Un envers du décor

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Déchet, un objet d’exposition ou d’esthétique ?               

                    LOU CATALA

Regard d’une graphiste sur le déchet

Mémoire professionnel et de recherche

             de    LOU CATALA

Sous la direction de Pierre Braun

Session septembre 2018

Université Rennes 2

Master 2 mention design

Parcours métiers du design graphique

Sommaire

Introduction…………………………………………………..4

Note liminaire ………………………………………………..6

L’art d’accomoder les restes………………………………….8

Dans l’intimité de ma poubelle………………………………10

Le poids de ce qui reste……………………………………..22

Alléger le fardeau……………………………………………30

Formes de production……………………………………….48

et régime de sensibilité graphique…………………………..50

L’ignoble déchet…………………………………………….57

Bousculer les mœurs…………………………………………67

Transformer le plomb en or…………………………………76

Économie de la friche pour le design……………………….78

Voir l’invisible Façonner l’informe…………………………84

Un terreau fertile…………………………………………….96

Conclusion…………………………………………………110

Annexes ……………………………………………………112

Remerciements…………………………………………….128

Sources……………………………………………………..130

Un envers du décor

   C’est un fait, le déchet est partout. Nos détritus s’accumulent, nos poubelles débordent, nos déchèteries se remplissent. Une masse informe d’ordures, sombre et inquiétante, invisible pour la plupart d’entre nous, grandit continuellement. Cet amas d’indésirables, cet amoncellement de reliquats, cet agrégat d’immondices que nous préférons ignorer dit beaucoup de notre société. Et même si ces déchets sont cachés, enfouis, isolés, les chiffres sont bien là. Près de 800 millions de tonnes de déchets sont produites chaque année en France1 et, en prenant en compte les déchets professionnels, nous atteignons les 13,8 tonnes de déchets produits par an par habitant2. Difficile de rester insensible face à de telles données. Le graphiste américain Philip B. Meggs, dans l’épilogue de son ouvrage A History of Graphic Design, explique que selon lui, « les designers graphiques, en tant que metteurs en forme de messages et d’images, ont l’obligation de contribuer de façon significative à une compréhension globale des questions environnementales ». Actuellement en stage de fin d’études dans une agence de communication spécialisée dans le développement durable – Cités Plume, ces questions environnementales sont présentes dans mon travail au quotidien. Tous les jours, elles m’amènent à interroger mes pratiques et contribuent à construire ma réflexion sur le design graphique.

Introduction

   Que puis-je faire, en tant que designer graphique, face à ce problème de société ? Comment ma pratique du graphisme peut-elle considérer la production et la gestion des déchets humains ? Comment penser un nouveau régime de production, plus économe et responsable, en tant que designer ? Voici les questions qui interrogent quotidiennement ma pratique du design graphique, et qui m’ont guidée dans l’écriture de ce mémoire.

   Ce travail d’écriture me permet d’interroger un envers du décor constitué de restes, de détritus, de débris qui ont perdu leur forme, leur utilité, parfois même leur identité. Étudier un envers du décor, c’est arpenter des terrains en friche, observer ce qui se cache derrière les choses, tenter de voir l’invisible, pour chercher ensuite à interpréter et traduire ces données. Cet envers du décor, c’est donc aussi ma méthodologie de travail, construite durant ces deux années de master.

   Le premier point auquel je me suis intéressée, est celui de ma propre production de déchets. En tant que graphiste, quels sont ces reliquats que je produis quotidiennement sans forcément en avoir conscience, et que révèlent-ils sur ma manière de travailler ? Quelles manières d’être et de faire puis-je adopter pour penser un nouveau régime de production plus responsable ? Je me suis ensuite interrogée sur la manière d’aborder cette thématique dans mon travail de designer graphique.

Sous quelles modalités de représentation apparaît le déchet, le reliquat, l’ordure dans notre société ? Quelles formes de productions graphiques puis-je utiliser pour évoquer cette problématique ? Enfin, je me suis intéressée à la manière dont le design peut investir ce terrain en friche : comment ma pratique de designer graphique peut-elle contribuer à changer nos comportements, modifier nos gestes et nos parcours, en faveur d’un mode de vie plus responsable ?

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Un envers du décor

Note liminaire

   Avant de débuter cette réflexion, il convient de définir ce que l’on entend communément par « déchet ». La définition donnée par le code de l’environnement est la suivante :

« Déchet : toute substance ou tout objet, ou plus généralement tout bien meuble, dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire ».

   Le déchet résulte donc, d’après cette définition, d’un acte ou du moins d’un projet d’abandon. Est déchet ce qui est « laissé pour- compte », pour reprendre les termes du géographe français Jean Gouhier, et donc ce qui n’a plus d’intérêt aux yeux de la personne qui s’en débarrasse.

Le CNRTL définit le déchet comme suit :

  1. Altération en volume, quantité ou qualité subie par une chose pendant sa fabrication, sa manipulation ou sa mise en vente.
  2. Ce qui tombe d’une matière que l’on travaille.
  3. On considère que le déchet peut être réutilisé : synonyme de chute, reste.
  4. On considère que le déchet est inutilisable : synonyme de détritus.
  5. Par extension : immondices.
  6. C) Au figuré :
  7. En parlant d’une personne : épave humaine.
  8. En parlant d’une oeuvre d’art : pièce passage,

de qualité inférieure.

  1. Amoindrissement, déchéance.

     Enfin, Muriel Pernin, directrice fondatrice de l’agence de communication Cités Plume donne la définition suivante du déchet :

« À l’origine utilisé pour qualifier une perte ou une chute pendant une fabrication (un débris), le mot déchet a aussi servi à qualifier une personne tombée en déchéance. Aujourd’hui, un déchet est un objet de moindre valeur, il est ce qui reste, certes d’une fabrication, mais aussi de tout usage ordinaire de la vie quotidienne. »

Au regard de ces trois définitions, cinq points me semblent intéressants à relever :

  • Le déchet, c’est tout d’abord ce qui ne fonctionne plus,

ce qui n’a plus d’utilité ni de valeur, et qui est donc abandonné.

  • Le déchet, c’est aussi ce qui reste, le reliquat, la trace d’une action, qu’il soit réutilisable ou non.
  • Le déchet est connoté péjorativement. Il est sale, provoque le dégoût et le rejet immédiat.
  • Le déchet est mis à l’écart. C’est un objet dont on se débarrasse, que l’on ne veut plus avoir sous les yeux.
  • Enfin, le déchet c’est l’objet qui a perdu sa forme et donc son identité.

1° L’art d’accommoder les restes

   Afin de débuter cette réflexion et de tenter d’apporter, à mon échelle, une petite pierre à l’édifice, j’ai décidé d’étudier en premier lieu cet objet que j’ai constamment sous les yeux mais que je n’ai jamais vraiment pris le temps d’analyser : ma poubelle. Installée au pied de mon bureau, sous mon évier, ou encore à côté de mon lavabo, j’y jetais habituellement sans lui prêter la moindre attention divers déchets, résidus et autres reliquats, que j’oubliais aussitôt disparus dans sa sombre béance. Je me rappelais son existence uniquement lorsque l’accumulation d’ordures, devenant préoccupante, m’intimait de passer à l’action, et je jetais alors cette poubelle dans une poubelle plus grande encore, pour ensuite oublier à tout jamais ces déchets que j’avais moi-même créés. Ces restes que je jetais autrefois aux oubliettes sans le moindre état d’âme disent pourtant beaucoup de mon mode de vie.

Quels sont-ils ? Que révèlent-ils ? Comment les réduire et penser

un nouveau régime de production plus responsable ?

DANS L’INTIMITÉ DE MA POUBELLE

     Le terme « poubelle » provient du nom de famille de son créateur : Eugène Poubelle, préfet de la Seine qui, le 24 novembre 1883, signe un arrêté préfectoral stipulant que « dorénavant, les ordures ménagères seront ramassées par l’intermédiaire d’un récipient de bois garni à l’intérieur de fer blanc, de manière que rien ne puisse s’en échapper. » Suite à cet arrêté, les propriétaires parisiens durent ainsi mettre à disposition de leurs locataires des récipients pour contenir leurs déchets : la poubelle était née.

Cet objet qui recueille tous ces résidus dont on ne veut plus, est un révélateur de nos modes de vie. Les aliments que nous mangeons, les produits que nous utilisons, les objets qui font notre quotidien : tout cela est visible au travers des restes que nous jetons. Dès lors, notre poubelle révèle notre intimité. Elle réunit un ensemble de composants qui sont autant de témoins de notre mode de vie. Ces déchets sont des « indices », au sens où l’entend le sémiologue américain Charles Sanders Peirce : ce sont les traces d’une action, d’un phénomène.

   En étudiant le contenu de mes poubelles, je m’intéresse ainsi à des données personnelles. Il s’agit ici, à la manière de Giorgia Lupi et Stefanie Posavec2, de collecter ces données du quotidien, ces signes indiciels qui révèlent mon mode de vie.

Quelles sont les poubelles qui m’entourent ?

En premier lieu, il y a les poubelles de mon appartement. Celles-ci sont les plus intimes, car elles réunissent les restes et reliquats de mes activités personnelles. Les poubelles de ma cuisine, par exemple, disent beaucoup de mon alimentation.

La poubelle d’emballages montre quels jus de fruits je bois, quels produits d’entretien j’utilise, quels objets j’ai récemment achetés.

     En second lieu, il y a la poubelle que j’utilise sur mon lieu de travail. Au regard de mon activité de designer graphique, c’est cette poubelle qui me semble la plus intéressante à étudier. La notion d’intimité y est moins présente, mais elle révèle à mon sens ma méthodologie de recherche et ma manière de travailler.

   J’ai choisi d’analyser avant tout le contenu de ma poubelle à l’agence de communication Cités Plume, à Villeurbanne, où j’ai effectué mon stage de master 2, car cette expérience professionnelle est la plus importante que j’ai connue. Elle est aussi l’aboutissement de ces deux années de master et révèle donc en filigrane l’ensemble des méthodes expérimentées et acquises au cours de mes années d’études à Rennes 2.

   Plus que ma poubelle, il s’agit ici d’analyser tous les restes que je produis quotidiennement chez Cités Plume, qui, s’ils sont réutilisés, recyclés, perdront leur statut de déchet ; et s’ils ne le sont pas resteront des détritus sans intérêt notoire.

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Tout rejet finit toujours dans une déchetterie

Mon cahier de brouillon

   Le principal déchet physique que je produis lorsque j’exerce ma fonction de designer graphique, est le papier. Tous les jours, je remplis des feuilles et des feuilles de mon cahier de brouillon. Après six mois de stage chez Cités Plume, j’ai noirci quatre cahiers A4 de diverses inscriptions et esquisses.

Ce cahier est mon premier support de travail et me sert tout au long des étapes de création d’un projet.

Tout d’abord, je l’utilise lors de « l’hebdo-mission ». Cette réunion qui rassemble l’ensemble des membres de l’agence chaque vendredi matin permet de préparer la semaine à venir. L’adjointe de direction (également cheffe de projet) annonce le nom du client et la personne en charge du dossier énumère alors les divers travaux à effectuer. Les différentes tâches sont réparties entre les membres de l’équipe. Pour ce qui est du graphisme, l’équipe détermine qui de moi ou de mon collègue travaillera sur tel outil. Ce temps collectif me permet ainsi d’avoir une vision de la semaine à venir et d’organiser mon emploi du temps en conséquence. Il permet aussi à l’ensemble de l’équipe de connaître tous les clients et les projets sur lesquels l’agence travaille. Durant tout le temps de cet échange, je note dans mon cahier les projets sur lesquels je vais travailler, les dates de rendu à mes collègues et aux clients, les temps de discussion et de travail en groupe prévus pour la semaine à venir.

    J’utilise ensuite ce cahier pour y inscrire le brief créatif convenu avec le client, qui m’est donné par la personne de l’agence en charge du dossier. Il représente le moment indispensable par lequel j’entre dans le projet. Pour reprendre la définition du Petit manuel de graphisme1, le brief « décrit l’échange préliminaire, au cours duquel sont formulés les demandes et les objectifs, ainsi qu’une ébauche de stratégie ». Il s’agit ainsi de rassembler dans ce document toutes les informations concernant le projet : identité du client, contexte, problématique, cible, mission, délai, budget. Ce brief peut être fait à l’oral avec le client ou transmis par mail. Dans tous les cas, mon agence le retranscrit à l’écrit et le fait valider au client afin de s’assurer que la demande a bien été comprise. Il représente ainsi une sécurité, un document sur lequel il est possible de s’appuyer en cas de litige. De mon côté, le brief créatif me donne un cadre de travail. Il me permet de connaître les objectifs à atteindre, les frontières dans lesquelles ma créativité peut s’exprimer. Il est la base sur laquelle je m’appuie tout au long de la création.

   Une fois le brief donné, je peux alors entrer dans l’étape de recherche et de réflexion. Mon cahier est alors un support indispensable : j’y inscris des mots clefs, y note des idées encore mal formulées, y fait des esquisses et des schémas. Il me permet de noter tout ce qui me vient à l’esprit, toute idée qui peut être bonne – ou non – à développer. J’y inscris aussi des inspirations et des références qui pourront m’être utiles dans l’élaboration du projet. Cette première phase de réflexion peut se faire seule ou à plusieurs.

Vient alors l’étape de création à proprement parler. Ce premier temps de recherche et de réflexion m’ayant permis de dégager – seule ou à plusieurs – différentes pistes, il s’agit maintenant de les concrétiser. Mon cahier me permet alors de réfléchir à la structure d’une affiche, au storyboard d’une vidéo, au zoning et au wireframe d’un site internet. Il m’aide à structurer ma pensée et à visualiser mon idée avant de passer sur l’ordinateur.

   Enfin, j’utilise aussi ce cahier lorsque je dois réaliser une illustration ou des pictogrammes. Je dessine en effet les premières esquisses sur papier, que je scanne pour les retravailler ensuite sur illustrator. Pour Médialys, par exemple, j’ai réalisé au sein de l’agence deux pistes de couvertures pour le rapport d’activité annuel de l’association : une piste jouant avec la typographie et une piste illustrée axée sur les missions des employés de Médialys. Pour réaliser cette seconde piste, j’ai tout d’abord dessiné la scène sur papierA, avant de la retravailler dans un second temps sur ordinateurB.

   Ainsi, ce cahier de brouillon qui m’est utile tout au long de la création d’un projet, de son organisation à sa réalisation, est le reliquat le plus conséquent de mon travail de graphiste. Il constitue l’indice qui révèle au mieux ma façon de travailler.

Mes créations graphiques

Le second déchet que l’on peut trouver dans ma poubelle est lui aussi fait de papier : il s’agit de mes créations graphiques qui ont été annotées, surlignées, raturées par mes collègues. En effet, chaque création graphique que je réalise au sein de l’agence Cités Plume fait l’objet de plusieurs validations avant de parvenir au client. C’est tout d’abord la chargée de création, avec qui je travaille la plupart du temps en binôme, qui contrôle mon travail. Elle s’assure que les pistes auxquelles nous avons réfléchi ensemble fonctionnent, vérifie la cohérence de la mise en page, la justesse du propos au regard du graphisme et me fait ensuite parvenir ses remarques et corrections directement annotées sur l’outil réalisé. Une fois ces premières corrections intégrées, j’envoie ma création à la cheffe de projet qui vérifie qu’elle correspond au brief préalablement établi. Une seconde navette de correction peut alors avoir lieu. Ma création est ensuite envoyée à la directrice de projet qui contrôle toutes les productions avant envoi au client. En fonction de ses retours, une nouvelle navette de corrections a lieu ou non. Une fois la piste validée, la chargée de process qualité fait une relecture « ortho-typo » afin de s’assurer qu’il n’y a aucune faute ou coquille. Ainsi, avant l’envoi au client, quatre personnes contrôlent ma création.

   Dans un second temps, ce sont les corrections du client que je dois intégrer. La chargée de communication responsable du dossier reçoit les corrections, par téléphone ou par mail, et les dépouille avant de me les faire parvenir.

   Chez Cités Plume, j’ai par exemple travaillé sur un projet de vidéo en motion design pour le SYCTOM, agence métropolitaine des déchets ménagers. Avant de passer à l’étape d’animation et de montage, il a fallu convenir avec le client d’un storyboard détaillé. Dans un premier temps, la chargée de création a réfléchi au contenu de cette vidéo : quel message ? Quel texte ? Quelles illustrations ? Dans un second temps, je me suis occupée du graphisme de l’animatic. À partir du storyboard fourni par la chargée de création et à partir des illustrations déjà réalisées réfléchi à la disposition des éléments, aux types d’animations, aux transitions entre les séquences, aux couleurs. Une fois le storyboard finalisé et validé par l’équipe, il est envoyé au client qui nous fait alors part des corrections à intégrer. À chaque retour du client, la procédure est la suivante : la chargée de communication me fournit le storyboard intégralement annoté avec l’ensemble des corrections visuelles et textuelles à intégrer. Cette méthode de travail permet d’être efficace et de n’oublier aucune correction.

   Ainsi, on peut trouver dans ma poubelle bon nombre de créations annotées, stabilotées et rayées. Elles sont « l’indice » d’un travail de relecture et de correction, permettant d’envoyer ensuite au client une version, plus proche de ses attentes.

Les prototypes imprimés

Enfin, les créations graphiques que l’on peut trouver dans ma poubelle sont parfois des prototypes imprimés. En effet,lorsque l’outil à réaliser requiert une impression particulière ou un façonnage singulier, la création de prototypes papiers est indispensable. Ils permettent de contrôler l’objet, de vérifier qu’il correspond bien aux attentes. Il s’agit alors de porter une attention particulière au choix du papier, à la découpe, au pliage, au collage et aux couleurs. Chez Cités Plume, j’ai par exemple participé à la création d’un flyer pour Appart & Sens, une agence immobilière collaborative, socialement responsable. Ce dépliant trois volets / deux plis roulés, était rangé dans une pochette qui le protégeait et lui donnait plus d’élégance. L’agence a alors demandé plusieurs prototypes à son imprimeur afin de contrôler la finition de l’outil. Ces prototypes permettent aussi de présenter au client l’outil finalisé, afin de signer un « bon à tirer » (ou BAT) : document signé par le client permettant de procéder à l’impression définitive.

Ainsi, le principal déchet que je produis à l’agence en tant que graphiste est fait de papier.

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Une montagne de déchets, de nos rejets quotidiens

Mes stylos et crayons usagés

Mais on trouve aussi dans ma poubelle divers stylos et stabilos vides – des objets devenus déchets en perdant leur utilité ; ou encore des épluchures de crayons à papier ou de couleurs – reliquats de mes outils de travail. Ils sont les traces de diverses actions : celles de dessiner, d’écrire, de griffonner, de raturer. retour du client, la procédure est la suivante : la chargée de communication me fournit le storyboard intégralement annoté avec l’ensemble des corrections visuelles et textuelles à intégrer. Cette méthode de travail permet d’être efficace et de n’oublier aucune correction.

Ainsi, on peut trouver dans ma poubelle bon nombre de créations entièrement annotées, stabilotées, rayées. Elles sont « l’indice » d’un travail de relecture et de correction, permettant d’envoyer ensuite au client une nouvelle version, plus proche de ses attentes.

Les coins de pages de mon agenda

Sont aussi jetés dans ma poubelle les coins de pages de mon agenda. Ces petits triangles de papier parlent de la gestion de mon temps. En effet, le travail de graphiste dans une agence de communication requiert une organisation efficiente et donc un planning réfléchi. Cet agenda a deux fonctions. Il me permet tout d’abord d’organiser ma semaine et de prévoir combien de temps sera alloué à chaque projet. Ainsi, il me donne une vision des jours à venir et permet donc à l’équipe de connaître mes disponibilités. Si j’ai du temps libre, elle pourra me confier de nouvelles missions.

J’utilise aussi cet agenda pour compter les heures passées sur chaque projet. Il permet ainsi de savoir si j’ai respecté le temps de travail inscrit dans le devis et donc si l’agence rentre dans ses frais.

Les post-it

Enfin, le dernier déchet que je produis quotidiennement de par mon activité de graphiste est le post-it. Ces petits carrés de papiers colorés envahissent mon bureau avant de terminer dans la poubelle. Ils me sont utiles lorsque je dois noter rapidement une information importante,donnée par un collègue ou suite à un coup de téléphone, par exemple. Ils me permettent aussi d’avoir en permanence sous les yeux des données sur lesquelles je reviens constamment le temps d’un projet : les codes couleurs d’une charte graphique, le nom d’une police de caractère, le format d’un document. Une fois le projet

finalisé, ces post-it n’ont plus d’utilité et finissent ainsi dans ma poubelle.

