L’odyssée de TETE-Michel Kpomassie du Togo – Lomé- en Europe par les routes
Introduction : une expérience du genre anthropologique en totale immersion en terrain inconnu
Lorsqu’on s’avise de suivre l’histoire les Homo sapiens sur notre commune terre, on est frappé d’admiration pour son audace. En effet, en quittant son continent d’origine, en l’occurrence, l’Afrique, on pourrait dire qu’il était encore un pré-adolescent fragile, au corps frêle et maladroit dans sa récente posture bipède. Malgré ses handicaps majeurs, accouplés au nombre restreint de ses membres, c’est-à-dire ses congénères, quelque fatalité ou force majeure aurait pu les anéantir totalement. Qu’il s’agisse des catastrophes naturelles comme les pluies diluviennes et les inondations, des prédateurs au sol et dans les airs de toutes sortes et de toutes tailles impressionnantes, l’Homo sapiens était à la merci de tout et courait tous les dangers. Et pourtant, il réussit à sortir de son continent d’origine – jusqu’ici la science ignore encore les raisons réelles de cette fuite ou de cette odyssée – et à mettre les pieds sur l’autre versant des terres émergées, en l’occurrence, ce que nous appelons aujourd’hui l’Arabie.
Par la suite, les descendants d’Homo sapiens que nous sommes tous aujourd’hui, par-delà les préjugés des uns et des autres, ont gardé ou hérité cette tendance à l’aventure. Depuis environ cent mille ans, ils se sont tellement déplacés sur la terre qu’il n’y a plus, à présent, de zones du monde où ils n’aient pas laissé de traces ou qui ne soient pas encore occupés par eux. Comme la surface de la terre n’est pas illimitée, ils ont fini par en faire le tour entier, ainsi, bouclé la boucle. Même les zones les plus hostiles à leur épanouissement, ils ont fini par les posséder en les pénétrant. Ainsi, jusqu’à nos jours, les descendants d’Homo sapiens sont mûs par le désir d’ailleurs, qui semble profondément ancré dans leur être.
Tel est l’histoire de ce jeune Africain, qui entreprend seul, à l’âge de 16 ans environ, une véritable odyssée entre son pays, (Afrique de l’Ouest) et le Groenland. Cette aventure extraordinaire d’un adolescent démuni de tout m’a tellement impressionné, après la lecture de son livre autobiographique que j’ai jugé utile de porter la connaissance de son aventure et de ses découvertes au désir de savoir d’autres lecteurs potentiels aussi avides de découvertes, d’aventures etc. Il s’agit de TETE Michel Kpomassie : L’Africain du Groenland – Le récit mythique du premier écrivain-voyageur- (Arthaud, Paris 2015). Tel est le sens de cette entreprise présente : rendre compte, d’un point de vue anthropologique en vue de la faire partager à d’autres personnes aussi intéressées par l’aventure et la passion de l’humain.
I- Une heureuse aventure entre deux continents : l’Afrique et l’Europe
- A) Une histoire de serpent : le Python sacré
1) L’éducation des enfants chez les peuples africains subsahariens
TETE-Michel Kpomassie est issu d’une famille polygame. Dès le premier chapitre de son livre, il nous plonge dans l’atmosphère particulière de ce genre de famille. Comme son père fait preuve d’une forte personnalité, il parvient à juguler les diverses formes de conflits inhérents à une telle micro-société. Ainsi, ayant sa propre demeure, il fait défiler, à tour de rôle et suivants un nombre de jours établis, chacune de ses co-épouses. Il s’abstient de mettre les pieds dans leur maison pour éviter quelques sortilèges qui pourraient l’enchaîner davantage à l’une d’elles qu’aux autres femmes. Même si TETE-Michel n’aborde pas cet aspect des problèmes liés à la polygamie, il n’en demeure pas moins qu’en dépit de tant de précautions, les frustrations sexuelles sont inévitables. Celles-ci ayant pour effet de générer des rancœurs, des jalousies par rapport aux unes et aux autres ; voire le désir de vengeance sur les enfants de celles qui sont supposées recevoir plus de satisfaction sexuelle.
