des apports émanant des autres civilisations, qu’elles soient Asiatiques ou Africaines, voire Amérindiennes. Cette heureuse digestion (ou si l’on veut, assimilation) des apports venus d’ailleurs, il ne faut pas l’oublier, a été essentiel au progrès et au développement de l’Europe. Faire profiter, aujourd’hui, les résultats de cette digestion en les partageant, d’une manière ou d’une autre, avec les autres hommes, n’est point du tout une générosité de l’Europe mais, au contraire, un juste retour des choses. Si l’on veut maintenir le terme de copiage pour ce que l’on accueille et fait siens comme éléments d’une autre culture, je dirai, à ce titre, que les Européens surpassent tous les autres hommes, parce qu’ils ont été d’excellents copieurs avant de devenir des grands maîtres de l’invention technologique et scientifique.
– Monsieur Jack Thieuloy véhicule des idées sur les Noirs qui sont dignes d’un contemporain du XIXe siècle. Il est convaincu que le trait dominant de la nature de l’homme noir est son penchant au mysticisme. Il est par essence religieux. A ce niveau, il est incurable. C’est pourquoi, Monsieur Thieuloy affirme que le Christianisme a trouvé en Afrique noire un terrain idéal pour faire fleurir la croyance. Le Noir étant par nature (dit Thieuloy) candide, (j’allais ajouter enfant et, pourquoi pas, débile), enthousiaste, fervent, il ne reste aux missionnaires qu’à jeter le filet et la pêche sera bonne. Elle a été d’autant plus bonne qu’elle a fait germer aujourd’hui en Afrique noire, des sectes indénombrables. Faut-il s’en étonner puisque « la matrice chaude et humide de l’Afrique » dit l’incurable raciste, s’y prête à merveille ?
Ainsi, le développement des sectes de toutes natures (je passe sur les confusions aberrantes qu’il rapporte dans son livre, sur certaines de ces sectes), face à un sous-développement irréversible sur le plan économique, face à une dégradation des moeurs sociales, est un des fléaux qui rend ce continent maudit et perdu à jamais. Or, si ce Jack Thieuloy s’était un peu plus informé et éclairé dans le domaine des sciences humaines, il apprendrait que le pays le plus développé et le plus puissant du monde, à savoir les Etats-Unis, est aussi le plus miné par la prolifération des sectes. On en dénombre plus de deux cents pour un pays beaucoup plus petit que l’Afrique et naturellement – Quelle issue reste-t-il pour sauver, s’il y a lieu, ce continent maudit, peuplé par des hommes maudits eux-mêmes, nés et condamnés pour travailler au bénéfice de l’homme Blanc, nés et condamnés à être toujours à la traîne ? Eh bien, pour résoudre les problèmes immenses que la simple existence des Noirs pose aux Blancs, il faut « dénoircir » les habitants de ce continent. Les problèmes s’estomperont d’eux-mêmes dès l’instant où il n’y aura plus sur la surface de la terre aucun Noir.
Ces accents d’humanisme blanc me rappellent une fameuse théorie raciste au début de ce siècle (XXe). Un scientifique proposait le même objectif à savoir trouver, par l’ingéniosité mise au service de la recherche, un produit qui puisse blanchir les Noirs. Je ne serais pas étonné de voir ce Thieuloy figurer parmi les groupes d’extrême-droite ou parmi les groupuscules fascistes d’Europe qui ne veulent sur ce continent que des hommes blancs d’origine.
La solution que propose Thieuloy pour « dénoircir » les Noirs n’est pas en soi originale. Car, on le sait, le monde entier est engagé, que les hommes le veuillent ou non, dans ce processus naturel d’homogénéité physique par le métissage Blanc-Noir. Il préconise sa prise en charge scientifique, c’est-à-dire pour qu’il soit efficace, par l’élaboration d’une théorie scientifique dédiée à cette fin et par une grande campagne d’information. En fait, cette solution vise non pas à sauver ce continent maudit qu’est l’Afrique noire (l’Afrique et les Africains noirs sombreraient au fond des Océans que cela ne l’importunerait guère), mais les Blancs en général et l’Europe en particulier. Il ne le cache pas : « De toute façon, dites-vous bien que le métissage est peut-être la seule chance qui reste aux Blancs. Dès aujourd’hui, ils sont à peine vingt pour cent de l’humanité. Le XXIe siècle est à nos portes. Qu’adviendra-t-il de nous ? Si nous nous obstinons à camper sur nos positions, nous serons balayés par la majorité galopante des Jaunes et des Noirs ».
Décidément, ce Thieuloy est dangereux ; non seulement il fait une fixation maladive sur la couleur noire, que certains hommes ont le bonheur ou le malheur de porter, une sorte d’obsession psychique qui explique l’origine de son racisme, mais surtout il rêve aux moyens efficaces pour pouvoir rayer de la surface de la terre cette couleur noire.
Quand bien même, en tant que Noir, on n’est pas directement touché par le racisme dont on dit que l’Occident est malade (il s’agit, là aussi, d’un préjugé), on ne peut s’empêcher de réagir à la lecture de tels ouvrages. Un ouvrage, qui dans notre silence, dans notre désir de vivre en concorde avec les autres, quels qu’ils soient, nous interpelle et nous contraint à lever la hache de guerre par la plume. L’évolution dont on parle tant aujourd’hui n’est qu’une pure illusion. C’est malheureux, mais il faut le dire, elle ne touche qu’un petit nombre d’individus dans une nation. L’individu évolué, pour moi, allie à une excellente nature une large compréhension des choses, une ouverture ample sur les réalités spécifiques aux différents hommes de la terre. C’est pourquoi, s’il existe des « primitifs », Jack Thieuloy fait partie de ceux-ci. Dans son orgueil démesuré, il voudrait qu’on lui octroie un prix Nobel. Je dirai, d’accord, à condition que ce soit, si cela était possible, un prix Nobel de racisme primaire.