Mes déchets digitaux

   Mais les déchets que je produis ne sont pas uniquement physiques, ils sont aussi digitaux. En effet, bien que les recherches graphiques se fassent pour ma part sur papier, une grande partie de ma production est ensuite réalisée sur ordinateur. Qu’en est-il alors des déchets produits ? Il s’agit à présent de s’intéresser aux « restes » digitaux créés lors de chaque projet graphique.

   Pour chaque projet, je crée sur mon ordinateur un dossier, lui-même constitué de différents dossiers réunissant tous les éléments en lien avec l’outil à réaliser.

   Ces restes sont tout d’abord constitués d’un dossier de recherches. Avant de créer un projet pour un client, je commence par étudier ce qui a déjà été fait dans ce domaine. Je réalise alors un benchmark : j’observe, recense et analyse ce qui a déjà été produit par des concurrents ou par des entreprises ayant traité de la même problématique. Je conserve aussi différentes productions effectuées par d’autres graphistes pouvant me servir d’inspiration. Ce dossier rassemblant diverses créations me permet ainsi de faire des liens entre les projets et stimule ma créativité.

   Sont aussi rassemblées dans un dossier les différentes données récoltées à propos du projet. Lors de ma première année de master en design graphique, j’ai réalisé une réédition de l’ouvrage Land Art1 de Gilles A. Tiberghien. J’ai choisi d’y présenter les oeuvres de Land Art citées dans le livre selon trois axes de lectures différents : la couleur, la matière et la forme. Chaque livret présente alors les données récoltées dans l’ouvrage selon ces trois axes et permet ainsi de faire de nouveaux liens entre les oeuvres. Pour réaliser ce projet de design éditorial, je me suis donc plongée dans la lecture du livre de Gilles A. Tiberghien et J’ai recensé dans un tableau excelD toutes les oeuvres d’art citées selon différents critères : leur couleur, leur matière, leur forme, leur rapport au temps, leur taille et leur interaction possible avec le spectateur. Ces données m’ont ensuite permis de regrouper certaines oeuvres et m’ont servi d’appui tout au long de la conception de mon édition. Ainsi, ces données brutes et non mises en forme ne sont pas visibles telles quelles dans l’objet éditorial final, mais ont été indispensables à sa création.

   Un autre dossier rassemble aussi les différentes recherches graphiques réalisées autour d’un projet. En effet, avant de parvenir à une piste aboutie, j’effectue différents essais graphiques sur ordinateur. Ces recherches me permettent de voir immédiatement ce qui fonctionne ou non et m’emmènent parfois vers de nouvelles pistes créatives.

   Le projet Troubles, réalisé lors de ma première année de master avec deux camarades, Mélusine Vilars et Bleuenn Bourhis, est l’un des projets qui m’a demandé le plus de recherches graphiques. Pour preuve, le projet final constitué des documents InDesign assemblés ainsi que des pdf destinés à l’impression pèse environ 240 Mo, tandis que le dossier entier comprenant tous les éléments du projet pèse 1,75 Go. Cette différence de poids s’explique en partie par l’étendue des recherches graphiques effectuées pour ce projet.

   Troubles est un projet de design éditorial qui a pour thème le trou noir. Nous avons fait le choix de ne pas montrer directement le trou noir, mais de le faire ressentir, de le suggérer de deux manières différentes : en révélant les effets du trou noir et non pas le trou noir lui-même, et en mettant en avant son sens psychanalytique en évoquant les troubles mentaux d’un personnage. Nous avons alors utilisé la nouvelle Le Horla de Guy de Maupassant pour évoquer ce phénomène. Avant d’arriver au projet abouti, nous avons chacune créé des dizaines de visuels. En outre, j’ai réalisé à moi seule sept propositions de mises en page différentes, et mes camarades ont fait de même de leur côté. Il s’agissait de trouver un moyen de représenter graphiquement les troubles psychologiques du narrateur et de faire ressentir au lecteur cette angoisse grandissante. La quantité de recherches graphiques produite ne fut pas superflue : chaque nouvelle tentative nous permettait d’aller plus loin dans notre concept et soulevait de nouveaux questionnements. Ces recherches qui ne sont pas visibles sur l’objet éditorial final ont été nécessaires à sa création.

   Ainsi, les dossiers de chaque projet présent sur mon ordinateur rassemblent toutes les recherches graphiques effectuées, ainsi que les différentes pistes et versions réalisées. Mais quel avenir existe-il pour ces recherches graphiques, pour ces différentes pistes et versions mises de côté ? Deux possibilités s’offrent à ces productions laissées pour compte. Elles sont soit oubliées et jetées à la corbeille, et deviennent alors de véritables déchets qui n’ont plus guère d’utilité, des reliquats abandonnés. Soit elles sont précieusement conservées afin d’être potentiellement recyclées pour d’autres projets. Elles perdent alors leur statut de déchet pour devenir un matériau utile à la construction d’un nouveau projet, une source d’inspiration.

Ainsi, les différents déchets listés ici sont des indices révélant mon travail de designer graphique. Ils sont les traces de ma méthodologie, des outils qui me sont indispensables sur le moment et qui sont ensuite laissés pour compte une fois le projet réalisé. Ces déchets, aussi bien physiques que numériques, semblent ainsi indispensables à la création graphique.

   Mais quel est le véritable poids de ces déchets ? Quelles conséquences écologiques ma pratique de designer graphique engendre-t-elle ?

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Les Humains polluent leur propre cadre de vie

LE POIDS DE CE QUI RESTE

   Il ne s’agit pas de se voiler la face. Ces restes que je produis quotidiennement, qui sont à la fois des reliquats et des détritus, ne disparaissent pas une fois mon travail terminé. Au contraire, de jour en jour, ils s’accumulent. Et bien qu’ils disparaissent de ma vue en s’engouffrant dans ma poubelle, leur poids écologique reste bien présent.

   Pour changer les choses, il faut commencer par se changer soi-même. Ainsi, avant de m’intéresser aux possibles solutions pour réduire ma production de déchets dans mon travail de designer graphique, il s’agit tout d’abord de regarder la réalité en face et d’étudier le véritable impact de ces résidus.

« You must be the change you wish to see in the world », Gandhi

   Ainsi, avant de m’intéresser aux possibles solutions pour réduire ma production de déchets dans mon travail de designer graphique, il s’agit tout d’abord de regarder la réalité en face et d’étudier le véritable impact de ces résidus.

Le papier

Le principal déchet que je produis en tant que designer graphique est fait de papier. En effet, comme nous l’avons vu, le papier m’est utile dans la phase de création d’un projet – pour m’organiser, gérer mon temps, réfléchir, faire des recherches, créer. Mais il est aussi le support final de la majorité des projets que je conçois. Par exemple, bon nombre des projets créés lors de mon master sont faits de papier. Troubles est une édition papier de 70 pages, tout comme mon projet éditorial sur Paul Klee ; la réédition de l’ouvrage Land Art de Gilles A. Tiberghien est constituée de trois livrets qui se déplient en posters ; mes recherches en design génératif ont été imprimées sur des cartes de papier afin de présenter les différents visuels sous forme de puzzle ; le spécimen typographique réalisé pour le spectacle « Fidelio » joue avec les pliages du support éditorial papier. Et la liste est encore longue.

   Lors des différents stages professionnels effectués dans le cadre de mon master, j’ai aussi réalisé divers supports papier pour des clients : des affiches, des flyers, des cartons d’invitation, des papiers à lettres, des cartes de visite, des kakémonos, des plaquettes, des éditions papier, des stickers… le print est ainsi la partie la plus importante de mon travail. Or cette consommation de papier n’est pas sans conséquences.

   En France, selon les chiffres du Planétoscope, la consommation annuelle de papier s’élève à 8,8 millions de tonnes, soit 279 kilos par seconde. 6 milliards de journaux, 500 millions de livres et 87 millions de magazines sont publiés chaque année en France. Le papier et le carton représentent 27% des déchets municipaux en 2016. Or comme l’explique l’ADEME1 dans son Guide de l’éco-communication, « tout produit a besoin de matières et d’énergie pour être fabriqué. Tout produit doit être emballé et transporté, tout produit ou emballage deviendra un jour un déchet ». Ainsi, la fabrication du papier, qu’il soit vierge ou recyclé, nécessite de consommer de l’énergie et participe à la pollution de l’air et de l’eau. Par exemple, 10 litres d’eau et 10 watt-heures sont nécessaires à la fabrication d’une feuille de papier A4 de 80 grammes, ce qui équivaut à près de dix minutes d’éclairage avec une ampoule de 60 watts.

   L’industrie papetière fait partie des cinq activités économiques consommant le plus d’énergie au niveau mondial. Cette consommation de papier n’est donc pas propre à la France : au États-Unis, les designers dépensent annuellement 9,1 milliards de dollars dans l’impression et l’achat de papier.

   Afin de mieux estimer ma consommation de papier, j’ai conservé l’ensemble des feuilles de brouillon qui ont servi à la réalisation de ce mémoire. Cette pile de papiers, qui a été un support et un

outil indispensable pour noter mes idées, consigner des références et des citations inspirantes, faire des synthèses de mes lectures, réfléchir à des productions graphiques, construire ma réflexion, devient inutile, une fois ce mémoire achevé. Toutefois, afin que ces restes ne tombent pas au rang de vulgaires déchets voués à disparaître, j’ai décidé de leur donner une nouvelle fonction : celle d’exemples, qui révèlent la production de papier que peut nécessiter la réalisation d’un projet, non pas en tant que support final, mais en tant que support à la réflexion.

L’encre

   Toutefois le papier n’est pas le seul déchet que mon activité de designer graphique m’amène à produire. En effet, ce papier que j’utilise pour divers projets graphiques n’est pas vierge : il est imprimé. Ainsi, mes productions print conduisent à la création de divers déchets liés à l’utilisation de l’encre. Toujours selon le Planétoscope, chaque seconde dans le monde sont produites et utilisées 54 cartouches d’encre, soit 1,1 milliards de cartouches par an. Rien qu’en France, 77 millions de cartouches se vendent par an, avec un taux de recyclage de seulement 20,1% en 2012. Or la création de cartouches d’encre n’est pas anodine. Pour produire une cartouche laser neuve, 3,5 litres de pétrole sont nécessaires.

   En outre, les cartouches d’encre usagées ne sont pas des déchets comme les autres. Elles font en effet partie de la famille des DIS, c’est-à-dire des déchets industriels spéciaux, car elles contiennent des composants très toxiques pour l’environnement : aluminium, plastique non biodégradable, oxyde de fer, résidus d’encre… Le plastique utilisé dans une cartouche d’encre standard, quant à lui, peut mettre entre 400 et 1000 ans à se décomposer.

   En France, les cartouches usagées représentent 60 000 tonnes de déchets polluants. Or « si toutes les cartouches étaient réutilisées une fois, nous pourrions diminuer de 50% les déchets liés à la consommation d’impression »1. Sachant que les cartouches d’encre usagées peuvent être réutilisées et re-manufacturées entre 3 et 7 fois, il y a ici un véritable défi à relever. Mais les chiffres montrent que, pour l’heure, une trop grande partie des cartouches d’encre finissent à la décharge.

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Une terre devenue irrespirable ?

Les e-déchets

Mon activité de designer graphique me conduit aussi à utiliser des appareils numériques, et donc à produire des e-déchets. Ordinateur, tablette graphique, souris, clavier, imprimante… autant d’outils qui, lorsqu’ils passent du statut d’objet à celui de déchet, requièrent un traitement particulier. Dans le livre blanc de STEP1 le e-déchet est défini comme suit :

« Le terme e-déchet (e-waste) est utilisé pour couvrir tous les types d’équipement électriques et électroniques et leurs composants, qui ont été abandonnés par leurs utilisateurs, sans intention de réutilisation ».

   Selon un rapport de l’Université des Nations Unies (UNU), « 41,8 millions de tonnes de déchets électriques ont été jetées en 2014 dans le monde » et moins d’un sixième des équipements sont recyclés. Or ces e-déchets contiennent parfois des métaux précieux, comme de l’or, du cuivre, de l’argent et du palladium. Une grande partie de ces déchets électroniques se retrouve dans les décharges et ces matériaux sont donc perdus. Ce rejet de matériaux de « valeur » entraine alors des flux illégaux. Selon un rapport de l’UNU datant de 2015, « seuls 35% des e-déchets en Europe se retrouvent dans les circuits officiels de recyclage. Le reste, soit 6,15 millions de tonnes, quand il n’est pas jeté dans les poubelles classiques, est exporté, recyclé selon des processus non agréés en Europe, ou dépouillé pour récupérer des composants de valeur ». En 2016, le Basel Action Network (BAN) affirme que « 40% des e-déchets donnés aux entreprises sont envoyés illégalement pour polluer des exploitations distantes ». Les détritus d’appareils électroniques, entassés par centaines dans des décharges clandestines, libèrent alors des encres ou des phosphores de mercure, inhalés par des ouvriers sans protection. Une fois de plus ces déchets sont portés hors de notre vue.

Muriel Pernin explique en effet :

« […] C’est pareil avec les déchets du numérique qui partent sur d’autres continents auxgouvernements et aux citoyens peu regardants. En France, la gestion des déchets numériques est plutôt bien appréhendée. Mais certains pays, aux règles moins rigoureuses, transfèrent périmés loin de leurs yeux, créant ailleurs des montagnes de cadavres d’ordinateurs ».

   Ainsi, mon usage quotidien d’outils électroniques a un véritable impact écologique.

Ma pratique digitale

   Toutefois, cet impact écologique ne se résume pas à ma production de déchets physiques. Ma pratique digitale a elle aussi des conséquences.

Françoise Berhoud, dans la préface de l’Éco-conception web1 de Frédéric Bordage, déclare :

« Et puis, alors que le changement climatique est devenu une réalité quotidienne dans la vie demillions d’humains, alors que les métaux rares et autres ressources non renouvelables sont à l’origine de conflits géopolitiques, alors que les enseignements scolaires de nos pays mettent en avant les questions du développement durable et prônent notre soi-disant “exemplarité“ en matière de réduction de gaz à effet de serre, on assiste tout simplement à un engouement pour un développement

logiciel où l’efficacité se mesure en temps de travail pur de l’informaticien et non plus en efficience par rapport aux ressources. Et tant pis si cette précipitation se traduit par des logiciels toujours plus gourmands, puisque les ressources sont perçues comme “virtuelles“ et donc “illimitées“. »

   En effet, la part de conception digitale qui fait partie de mon métier a elle aussi un impact écologique, que l’on tend généralement à mettre de côté du fait de son « impalpabilité ».

   Pourtant, la « corbeille » de nos ordinateurs, produit du skeuomorphisme, nous ramène dans le monde « réel » : nos données digitales ont elles aussi un poids écologique. Muriel Pernin, directrice

fondatrice de l’agence Cités Plume se questionne elle aussi à ce sujet :

« […] il y a les impacts qu’on mesure comme le papier produit quantifiable et ceux qu’on ne voit pas liés par exemple à notre production numérique inflationniste. Un ordinateur portable occupe moins de place a priori et consomme moins de ressource bois qu’une bibliothèque. Mais quel est l’impact écologique d’un data center ? J’ai la question, non pas la réponse. Et ce sont ces questions que nous devons poser si nous ne voulons pas seulement céder aux modes. »

   Créer un site web, par exemple, sollicite des ressources : fabrication d’appareils et de terminaux, consommation d’électricité par le serveur et affichage sur un ordinateur. Selon l’étude Web Energy Archive, « les 100 premiers sites français consomment autant que 3077 foyers, soit 8,3 Gwh par an ». En outre, aujourd’hui nos sites internet et applications sont de plus en plus gourmands en mémoire et font transiter plus de données. Le poids des pages web a été multiplié par six entre 2008 et 2015. Or cette croissance du poids de ce que nous laissons sur le web s’explique en partie par des problèmes de conception des sites internet. En effet, les interfaces de nos sites, si elles ne sont pas adaptées au public qui les consulte et si elles proposent diverses fonctionnalités et éléments superflus, réclament

alors un nombre élevé d’actions de la part de l’internaute, accroissant ainsi son empreinte environnementale.

   Ainsi, mon activité de designer graphique n’est pas exempte de tout reproche. Au contraire, elle contribue à la création de nombreux déchets à l’impact écologique non négligeable. Selon Sophie Thomas, cofondatrice de l’agence Thomas Matthews, « Graphic design is a wasteful business». Après avoir pris le temps d’analyser les déchets que je produis quotidiennement de par mon activité de graphiste, je prends en effet conscience du véritable poids de mes créations.

   Dès lors, face à la quantité de ces déchets produits et face à ces données accablantes, faut-il arrêter toute production graphique ? Comment concilier ma volonté de limiter mon empreinte sur la planète tout en continuant mon activité de designer graphique ? Peut-on penser un nouveau régime de production sensible à l’économie et au recyclage en tant que designer graphique ? En bref, comment alléger le fardeau ?

ALLÉGER LE FARDEAU

 

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N’est-il pas tard ?

   La société des designers graphiques du Québec, dans son manifeste, apporte la réflexion suivante :

« Le bon design graphique est responsable. Concevoir un emballage exige une réflexion sérieuse, autant sur la forme que sur la fonction. Et c’est vrai pour tous les domaines d’application du design. La responsabilité environnementale du designer est immense, car elle agit comme déclencheur. Il doit limiter au maximum notre impact sur la planète, en se questionnant sur le bien-fondé de chacun de ses gestes. Il faut sans cesse explorer d’autres voies graphiques, d’autres modes de production, ainsi que d’autres supports d’expression »

   Je tenterai alors, dans cette partie, d’explorer à mon tour de nouvelles voies graphiques permettant une production plus responsable et moins créatrice de déchets. Il ne s’agit pas, à mon sens, de considérer l’ensemble des recommandations et démarches à suivre proposées ici comme des limites à la création, nous enfermant dans un cadre restreint. Au contraire, il me semble que ces contraintes peuvent servir à stimuler la créativité et amener le graphiste à expérimenter de nouvelles pratiques, à emprunter de nouveaux chemins. À la manière des membres de l’Oulipo, il s’agit ainsi de devenir à notre tour les « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ».

Une attitude responsable

   Alléger le fardeau commence tout d’abord par adopter une attitude responsable sur mon lieu de travail. En effet, tenter réduire l’impact écologique de mes productions graphiques n’a pas de sens si mon attitude au quotidien ne suit pas cette même direction.

   L’agence de communication Cités Plume, dans laquelle j’ai effectué mon stage de deuxième année de master, est sensibilisée à cette cause et tente, à son échelle, de réduire sa production de déchets. Voici les points sur lesquels elle agit.

   Tout d’abord, chaque nouvel arrivant dans l’équipe est sensibilisé dès son premier jour à la problématique des déchets. En effet, l’agence étant spécialisée dans le développement durable et dans la question de la gestion des déchets, son comportement se doit donc d’être exemplaire. Le nouvel arrivant s’engage ainsi à adopter une attitude responsable sur son lieu de travail. Comme l’explique Muriel Pernin :

« La première solution proposée est celle de la prise de conscience individuelle qui deviendra collective. Tout nouveau salarié est informé au cours d’un échange. Puis il est accompagné au quotidien ».

   Cette attitude responsable se manifeste par une correcte gestion des déchets. Chaque membre de l’agence est incité à réfléchir à sa production de détritus afin de la réduire au maximum, et se doit de trier tous les déchets qu’il produit, dans des poubelles de tri mises à sa disposition.

« […] L’entreprise Cités Plume gère ses déchets de manière organisée. Une poubelle grise la plus petite possible, plusieurs poubelles de tri par filière de recyclage, des passages trimestriels à la déchèterie que j’assume moi-même le plus souvent. Au contenu des poubelles, je vois si nous progressons » nous dit Muriel Pernin.

Comme expliqué précédemment, mon travail de graphiste m’amène à produire une grande quantité de déchets papier. Toutefois, ces restes ne sont pas perdus. En effet, les feuilles de papier qui ne sont annotées que sur leur recto sont réutilisées pour fabriquer des cahiers de brouillon. Le cahier de brouillon que j’utilise au quotidien est donc créé à partir de résidus recyclés. En outre, pour éviter la consommation de couverts jetables lors de notre pause-déjeuner, l’agence met de la vaisselle de à notre disposition. Ainsi, nous réduisons notre production de déchets en plastique ou en carton.

   Enfin, Cités Plume rembourse l’intégralité de l’abonnement TCL de ses employés, afin d’éviter l’usage de la voiture. L’ensemble de ces petits gestes nous permet de réduire notre production de déchets, et donc de limiter notre impact écologique.

   Mais, comme expliqué précédemment, le fruit même de mon travail est aussi créateur de déchets. Victor Papanek, designer austro-américain défenseur d’un design écoresponsable, déclare dans son ouvrage Design pour un monde réel :

« Le design, si il veut assumer ses responsabilités écologiques et sociales, doit être révolutionnaire et radical. Il doit revendiquer pour lui le principe du moindre effort de la nature, faire le plus avec le moins ».