En revanche, l’auteur insiste sur la hiérarchie fondée, d’une part, sur l’ordre de mariage des épouses, d’autre part, sur l’âge des femmes en question. En effet, qu’il s’agisse des épouses ou les enfants, il y a un respect scrupuleux, rigoureux par rapport aux anciens. Ceci a pour effet la soumission des plus jeunes personnes (jeunes adultes, enfants) aux plus anciens. Dans le cas des enfants, la vie n’est pas une sinécure : à ceux-ci sont dévolues les tâches les plus ingrates et les plus anciens en profitent pour s’en préserver la plupart du temps. Dans ce contexte, les plus jeunes sont corvéables à merci sans avoir la possibilité de protester. Car le refus appelle immédiatement la correction physique à coups de gifle ou de fouet. Aussi sont-ils en permanence en train de faire des commissions de la part des adultes et de la génération des enfants plus âgés qu’eux. De leur côté, tant ils peuvent faire autant par rapport à des enfants plus jeunes qu’eux-mêmes, cela va de soi, ils n’hésitent pas un instant. Telle est la nature des coutumes en cours chez les peuples africains subsahariens concernant l’éducation des enfants.
Le travail est-il une nécessité ?
En réalité, dans ces cultures, tout comme chez beaucoup de peuples en Orient et en Asie, l’éducation des enfants n’est pas toujours tendre. Ceux-ci sont des adultes en miniature, c’est-à-dire des adultes dans des corps d’enfants. C’est ce qui explique, en grande partie du moins, leur maturité précoce. Tel est le sens de la thèse d’un groupe de chercheurs canadiens. Ceux-ci ont conduit des investigations pendant plusieurs années en Côte d’Ivoire sur les enfants et le développement de leur intelligence dans le contexte de leur famille. Le titre de leur ouvrage est, d’ailleurs, explicite sur ce point : Naissance de l’intelligence de l’enfant baoulé de Côte d’Ivoire (Hans Huber/Berne Stuttgart, Vienne 1978). À propos du lien mère-enfant, les auteurs de cet ouvrage remarquent que ce dernier prend vite son indépendance par rapport à sa mère. Il manifeste, ainsi, son désir précoce d’autonomie dans l’espace familial. C’est en ce sens qu’ils écrivent : « il s’agit d’enfants qui, dans leur milieu habituel, font preuve d’autonomie. Ils considèrent la mère comme un simple point de référence et ne ressentent pas la nécessité d’un contact direct avec elle. Ils s’éloignent souvent de leur « cour » sans se soucier de rester dans le champ visuel de la mère. Les interactions avec elle ne se manifestent que lorsque l’enfant exprime un besoin (par exemple il revient prendre le sein en introduisant la main dans son corsage). Souvent ces enfants têtent debout et repartent dès leur besoin satisfait. Leur comportement montre clairement qu’ils ne sont pas à la recherche de sécurité mais plutôt qu’ils vivent dans un entourage ressenti par eux comme suffisamment sécurisant pour leur permettre d’en bien profiter. Parfois, ils interagissent avec la mère en jouant avec elle ou en l’aidant dans de menus travaux » (p.p. 185-186).
C’est ce dernier aspect de la vie de l’enfant parmi les adultes qui peut incliner à penser que l’enfant doit avoir une certaine utilité. Certes, il a un fort penchant pour les jeux comme tous les enfants du monde. Il a, en effet, un espace assez ample pour s’adonner au jeu dans le quel il excelle à créer des formes diverses de divertissement avec ses compagnons du même âge. En effet, la plupart du temps, dans les pays du Sud et, singulièrement en Afrique noire, ils sont démunis de tout en matière d’objets pour jouer. D’où la nécessité d’en inventer lui-même pour s’amuser ou se divertir. Autrement, incendie il doit travailler, être utile les oiseaux autres au sein de la famille ou en dehors de celle-ci avec les autres enfants de sa génération. Autrement, à son niveau, il doit travailler, être utile à sa famille et, aud-là de celle-ci, aux autres membres de son entourage. Car le travail est l’activité valorisée par excellence, par ce qu’il est la source essentielle de production de ce qui est nécessaire pour la satisfaction des besoins premiers. En outre, il renforce la force physique de l’enfant et lui permet de devenir vite mature par le progrès de sa conscience qu’elle que soit son genre sexuel, c’est-à-dire fille ou garçon. Cette activité précoce les prépare à leur futur statut d’homme ou les femme responsable d’un foyerconjugal.
Enfants inventeurs de jeux
Dans ce cadre de l’éducation des enfants, TETE-Michel contribuait avec son jeune oncle, ses frères aînés à la coupe de palmes de cocotiers. D’une part, ils les vendaient pour avoir un peu d’argent de poche ou pour acquérir quelques biens de nécessité. D’autre part, ils s’en servaient aussi pour leurs besoins personnels : soit pour construire le toit des maisons, soit pour édifier un enclos, soit encore pour bâtir des paillotes. Ce matin-là, comme d’ordinaire, très tôt, l’équipe de travailleurs entreprit un long parcours pour accéder aux plantations de cocotiers. Une fois sur place, l’équipe se sépara. Car chacun devait constituer son tas de palmes au pied de la plante sur laquelle ils allaient chercher les palmes avant de tout rassembler en un endroit précis. Or, les cocotiers poussent toujours très haut en perdant leur branche au fur et à mesure qu’ils s’élèvent vers les cieux. Ils n’en gardent qu’une touffe au sommet. Et pour y accéder, autant qu’aux fruits, il faut grimper en s’accrochant au tronc qui est rugueux. En effet, les racines des vieilles branches, qui sont tombées, peuvent écorcher le corps en lutte contre le tronc de la plante.
Des cocotiers sur une plage de l’Atlantique
Quant à TETE-Michel, parvenu au sommet de son cocotier, il tomba nez à nez avec un python, comme il le raconte si bien lui-même dans son livre : «« J’agrippai les branches vertes les unes après les autres, et, déplaçant mes pieds sur le stipe, me hissai jusqu’au sommet de l’arbre où je m’installai plus ou moins confortablement, frissonnant dans le vent. Toutes les grappes de noix s’aggloméraient maintenant sous mes pieds, de sorte que je pouvais aisément, en leur donnant deux ou trois coups de talon, en faire tomber tout un régime. Mais je voulus d’abord me récompenser de l’effort que j’avais fourni pour arriver jusque-là ; je me taillai alors une grosse noix tendre et en bus tout le lait, éructant librement par intervalles, puis me débarrassai de la coque vide en la laissant choir jusqu’à terre. C’est à moment que, jetant un coup d’œil de côté, je vis, tout près de moi, le cou vert et luisant d’un serpent qui agitait furieusement sa tête couverte de craquelures, tandis que sa langue fine et fourchue sortait et rentrait nerveusement. Le reste de son corps se lovait dans la cavité formée par la naissance d’une branche et ses gros anneaux reposaient sur une prodigieuse quantité d’œufs : certains étaient éclos et l’animal n’avançait pas, ayant sans doute peur de faire tomber ses serpenteaux qui l’enlaçaient.
Au moment où je vis cette bête affreuse et ses petits, je fus saisi d’une frayeur insurmontable. Je ne pouvais la tuer avec mon coupe-coupe car on m avait toujours répété de ne jamais couper en deux un serpent vivant avec un objet tranchant parce que sa tête, en bondissant dans des convulsions atroces, pouvait nous frapper et sa gueule pouvait se refermer sur une partie de notre corps. Il fallait le tuer uniquement à coups de bâton et je n’en avais pas. Au reste, la frayeur soudaine qui me saisit fit glisser le coupe-coupe de mes mains. De cette hauteur, je n’osai me jeter au sol. J’attrapai vivement deux branches solides. En peu de temps, je me trouvai à nouveau contre le tronc de l’arbre, le long duquel je comptais me laisser glisser jusqu’à terre. Mais le serpent fut plus prompt ; il se dégagea des nœuds de ses petits en se déroulant vers le tronc, du côté de mon front. Mon affolement fut tel que, perdant jusqu’à la notion du danger, je fus poussé, instinctivement, à lutter avec la main contre cette bête dangereuse ! Le reptile, qui ne cherchait peut-être qu’à m’éloigner, me suivit dans ma descente rapide. Je vis couler vers moi, tel un long filet d’eau, cette gorge blanche et terrible qui se détachait légèrement du tronc rugueux du cocotier, tandis que le reste du corps s’y plaquait dans toute sa longueur. J’ignore à quel moment le tranchant de ma main droite atteignit ce corps flasque. Le coup détacha la bête. En se tortillant, elle glissa sur mes cheveux, puis dans mon dos, tournoya dans l’air comme une grande corde perdue et alla choir lourdement sur le sable. Quel bonheur pour moi d’être monté sans un pagne ni une chemise, où le reptile eût pu se loger ! En l’espace d’un éclair, je me souvins du pressentiment que j’avais eu à l’aube quand je ne voulais pas me réveiller et de mon appréhension au pied de l’arbre.