   Il s’agit dès lors de trouver des solutions pour que mes créations graphiques aient un moindre impact écologique. Cette démarche s’inscrit dans une réflexion autour de l’éco-conception. L’éco-conception « consiste à intégrer l’environnement dès la conception d’un produit ou service, et lors de toutes les étapes de son cycle de vie ».

   Voyons alors comment les différents supports de communication que je conçois en tant que designer graphique peuvent devenir des « éco-produits », c’est-à-dire des objets qui, tout en conservant leurs performances, entrainent un moindre impact sur l’environnement.

La matérialité de mes créations

   La plupart de mes créations graphiques sont imprimées. Le print constitue en effet la majeure partie de mon travail. Il s’agit alors dans un premier temps de s’interroger sur la matérialité de ces supports papier.

Comment rendre ma consommation de papier plus responsable ?

   Pour commencer, le choix du grammage a son importance. Est-il juste et nécessaire ? Commel’explique la graphiste Sarah De Bondt, également fondatrice (avec Antony Hudek), de la maison d’édition Occasional Papers, pour un graphisme durable l’utilisation d’un papier fin est préférable. De plus, lorsque cela est possible, imprimer des documents en recto verso permet de consommer moins de papier.

   Le choix du papier est lui aussi important. L’Adème, dans son guide de l’Éco-communication, conseille d’utiliser des papiers plus respectueux de l’environnement. Différents labels permettent de contrôler l’origine de notre papier.

   Enfin, le choix du format a lui aussi une incidence, puisqu’il conduit à la production plus ou moins grande de chutes de papier.

FSC 100% : l’entièreté du produit provient de forêts certifiées FSC.

FSC mixte : le produit est fabriqué à partir de fibres de bois issues de forêts certifiées FSC, de matières recyclées et/ou de Bois Contrôlés FSC.

FSC recyclé : 100% du produit est fabriqué à partir de

matières recyclées.

Le label « certifié PEFC » : le produit est issu de forêts gérées durablement, de sources recyclées ou contrôlées comme provenant de sources non controversées.

EU Ecolabel : écolabel européen qui vise à « promouvoir la conception, la production, la commercialisation et l’utilisation de produits ayant une incidence moindre sur l’environnement pendant tout leur cycle de vie ».

NF Environnement : certification officielle française qui garantit des produits dont l’impact sur l’environnement est réduit tout au long de son cycle de vie et qui disposent de la même aptitude à l’usage que les autres produits du marché.

   La forme, la masse, la robustesse d’un support de communication peuvent aussi être réfléchies de manière à limiter notre production de déchets. Un support volumineux, par exemple, entrainera l’utilisation d’emballages eux aussi volumineux. Une production fragile, quant à elle, nécessitera plus d’emballages pour la protéger. Concernant les finitions d’un support, limiter les consommations de matière permet de rendre l’objet plus facilement recyclable. Si celui-ci ne requiert pas une protection particulière à l’humidité, par exemple, le pelliculage est à éviter et le vernissage à favoriser.

Un bon moyen de concevoir un support de communication éco-responsable est aussi d’adapter ses choix à la durée de vie de son produit. En effet, utiliser des matériaux de mauvaise qualité entrainera plus de gaspillage. Lorsque cela est possible, réfléchir aux possibilités d’adaptation du contenu du document, en évitant autant que possible la mention de données évoluant très rapidement, permettra d’allonger la durée de vie d’un support.

     Le choix de l’encre utilisée doit aussi être réfléchi. Il est possible, par exemple, d’utiliser des encres végétales dont la composition engendre un moindre impact environnemental, et permet une recyclabilité plus aisée des imprimés. Ne pas utiliser de couleurs à « effet métallique » permet d’éviter l’utilisation d’encres dans lesquelles sont ajoutés des métaux.

   Une fois de plus, cette contrainte peut être utilisée comme un levier à la création. Karel Martens, graphiste et typographe néerlandais, le dit lui-même : « les contraintes sont importantes dans le design au sens large car elles soulèvent des solutions ».

   Le travail des Concasseurs en est un excellent exemple. Ce duo composé d’un designer, Sylvain Descazot, et d’un graphiste, Mathieu Lautrédoux, travaille sur la matière de différents lieux (terre,restes de brique, végétaux, etc.) de manière à en révéler « l’image poétique ». Les Concasseurs transforment cette matière brute, récoltée lors de leurs multiples déambulations, en pigments, grâce à un procédé archaïque inspiré des origines asiatiques de l’estampe. Ce pigment, ensuite mélangé à un amidon de riz, permet de créer des encres de sérigraphie. Cet acte de déambulation, de prélèvement, de recensement, les amène alors à créer une cartographie sensible et subjective des lieux qu’ils arpentent, constituée d’une « série de « points » qui par leurs textures, teintes, réactions révèlent la matérialité fondamentale d’un lieu à un temps précis ».

   Un autre projet qui a attiré mon attention est celui de Steve Albers et de Scott Fulbright. Ces deux docteurs en biologie cellulaire et moléculaire ont créé, au sein de leur société de biomatériaux Living Ink, une encre fabriquée à base d’algues : Algae Ink. Ainsi, alors que les encres traditionnelles sont faites à partir de pétrole, l’Algae Ink utilise une algue que l’on peut trouver partout : dans les flaques d’eau, sur les animaux et les plantes. Cette encre naturelle fonctionne de la même façon qu’une encre traditionnelle. Sa seule différence, importante à noter toutefois : elle est biodégradable à la lumière du soleil, et s’efface donc une fois exposée à ses rayons… ce qui permet de réutiliser le papier une fois l’encre estompée.

   Le projet éditorial TroublesE, réalisé en première année de master, a été conçu autant que faire se peut de manière éco-responsable. Tout d’abord, le papier que nous avons utilisé était entièrement recyclé. Le choix de ce papier très fin, en plus d’être éco-responsable, était en accord avec notre concept. En effet, l’objectif était de donner l’impression d’un carnet de notes abandonné, d’un journal de bord dans lequel un inconnu aurait inscrit ses pensées. C’est pourquoi il n’était mentionné qu’à la toute fin de l’édition, qu’il s’agissait en réalité d’un texte de Maupassant. Le papier recyclé fin, très légèrement jauni, donnait ainsi l’impression d’un journal intime. Sarah De Bondt conseille aussi, dans sa liste de recommandations pour un graphisme durable, de n’utiliser qu’une ou deux couleurs. Notre édition, quant à elle, n’utilise que de l’encre noire. Enfin, son façonnage ne fut pas gourmand en ressources, puisque nous l’avons relié au fil, à la main.

   Dans le cadre du cours de « méthodologie de l’enquête » dispensé par Pierre Braun en première année de master, j’ai aussi eu l’occasion de travailler pour le jardin du Landry, un jardin permacole de Rennes. La permaculture est une méthode qui s’inspire de l’écologie naturelle et qui prend en compte la biodiversité de chaque écosystème, de manière à rendre sa production agricole durable, très économe en énergie et respectueuse des êtres vivants. Le concept de « design » est fondamental en permaculture, dans le sens où dans un jardin permacole, rien n’est laissé au hasard : tout est pensé et réfléchi à dessein. Les différents éléments du système sont reliés entre eux de façon à ce que les produits d’un premier élément subviennent aux besoins d’un second. Il n’y a donc aucun déchet, puisque chaque rejet est transformé en ressource. Ma mission dans le cadre de ce projet de master fut celle de réaliser pour le jardin une signalétique adaptée, permettant aux usagers de comprendre le fonctionnement du lieu et de le parcourir plus aisément. J’ai donc créé un concept de panneau, présentant les espaces du jardin selon les principes de la permaculture et délimitant les différents secteurs. Dans un lieu comme celui-ci, où chaque élément du jardin est pensé, il s’agissait alors de réfléchir à la matérialité de ces panneaux. J’ai décidé de créer un prototype de panneau en bois. Ce matériau biodégradable s’insérait parfaitement dans le décor du jardin puisque naturel lui aussi, et pouvait résister aux intempéries. De plus, pour ne pas utiliser d’encre et donc produire davantage de déchets et risquer de polluer le lieu, ce panneau a été coupé et gravé à la découpeuse laser. L’objectif était de donner l’aspect le plus naturel possible au panneau, de manière à ce qu’il corresponde aux valeurs du jardin.

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Nos déchets finiront-ils par nous étouffer sour leur poids ?

Le travail de mise en page

     Outre sa matérialité, la mise en page d’un document entraine elle aussi une plus ou moins grande consommation de ressources. Dès lors, quels pourraient être les principes d’une mise

en page responsable ? Quelles seraient les conséquences esthétiques d’une telle démarche ?

   La mise en page d’un document a tout d’abord une incidence sur la quantité de papier utilisée. Dans le cas d’une édition papier, l’insertion de pages vides entre les chapitres, par exemple, favorise évidemment la consommation de papier. Mais le choix de la grille de mise en page a aussi une incidence. Le principe de grille a été développé par l’École suisse, entre 1945 et 1960 environ, avec pour objectif d’assurer une harmonie et une cohérence entre chaque page d’un ouvrage. Avoir en tête, au moment de la conception de cette grille, la consommation de papier qui en découlera peut être bénéfique. Adapter la largeur de la marge selon le mode de reliure permet par exemple de diminuer la consommation de papier. Utiliser une marge de 1,5 centimètre plutôt que de 2,5 centimètres peut ainsi induire la consommation d’une page de moins toutes les six pages. La taille de la typographie, des interlignes tout comme de l’inter lettrage, ainsi que le nombre de signes par page, bien qu’a priori dérisoires, ont aussi un impact sur la consommation de papier.

   Toutefois, il convient ici à mon sens de ne pas tomber dans l’excès. En effet, adapter sa grille de mise en page en fonction de sa consommation de papier peut bien entendu être bénéfique. Mais la grille de mise en page doit aussi répondre à des critères de fonctionnalité et de lisibilité. Or réduire à l’excès les marges et la taille de la police de caractère peut nuire au confort de lecture voire rendre le document inaccessible à certaines personnes. La conception de la grille de mise en page d’un document est une étape essentielle, qui doit à mon sens être réfléchie en ce sens : être conscient de la consommation de papier qui en découlera, tout en veillant à assurer une lisibilité essentielle à l’accessibilité du document.

   Une réflexion autour des éléments de mise en page peut aussi permettre de réduire sa consommation d’encre. Tout d’abord, le travail de l’épure permet la conception de supports moins gourmands en encre. Réduire les aplats de couleur et privilégier le blanc peut ainsi être une solution. Par exemple, une page de texte avec une mise en page standard et un interligne simple aura l’équivalent d’1/10ème de sa surface couvert d’encre. Ajouter un titre sur un aplat de couleur équivaudrait alors à imprimer une deuxième page écrite. En outre, il est important de noter que les zones de blanc ne sont absolument pas des espaces perdus. Ce sont tout d’abord des « zones de repos », qui permettent à l’oeil de distinguer les différents éléments de la mise en page, et de se reposer à la fin de la lecture d’un paragraphe, par exemple. Ces zones aèrent la mise en page d’un document et facilitent donc sa lecture. Aérer sa mise en page permet aussi de mettre en valeurs certains éléments comme des titres ou encore des images. C’est pourquoi chaque logo possède une zone de protection, dans laquelle aucun élément ne doit entrer.

   Le blanc permet aussi de créer un rythme dans la page. Il n’est donc plus réductible à un simple espace vide, non imprimé, mais peut agir lui aussi comme élément graphique.

   Dans l’édition En Mouvement, réalisée lors de ma deuxième année de master, l’usage du blanc est un élément essentiel de ma mise en page. En effet, il me permet de créer un rythme et une harmonie entre les éléments, qui se répondent, se font écho ou s’opposent. Le message s’éveille et se crée à partir d’une surface blanche. Cette mise en page réfléchit à la manière dont l’économie visuelle, l’épure, active la perception et met en relation les éléments graphiques entre eux.

   Toutefois, le travail de l’épure n’est pas compatible avec la volonté de rentabiliser sa consommation de papier. Il convient donc de faire un choix entre ces deux pratiques.

   Le choix des couleurs peut lui aussi avoir une incidence sur l’impact écologique du document. Tandis que Sarah De Bondt conseille de n’utiliser qu’une ou deux couleurs seulement, l’Adème estime que d’un point de vue environnemental, il est actuellement difficile de trancher entre quadrichromie, bichromie ou monochromie. Toutefois, l’utilisation d’encres végétales peut nous amener à revoir notre usage des couleurs et recourir à des couleurs peu communes.

   La designer Émilie Fayet, par exemple, s’est interrogée sur les possibles alternatives aux couleurs industrielles. À partir d’indigo, de garance et de camomille, elle a créé trois encres végétales.

« En constatant un retour en force de l’impression artisanale, j’ai réalisé les nombreux contextes qui laissent encore une marge à l’expérimentation et à la réflexion. J’ai donc commencé à explorer le champ de la couleur naturelle et de la chimie organique dans le but de me fabriquer mes propres encres. » Émilie Fayet.

     Lors de la création de ces encres tous les déchets rejetés sont naturels et non polluants. Ainsi, la contrainte de ne pas utiliser d’encres industrielles, contenant pour la plupart des additifs nocifs, métaux lourds et hydrocarbures, a amené Émilie Fayet à emprunter de nouvelles voies créatives.

   Il existe aussi aujourd’hui des polices de caractères plus économes en encre. Lettres évidées, trames, contours… ces polices ont été conçues de manière à réduire leur consommation d’encre. C’est par exemple le cas de la police de caractères, EcoFont, conçue par l’agence de communication néerlandaise Sprank. Ses caractères troués permettraient en effet d’économiser 20% d’encre. La police Ryman Eco, quant à elle, permettrait de réduire sa consommation d’encre de 33% par rapport à une police standard. Cette typographie, gratuite, a été utilisée pour le titrage de ce mémoire. Mais est-elle véritablement efficace ? Difficile de quantifier les véritables économies d’encre. De plus, il convient à mon sens de garder à l’esprit l’impératif de lisibilité d’une police de caractère, et de veiller à ce que, sous couvert d’un moindre impact écologique, l’accessibilité d’un texte ne soit pas remis en question.

   Enfin, la conception de l’ensemble des éléments graphiques d’une marque peut être réfléchie selon des critères d’économie. Sylvain Boyer, directeur de création, est l’initiateur du système d’écobranding, qu’il définit comme tel :

   « L’écobranding est de l’écoconception appliquée au design de marque. On peut décider d’écoconcevoir tous les ingrédients d’une marque, que ce soit le logo, en réduisant sa surface d’impression, ou la typographie, en choisissant une police qui utilise moins d’encre. On peut faire attention au choix des couleurs, en essayant de se limiter à des teintes qui ne dépassent pas 100% de taux d’encrage. »

   Le directeur de création est à l’origine du lancement de la marque Citéo, principal acteur de l’écoconception en France, de la collecte et du recyclage. Tout le système graphique de la marque a été conçu en fonction de son empreinte environnementale : le logotype a été évidé à l’intérieur pour utiliser moins d’encre à l’impression, l’identité sonore a été composée avec une musique recyclée, les pictogrammes ont été dessinés pour utiliser moins d‘encre et avoir un faible poids numérique, aucun aplat de couleur n’est présent, les éléments photographiques ont été détourés.

     Dans le cadre du cours d’entrepreneuriat du master 2, j’ai réalisé un logo pour une future maison d’édition dédiée au monde marin. Ce logo, fait de lignes qui ondulent à la manière de vagues, permet une consommation d’encre moins élevée qu’un logo fait d’aplats de couleurs.

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Des outils digitaux responsables

   Enfin, il est aussi possible de réduire son empreinte écologique en concevant des outils digitaux plus responsables. Comme expliqué dans la partie précédente, nos sites internet produisent eux aussi des déchets. Or une conception réfléchie permet de réduire cet impact.

   Il s’agit, dans un premier temps, de s’interroger sur l’ergonomie du site ou de l’application à concevoir. Plus le site sera simple et épuré, plus il sera, a priori, facile à comprendre et à manipuler. L’éco-conception web consiste donc à épurer l’interface graphique de manière à limiter les interactions « homme-machine». Toutefois l’objectif n’est pas de dépouiller le site internet. Une fois encore, il s’agit de placer le curseur au bon endroit, en respectant les besoins et les contraintes et en éliminant le superflu. Il est alors préférable de s’appuyer sur les possibilités de HTML5 et CSS3 pour penser le design de son site internet, plutôt que d’imaginer en premier lieu son site et se préoccuper des possibilités techniques dans un second temps.

   Un site écologique est aussi responsive : il s’adapte en fonction du support utilisé et affiche donc des contenus plus légers en fonction des appareils. Frédéric Bordage, dans son ouvrage Éco-conception web, les 115 bonnes pratiques1, liste ainsi les différences règles à respecter pour limiter l’impact écologique de son site internet.

     J’ai cherché à concevoir mon projet d’application BinApp dans une démarche écoresponsable. Cette application, comme je l’expliquerai plus en détail dans les parties suivantes, a pour objectif de faciliter le geste de tri des usagers. L’utilisateur qui a besoin d’une information concernant une consigne de tri, par exemple, doit trouver l’information rapidement, sinon il risquera d’abandonner sa recherche et ne triera pas l’objet en question. J’ai donc tenté de créer une ergonomie simple, adaptée à l’usage que l’utilisateur fera de l’application. L’utilisateur trouvera ainsi rapidement ce qu’il est venu chercher sur l’application, ce qui limitera ses interactions, consommatrices d’énergie. Le choix des couleurs est aussi réfléchi. La couleur de fond de BinApp est le bleu foncé : cette couleur sombre est beaucoup moins gourmande en énergie que le blanc, par exemple.

   De plus, les pictogrammes créés pour ce projet existent en différents styles graphiques : pleins, en contours mais aussi « creux ». J’ai travaillé ces pictogrammes représentant les emballages à trier en les faisant évoluer en fonction des supports sur lesquels ils seront utilisés. Ainsi, s’ils sont amenés à être imprimés, ce style permettra de consommer moins d’encre que les pictogrammes « pleins », par exemple.

   Ainsi, étudier ma poubelle m’a permis de prendre conscience des déchets que je crée quotidiennement à travers mon travail de designer graphique. Ces restes auxquels je n’accordais que très peu d’importance autrefois, sont en réalité bien plus lourdsà porter que je ne l’imaginais : leur impact écologique sur notre planète n’est pas négligeable.

     Les diverses solutions que j’ai alors tenté de rassembler sont loin d’être exhaustives. Ce sont des pistes de recherches à approfondir, des sentiers non balisés à emprunter, des pratiques nouvelles à expérimenter et à compléter tout au long de ma future activité de designer graphique.

2-Formes de production et régime de sensibilité graphique

   En 1999, trente-trois designers graphiques signent le manifeste « First Things First 2000 ». Ce texte publié dans une série de revues spécialisées déclare : « Des crises environnementales, sociales et culturelles sans précédent requièrent notre attention. Beaucoup d’interventions culturelles, de campagnes de marketing, de livres, de magazines, d’expositions, d’outils éducatifs, de programmes de télévision, de films, de causes charitables et d’autres projets de conception de l’information exigent instamment notre expertise et notre aide ». Ces designers proposent alors pour le XXIème siècle : « un renversement des priorités en faveur de formes de communication plus utiles, durables et démocratiques – une prise de conscience éloignée du marketing de produit et tournée vers l’exploration et la production d’une nouvelle forme d’expression ».

     Après avoir étudié mes déchets et réfléchi à la manière dont je peux réduire cette production de reliquats, il me semble donc à présent intéressant de m’interroger sur la manière dont je peux, en tant que graphiste, aborder cette thématique, et agir ainsi moi aussi en faveur d’une communication à mon sens plus utile. Mais le déchet, bien souvent, dégoûte. Il est un reste que l’on rejette, un reliquat que l’on abandonne et que l’on ne veut plus avoir sous les yeux. Il est « immonde », c’est-à-dire placé hors du monde. Dès lors, comment parler de cet objet du dégoût ? Comment représenter ce qui repousse ? Comment mettre sous les yeux des passants ce qu’ils ne veulent pas voir ?

L’IGNOBLE DÉCHET

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   Notre société actuelle est une société du déchet. Entassés dans nos décharges, enfouis sous terre, abandonnés dans les océans, dispersés dans notre atmosphère, les déchets sont partout. Cette abondance de détritus, de reliquats et de restes que nous laissons derrière nous est, à mon sens, la marque de notre société de consommation.

Victor Papanek explique en effet, dans son ouvrage Design pour un monde réel :

« Tous les systèmes actuels – capitalisme privé, socialisme étatique et économie mixte – se fondent tous sur le même postulat : nous devons acheter davantage, consommer davantage, éliminer davantage, rejeter davantage, c’est-à-dire couler le radeau Terre. Un design écologiquement responsable se doit de rester indépendant de toute préoccupation du Produit national brut

(si brut soit-il). On ne dira jamais assez que, dans les problèmes de pollution, le designer est plus lourdement impliqué que la plupart des gens. À l’heure qu’il est, le boom démographique a été dépassé par le boom des détritus. ».