Quoique soulagé d’être débarrassé du serpent, je fus pendant quelques instants sous l’effet d’une violente commotion et tremblai de tous mes membres. Ayant repris en partie mes esprits, je continuai à descendre le plus vite que je pouvais, mais j’avais bien peur de n’avoir pas assez de force pour arriver jusqu’au sol. Une sorte d’étourdissement s’emparait de moi. À ce moment, ayant jeté un regard vers le bas, je fus frappé par un spectacle inattendu : le serpent, qui n’avait apparemment pas perdu une seconde sur le sable, s’était mis à remonter sur l’arbre, vers ses petits. Je ne pouvais en croire mes yeux. Comment allais-je descendre de là ? Je ne voulais pour rien au monde attendre cette nouvelle rencontre. Je n’avais aucune envie de voir le reptile glisser à nouveau sur mon corps ou enfoncer ses crochets dans un de mes pieds nus. Vers le milieu du cocotier, je me précipitai donc dans le vide. Une chute de dix mètres environ.
J’atterris sur le sable avec une violence qui me secoua jusqu’aux os et ressentis une douleur fulgurante. Il y eut un fracas terrible, puis une sorte d’éclair, suivi d’une obscurité totale. Je fis un effort surhumain pour me traîner pendant un mètre ou deux, enfonçant mes coudes dans le sable, me tortillant, m’échignant, essayant de me relever, mais en vain. Puis, ce fut l’oubli. » (p.p.36-37-38)
2) Un destin contrarié de prêtre du culte du Python : la fuite et l’arrachement à une vocation religieuse traditionnelle
Cette rencontre fortuite avec le serpent fut à la fois si surprenante et si traumatisante que TETE-Michel tomba gravement malade. Tout son entourage s’interrogeait de savoir s’il avait été effectivement mordu par le reptile ou même s’il avait simplement été frôlé, effleuré par l’animal. Or, s’il avait été mordu par le serpent, il serait déjà mort. Son état fiévreux, depuis lors, était si inquiétant que son père, thérapeute traditionnel, avait essayé de lui prodiguer quelques sortes de médication sans succès. Suivant les croyances de son peuple par rapport au culte du Python, son père finit par conclure que ce devait être un signe de la divinité dont le Python n’est que l’avatar visible parmi les hommes. Dans ce cas, il n’y avait qu’une issue : aller consulter les prêtresses du culte du Python qui seraient en mesure de révéler les dessous de cette affaire. Or, celles-ci vivaient retirer dans la forêt sacrée accessible seulement à ceux qui ont besoin de leurs connaissances ésotériques : soit les consulter pour lever quelque voile sur leur avenir ou sur les problèmes inhérents aux familles, à leur propre existence, soit pour soigner des malades que la médecine occidentale échoue à traiter efficacement, soit encore pour triompher dans un concours, réussir un examen, une demande d’embauche, un entretien d’embauche, voire réaliser un projet quelconque. Ce retrait loin des autres êtres humains s’explique par la rigueur de leur éthique de vie : elles doivent se préserver constamment des impuretés, des souillures, notamment sexuelles. Et telles sont aussi les conditions de l’efficience de leurs pratiques médicinales, entre autres.
Prêtresses du Vodun
L’auteur lui-même les décrit de la manière suivante : « Les bokonon sont des prêtres, en relation avec les divinités. Père, qui en est un lui-même, possède une vaste connaissance des plantes, de leurs vertus, des maladies qu’elles guérissent ; il sait le procédé de leurs mélanges et de leur dosage. Il adorait consulter un certain nombre de divinités. Mais, n’étant pas un adepte du culte des pythons, il est clair qu’il ne pouvait accompagner des sacrifices adéquats les soins qu’il me donnait. Selon Nagan, ces sacrifices étaient indispensables pour me guérir moralement, tandis que les herbes et les racines me soulageraient physiquement ».