Ainsi, selon le designer austro-americain, le designer n’est pas innocent. Au contraire, il se fait parfois le porteur de messages destinés à nous faire consommer. C’est également ce qu’explique le manifeste « First Things First 2000 » :

   « Nous, soussignés, concepteurs graphiques, directeurs artistiques et plasticiens, avons grandi dans un monde où les techniques et les instruments de la publicité nous ont constamment été présentés comme le moyen le plus lucratif, le plus efficace et le plus séduisant d’exercer nos talents. […] Encouragés dans cette voie, les concepteurs appliquent alors leurs compétences et leur imagination à vendre des biscuits pour chiens, du café, des diamants, des détergents, du gel pour cheveux, des cigarettes, des cartes de crédits, des chaussures de tennis, des produits contre la cellulite, de la bière light et des camping-car résistants. »

     Nous ne pouvons pas le nier, il existe ainsi un graphisme qui incite à une consommation d’objets bien souvent superflus. La publicité envahit notre quotidien. On la rencontre partout : dans nos magazines et journaux, sur nos sites internet et nos applications, à la télévision, à la radio, sur nos emballages et dans l’espace public. Cet espace public, vecteur de vie sociale, où se joue la dynamique des valeurs, des symboles et des signes de la culture urbaine, se retrouve bien souvent dévié de son ambition collective. Il est aujourd’hui envahi par des images publicitaires, derrière lesquelles se cache une intention mercantile. Au moyen de gratifications psychologiques, symboliques, pragmatiques ou esthétiques, l’affiche, par exemple, crée un besoin chez le passant qui est considéré comme un potentiel consommateur. Cette publicité ne vise alors que rarement l’expérience collective au sein de cet espace, mais s’adresse plutôt à la sphère privée de chacun d’entre nous. Elle nous incite à consommer et donc à produire des déchets. La mode, quant à elle, rend tout objet que nous consommons prématurément obsolète. Un objet, encore en état de fonctionner, est rapidement remplacé par une version plus récente. Laissé pour compte, il devient un déchet.

     Muriel Pernin, directrice fondatrice de l’agence de communication Cités Plume décrit ainsi le rapport qu’entretient notre société avec le déchet :

   « L’abondance d’objets et de produits de court terme a conduit à leur dévalorisation affective et effective. Autrefois, un vêtement durait plusieurs années. Il était porté avec soin et entretenu. Il avait une valeur sentimentale et intrinsèque. Aujourd’hui, un vêtement est conçu pour durer quelques mois. Les consommateurs l’ont intégré (ils s’en séparent vite) et les industriels du textile aussi (les tissus n’ont pas de résistance si l’on veut qu’ils disparaissent également vite). Ensuite, la société entretient une relation de déni avec ses déchets. Elle a longtemps fait comme s’ils n’existaient pas […]. »

   C’est ici que se situe à mon sens le paradoxe de notre société : nous consommons toujours plus et créons ainsi une quantité phénoménale de détritus, de restes que nous abandonnons. Mais ces reliquats, que nous avons nous-mêmes produits, sont cachés, dissimulés, portés hors de notre vue. Notre société cache les rebuts qu’elle crée en grande quantité. Le déchet, considéré comme objet de répulsion, une immondice porteuse d’éventuelles maladies, est rejeté hors de notre habitat. En refoulant ces restes, il s’agit aussi d’éviter une mise à l’écart sociale qui ferait de nous-mêmes des déchets, des rebuts de la société. En effet, « l’apprentissage de la dissimulation est la première et la plus urgente tâche de l’éducation » nous dit Julia Peker. La philosophe et critique d’art explique alors dans son ouvrage Cet Obscur Objet du dégoût1 :

   « Assainie, l’urbanité occidentale offre des paysages qui ne donnent plus guère l’occasion de réelles expériences collectives d’aversion : les abattoirs sont excentrés, dissimulés, les cimetières sont devenus des lieux de promenade paisible, les égouts calfeutrent l’évacuation des immondices ».

   De plus, les personnes en charge d’éliminer nos déchets sont elles aussi mises à l’écart. Les éboueurs ramassent nos déchets tôt le matin si bien que nous ne les croisons que très rarement ; « dans les grands immeubles de bureau, le personnel de ménage qui gère les poubelles intervient tard le soir ou tôt le matin et ne côtoie plus jamais les collaborateurs du jour » (Muriel Pernin) ; les agents hospitaliers employés à la morgue sont repoussés à la marge. Ces travailleurs qui organisent le traitement et la disparition de nos déchets, voire de nos cadavres, sont bien souvent repoussés par ceux qui n’effectuent pas ces activités. L’ethnologue Agnès Jeanjean met en évidence cette problématique dans son ouvrage Travailler à la morgue ou dans les égouts, dans lequel elle recueille différents témoignages. Ainsi, non seulement nos déchets sont dissimulés, mais les personnes chargées de leur gestion le sont parfois aussi.

     Dès lors, les représentations graphiques du déchet se font relativement rares. Lorsqu’il s’agit de convaincre, de plaire et de persuader, il est en effet délicat de représenter ce qui provoque le dégoût par sa saleté ou sa laideur. Ainsi, nos outils de communication font souvent l’usage de divers procédés pour parler du répugnant sans le montrer ou en l’atténuant, afin de ne pas gêner le spectateur. Lorsque qu’il s’agit de parler de ce qui dégoûte, l’usage de l’humour ou encore les représentations imagées permettent alors d’atténuer le propos.

     Les résidus produits par le corps humain, par exemple, font l’objet d’une extrême répulsion. Sueur, excréments, urine, sang, etc. : tous les déchets de notre corps provoquent le dégoût. Nous ne supportons pas nos propres rejets corporels, encore moins ceux d’autrui. Dès lors, les publicistes qui promeuvent des objets appartenant à la sphère intime, comme les serviettes hygiéniques, le papier toilette ou encore les déodorants, ne montrent pas directement les choses.

     La campagne de communication réalisée en 2010 par Vania pour des protections intimes en est en exemple révélateur. La marque a réalisé une campagne d’affichage, dans lesquelles des femmes sont présentées dans des tenues complètement décalées et surtout inconfortables. Chaque photographie est accompagnée du slogan : « Le problème avec les super- protections c’est qu’elles ont tendance à super-étouffer». Ainsi, le produit en lui-même, servant à contenir des sécrétions corporelles n’est pas montré – tout comme les sécrétions en question qui, lorsqu’elles sont représentées dans la publicité, prennent une couleur bleue. En outre, le sujet est abordé sur un ton humoristique et décalé. La comparaison faite entre des tenues qui protègent le corps humain – tenue de plongée, tenue d’aviateur ou de cosmonaute – et les protections intimes peut en effet faire sourire.

   Il semble ainsi difficile d’aborder la thématique du déchet dans une société qui cherche à le dissimuler. Bien souvent, pour parler du déchet, le graphisme emprunte des chemins détournés, afin de ne pas déranger.

   Chez Cités Plume, j’ai réalisé un logo pour une station d’épuration. Ce lieu destiné à traiter nos eaux usées et valoriser nos déchets organiques peut avoir une image négative dans notre imaginaire collectif : sale, malodorant, impur. Le brief du projet était alors le suivant :

  • donner une identité visuelle à l’écostation de l’Ardon
  • s’inscrire dans l’ambiance graphique de la ville de Laon
  • rechercher des matérialisations autour de l’eau, de la nature, de la biodiversité, etc.
  • s’approcher des notions de transformation, d’économie circulaire

     Ainsi, il ne s’agissait pas de représenter l’objet même de la station d’épuration – les eaux usées – mais plutôt de le conceptualiser. Pour réaliser ce logotype, j’ai alors utilisé des formes graphiques simples et épurées visant à représenter non pas le déchet, mais les éléments naturels qui entrent en jeu dans le processus d’épuration : l’eau (à travers la goutte) et la biodiversité (à travers les trois feuilles). Ces formes s’imbriquent afin de mettre en évidence leur corrélation. Les couleurs, quant à elles, sont claires et apaisantes. Elles sont associées aux éléments : bleu pour l’eau, vert pour les feuilles. La police de caractères utilisée, ronde et sans empattements, fait écho à l’isotype fait de lignes. Les lettres sont en bas de casse, afin d’adoucir ce contexte industriel. Enfin, le logo suggère aussi la fleur de lys, présente dans l’identité graphique de la ville de Laon. Ce logo ne montre donc pas le déchet en tant que tel, mais évoque la station d’épuration par des moyens détournés. L’objectif est de donner une image positive de ce lieu, de rappeler ses bienfaits en mettant l’accent sur la biodiversité et la nature. Toutefois, ce n’est pas cette piste qui a été retenue par le client.

     J’ai aussi réalisé, avec ma collègue graphiste, des kakémonos visant à expliquer le projet de l’écostation. À partir des textes soumis par la chargée de création, nous avons proposé trois pistes avant d’aboutir à ce résultat. Ici encore, le déchet n’est pas mis au premier plan. Toutefois, les personnes travaillant à l’écostation sont ici représentées et mises en valeur. En effet, les photographies présentent les travailleurs en train d’effectuer leurs missions. Ainsi, les eaux usées apparaissent par moments, mais elles sont toujours mises en arrière-plan, l’attention étant portée sur les employés en action. L’objectif est alors de mettre en avant le côté humain de ce lieu, de donner un visage à ces personnes qui travaillent souvent dans l’ombre et donc de rassurer les habitants. Les couleurs utilisées sont ici encore le bleu et le vert. Ce sont des couleurs apaisantes qui rappellent implicitement le lien de ce projet avec la nature.

   Toutefois, il serait faux de dire que le déchet est absent de toute représentation graphique. Représenter le déchet, montrer ce qui ne doit pas être vu peut avoir pour objectif de bousculer les moeurs.

BOUSCULER LES MŒURS

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Le tri sélection, une solution ?

   Après avoir étudié la place du déchet dans notre société et la façon dont il est généralement évoqué (quand il est évoqué), j’aimerais à présent étudier l’impact que peut avoir une représentation directe du déchet.

   Dans l’art, de nombreux artistes utilisent le déchet pour dénoncer notre société de consommation. L’artiste franco-américain Arman, par exemple, intègre les déchets de la vie quotidienne dans ses oeuvres d’art. Sa méthodologie de travail reflète alors notre société de consommation. En effet, l’artiste collecte, accumule et entasse divers objets, tout comme nous le faisons nous-mêmes au quotidien sans forcément en prendre conscience. Cette approche quantitative d’accumulation excessive marque une critique de la surconsommation. L’oeuvre Petits déchets bourgeois, réalisée en

1959, regroupe divers déchets appartenant à une même classe sociale, celle de la bourgeoisie. Àtravers ces déchets rassemblés dans une boîte en plastique se dessine alors en filigrane le portrait de cette classe sociale. Cette pratique de l’accumulation propre à l’artiste met ainsi sous les yeux du spectateur ce qu’il ne veut pas voir. Arman cherche à déranger, afin de nous amener à réinterroger nos pratiques de consommation.

     Le sculpteur français César utilise lui aussi le déchet pour dénoncer notre société de consommation. L’artiste récupère des carcasses de voiture et, au moyen d’une presse hydraulique, les compresse jusqu’à ce qu’elles deviennent des parallélépipèdes. En s’appropriant ainsi nos détritus et en les compressant jusqu’à ce qu’ils deviennent méconnaissables, César défie cette société du déchet.

   Le courant artistique du Land Art utilise aussi parfois des déchets pour dénoncer. Dans le cadre de mon master, j’ai réalisé une réédition de l’ouvrage Land Art de Gilles A. Tiberghien. Comme je l’ai expliqué précédemment, je me suis intéressée dans ce travail aux oeuvres de Land Art citées par l’auteur du point de vue de leur couleur, de leur forme et de leur matière. D’après mon analyse, 3% des oeuvres citées dans l’ouvrage sont composées de déchets. Le déchet y est alors connoté péjorativement : il est considéré comme un objet que l’on rejette et qui souvent dégoute. Les oeuvres de Land Art citées, comme Flow City de Mierle Laderman Ukeles, Beach Pollution de Hans Haacke ou encore Ocean Landmark, de Betty Beaumont, présentent des détritus trouvés dans la nature, rassemblés en une oeuvre afin de dénoncer la pollution du lieu.

   Il est aussi intéressant de relever que, dans les oeuvres de Land Art, la forme du « tas » est récurrente. Dans les oeuvres de l’ouvrage, le tas est à la fois chaotique : c’est une accumulation de matière désordonnée ; et mis en forme : cette matière a justement été rassemblée en monticule. Il représente aussi une chose en devenir. C’est une masse informe qui sera ensuite transformée, métamorphosée. Dès lors, il est la plupart du temps éphémère. Mais surtout, le tas est une forme souvent utilisée pour dénoncer. À la manière des accumulations d’Arman, rassembler un tas de déchets permet, par exemple, de dénoncer la pollution. C’est une façon de rendre plus visible ce qui est sous nos yeux. Le déchet est alors représenté tel qu’il est pour sensibiliser.

   Cette pratique de la représentation du déchet comme acte de dénonciation se retrouve dans certaines campagnes de communication. L’objectif est de responsabiliser le consommateur, en lui faisant prendre conscience du véritable impact de son mode de vie. Le ton donné est alors bien souvent culpabilisateur.

     L’association de défense des animaux Endangered Wildlife Trust, par exemple, a utilisé la photo de Chris Jordan représentant un oiseau mort dont le corps est rempli de déchets plastiques, pour faire passer son message : « If you don’t pick up,they will ». La photographie de cet animal en décomposition est volontairement choquante et l’usage de la deuxième personne dans le slogan se veut accusateur.

     La campagne réalisée par Toronto et Livegreen accuse elle aussi directement le consommateur qui jette ses déchets dans la nature. Les restes d’emballages alimentaires abandonnés forment des mots provocants et accusateurs (« feignant », « égoïste », « idiot » ou encore « minable ») et un slogan sec et direct conclut : « Littering says a lot about you. » (« Ces détritus disent beaucoup de vous »). La campagne « What goes in the ocean goes in you » cherche, quant à elle, à effrayer et dégoûter le consommateur, en représentant des sushis faits de détritus.

     Lors de mon stage chez Cités Plume, je me suis intéressée à la façon dont le déchet est représenté dans les campagnes de communication. Comme je l’expliquerai par la suite, le ton moralisateur n’est pas celui qu’utilise l’agence pour parler du déchet. Mais celle-ci a toutefois étudié les campagnes de communication existantes qui évoquent cette thématique afin d’être au fait des tendances. Le benchmark réalisé autour des campagnes de la mairie de Paris sur la « propreté des rues » met en évidence cet usage d’un ton moralisateur voire menaçant. L’objectif principal de ces affiches est de rappeler que la propreté est l’affaire de tous et que parallèlement aux efforts fournis par la ville les habitants doivent aussi agir de manière responsable. Le déchet est alors mis en évidence. La campagne « Tout doit disparaître », par exemple, présente des détritus en gros plan, au centre de l’image. Cette représentation frontale du déchet, peu ordinaire, attire alors le regard, tout comme la phrase « Tout doit disparaître » qui, inscrite dans un polygone rouge, rappelle les publicités de magasins souhaitant se décharger de leur stock. Une fois encore, il s’agit d’ôter de notre vue ce déchet qui dérange, qui salit nos rues et pollue notre planète. La campagne « Paris est notre environnement » n’hésite pas, quant à elle, à montrer des excréments de chiens, des emballages alimentaires, des appareils électroménagers abandonnés dans des lieux paradisiaques, tout en notifiant qu’à Paris aussi cette pratique est inacceptable.

     À chaque fois le montant de l’amende encouru est précisé. Contrairement aux campagnes évoquées précédemment, il ne s’agit pas ici en premier lieu de protéger notre planète de l’impact de nos déchets, mais plutôt de militer en faveur d’une ville plus propre. Le déchet est donc ici présenté comme saleté, souillure, nuisance.

   Au-delà des campagnes de communication sur la propreté des villes, le projet « The Trash Isles » du graphiste Mario Kerkstra me semble particulièrement intéressant. Aujourd’hui, les déchets que nous rejetons dans l’océan sont tellement nombreux (huit millions de tonnes de plastique sont jetées dans les océans chaque année) qu’ils forment une île aussi grande que la France dans l’océan nord pacifique, entre le Japon et les États-Unis. L’ONG Plastic Oceans Foundation et le site LADbible ont alors réalisé une campagne médiatique pour demander la reconnaissance officielle de cette île de déchets comme un nouvel état. Cette demande quelque peu provocante vise à interpeller les dirigeants mondiaux et l’opinion publique. Le graphiste Mario Kerkstra a alors conçu un drapeau ainsi que divers documents officiels pour ce nouveau « pays ». Des billets représentent une baleine nageant dans un océan d’immondices ou encore une mouette dont le cou est entravé par un emballage plastique. Le passeport, quant à lui, présente une tortue et une loutre empêtrées dans des déchets. Les timbres-poste mettent en scène des poissons morts flottant au milieu des ordures. À chaque fois, l’attention est portée sur ces animaux qui subissent les conséquences de nos actes. Le déchet, ici dessiné, est donc montré afin de sensibiliser la population.

       Ce travail de benchmark – c’est-à-dire de recherches et d’analyse comparative – concernant les campagnes existantes est essentiel et fait partie de mon quotidien de designer graphique. Il me permet en effet de percevoir les différents discours et modes de représentation du déchet. Il s’agit aussi d’étudier le ton utilisé et l’angle abordé. Lors des trois stages que j’ai effectués durant ma formation -deux mois à l’agence OwnWeb, trois mois à l’agence Citron Bien, six mois à l’agence Cités Plume – cette pratique m’a permis de discerner les différentes tendances, de m’inspirer et d’éveiller de nouvelles idées. Toujours, elle m’a permis d’aller plus loin et de repousser les limites de ma créativité. Bien entendu, il ne s’agit pas de copier une campagne, mais plutôt d’étudier comment d’autres ont abordé un sujet afin de s’ouvrir de nouvelles perspectives. Cette pratique permet aussi dans certains cas de se démarquer de la concurrence en choisissant un angle d’approche complètement différent.

     Le benchmark que je viens de réaliser ici me permet de constater qu’il existe une tendance qui vise à montrer le déchet dans tout ce qu’il a de plus répugnant, de nocif et de repoussant.

     Toutefois, ces caractéristiques du déchet peuvent aussi être exprimées par des procédés graphiques. Le déchet n’est alors pas représenté directement, mais il est signifié de manière abstraite. Il crée alors un malaise, dérange et perturbe. Je me suis ainsi intéressée à la manière de représenter graphiquement ce qui dégoûte et dérange, sans être dans la figuration. Différents éléments graphiques permettent, à mon sens, de signifier l’immonde. L’accumulation, utilisée par exemple par Arman, peut créer un malaise. En effet, le fait de représenter une entité qui grouille, s’amasse, envahit l’espace et étouffe peut signifier dans notre inconscient le virus qui se propage, les insectes qui pullulent, le fléau qui anéantit. Les taches, quant à elles, peuvent évoquer la saleté, la souillure, la déjection. Elles sont la trace d’une matière non identifiée, ce qui crée souvent une attitude de rejet. À chaque fois, la couleur de l’élément joue un rôle important. Une tache rouge peut, par exemple, évoquer le sang. La couleur bleue ne provoquera pas le même effet que la couleur noire. Une couleur que l’on ne peut nommer, « impure », peut aussi parfois créer de la gêne. Est-ce du marron ? Du kaki ? Du gris ? Les déformations peuvent aussi créer un malaise. Tout comme le déchet, ce qui est déformé perd sa forme et donc son identité. Or ce qui n’est pas identifiable, ce qui est mouvant et constamment changeant dérange bien souvent. Ainsi, ces divers éléments graphiques peuvent créer chez le spectateur une « nausée optique », à la manière d’un déchet repoussant.

     Le projet Troubles, réalisé en première année de master, bien qu’il n’évoque pas directement le déchet, joue sur cette thématique du dégoût et de l’écoeurement. Au fur et à mesure que les troubles psychologiques du narrateur grandissent, des troubles apparaissent aussi, progressivement, dans la mise en page du journal. Dans les toutes premières pages, ces troubles ne sont pas présents. Mais de subtiles déformations adviennent ensuite sur le texte et les lignes – sans que le lecteur ne puisse s’en rendre compte immédiatement – jusqu’à devenir très présentes. Ces déformations englobent tout d’abord de façon discrète des paragraphes entiers, puis, au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, ciblent certains mots, mettant ainsi en valeur des mots clefs. Pour ce faire, nous nous sommes inspirées, mes camarades et moi, de la mise en page de Fanette Mellier, dans Le Bleu du ciel, où des mutations suivent le rythme du récit et s’accentuent progressivement. Dans cette édition, « le texte subit des distorsions étranges à la manière de tatouages, comme des “greffes“ de textes baveuses et organiques ».

       Dans Troubles, des illustrations apparaissent et grossissent aussi progressivement. Elles surviennent au bout de quelques pages, lorsque le narrateur commence à ressentir les premiers symptômes. Abstraites et incompréhensibles tout comme les troubles que ressent le narrateur, elles mangent progressivement les pages, ce qui leur donne un côté angoissant. Ainsi, ce projet m’a permis de débuter ma réflexion sur la manière de représenter l’immonde et l’écoeurant.

     Parallèlement à l’écriture de ce mémoire, j’ai aussi effectué diverses recherches graphiques visant à représenter le déchet de manière abstraite. Cet exercice difficile a pour objectif de faire éprouver au spectateur le même rejet que s’il était face à un déchet. J’ai alors mis en application les procédés graphiques évoqués plus haut : accumulation, taches, déformations, couleurs sombres.

   À la frontière de l’art et du graphisme, les pratiques décalées du collectif Brest Brest Brest m’ont inspirée. Le projet History and chips, par exemple, réalisé par Rémy Poncet, superpose des éléments alimentaires sur des photographies en noir et blanc. Le contraste ainsi établi crée une rupture de l’homogénéité et interpelle. La matière apposée sur ces photographies, lorsqu’elle n’est pas clairement identifiée, peut provoquer le dégoût. Ces restes de nourriture, ces déchets alimentaires qui sont utilisés comme éléments graphiques soulignent un élément de la photographie et en changent le sens. Ces collages décalés font sourire mais peuvent aussi déranger. Dans tous les cas, ils nous font considérer la photographie autrement.

     Le déchet, le reste, le débris sont donc parfois représentés dans l’art tout comme dans les campagnes de communication. Ainsi mis en évidence, ils sont utilisés pour choquer, sensibiliser, dénoncer ou déranger.

Mais selon Muriel Pernin :

« La stratégie employée – montrer une grande ville envahie par les déchets à force d’incivisme – s’appuie souvent sur un ton moralisateur contreproductif. Voyez comme vous êtes sales et ce qu’il va advenir. […] Le déchet peut être montré en dessin ou en photo, affirme Muriel Pernin. Il n’y a pas d’empêchement à cela. Mais la représentation doit servir le propos et le changement. En comparaison, on a cru longtemps que montrer l’accident amenait les automobilistes à plus de citoyenneté routière. Or non ! Pour les déchets, c’est pareil. Les montrer n’amène pas les gens à plus de civisme. »

     La directrice fondatrice de l’agence de communication Cités Plume déclare alors :

« Par nature, je préfère montrer le beau ! Voyez comment vous pouvez contribuer à pérenniser ce paysage merveilleux ».

     Dès lors, ne peut-on pas présenter le déchet autrement que par ses caractéristiques négatives ? N’est-il pas possible de sublimer le déchet de manière à briser le tabou qui l’entoure ? Comment transformer le plomb en or ?

TRANSFORMER LE PLOMB EN OR

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Mais comment ?

   Jean Gouhier, géographe français fondateur de la rudologie1, définit le déchet comme ce qui est « laissé pour compte ». Le déchet, c’est donc un objet dévalorisé dont on se débarrasse. C’est un « en trop » qui encombre, qui a perdu de sa valeur aux yeux de celui qui le possédait. Mais ne peut-on pas redonner de la valeur à cet objet déchu ? Plutôt que de s’en débarrasser à tout jamais, ne peut-on pas lui donner une seconde vie ?

   En effet, les restes que nous laissons derrière nous peuvent bien souvent être réutilisés et recyclés. Ils retrouvent alors une fonction et prennent parfois une nouvelle identité. Pour reprendre les mots du chimiste et philosophe Antoine Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Le déchet réutilisé perd alors son statut de détritus, pour devenir un nouvel objet.

   Cette pratique du recyclage peut être utilisée dans le domaine du design graphique. Certains graphistes utilisent en effet des objets récupérés dans leurs créations. Paul Elliman, par exemple, collectionne les débris industriels. Il crée dans les années 1990 une typographie faite de détritus : « Found Font », aussi appelée « Bits ». Ces morceaux de ferrailles abandonnés l’intéressent du point de vue de leur forme : ils permettent au designer anglais de créer un langage visuel. Mis bout à bout, ces

restes métalliques forment en effet des signes et ressemblent parfois à des lettres. L’objectif est alors de ne pas utiliser plus d’une fois la même forme de caractère, ce qui nécessite donc de récupérer une grande quantité de détritus. L’un des critères de sélection des débris est leur taille : chaque objet doit être assez petit pour passer de main en main comme une pièce de monnaie. Paul Elliman porte ici une réflexion sur le langage en tant qu’élément matériel. Il met en évidence le lien entre la construction de notre environnement et la construction de notre langage. Cette sémiologie s’interroge ainsi sur les

signes qui font langage. Ces détritus qui, isolés, sont informes, prennent une nouvelle signification une fois agencés par le designer. Ils se font écho et forment des signes. Cette typographie faited’objets récupérés est en noir et blanc. L’accent est donc véritablement mis sur la forme du détritus et non pas sur sa couleur. Ainsi, le déchet est ici utilisé pour créer un langage graphique. Sa forme est essentielle et il prend donc une connotation esthétique, contrairement aux exemples étudiés précédemment.

     L’artiste Claes Oldenburg s’intéresse lui aussi aux détritus du point de vue de leur forme. Il collectionne en effet les débris qui ressemblent à des pistolets lasers. Une fois de plus, c’est lorsqu’ils sont disposés les uns à côté des autres que ces objets prennent une forme figurative et non plus abstraite. Ainsi, le déchet peut prendre un aspect esthétique et être présenté sous un nouveau jour.

     Lors de mon stage de première année de master dans l’agence de communication Citron Bien, j’ai réalisé une affiche pour la pièce de théâtre « Désosse-moi (si tu l’oses) » de Gaëlle Gourvennec. J’ai alors moi aussi utilisé des résidus pour créer une typographie. Je suis tout d’abord partie de l’illustration réalisée en papier découpé par Hélène Ducrocq pour effectuer ma composition. J’ai utilisé des chutes de papier pour créer le titre de l’affiche, de manière à ce qu’il s’insère au mieux à côté de l’illustration. Ces résidus de papier, destinés à finir à la poubelle, ont ici été utilisés comme matériaux graphiques. J’ai tout d’abord dessiné les lettres sur ces bouts de papier, puis, à l’aide d’un cutter, je les ai découpées, avant de les scanner pour les retravailler sur mon ordinateur. La ligne des caractères est volontairement brute et imprécise, de manière à faire ressortir la matérialité de la typographie. Pour le reste du texte, j’ai utilisé les polices de caractères Blackout Midnight et Blackout 2 AM qui donnent un effet papier découpé. L’idée était de déstructurer l’affiche, de la « découper» afin de faire écho au titre de la pièce. J’ai aussi déstructuré la mise en page en jouant sur l’inclinaison du texte et en variant les tailles de polices.

     Ainsi, le détritus peut être utilisé comme matière à la création. Dès lors, il n’est plus nuisance mais possède un véritable intérêt graphique.

     Toutefois, cette transformation du déchet ne s’arrête pas là. Celui-ci peut aussi devenir sujet d’une création, tout en ayant un caractère esthétique. Il ne s’agit plus de représenter le déchet pour dénoncer et montrer ses méfaits, mais plutôt de le sublimer afin de le présenter sous un nouveau jour. Le designer Ari Weinkle, par exemple, spécialisé en typographie expérimentale, a créé la police de caractères « Feelers »S à partir d’appendices d’origine animale. Ces déchets organiques, qui en temps normal dégoûtent et repoussent, sont ici mis en scène de façon esthétique. Les tentacules de couleurs

vives présentent des dégradés et des reflets harmonieux ; et ressortent d’autant plus qu’elles sont placées sur un fond noir. Elles se meuvent et ondulent de manière à dessiner des lettres.

     Kathrin Heimel, quant à elle,met en scène une typographie faire de moisissures. Pour ce faire, la designer graphique a découpé des lettres dans du pain qu’elle a laissé moisir. Elle présente alors sa police de caractère à travers des photographies en gros plan qui permettent d’observer les différents champignons et organismes qui se sont développés. Le moisi, objet de dégoût, est ici présenté de manière esthétique. Les couleurs – écru, marron, vert pâle – sont presque apaisantes et la matière de ces lettres semble douce au toucher. Dans ce projet, le répugnant devient beau.

     Fernada Scariafia, récolte des détritus au cours de ses promenades pour les consigner dans un carnet de voyage. À la manière des déambulations de Guy Debord, l’artiste se déplace dans un lieu, une ville, un quartier et en prélève des fragments. Ce carnet, le « Trash book », est ainsi le reflet d’un territoire. Chaque page est unique, constituée de morceaux de journaux, de papiers abandonnés, d’autocollants, de bouts de cartons, de sacs plastiques et autres résidus auxquels on ne prête habituellement pas attention. Une fois de plus, le déchet n’est pas

ici objet de répugnance, mais plutôt signe indiciel d’un lieu. Ces restes récoltés dans la rue permettent de découvrir un quartier selon un autre point de vue.

     Chez Cités Plume, j’ai eu l’occasion de travailler sur divers projets traitant de la thématique du déchet. À chaque fois, c’est sous l’angle de la valorisation que nous avons abordé ce sujet. En effet, l’objectif n’est pas de menacer l’usager, en lui mettant sous les yeux une ordure repoussante, mais plutôt de lui montrer le déchet sous un nouveau jour. À ma question « Quel est le ton utilisé [dans les campagnes de communications traitant de la thématique du déchet] ? », Muriel Pernin répond :

« Il n’y a pas de religion ! C’est en quelque sorte le client qui décide même si nous le conseillons. Nous essayons, non pas d’être absolument institutionnels ou absolument décalés, mais de créer un environnement charmant, tant dans le message que dans la déclinaison graphique ».

   Je prendrai ici pour exemple le travail que j’ai effectué pour le SYCTOM, agence métropolitaine des déchets ménagers.

   Dans ce projet de vidéo en motion designV, je me suis occupée du graphisme de l’animatic ainsi que de l’animation à proprement parler. Cette vidéo explicative sur le tri des déchets alimentaires est à destination des enfants. Il s’agit d’expliquer aux plus jeunes comment nos peaux de banane, nos restes de crevettes ou encore nos épluchures d’orange peuvent être réutilisés pour créer du biogaz qui pourra être transformé en carburant, servir à produire de l’électricité ou encore être envoyé dans le réseau de gaz de ville. J’ai alors réutilisé les illustrations déjà réalisées par l’agence pour la campagne d’affichage du SYCTOM. Les déchets alimentaires sont ainsi représentés à travers des dessins très simples, aux traits presque enfantins. Ces illustrations possèdent différentes caractéristiques. Tout d’abord, elles ne présentent aucune perspective. Les déchets alimentaires sont dessinés de face, sans aucune profondeur. L’objectif est de représenter ces différents éléments de la manière la plus simple et directe possible. Ensuite, chaque illustration possède un contour noir. L’épaisseur du trait, irrégulière, donne un effet calligraphique au dessin. Ces contours sont arrondis et ne forment aucun angle abrupt. Enfin, ces illustrations ont pour la majeure partie d’entre elles des couleurs vives et attrayantes. Le déchet est donc présenté sous un nouveau jour à travers ces dessins simples et plaisants. Toutefois, d’autres composantes de la vidéo contribuent aussi à rendre ces déchets plus attirants. Les éléments s’animent sur des fonds aux couleurs de la charte graphique du projet : bleu, jaune, rose, vert et orange. Cet univers coloré dans lequel sont présentés ces déchets alimentaires contribue à les rendre esthétiques. En outre, la musique utilisée – funny song, composée, par Benjamin Tissot- est joyeuse et légère, ce qui rend l’univers de cette vidéo attrayant.

   Le projet BinApp réalisé en parallèle de ce mémoire cherche lui aussi à représenter le déchet de manière esthétique. En effet, ce projet a pour objectif de faciliter le geste de tri des usagers. Pour ce faire, j’ai réfléchi à une famille de pictogrammes à placer sur les emballages qui pourront être scannés avec l’application, afin de connaître le geste de tri à effectuer en fonction du lieu où se trouve l’utilisateur. En outre, cette application recensera les poubelles de tri les plus proches de l’utilisateur, afin qu’il puisse y accéder facilement. Enfin, une rubrique intitulée « ma conso » permet à l’usager d’évaluer sa consommation de déchets non recyclés et l’incite ainsi à la diminuer.

     Dès lors, pour rendre ce projet efficient, il m’a semblé essentiel de présenter le déchet non pas comme un détritus dont il faut se débarrasser le plus rapidement possible, mais plutôt comme un objet qui fait partie de notre quotidien. Les couleurs que j’ai choisies pour la charte graphique de ce projet sont issues d’une photographie d’un tas d’ordures. Je n’ai pas cherché à changer ces couleurs pour montrer le déchet sous un meilleur jour. Au contraire, j’ai souhaité souligner le fait que ces couleurs issues de détritus peuvent aussi être intéressantes et présenter des qualités esthétiques. Ces couleurs apparaissent ainsi sur les pictogrammes et dans l’application. Pour leur donner plus

de matérialité et de profondeur, je leur ai ajouté une texture. Elles possèdent dès lors un grain qui rend leur composition incertaine, à l’image du déchet.

   Les pictogrammes que j’ai créés sont simples et épurés. Une fois de plus, la simplicité est de mise pour rendre la démarche claire et compréhensible. Cette famille de pictogrammes représentant les différents types de déchets possède alors trois styles différents qui varient en fonction des supports sur lesquels ils sont utilisés : un style en « pleins », un style en contours et un style permettant la réduction de la consommation d’encre, comme expliqué précédemment. Enfin, j’ai aussi effectué dans le cadre de ce projet diverses recherches graphiques sur des taches de couleur, sur lesquelles insérer les différents pictogrammes. Ces taches aux formes abstraites, aux couleurs d’immondices et à la matière indéterminée sont une manière d’évoquer nos déchets de manière esthétisée. Il ne s’agit pas de transformer les caractéristiques du déchet, mais plutôt de montrer en quoi elles peuvent être graphiquement intéressantes. Le graphisme de ce projet tente de changer notre regard sur le déchet.

     Ainsi, évoquer le déchet n’est pas tâche facile. Dans une société où il est dissimulé, le simple fait de le représenter témoigne d’une volonté d’aller à l’encontre des normes établies. Qu’il soit connoté péjorativement pour choquer et sensibiliser, ou qu’il soit sublimé, montrer le détritus n’est jamais anodin.

     Mon expérience au sein de l’agence Cités Plume m’amène ainsi à représenter la plupart du temps le déchet sous un angle positif, de manière à montrer ses potentielles qualités.

     Après avoir étudié les différentes modalités de représentation graphique du déchet, il me semble à présent important de m’interroger sur mon rôle de designer graphique au regard de cette problématique. La question de notre production et gestion de déchets pose en effet un problème de société.

     Dès lors, comment ma pratique de designer graphique peut-elle réellement contribuer à changer nos comportements ? Comment puis-je investir ce terrain en friche afin de proposer des solutions pour un mode de vie plus responsable ?

3- Économie de la friche pour le design

   « Ce qu’il y a de plus important à étudier dans une société, ce sont ses tas d’ordures » aimait répéter à ses étudiants l’anthropologue Marcel Mauss1. En effet, nos déchets révèlent notre rapport au monde et sont le reflet d’un phénomène social. J’aimerais donc à présent étudier de près la question de notre gestion des déchets afin d’en comprendre les phénomènes sous-jacents et voir comment, à mon échelle, je peux tenter d’apporter quelques solutions. À travers différents projets réalisés en lien avec la thématique du déchet, je tenterai aussi d’expliquer ma méthodologie de recherche et de travail. Comment mon travail de designer graphique peut-il intervenir dans ce domaine ?

VOIR L’INVISIBLE

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   Afin d’investir ce terrain en friche, j’ai tout d’abord mené des enquêtes et observé le terrain. Selon Victor Papanek :

« Le design ne saurait en aucun cas être un job ; c’est une façon de regarder le monde et de le transformer »

     Dans ce travail sur le déchet, j’ai donc tenté d’observer mon environnement avec un regard nouveau, en portant une attention accrue sur certains éléments auxquels je ne m’intéressais pas forcément auparavant.

   Tout d’abord, j’ai étudié en détail le contenu de ma poubelle, comme expliqué précédemment. Au lieu d’observer mes déchets comme des détritus sans intérêt, j’ai changé de regard afin de les analyser comme des données. Chaque reste que je laisse dit quelque chose de moi. Il porte en lui des informations sur mon mode de vie, ma manière de consommer, mes goûts et mes besoins. Ces informations sont à ma portée, mais restent invisibles tant que je ne décide pas de les regarder. Mon travail de designer graphique consiste alors à voir l’invisible, à regarder avec attention ce qui était laissé de côté, à m’intéresser au ,monde qui m’entoure afin de tenter de mieux le comprendre. Giorgia Lupi et Stefanie Posavec, dans leur travail Dear Data, s’intéressent aux données qui font leur quotidien. Chaque semaine, elles conviennent ensemble d’une thématique, d’un terrain à défricher. Elles observent alors avec une attention particulière leurs activités et pensées afin de les consigner et de les mettre en forme. Au-delà d’une simple observation objective et factuelle des éléments qui les entourent, les deux artistes tentent d’analyser à travers ce projet des données personnelles et subjectives. Elles s’intéressent ainsi aux moments où elles se sont senties indécises, aux instants où elles ont ri, ou encore aux « au revoir » qu’elles ont prononcés, par exemple.

     Cette pratique de l’observation de soi me semble importante pour étudier un sujet donné. Quel est mon comportement face à cette problématique ? Quelles sont mes habitudes ? Avant d’observer les autres, il convient à mon sens de comprendre mon propre fonctionnement.

     J’ai ensuite pratiqué le terrain. Afin de penser un espace ou un domaine de recherche, j’ai d’abord tenté de me l’approprier. Par exemple, pour réaliser l’identité visuelle du jardin du Landry et créer une signalétique adaptée à cet espace, je me suis dans un premier temps imprégnée du lieu. Le lieu en question est un jardin d’une superficie de 1200m2, situé au sud-est de Rennes, ayant pour vocation de rassembler les permaculteurs rennais. Il est ouvert à tous : chacun peut venir le visiter ; mais pour pouvoir y jardiner il faut toutefois adhérer à l’association. Diverses formations sont mises en place dans cet espace afin de donner la motivation et les connaissances nécessaires aux citadins pour qu’ils développent leur propre projet de permaculture. Cette démarche va vers une plus grande autonomie alimentaire et donne une meilleure connaissance des écosystèmes vivriers. Surtout, elle contribue à un mode de vie plus respectueux de l’environnement et moins producteur de déchets. En effet,

il s’agit à travers ce jardin de relocaliser (produire près de chez soi) et de recontextualiser (développer des ressources et des savoirs-faire locaux), ce qui permet donc de produire moins de déchets. En outre, le principe de la permaculture favorise aussi une diminution des déchets de par son concept même. En effet, comme expliqué précédemment, dans ce jardin chaque déchet est considéré comme une ressource et est donc réutilisé à bon escient.

     Afin de mener à bien mon projet, je me suis rendue dans ce jardin à plusieurs reprises, à différents moments de la journée et de la semaine. À la manière d’Orozco qui fait du déplacement l’outil privilégié du discernement et d’Alÿs qui estime que le déplacement produit des points de vue sur l’espace et permet de construire le regard, j’ai arpenté cet espace, seule et avec mes camarades. J’y ai récolté différents types de données, selon trois axes : la situation du jardin, sa fréquentation et son utilisation. Il s’agissait ainsi d’étudier les personnes fréquentant ce lieu, leur façon de l’appréhender et de l’utiliser, pour créer dans un second temps une signalétique adaptée. Les personnes présentes autour du jardin ont aussi attiré mon attention : j’ai étudié leurs allées et venues, afin de pouvoir ensuite les inciter à venir découvrir ce lieu.

     Concernant mon projet BinApp, j’ai prêté une attention particulière lors de mes déplacements en ville aux poubelles que je croisais sur mon chemin. Etaient-elles visibles ? Facilement accessibles ? Pleines ou vides ? Les indications de tri étaient-elles claires ?

     J’ai aussi effectué cette enquête de terrain en interrogeant les usagers. En effet, je conçois ma pratique de designer graphique en relation avec les individus : il s’agit selon moi de s’adresser aux usagers, de comprendre leurs besoins et de tenter d’y répondre par une démarche juste et responsable. Ainsi, j’ai interrogé plusieurs personnes présentes dans le jardin du Landry afin de connaître leur avis sur ce lieu où chaque déchet est transformé en ressource. J’ai aussi réalisé, avec mes camarades, un questionnaire à destination des usagers. Ces enquêtes nous ont alors permis d’arriver au bilan suivant : ce jardin est intéressant, agréable et amusant aux yeux des usagers, mais il est aussi « fouilli », « désorganisé » et mal indiqué. Mon projet de signalétique devenait donc justifié et nécessaire.

       Pour le projet BinApp, j’ai réalisé un questionnaire permettant d’étudier la gestion qu’ont les Français de leurs déchets. L’objectif est alors de mieux connaître les pratiques et habitudes des habitants, ainsi que leurs connaissances et leur avis sur le sujet. J’ai divisé ce questionnaire en trois parties. La première concerne les déchets produits par l’utilisateur. Sont-ils nombreux ? L’usager y est-il sensible ? La seconde partie s’intéresse au tri des déchets. L’usager recycle-t-il ses détritus ? Trouve-t-il cela compliqué ? Est-il correctement renseigné ? Enfin, le questionnaire se termine par des questions sur la personne : quel est son profil ? Où vit-il ?

     Afin de mieux comprendre et cerner le sujet que je me proposais d’étudier, j’ai aussi souhaité interroger un professionnel travaillant dans ce domaine. J’ai ainsi posé plusieurs questions à Rémi Aubert, responsable d’exploitation du service déchets de la Communauté des Communes du Diois (Drôme). Cet entretien m’a tout d’abord permis de mieux comprendre les enjeux de ce métier et la façon dont sont traités nos déchets. En outre, avoir le regard d’un professionnel sur notre gestion des déchets était pour moi indispensable pour comprendre les problématiques qui en découlent. Ainsi, cet entretien a mis en lumière un certain nombre de points, et notamment le fait que la plupart des habitants « se plaignent des consignes de tri qu’ils ne trouvent pas suffisamment claires et différentes suivant les régions ». J’ai aussi interrogé Muriel Pernin, directrice fondatrice de Cités Plume, qui met en évidence ce même problème :

« À titre personnel, je suis exaspérée par la complexité du tri et par la divergence des règles. Les couleurs des poubelles changent d’un territoire à l’autre, comme les modalités. Cette complexité, qui n’est pas pour autant responsable de tout, nuit à une bonne appropriation.».

     En parallèle de ces études je me suis interrogée sur l’existant. À chaque fois, j’ai observé les systèmes déjà mis en place afin d’en relever les qualités et les défauts. Concernant le projet du jardin du Landry, j’ai étudié les panneaux déjà installés. Afin de réaliser de nouveaux panneaux mieux adaptés, il me fallait en effet comprendre le système existant. J’ai alors recensé plusieurs défauts à cette signalétique. Tout d’abord, l’entrée et la sortie du jardin n’étaient pas clairement identifiables, ce qui n’incitait pas les passants à franchir ses portes. En outre les panneaux mis en place ne permettaient pas de comprendre qu’il s’agissait d’un jardin ouvert, répondant aux principes de la permaculture. Les différents espaces du jardin, dépendants les uns des autres, n’étaient pas clairement définis et l’usager ne savait donc pas comment se déplacer dans le jardin.

   Enfin, d’un point de vue plus matériel, la signalétique actuelle faite de papier plastifié résistait mal aux intempéries et faisait l’objet de vols et de dégradations.

     Concernant le projet BinApp mon attention s’est principalement portée sur les pictogrammes de tri actuellement en place. J’ai étudié chacun des emballages alimentaires présents dans mon appartement afin de comprendre comment ces pictogrammes y étaient insérés. Je me suis aussi renseignée sur l’ensemble des pictogrammes ayant trait au tri et au recyclage. Voici l’état des lieux que j’ai alors réalisé.

     Tout d’abord, il existe un grand nombre de pictogrammes qui se rapportent à cette thématique. Des pictogrammes ont été réalisés pour expliquer le geste de tri à suivre, d’autres pour informer que l’objet en question est issu du recyclage, d’autres encore pour expliquer que l’industriel verse une contribution à l’une des sociétés agréée par l’état pour piloter le tri et le recyclage en France. Ces nombreux pictogrammes ont des styles très différents qui, à mon sens, permettent difficilement

à l’utilisateur de s’y retrouver. En outre, ils sont parfois mis sur le même plan alors qu’ils ne traitent pas du même type d’information.

     Concernant les modalités de tri, il existe aujourd’hui le pictogramme Triman qui signifie que l’objet peut être recyclé. Le geste de tri à effectuer peut alors être précisé par l’apposition d’un message complémentaire voire d’une illustration dans un cadre prévu à cet effet. Toutefois, le contenu de ce message est libre, tout comme la couleur de la signalétique et la police de caractère utilisée. Il n’y a donc pas forcément de cohérence entre les différents emballages.

     À chaque fois, cette phase d’enquête et d’observation du terrain me met face à une grande quantité de données. Ces données sont à la fois objectives et subjectives. Elles sont le fruit de mes propres observations ou proviennent des discours et réponses de personnes que j’ai interrogées. Elles sont issues d’une pratique du terrain mais aussi de recherches concernant ce qui a déjà été réalisé dans ce domaine. Elles émanent de mes différentes lectures et des émissions que j’ai vues ou écoutées. Elles sont constituées de chiffres, de mots, de schémas, de citations, de photographies, d’objets récoltés. Il s’agit alors pour moi de comprendre ces données multiples et diverses afin de circonscrire un problème. Je rejoins sur ce point le discours de

Victor Papanek :

   « La principale fonction du designer est de résoudre des problèmes. Cela implique qu’il soit sensibilisé à l’existence même des problèmes. Souvent un designer “découvrira“ un problème que personne n’a soupçonné auparavant, il en délimitera les contours, puis tentera de le résoudre ; c’est là la définition possible du processus de création ».

     Concernant la gestion de nos déchets, il existe un problème dont tout le monde est désormais au fait : nous produisons beaucoup trop de déchets qui polluent notre planète. Rémi Aubert le confirme. À ma question sur une éventuelle diminution des déchets produits par les habitants, le responsable d’exploitation du service déchets répond en effet :

« Malheureusement non, notamment sur les déchets DIB [déchet industriel banal] encombrants qui ne cessent d’augmenter » Victor Papanek,

       Afin de réduire notre impact, nous devons alors réduire notre production de déchets et, quand cela n’est pas possible, les recycler pour leur donner une seconde vie. Dans le cadre du projet BinApp je me suis intéressée à cette gestion que nous faisons de nos déchets. Comment faire en sorte de réduire nos déchets ? Comment inciter la population à trier davantage ? À partir des données récoltées, j’ai pu discerner différents problèmes : les consignes de tri ne sont pas claires aux yeux de tous, les dispositifs de tri sont parfois mal organisés et surtout une grande partie des usagers n’est pas assez informée.

Dès lors, quelles solutions puis-je apporter ?

       Ainsi, afin de tenter de changer les comportements et habitudes de chacun, je dois tout d’abord observer ces comportements et habitudes. C’est en observant, en enquêtant, en relevant des données que je peux comprendre les enjeux d’un projet et tenter par la suite d’y apporter une solution.

FAÇONNER L’INFORME

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   Annick Lantenois, dans son ouvrage Le Vertige du funambule, décrit le designer graphique comme suit :

« Il est un éclaireur et ce terme doit être compris selon deux acceptions : il est celui qui éclaire, qui met l’information à la lumière, la rend accessible et, il est également celui qui devance, qui porte le flambeau parce qu’il est celui qui sait, qui détient les clefs plastiques, sensibles, intelligibles, de la lecture du monde et de sa traduction. »

   Ma seconde mission est ainsi de donner du sens à ces éléments bruts et hétérogènes, récoltés au cours de mes enquêtes. Il s’agit de donner une forme à cette masse informe de données afin d’en tirer de l’information. Façonner l’informe me permet ainsi de mieux comprendre les phénomènes sous-jacents d’un problème et de pouvoir les expliquer par la suite.

   Ce travail commence par la création de visualisations de données. Cette mise en forme graphique permet de déceler certains phénomènes non visibles dans la masse informe et obscure des données brutes, et de les mettre en lumière pour pouvoir les expliquer.

   Au cours de mes deux années de master à Rennes 2, je me suis interrogée sur les différentes manières de mettre en forme ces données, sur les différentes conceptions graphiques envisageables. Jacques Bertin, père de la « sémiologie graphique », explique que la technique de visualisation consiste à traduire les données par des propriétés visuelles en fonction des variables graphiques repérées par l’oeil humain. Pour chaque projet, j’ai donc tenté de trouver les paramètres visuels les plus efficaces, les méthodes de visualisation les plus appropriées aux données dont il était question.

       Pour le projet du jardin du Landry, j’ai réalisé différents types de visualisations de données, en m’inspirant des graphismes de Giorgia Lupi et Stefanie Posavec1. Pour construire mes visualisations,

j’ai utilisé les trois primitives graphiques que sont le point, la ligne et la zone, que j’ai assemblées de différentes manières. Avec ces éléments, j’ai tenté de former des visuels évoquant des végétaux. Ces visualisations de données prennent ainsi la forme de feuilles, de tiges ou encore d’arbres. Il s’agissait d’établir un lien entre la mise en forme de ces données et la thématique qu’elles abordent : le jardin permacole. Certaines de ces données sont objectives. Par exemple, j’ai observé les activités des personnes autour du jardin : cyclisme, marche, course à pieds. Ces données sont des faits réels que j’ai observés et relevés. Toutefois, d’autres visualisations sont plus subjectives. J’ai par exemple tenté de discerner les émotions que semblaient ressentir les usagers du jardin, en me contentant uniquement de les observer. Mettre en forme ces données m’a alors permis de dégager plusieurs informations intéressantes et de mieux comprendre les usagers du jardin. J’ai ensuite animé certaines de ces données, afin de les rendre plus percutantes encore. En effet, j’ai réalisé une courte vidéo en motion design dans laquelle ces visuels prennent vie. Ainsi, le spectateur découvre les informations en plusieurs temps, ce qui lui permet de mieux comprendre leur logique.

     Concernant le projet BinApp, j’ai mis en forme les données récoltées grâce à mon questionnaire. Ce dernier a été rempli par 144 personnes issues de milieux différents et habitant aux quatre coins de la France. L’objectif était de prélever un échantillon le plus représentatif possible de la population française. J’ai choisi de mettre en forme ces données en reprenant les couleurs du projet BinApp, qui sont celles de déchets. J’ai aussi créé divers motifs abstraits évoquant le déchet.

       Cette mise en forme des données permet ainsi de discerner de nouvelles informations. Tout d’abord, la grande majorité des répondants est sensible à la question du tri des déchets, ce qui représente un point très positif. Toutefois, nombreuses sont les personnes qui ne trient pas ou trient mal à cause d’une mauvaise compréhension des consignes de tri. Ces visualisations de données mettent en lumière le fait que les pictogrammes de tri ne sont pas assez clairs et sont mal interprétés par beaucoup. C’est aussi ce que nous confirme Rémi Aubert. En outre, ils sont nationaux alors que les consignes de tri varient en fonction du territoire. À Rennes, par exemple, tous les emballages plastiques se trient, alors qu’à Lyon, les emballages en plastique pour les pâtes, par exemple, ne peuvent être recyclés. Or sur ces emballages, c’est le pictogramme « à jeter » qui apparaît, et ce pour toute la France. Les poubelles de tri, quant à elles, ne sont pas toujours accessibles ni correctement entretenues. Ainsi, cette mise en forme des données issues de mes différentes enquêtes me permet d’en tirer de l’information. C’est un outil qui me sert à mieux comprendre le sujet et circonscrire au mieux le problème.

   Mais traiter visuellement ces données est aussi un moyen de délivrer des informations aux usagers. Comme l’explique

Annick Lantenois :

« Le design graphique est l’un des outils dont les sociétés occidentales se dotent, dès la fin du XIXème siècle pour traiter, visuellement, les informations, les savoirs et les fictions : il est l’un des instruments de l’organisation des conditions du lisible et du visible, des flux des êtres, des biens matériels et immatériels ».

Muriel Pernin explique aussi que selon elle

   « […] le plus important [dans une campagne de communication], c’est l’information et l’explication. Il ne sert à rien de se faire plaisir avec des slogans artificiels. Mais il faut amener chacun à devenir autonome dans ses achats moins générateurs de déchets ou dans son tri ».

     Concernant la problématique du déchet, ma première mission en tant que designer graphique me semble donc être celle d’informer les usagers de la situation. En effet, comment les convaincre de réduire et de trier leurs détritus, s’ils ne sont pas renseignés sur la situation actuelle et sur l’impact de leur production de déchets ?

     Les visualisations de données sont alors un premier moyen de mettre en lumière certains phénomènes qui restaient jusqu’alors invisibles.

Il s’agit de rendre visible ce qui ne l’était pas.

     Mon travail sur l’identité graphique de l’association « Jardins (ou)Verts » s’insère aussi dans cette démarche informative.

   En effet, pour que les habitants de Rennes soient informés des solutions respectueuses de l’environnement et moins productrices de déchets que l’association propose, celle-ci se doit d’avoir une identité graphique qui la rende visible. Il s’agit de donner une image à l’association afin de faire parler d’elle et donc d’informer les habitants. L’association possédait un logo peu moderne et rassemblant, à mon sens, trop d’éléments graphiques disparates.

     Selon le typographe suisse Adrian Frutiger,

   « le secret d’une belle forme réside dans sa simplicité. Le meilleur logo est celui qu’un enfant peut dessiner dans le sable avec son doigt ».

     J’ai donc cherché à proposer des logos plus simples et selon moi plus efficients. Voici les deux propositions de logos que j’ai faites à l’association. Dans les deux versions, un élément graphique faisant référence au jardin – la brouette et le navet – est associé au nom de l’association, plus lisible qu’auparavant.

     Créer des supports de communication est un autre moyen d’informer les usagers sur la problématique du déchet. Chez Cités Plume, j’ai créé un leaflet pour l’écostation de l’Ardon. Il s’agissait de communiquer sur cette station d’épuration afin d’expliquer aux habitants ses missions et objectifs : outre le traitement des eaux usées, la station valorise les déchets organiques grâce à un méthanisateur et produit ainsi du biogaz. Je me suis alors chargée du graphisme et de la mise en page du document qui faisait écho à celle des kakémonos.

     Ainsi, je pense qu’informer les individus sur la thématique du déchet est un premier pas vers une gestion plus saine et responsable de nos résidus.

   Selon Walter Gropius, architecte, designer et urbaniste allemand, l’une des tâches du Bauhaus fut « d’éduquer l’individu dans l’intérêt de la communauté toute entière »1. Il me semble que cette tâche peut aussi être rapportée à ma pratique du design graphique : tenter d’apporter des explications et proposer de nouvelles façons de faire. En effet, après avoir informé les usagers, je pense qu’il est ensuite important d’expliquer comment améliorer la situation. Une fois la personne sensibilisée à la cause des déchets, il s’agit alors de lui proposer des solutions.

     Par exemple, la designer graphique Pooja Dhingra a conçu un abédécaire, « Cut the Crap », qui explique quelles sont les mesures que nous pouvons prendre au quotidien pour réduire nos déchets et de façon plus générale réduire notre empreinte sur l’environnement. Chaque lettre de l’alphabet représente une action simple accompagnée d’un conseil : n’utilise plus d’emballages jetables, oublie la mode, aime le local, interroge tes déchets ou encore mange des repas faits maison. Chaque lettre propose ainsi une solution pour réduire ses déchets et explique donc comment agir de manière plus responsable. La designer indienne explique que son inspiration lui est venue des personnes qui n’ont d’autre choix que de vivre dans la rue au milieu des déchets. L’empathie pour ceux qui vivent dans de telles conditions, et la colère envers ceux qui produisent tous ces déchets sans se poser de questions l’ont en effet amenée à créer ce projet. Cet abécédaire est disponible gratuitement en ligne et l’artiste demande à ce qu’il ne soit pas imprimé afin de ne pas produire davantage de déchets, ce que je n’ai donc pas fait. Pooja Dhingra nous incite à adopter ne serait-ce que deux nouvelles habitudes dans nos modes de vie, ce qui contribuerait déjà à réduire de beaucoup notre production de déchets.

   Comme expliqué précédemment, j’ai travaillé lors de mon stage chez Cités Plume sur une animation en motion design pour le SYCTOM. Cette animation à destination des enfants a une visée pédagogique. En effet, il ne s’agit plus d’informer sur le nombre de déchets produits et sur les conséquences que cela engendre, mais plutôt d’expliquer comment adopter une attitude responsable en triant ses déchets. Selon Muriel Pernin, nous autres communicants devons « expliquer ce qui se passe le plus simplement et le plus sincèrement possible. » C’est ce que nous avons tenté de faire à travers ce projet. Cette vidéo se focalise sur les déchets alimentaires, c’est-à-dire sur nos restes de repas. Comme l’indique mon questionnaire, beaucoup de personnes recyclent leurs détritus mais peu de personnes trient leurs biodéchets (94,4% trient leurs déchets, mais seulement 37,5% compostent leurs déchets alimentaires). Dans la grande majorité des cas, ceux-ci sont jetés à la poubelle et sont donc définitivement perdus. Les réponses des usagers montrent que parmi les personnes qui compostent leurs déchets alimentaires, 87,3% utilisent un composteur individuel et compostent donc chez eux, tandis que 12,7% seulement utilisent un composteur collectif. Ainsi, les usagers semblent mal informés sur les possibilités qui s’offrent à eux lorsqu’ils n’ont pas de jardin. Cette vidéo explique alors comment s’y prendre pour composter ses restes alimentaires, que ce soit à la maison, à la cantine, au restaurant ou dans les commerces pour les aliments périmés. Les visuels et animations, très simples, montrent ensuite le trajet des déchets alimentaires : triés dans un bac marron, les déchets

sont collectés et amenés vers une usine de méthanisation ou un centre de compostage. Dans l’usine de méthanisation, les déchets se décomposent. Le biogaz alors récupéré pourra être transformé en carburant, servir à produire de l’électricité ou être envoyé dans le réseau de gaz de ville. Dans le centre de compostage, les déchets se transforment en compost qui sera réutilisé pour enrichir les sols. La vidéo se termine sur la série de rébus utilisés pour la campagne d’affichage du Syctom. Ces rébus à visée explicative résument le processus : mon bus roule à la banane, ma carotte pousse aux peaux d’orange, ma lampe marche à la crevette, mon radiateur chauffe avec des restes de poissons.

   Ainsi, mon travail de designer graphique consiste aussi à mettre en forme les données récoltées lors de mes enquêtes de terrain. Cette mise en forme se fait par des visualisations de données qui me permettent de mettre en lumière certains éléments. Il s’agit ensuite, au travers de divers outils, d’informer les usagers de la situation dans un premier temps, et de leur expliquer comment agir dans un second temps.

UN TERREAU FERTILE

    Toutes ces données récoltées et mises en forme de manière à expliquer et informer constituent alors un terreau fertile : l’usager, à présent correctement renseigné, est plus enclin à changer de comportement. Il sait en effet pourquoi il faut réduire et trier ses déchets et quels sont les gestes à suivre. Désormais, ma mission est celle de faciliter ce geste de tri. Victor Papanak explique dans Design pour un monde réel :

   « On pourrait croire que je suis persuadé que le design peut résoudre tous les problèmes du monde. En fait, je dis simplement que dans beaucoup de problèmes on pourrait utiliser les talents des designers, qui cesseraient alors d’être des outils aux mains de l’industrie pour devenir les avocats des utilisateurs ».

Il s’agit alors d’accompagner les utilisateurs, de refaire le parcours de manière à rendre celui-ci plus aisé. J’ai donc tenté de trouver des solutions, de faire des propositions pour accompagner l’usager dans sa démarche responsable. Façonner nos parcours, guider nos gestes et nos comportements pour une manière de vivre plus économe sont les objectifs que je me suis donnés.

Victor Papanak explique que :

   « […] le design, en tant qu’activité de résolution de problèmes, ne peut jamais, par définition, fournir l’unique réponse juste ; il livrera toujours une infinité de réponses, certaines étant “plus justes“ et d’autres “plus fausses“. La “justesse“ de toute solution de design dépendra de la signification investie dans l’arrangement »

     J’ai donc tenté d’apporter, à mon échelle, des réponses aux problèmes rencontrés. Ces réponses ne se suffisent pas à elles-mêmes et ne doivent pas être gravées dans le marbre. Ce ne sont que des propositions que j’ai formulées à un moment donné pour tenter de résoudre un problème donné. Mais le monde étant en constante évolution, ce qui peut constituer une réponse à un moment précis ne le sera peut-être plus dans les années qui suivent. Ma mission de designer graphique consiste alors à m’adapter en permanence aux besoins des usagers.

     Selon moi, le design graphique ne doit pas se contenter de mettre en forme des informations, il doit aussi entrer dans le quotidien des usagers afin de le rendre plus facile. Le design graphique doit à mon sens faire partie de nos vies. Il peut par exemple faciliter nos déplacements.

       Le travail déjà évoqué sur la signalétique du jardin du Landry représente une réponse possible, à un moment donné, dans un lieu donné. Les données que j’ai récoltées et mises en forme ont mis en évidence la nécessité d’une signalétique adaptée au jardin. Les panneaux qui présentent les différents secteurs du jardin sont essentiels : ils expliquent le fonctionnement de chaque espace, selon les principes de la permaculture, mais contribuent aussi à délimiter les différents secteurs. Il est donc

important de proposer une signalétique adéquate. Le prototype de panneau en bois que j’ai alors réalisé a la forme d’une feuille d’arbre : l’objectif est de rentrer dans la thématique du jardin du Landry qui met la nature au centre de ses préoccupations. Son design est simple et épuré. Il s’agit d’aller à l’essentiel, de présenter les choses simplement, sans se perdre dans les fioritures. Chaque panneau est composé des mêmes éléments : le nom du secteur ; un texte explicatif qui présente ce secteur, son fonctionnement et son utilité ; une illustration qui facilite sa compréhension ; le logotype

de l’association. Une application permet alors de scanner le panneau. Un personnage en trois dimensions apparaît en réalité augmentée et apporte des informations supplémentaires sur le secteur en question. La réalité augmentée ajoute un côté ludique et original au panneau. C’est aussi un moyen de rendre le visiteur plus actif : il ne se contente pas de lire un panneau, mais il doit agir – en le scannant – s’il veut avoir plus d’informations. Ce principe de réalité augmentée apporte un intérêt à chacun des panneaux. Il incite les visiteurs à découvrir tous les espaces du jardin.

   Ici, le travail de conception graphique facilite le parcours des usagers dans le jardin.

   À travers les différents projets réalisés dans le cadre de mon master, je me suis aussi interrogée sur la manière d’amener l’usager à percevoir son territoire autrement.

     Par exemple, lors de ma deuxième année de master, j’ai conçu un prototype d’application qui propose à l’usager de se déplacer dans la couleur d’un paysage qu’il aura préalablement photographié. Ce projet, intitulé « Promenade chromatique », s’inspire du travail de Paul Klee sur la couleur. La couleur a une place fondamentale dans la pratique artistique de l’artiste pour qui elle est à la fois lumière et mouvement. Ce travail reprend la leçon 43 des Esquisses Pédagogiques de Paul Klee : « Le mouvement perpétuel – couleur ». Lorsque l’utilisateur ouvre l’application, il doit commencer par prendre une photographie. L’application détecte alors toutes les couleurs de l’image et en affiche une en plein écran. L’utilisateur doit ensuite avancer, se déplacer, pour voir apparaître les autres couleurs. Les couleurs prélevées apparaissent en fonction de leur présence dans l’image : les couleurs les plus présentes apparaissent en premier à l’écran, les couleurs les moins présentes en dernier. Plus une couleur est présente dans la photographie, plus l’utilisateur doit avancer longtemps pour passer à la couleur suivante, tandis qu’une couleur peu présente apparaît et disparaît presque aussitôt de l’écran. Ainsi, le rythme des pas influe sur le rythme de la composition. Plus l’utilisateur avancera vite, plus les couleurs défileront rapidement. Au fur et à mesure qu’il avance, l’utilisateur rencontre aussi des noms de couleurs qui apparaissent aléatoirement à l’écran. Cette application propose ainsi à l’utilisateur d’observer son environnement avec un regard nouveau. Il découvre le paysage qui l’entoure à travers ses couleurs et remarque ainsi des coloris qu’il n’avait pas forcément repérés.

     Ce travail, bien qu’a priori éloigné de la problématique des déchets, m’a aidée dans la réflexion des divers projets réalisés autour de cette thématique. Comme je l’ai expliqué plus haut, je me suis interrogée sur la manière de représenter le déchet sous un nouveau jour. Il s’agissait aussi de montrer le monde qui nous entoure autrement : révéler un envers du décor, fait de rebuts et de détritus. J’ai voulu amener l’usager à prêter un nouveau regard sur son territoire pour qu’il prenne conscience d’une réalité parfois invisible et agisse en conséquence.

     À travers le projet BinApp j’ai aussi essayé de guider les usagers dans leur geste de tri. J’ai tenté de les accompagner dans leur gestion des déchets, de faciliter leurs déplacements et de les amener à considérer leur territoire de manière plus responsable.

     Les visualisations de données que j’ai réalisées à partir de mes enquêtes ont mis en évidence un certain nombre de problèmes auxquels j’ai essayé de répondre à travers ce projet. Comme expliqué précédemment, les pictogrammes de tri présents sur les emballages et indiquant le geste de tri à effectuer ne sont pas toujours clairs et sont donc souvent mal interprétés par le consommateur. De plus, ils sont nationaux alors que les consignes de tri varient en fonction des villes. Ensuite, dans

certaines villes les poubelles de tri semblent être difficilement localisables. Les usagers rencontrent parfois des difficultés à trouver des poubelles proches de chez eux. Enfin, de manière générale les usagers produisent beaucoup de déchets et ont un mode de vie qui favorise la production de détritus.

     Le projet BinApp tente de répondre à ces trois problèmes à travers un ensemble de signes graphiques et une application. Comme expliqué précédemment, j’ai créé pour ce projet une famille de pictogrammes destinés à être apposés sur nos emballages. J’ai divisé les différents déchets en sept familles : le papier, les emballages en métal, les emballages en plastique, les briques alimentaires, le verre, le carton et les biodéchets. Chaque famille est représentée par un pictogramme. J’ai alors conçu des étiquettes à apposer sur les emballages en question. Ces étiquettes fonctionnent par deux : l’étiquette « à recycler » et l’étiquette « à jeter ». L’étiquette « à recycler » informe sur les différents matériaux de l’emballage qu’il est possible de recycler avec à chaque fois le pictogramme du déchet associé à son nom. L’étiquette « à jeter » se contente de nommer l’élément qu’il n’est pas possible de recycler. Ces étiquettes expliquent donc clairement quels sont les matériaux que l’on doit trier. Mais elles ne précisent pas en détail les consignes de tri qui varient en fonction des villes. C’est ici qu’entre en jeu l’application. Après avoir précisé sa localisation (par la géolocalisation ou en tapant le nom de sa ville), l’utilisateur peut scanner le pictogramme présent sur l’emballage. Il aura alors accès aux consignes de tri concernant l’emballage en question en fonction du lieu où il se trouve. Dans la rubrique « Mes emballages », l’utilisateur peut aussi avoir accès à ces informations sans scanner le pictogramme mais en tapant le nom de son déchet dans la barre de recherche. À chaque fois, un bouton « en savoir plus » permet à l’utilisateur d’avoir des détails supplémentaires : il peut savoir comment son emballage sera recyclé et réutilisé.

     L’application propose aussi une rubrique « mes poubelles ». Cette fonction permet à l’utilisateur de trouver les poubelles de tri les plus proches. En cliquant sur le bouton « Trouver une poubelle », l’application lui propose en effet une carte sur laquelle sont recensées les poubelles de tri des environs. Il peut alors enregistrer les poubelles qu’il utilise fréquemment. Si l’une d’entre elles manque à la carte, il pourra l’ajouter en cliquant sur « ajouter une poubelle ». En outre, les réponses au questionnaire mettent aussi en évidence le fait que certaines poubelles de tri ne sont pas fonctionnelles : souvent, les containers débordent et il est alors impossible d’y déposer ses déchets. Pour tenter de résoudre ce problème, ou du moins le mettre en évidence, l’application propose un onglet « signaler un problème », dans lequel l’utilisateur pourra faire part du souci qu’il a rencontré.

     Enfin, l’application propose aussi une rubrique « Ma conso » qui permet d’étudier sa production de déchets non recyclés. À chaque fois qu’il jette une poubelle, l’utilisateur peut l’indiquer sur l’application (en précisant le volume du sac poubelle). Il a alors accès à des données lui permettant de voir son évolution et de se comparer à la moyenne des utilisateurs. Au-delà du tri des déchets, cette rubrique cherche à sensibiliser l’utilisateur sur la réduction de ses restes. Trier ses déchets afin de les recycler est une habitude essentielle à prendre. Toutefois, avant de se poser la question de comment trier ses déchets, il est important de réfléchir à notre mode de vie pour laisser moins de restes derrière nous. Comme le dit Remi Aubert, responsable d’exploitation du service déchets de la communauté des communes du Diois, « le meilleur déchet à trier est celui que l’on ne produit pas ».

     Ainsi, j’ai tenté à travers ces projets d’accompagner l’usager dans son quotidien. Que ce soit en créant une signalétique adaptée qui guide nos parcours, une application qui modifie nos habitudes ou en concevant des campagnes qui nous amènent à percevoir les choses autrement, j’ai tenté d’apporter

des solutions, à mon échelle, à ce problème de société qu’est notre surproduction de déchets.

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Triomphe du déchet ?

Conclusion

« Ne pas sacrifier l’essentiel à l’urgence, mais obéir à l’urgence de l’essentiel. » (Edgar Morin, Mon chemin. Entretiens avec Djénane Kareh Tager, Points, 2011)

   Cette citation d’Edgar Morin, philosophe mais d’abord sociologue, est l’une des quatorze maximes de vie qu’il livre dans son ouvrage Mon chemin. Entretiens avec Djénane Kareh Tager. Reste alors à savoir ce que l’on considère comme essentiel.

   Pour moi, la question des déchets que nous produisons est essentielle, c’est pourquoi j’ai choisi de la traiter à travers ce mémoire. J’ai commencé par interroger mes propres restes, afin de mettre en évidence ma méthodologie de travail et de réfléchir ensuite à la façon dont je peux exercer mon activité de designer graphique de manière plus responsable. J’ai ensuite étudié les modalités de représentation du rebut, pour tenter de comprendre certains paradoxes de notre société, et voir comment m’en accommoder. Enfin, j’ai tenté d’investir à mon tour ce terrain en friche pour proposer des solutions, à mon échelle.

   Je me suis intéressée à travers ce travail à un envers du décor constitué d’une masse informe de restes et de détritus. J’ai tenté de rendre visible ce qui ne l’était pas, de traduire certaines données, de circonscrire des problèmes et de proposer des solutions. Mais ce travail de réflexion sur notre gestion des déchets ne s’arrête pas là. « Le chemin est long et difficile », pour reprendre les mots de la directrice de Cités Plume.

     Ce mémoire m’a permis de poser un pied sur ce terrain en friche et de commencer à en déblayer une partie. Mais la question de notre production de détritus est un sujet vaste et complexe qui requiert une réflexion et un questionnement quotidiens. Il n’existe pas de réponse toute faite, ni de solution définitive. Les travaux que j’ai réalisés ne sont que des tentatives de réponses aux problèmes soulevés, qui, si elles peuvent s’avérer utiles à un moment donné et dans un contexte précis, ne seront pas efficaces dans d’autres cas.

     Plus que sur la question du déchet, c’est aussi sur ma conception même du design graphique que je me suis interrogée. J’ai essayé de mettre en évidence à travers ce mémoire la méthodologie de travail et la vision du design graphique que j’ai acquises durant ma formation. Mes deux années de master à Rennes 2 m’ont permis de me forger un regard et une attitude vis-à-vis du métier de designer graphique, que j’ai souhaité retranscrire ici. Ainsi, je n’ai pas cherché à aborder tous les projets réalisés durant ma formation et durant mes expériences professionnelles, mais plutôt à mettre en lumière ma conception de ce métier que je m’apprête à exercer.

     À présent que j’entre dans la vie active en intégrant l’équipe de Cités Plume, il s’agit pour moi de poursuivre cette réflexion sur notre gestion des déchets, et à travers elle de continuer à toujours interroger le formidable potentiel du design graphique.

Annexes

ENTRETIEN

« La prise en compte généreuse de notre environnement nous oblige à réveiller notre approche de la communication »

Expression de Muriel Pernin, directrice fondatrice de l’agence de communication Cités Plume, réalisée en août 2018

LE DÉCHET

Pour vous, qu’est-ce que le déchet ?

 Muriel Pernin : À l’origine utilisé pour qualifier une perte ou une chute pendant une fabrication (un débris), le mot déchet1 a aussi servi à qualifier une personne tombée en déchéance. Aujourd’hui, un déchet est un objet de moindre valeur, il est ce qui reste, certes d’une fabrication, mais aussi de tout usage ordinaire de la vie quotidienne.

 Cette thématique vous semble-t-elle importante ? Pourquoi ?

 MP : Cette thématique est cruciale dans l’évolution de notre société. Après les trente glorieuses, la société de progrès et l’hyperconsommation qui en a découlé, toutes créatrices de déchets à la croissance exponentielle, nous sommes entrés dans une nouvelle époque avec des changements obligés et radicaux de comportements. D’une part, nous devons économiser les ressources naturelles — autrement dit le bien commun à toutes les espèces vivant sur la planète Terre. D’autre part, nous devons réduire les rejets humains quels qu’ils soient. Nous sommes en train d’apprendre à construire un nouveau mode de vie plus précautionneux de notre environnement naturel et vivant qui toutefois ne s’impose pas d’emblée à la clairvoyance de tous et qui, par conséquent, nécessite de convaincre.

 Pensez-vous que cette problématique de gestion des déchets est aujourd’hui assez abordée ?

 MP : Toute idée nouvelle est lente à s’imposer. Les comportements remis en cause ne remontent pas à la préhistoire, ils n’ont pas plus de quatre générations, mais ils sont installés profondément. Le temps nécessaire est à prendre en considération. Si, dans l’absolu, la société appréhende de mieux en mieux la nécessité du changement, certains individus ont du mal à passer à un nouveau mode de vie qui modifie les réflexes. En France, il y a toujours des gens qui jettent leurs déchets, petits ou gros, sur l’espace public, en considérant qu’ils n’en sont pas responsables ou qu’ils paient des impôts pour qu’on les ramasse. Au Japon, à l’inverse, il n’y a pas ou peu de poubelles dans la rue, les gens ramènent chez eux les déchets qu’ils produisent. Alors oui, il me semble qu’en France, la notion, non pas forcément de gestion des déchets, mais plutôt de responsabilité, n’est pas assez abordée. Comment se comporter en citoyen responsable de son environnement ? C’est un sujet de fond qui devrait accompagner toutes les politiques publiques inhérentes à l’enlèvement et au traitement des déchets. Chaque fois qu’on achète en vrac (donc sans emballage supposé devenir rapidement un déchet) ou qu’on participe au tri (qui dirige le déchet dans une filière de recyclage comme une matière première), nous élevons notre niveau de responsabilité, en même temps que nous préservons notre environnement.

 Depuis quand êtes-vous sensible à cette cause ?

 MP : Je me suis toujours sentie proche de la nature — et du monde paysan — et j’ai toujours eu conscience que je pouvais influencer en bien mon environnement. Au cours de mes voyages, j’ai observé les conséquences de grandes catastrophes écologiques avec des décharges immenses à ciel ouvert et des ruines industrielles qui n’étaient ni plus ni moins que d’énormes déchets dans un paysage. Dans le même temps, j’ai vu notre société progresser. Quand j’étais enfant, dans bien des villages, il existait une décharge en périphérie dans laquelle les gens jetaient leur sac d’ordures et leur vieil électroménager. C’est interdit aujourd’hui ! Heureusement ! Mais tout en progressant, notre société a opté pour un mode de vie, producteur d’objets de toutes sortes, qui deviennent d’autant plus vite des déchets que leur obsolescence rapide est déterminée au moment de leur conception et de leur stratégie marketing. Qui plus est, les normes sanitaires, comme les modes de transport des biens de consommation, ont entraîné une systématisation, donc une augmentation, des emballages.

Que pensez-vous de la relation qu’entretient notre société avec le déchet ?

 MP : Tout d’abord, l’abondance d’objets et de produits de court terme a conduit à leur dévalorisation affective et effective. Autrefois, un vêtement durait plusieurs années. Il était porté avec soin et entretenu. Il avait une valeur sentimentale et une valeur intrinsèque. Aujourd’hui, un vêtement est conçu pour durer quelques mois. Les consommateurs l’ont intégré (ils s’en séparent vite) et les industriels du textile aussi (les tissus n’ont pas de résistance si l’on veut qu’ils disparaissent également vite). Ensuite, la société entretient une relation de déni avec ses déchets. Elle a longtemps fait comme s’ils n’existaient pas. Voyez ces gens qui mettent leur sac poubelle sur leur palier avant de le descendre au bac. Ils sont les producteurs de ces ordures. Mais ils n’en supportent ni la vue ni l’odeur, ce qui est assez puéril. Pour ne pas voir son déchet, il ne suffit pas de l’extraire de sa vue, il faut ne plus le produire. C’est pareil avec les déchets du numérique qui partent sur d’autres continents aux gouvernements et aux citoyens peu regardants. En France, la gestion des déchets numériques est plutôt bien appréhendée. Mais certains pays, aux règles moins rigoureuses, transfèrent leurs ordinateurs périmés loin de leurs yeux, créant ailleurs des montagnes de cadavres d’ordinateurs. D’où la nécessité de passer d’un comportement d’enfant gâté ignorant à celui d’une société adulte responsable. La sensibilisation est indispensable si l’on veut une prise de conscience radicale.

 Le déchet est-il plutôt un poids pour la société ou une mine d’or ?

 MP : Avant la deuxième guerre mondiale, les déchets n’existaient pas ou peu. Tout avait une utilité. Sans tomber dans une vision nostalgique du passé forcément réductrice, le manque d’objets et de produits contribuait à en prendre soin, à les faire durer longtemps, à les recycler. Un vêtement d’enfant servait à toute une fratrie. Avec du pain sec, on faisait du pain perdu. Personnellement, je considère qu’un déchet est un poids et j’aime en produire le moins possible. Pour autant, comment faire collectivement pour en limiter le flux et ramener tout le monde à la raison ? En recyclant les matières ou en créant de valorisation énergétique, la transition écologique fait, il est vrai, du déchet une mine d’or. C’est encourageant. Mais des dérives sont possibles. Prenons le cas du textile. Les marques internationales de prêt à porter produisent des collections tous les deux mois soutenues par un marketing puissant qui crée le désir. Aussi vite en rayon, aussi vite obsolètes. Le recyclage du textile est maîtrisé. Mais si ce recyclage doit créer un appel d’air amenant à produire encore plus de vêtements de médiocre qualité, conçus par des enfants réduits en esclavage, dans des usines prêtes à s’effondrer, sous prétexte qu’on sait transformer cette matière en produits d’isolation par exemple, la mine d’or nourrira le cynisme des occidentaux, la mine sera pour les uns plus fragiles, l’or pour d’autres plus chanceux.

NOS MÉTIERS ET LA THÉMATIQUE DU DÉCHET

Pourquoi avoir choisi de créer une agence de communication dont une partie des clients sont spécialisés dans le développement durable et la gestion des déchets ?

 MP : Je suis d’une génération née dans un temps intermédiaire. Nous avons vu les dérives que je viens de rappeler et nous avons eu conscience des dégâts pour la nature. Certains, dont je suis, ont considéré que quelque chose de nouveau était non seulement possible mais indispensable. Au début de mon parcours professionnel, j’ai été journaliste. C’est un métier passionnant. Mais s’il me permettait d’informer ou de dénoncer, il ne me rendait pas suffisamment actrice du changement. La communication, qui est ce qui manque souvent pour comprendre ce qui se passe, m’est apparue comme un moyen pour faire changer les mentalités. L’agence a d’abord travaillé pour des collectivités territoriales qui mettaient en place des politiques de développement durable. Il fallait sensibiliser les élus, les agents de la fonction publique, les citoyens. Puis nous avons accompagné l’économie circulaire. Nous avons également réalisé des campagnes de prévention pour prendre soin

de l’environnement. Aujourd’hui, nous travaillons aussi pour des industriels qui traitent nos déchets, les transforment ou les recyclent. Je trouve injuste le procès en sorcellerie qui leur est fait souvent facilement. La France se désespère chaque fois qu’une usine ferme et paradoxalement elle accable les industriels de tous les maux. Il y a certainement une relation plus juste à inventer.

En tant que professionnels de la communication, quel rôle avons-nous à jouer concernant cette problématique ?

 MP : Nous devons expliquer ce qui se passe le plus simplement et le plus sincèrement possible. Nous devons aussi permettre à des gens aux intérêts a priori divergents de se parler et de s’écouter. Voilà qui manque le plus ! Trop souvent, et c’est criant avec des jeunes qui sortent d’un cursus de communication, à qui l’on a appris à réaliser des outils de « com » dans les règles de l’art et qui arrivent sur le marché du travail forts de leurs connaissances, une plaquette et un site Web portent des ambitions qui les dépassent. Non seulement ces supports constituent eux-mêmes des déchets potentiels, ce qu’on feint d’ignorer, mais ils ne règlent pas le problème de fond. Combien de fois ai-je entendu des clients me dire « vous allez nous faire une belle plaquette » et qui, trois mois plus tard, se disent déçus par la faible adhésion des citoyens ! Il faut donc plus que cela. Tout en conservant les outils car ils sont nécessaires — à réaliser à bon escient —, la parole et l’échange2 sont des canaux oubliés que nous devons réinvestir. Notre rôle est ici ! Créer du lien ! Une campagne de communication installe le décor. Mais, ce qui fait changer le comportement, c’est un proche qui vous explique pourquoi il achète en vrac et comment il s’y prend.

Quel est l’impact écologique de nos métiers et comment l’alléger ?

 MP : Tout d’abord, toute entreprise a un impact écologique. Le lieu consomme de l’énergie. Ses salariés utilisent un mode de transport pour venir travailler. Dans l’exercice de leur métier, ils produisent des déchets, liés à leur travail ou liés à leur vie au travail. Donc cet impact n’est pas nul. Il est contenu si l’entreprise se montre volontaire pour en réduire les sources. Le remboursement complet de l’abonnement de transport en commun est une mesure incitative. La sensibilisation de l’équipe à ces enjeux est indispensable. Car le collaborateur d’une agence de communication peut participer à la construction d’une campagne sur la réduction des déchets et jeter ses emballages de repas au bureau sans réfléchir à ce qu’ils deviennent ensuite. La prise de conscience n’est pas automatique. Parler du sujet crée vite des agacements au motif que l’on est au travail et donc qu’il ne faudrait s’intéresser qu’aux choses du travail. Dans les grands immeubles de bureau, le personnel de ménage qui gère les poubelles intervient tard le soir ou tôt le matin et ne côtoie plus jamais les collaborateurs du jour. Un employé ignore ce qu’il jette dans sa poubelle comme il ignore celui ou celle qui la vide. Pour le coup, le vide humain est total. À Cités Plume, nous vivons dans une maison, ce qui nous amène à copier nos comportements quotidiens sur ceux que nous avons à notre domicile

et donc à nous montrer plus soigneux avec notre espace de travail. La femme de ménage est là, non pas pour nettoyer tout ce que nous avons caché sous le tapis, mais pour nous aider à atteindre cette qualité de vie. À l’intérieur, nous tenons plutôt correctement nos ambitions qui nécessitent toutefois d’être réexpliquées régulièrement. Pour autant, cette maison est intégrée à un groupe de quatre maisons mitoyennes. Les bacs poubelles sont communs. Aucun collaborateur de l’agence n’a jamais pensé à sortir ou rentrer un bac collectif. Pourtant les salariés de l’agence sont éduqués et respectueux. Mais il y a un fossé entre la prise de conscience et l’engagement réel. Des tabous demeurent d’autant plus qu’ils peuvent s’avérer confortables.

   Ensuite, concernant la production de supports, il y a toujours un peu de surenchère, l’envie d’en faire beaucoup, dans un monde où tout est profusion. À chaque campagne, nous essayons de nous poser les bonnes questions. Utile ici, un magnet sera superflu là. Mais, par dogmatisme, supprimer le magnet ou le vouloir à tout prix s’avère indigent.

   Enfin, il y a les impacts qu’on mesure comme le papier produit quantifiable et ceux qu’on ne voit pas liés par exemple à notre production numérique inflationniste. Un ordinateur portable occupe moins de place a priori et consomme moins de ressource bois qu’une bibliothèque. Mais quel est l’impact écologique d’un data center ? J’ai la question, non pas la réponse. Et ce sont ces questions que nous devons nous poser si nous ne voulons pas seulement céder aux modes.

Quelles sont les solutions proposées par Cités Plume ?

 Comment l’agence gère-t-elle ses déchets ?

 MP : J’ai toujours eu en horreur les groupes qui ne s’appliquent pas à eux-mêmes les conseils qu’ils donnent aux autres. C’est encore une fois du cynisme et c’est ce qui fait que les communicants ont si mauvaise réputation. Ils sont des donneurs de leçon sans conviction ni suite dans les idées. La première solution proposée est celle de la prise de conscience individuelle pour qu’elle devienne collective. Tout nouveau salarié est informé au cours d’un échange. Puis il est accompagné au quotidien. Mais il faut du temps pour que le comportement soit en adéquation avec les ambitions de l’entreprise. Il y a des situations qui continuent de m’interroger. Un salarié qui déjeune en apportant son repas dans un bocal remporte son bocal chez lui le soir. Mais si, le lendemain, le même salarié achète son déjeuner dans un emballage, il laisse l’emballage dans la poubelle de l’entreprise sans se soucier de son mode d’évacuation. Cela amène à discuter en permanence de la responsabilité de la société, de la responsabilité de l’entreprise, de la responsabilité de la personne. Cela dit, l’entreprise Cités Plume gère ses déchets de manière organisée. Une poubelle grise la plus petite possible, plusieurs poubelles de tri par filière de recyclage, des passages trimestriels à la déchèterie que j’assume moi-même le plus souvent. Au contenu des poubelles, je vois si nous progressons. Il y a des hauts et des bas. Je me réjouis des hauts. Quant aux bas, ils m’aident à mieux conseiller nos clients, car j’appréhende précisément ce qui se passe dans la réalité, je leur parle de la vraie vie !

 Selon vous, quel lien y a-t-il entre notre poubelle personnelle (celle de notre lieu de vie), lapoubelle collective de l’agence et notre poubelle individuelle à l’agence ?

 MP : Toujours un lien de responsabilité ! Car symboliquement, c’est toujours la même poubelle. Peu importe l’endroit où l’on se trouve, c’est notre état d’esprit qui compte. Si vous avez pris l’habitude de réduire vos déchets potentiels, vous le ferez partout : au travail, en vacances, à l’étranger, dans les transports, dans la rue. Depuis que je suis allée en Corée et au Japon, je glisse mon déchet dans mon sac et je le jette chez moi au bon endroit.

LES CAMPAGNES DE COMMUNICATION

De manière générale, sous quel angle abordez-vous la thématique du déchet dans les diverses campagnes réalisées : informer, expliquer, dénoncer, sensibiliser ?

 MP : Pour moi, le plus important, c’est l’information et l’explication. Il ne sert à rien de se faire plaisir avec des slogans artificiels. Mais il faut amener chacun à devenir autonome dans ses achats moins générateurs de déchets ou dans son tri. La dimension d’éducation populaire est importante qui m’amène à agir sur trois fronts.

Tout d’abord, la simplification. À titre personnel, je suis exaspérée par la complexité du tri et par la divergence des règles. Les couleurs des poubelles changent d’un territoire à l’autre, comme les modalités. Cette complexité, qui n’est pas pour autant responsable de tout, nuit à une bonne appropriation. Les campagnes que nous menons visent à simplifier — montrer que c’est facile. Dans les mois qui viennent, nous allons renforcer notre rôle de conseil auprès de nos clients pour les inciter à cette simplification.

Ensuite, l’enchantement ! L’univers de la poubelle en manque cruellement. Toutefois, un peu de poésie, s’ajoutant au pragmatisme de la simplification, est possible. Il est quand même plus beau d’observer un paysage de ville ou de campagne sans déchet !

Enfin, le lien ! Dans nos futures stratégies de communication, nous allons aussi proposer davantage d’ateliers, d’événements, de rencontres permettant d’échanger… donc de créer de la « viralité» par le lien réel et personnel.

Quel est le ton utilisé ?

 MP : Il n’y a pas de religion ! C’est en quelque sorte le client qui décide même si nous le conseillons. Nous essayons, non pas d’être absolument institutionnels ou absolument décalés, mais de créer un environnement charmant, tant dans le message que dans la déclinaison graphique. Informer, expliquer, faire envie ! Encore une fois, quand un proche me dit « je fais comme cela, et toi ? », je me sens pousser des ailes pour changer mon comportement.

Le déchet est-il représenté ? Si oui, comment ? Si non, pourquoi ?

 MP : Oui, le déchet peut être montré en dessin ou en photo. Il n’y a pas d’empêchement à cela. Mais la représentation doit servir le propos et le changement. En comparaison, on a cru longtemps que montrer l’accident amenait les automobilistes à plus de citoyenneté routière. Or non ! Pour les déchets, c’est pareil. Les montrer n’amène pas les gens à plus de civisme. À une époque, à la campagne, il y avait souvent une vieille baignoire dans un pré pour récupérer l’eau de pluie. Elle était au milieu de débris de toutes sortes, près d’une vieille voiture démontée. Aujourd’hui, la baignoire est toujours là, mais souvent les gravats et l’épave ont disparu. Le paysage, sans être aseptisé, s’est embelli. Voilà ce que j’aime montrer !

Est-il difficile ou du moins délicat de parler du déchet et de le montrer ?

 MP : Certaines agences le font ou l’ont fait de manière radicale. Mais la stratégie employée — montrer une grande ville envahie par les déchets à force d’incivisme — s’appuie souvent sur un ton moralisateur contreproductif. Voyez comme vous êtes sales et ce qu’il va advenir. Par nature, je préfère montrer le beau ! Voyez comment vous pouvez contribuer à pérenniser ce paysage merveilleux.

 Un mot pour conclure ?

 MP : Le chemin est long et difficile. Il ne faut pas se décourager même si parfois l’envie d’abandonner n’est pas loin. « Le droit dont chaque individu jouissait naturellement sur tout ce qui l’entoure est devenu collectif. Il n’a plus été déterminé par la force et par la convoitise de chacun, mais par la puissance et la volonté conjuguée de tous »4. C’est ainsi qu’au XVIIe siècle, le philosophe Baruch Spinoza5 qualifiait le pacte social. C’est ainsi que nous pourrions qualifier le pacte écologique. La communication est là pour créer et amplifier puissance et volonté. Encore faut-il pour le communicant avoir conscience de sa modestie – il n’est pas le penseur de l’humanité – et de son adhésion au groupe social. Il doit absolument faire partie du groupe, comprendre les limites du pacte, vouloir amplifier les changements positifs. S’il est à côté et non pas avec, alors il devient dogmatique, moralisateur ou suffisant. Les objets de changement que sont les campagnes de communication seront, par conséquent, des pis aller ou des emplâtres sur une jambe de bois. Ce grand défi, qu’est la prise en compte généreuse de notre environnement, nous oblige à réveiller notre approche de la communication, pour faire de nous « les communicants », non pas seulement des techniciens, mais des femmes et des hommes utilisant leur métier, c’est-à-dire les savoir-faire de la communication, pour changer le monde en mieux.

Quelques explications complémentaires

 1 Le mot déchet vient du verbe déchoir (en latin, decadere) dont il est la conjugaison à la troisième personne du singulier au présent de l’indicatif. Decadere signifie « tomber (cadere) beaucoup (de) ». Si l’emploi du terme déchoir est aujourd’hui limité, déchet qui implique une baisse de la valeur est au contraire en vogue.

2 Dans sa pièce de théâtre Soeurs, Wajdi Mouawad met en scène une médiatrice de conflits internationaux qui soulève notamment l’importance de la parole dans la compréhension mutuelle.

Lemeac et Actes Sud, 2015

3 Dans sa pièce de théâtre La madone des poubelles, Jacques Lassalle évoque le déterminisme d’un monde poubelle. Actes Sud, 2006.

4 &5 Dans Le miracle Spinoza, Frédéric Lenoir décrit, à travers l’oeuvre du philosophe Baruch Spinoza, le lien nécessaire entre la vision que l’on a de soi (et de son rôle) et les grands défis de société. Fayard 2017

 ENTRETIEN

« Le meilleur déchet à trier c’est celui que l’on ne produit pas »

Expression de Rémi Aubert, responsable d’exploitation du service déchets à la Communauté des Communes du Diois, Drôme, réalisée en août 2018

Pourriez-vous expliquer en quoi consiste exactement votre métier ?

 Rémi Aubert :

DESCRIPTION DU POSTE :

Positionnement hiérarchique : sous l’autorité du responsable du pôle environnement et patrimoine.

Missions : Responsable du service déchets ménagers avec l’appui d’un chauffeur référent matériel roulant.

Mission principale : Organisation du fonctionnement quotidien de la régie de collecte et de transfert des déchets ménagers sur le territoire des 52 communes :

  • Gestion du personnel (10 agents)
  • Gestion du matériel, des tournées, des 5 déchèteries
  • Tenue des tableaux de bords de suivi des collectes et transferts par flux
  • Relations aux partenaires et prestataires de services liés

à l’exploitation.

  • Suivi de l’emploi des crédits, des appels de recettes et participation à l’élaboration du budget prévisionnel
  • Participation à l’élaboration des cahiers des charges techniques des marchés pour les matériels, bâtiments et équipements du service
  • Application et respect des règles d’hygiène et de sécurité (possibilité assistant de prévention)

Missions annexes :

  • Remplacement des personnels du service (chauffeurs ou gardiens) et appui terrain lors des périodes de pointe
  • Aide à la décision de la collectivité sur les questions

techniques.

  • Contribution à la préparation des commissions déchets
  • Suivi des réclamations, contribution aux réponses faites aux usagers et aux élus.

L’ensemble de ces missions devra intégrer les notions de développement durable et d’éco-responsabilité.

PROFIL DE POSTE :

Capacités techniques :

  • connaissance technique et règlementaire dans les domaines des déchets, permis VL
  • permis PL souhaité (sinon à passer avec CACES grue)
  • maîtrise des outils bureautique (traitement de texte et tableur)
  • notions de bricolage

Qualités spécifiques du poste :

  • esprit d’initiative et d’organisation,
  • capacité d’encadrement et sens des contacts humains,
  • disponibilité,
  • rigueur administrative et financière
  • sens des responsabilités et du service public

Quels sont les déchets que vous prenez en charge et que deviennent-ils ?

 RA : Toutes les colonnes de tri situées sur les 51 communes : COLONNES EMBALLAGES (bouteilles et flacons en plastique, briques alimentaires boîtes de conserves métalliques) : Destination Centre de tri au SYTRAD à Portes-lès-Valence pour éliminer les erreurs des usagers (tri manuel sur des tapis roulants). Recyclage des bouteilles en vêtements polaire, des briques alimentaires en papier hygiénique, des boîtes de ferraille en poêle pour la cuisine ou pour en cycles…

COLONNES PAPIERS (papier publicitaires, journaux, petits

cartons) : recyclage du papier en papier à 80%, du carton en

boites de chaussures et autres contenants.

À savoir le papier peut se recycler 5 fois et une tonne de papier recyclé permet la sauvegarde de 20 arbres.

COLONNES VERRE (bouteilles, pots et bocaux) : Recyclage.

1 Kg de verre trié refait 1 kg de verre recyclé.

Le verre se recycle à l’infini.

ORDURES MENAGERES : Transportées au CVO (centre de valorisation organique ) à Fiancey.

EN DÉCHÈTERIE : métaux, éco mobilier, DEEE (équipement électrique et électronique), gros cartons, huiles, cartouches imprimantes, batteries et piles, lampes usagées, encombrants, fenêtre bois et alu, pneumatiques, polystyrène, gravats, DDS (déchets dangereux spécifiques).

Selon vous, qu’est-ce qu’une bonne gestion des déchets ?

 RA : Sensibiliser les usagers que les déchets sont exponentiels et qu’il faut absolument trier pour optimiser le recyclage et ainsi faire diminuer les coûts de traitements. Le meilleur déchet à trier c’est celui que l’on ne produit pas. Légiférer pour que les industriels, qui veulent mettre sur le marché des produits, trouvent des solutions pour que les emballages et les produits soient 100 % recyclables.

 Au cours des dernières années, avez-vous remarqué une diminution des déchets produits par les habitants ?

 RA : Malheureusement non notamment sur les déchets DIB encombrants qui ne cessent d’augmenter mais ce n’est pas la faute des habitants puisqu’ils sont contraints à acheter des produits sur emballés (commandes en lignes).

 Avez-vous noté une évolution dans la pratique de tri des habitants ?

 RA : Cela s’améliore très doucement mais la plupart se plaignent des consignes de tri qu’ils ne trouvent pas suffisamment claires et différentes suivant les régions.

 Comment pourrait-on selon vous inciter les usagers à trier davantage ?

 RA : Il existe des solutions mais qui sont controversées : Taxes incitatives (calculée au poids/habitants), sensibilisation par des ambassadeurs du tri.

Remerciements

Aux équipes de Cités Plume, de Citron Bien et d’OwnWeb pour m’avoir accueillie en stage et fait participer à de nombreux projets formateurs et enrichissants. Une attention particulière aux membres de Cités Plume qui ont mis un point d’honneur à me former durant ces six mois de stage, ainsi qu’à Muriel Pernin pour son aide et son investissement dans ce projet de mémoire. Merci pour la confiance qui m’a été accordée en me permettant de poursuivre l’aventure chez Cités Plume.

À l’ensemble des enseignants et des intervenants, qui tout au long de mes diverses formations ont contribué à m’enseigner une méthodologie et une culture générale : de khâgne à Lyon au master design graphique à Rennes, en passant par la licence information-communication à Annecy et le semestre d’Erasmus à Milan. Je remercie en particulier les enseignants du master design graphique de Rennes 2, qui m’ont permis de véritablement comprendre les enjeux de mon futur métier et de forger ma pratique graphique. À mes camarades de master pour les nombreux projets réalisés en commun, qui m’ont permis d’enrichir ma culture graphique et d’acquérir de nouvelles compétences techniques.

Enfin, merci à mes proches pour leur soutien durant la réalisation de ce travail, ainsi qu’à Brigitte Brunel et à Muriel Pernin pour la relecture de ce mémoire.

Sources

  • Philip B. Meggs, A History of Graphic

Design, Wiley, 2011

  • L’informe : mode d’emploi,

communiqué de presse

de l’exposition au centre

Georges Pompidou,

du 22 mai au 26 août 1996

  • Thierry Davila, Marcher, créer –

Déplacements, flâneries, dérives

dans l’art de la fin du XXe siècle,

Du Regard, 2007

  • Edgar Morin, Mon chemin.

Entretiens avec Djénane Kareh

Tager, Points, 2011

  • Stéphanie Messal,

Des Objets et des déchets

loin d’être en reste, OpenEdition

  • Mickaël Dupré, « Représentations

sociales du tri sélectif

et des déchets en fonction

des pratiques de tri »,

Les Cahiers Internationaux de

Psychologie Sociale, Presses

universitaires

de Liège, 2013

  • ADEME, Le Guide de l’écocommunication,

2007

  • Giorgia Lupi et Stefanie Posavec,

Dear Data, Penguin Uk, 2016

  • Damien et Claire Gautier, Mise

en page(s), etc., Pyramid Éditions

  • Petit Manuel de graphisme,

Pyramid Éditions

Sources

BIBLIOGRAPHIE

  • Jean Gouhier, « La marge entre

rejet et intégration », in J.-C.

Beaune (dir.), Le déchet, le rebut,

le rien, Paris, Champ Vallon, 1999

  • Julia Peker, Cet obscur objet du

dégoût, Le Bord de l’eau, 2010

  • Agnès Jeanjean, « Travailler à

la morgue ou dans les égouts »,

in Anatomie du dégout, Ethnologie

française, Presses Universitaires

de France, 2011

  • Victor Papanek, Design pour

un monde réel. Écologie humaine

et changement social, Mercure

de France, 1974

  • Claire Margat, Bataille et Sartre

face au dégoût, Revue Lignes n°01,

2000

  • F. Bordage, Éco-conception web,

Les 115 bonnes pratiques, doper son

site et réduire son empreinte écologique,

Eyrolles, 2015

  • Raymond Queneau,

Abrégé de littérature potentielle,

Mille et une nuits, 2002

  • Annick Lantenois, Le Vertige du

funambule, éditions B42, 2013

  • Charles S. Peirce, Écrits sur le signe,

Paris, Seuil, 1978

  • Jean-François Lyotard, Intriguer,

ou le paradoxe du graphiste,

Juillet 1990

  • Étapes n° 243, Design et écologie

Sources

WEBOGRAPHIE

2000-dabord-lessentiel-2000

ecologie/les-e-dechets-grandsoublies

la-guerre-des-logos-n6747

logos-recyclage

identite-visuelle-des-iles-poubelles

  • etapes.com/un-carnet-de-voyageavec-

des-detritus

  • graphism.fr/comment-faire-du-design-

pour-leconomie-circulaire

dcc_answers_for_designers.pdf

delhi-graphic-designers-tips-

on-waste-management

finance/industrie/

energie-environnement/lesbiodechets-

futur-chantier-desdechets-

783467.html

ÉMISSIONS

du-jour-au-lendemain/julia-pekercet-

obscur-objet-du-degout

les-emois/labattoir-de-labsolu-

ou-georges-bataille-et-la-revue-

documents

la-fabrique-de-lhistoire/histoiredes-

dechets-44

Lou Catala

Université Rennes 2

Master 2 mention design

Parcours métiers du design graphique

Achevé d’imprimer en août 2018

Aprime, Villeurbanne

conference_zero_dechet_marseille_-_20171019-2.jpg

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