Après avoir passé tous les postes de la garde des lieux, le malade et sa famille furent admis dans une pièce obscure et pleine d’objets cultuels sous formes de morceaux séchés de corps de divers animaux sauvages et des pythons de toutes les tailles qui vont et viennent tranquillement. Mais ils ne font de mal à personne. L’enfant fut soumis à diverses questions pour savoir s’il n’avait pas blessé, un jour, un python, même par inadvertance. Puisque l’Européen n’a pas la même foi, de façon générale, il n’hésite pas à tuer des pythons non pour en manger mais pour s’accaparer de sa peau, il est regardé comme l’ennemi par excellence des prêtresses du culte du Python. En effet, il n’a aucun respect de la vie des autres animaux. Aussi,TETE-Michel aurait pu voir un python massacré par un Européen dans la ville de Lomé par exemple. Le fait d’avoir aperçu son cadavre est, en soi, une faute, une une offense au divin. Telle est la raison de cet interrogatoire minutieux, qui vise, ainsi, à trouver les causes de cette rencontre inopportune avec un python. Puisqu’il fallait abolument lever le voile sur ce fait, TETE- Michele finit par avouer un forfait : «- En as-tu déjà vu un, mort, dans la brousse ? – Oui, j’avais déjà vu un, mort, mais ce n’était pas dans la brousse. C’était en ville, devant un hôtel européen. On l’avait probablement tué en brousse et on l’écorchait devant l’hôtel.- Ao ! Fit simplement la prêtresse en se frappant violemment la poitrine. Elle poussa des gémissements avec cette voie atroce que seules les femmes savent prendre en criant leur douleur quand elles apprennent une nouvelle affligeante. On eût dit que la prêtresse avait senti dans sa chair le couteau qui avait servi à dépiauter le python. Ce que je venais de dire et qui s’était passé quelques années plus tôt jeta un grand froid sur mon père et sur Nagan.
Pour comprendre leur réaction, et surtout celle de la prêtresse, il est nécessaire d’expliquer ce que le python représente pour nous. En effet, s’il a le privilège, comme bien d’autres reptiles, d’être un « fils chéri de la Terre », le python possède, contrairement aux autres serpents, bien d’autres attributs frappants. Il lie le ciel à la terre : les taches d’or qui parsèment son corps noir rappellent les étoiles qui scintillent dans le ciel par une nuit sombre. Il est, sur terre, l’image de l’arc-en-ciel qui apparaît dans l’atmosphère pendant une averse. Sa démarche ressemble à l’ondulation des cours d’eau. Enfin le python, symbole de l’élément liquide, donc de la fertilité, est un dieu. Un Mina ne le tue ni ne le manche. En revanche, nous poursuivons et tuons tous les autres serpents ; mais nous ne les mangeons pas non plus. Cependant, autour de nous, des peuples indignes font du python leurs délices et avec ceux-là nous repoussons tout commerce {… } Il y eut un grand silence contre la prêtresse, apprenant que j’avais vu écorcher un python devant un hôtel européen, jeta ce crime douloureux. Puis elle me dit : – ignores-tu que cette vision t’a souillé ? Pauvre enfant ! Il faut te purifier…
On me fit enlever mon pagne. La femme maigre qui nous avait accueillis me prit la main pour me conduire à l’extérieur afin de procéder à la cérémonie de purification. À ce moment, je vis quelque chose d’inattendu et je me jetais vivement en arrière en poussant un cri. Une des peaux de bête (J’igore de quel animal) qui pendait au mur d’en face se mit à trembler tout à coup, comme agitée par le vent, puis s’carta lentement du mur et laissa apparaître un corps. C’était un python qui entrait par l’un des nombreux trous pratiqués dans ce mur… Nous le regardions, saisis. Il fit glisser son cou sur une des cornes d’hippotrague tout en s’étirant vers l’avant. Quand son long corps sorti complètement de derrière la peau, il se laissa suspendre aus cornes, telle une corde démesurée, rompue au milieu, et dont les deux bouts traînaient jusqu’à terre. La prêtresse le regardait avec une joie ineffable. » (p.p. 62-64-65)
Des écoliers au travail
- B) L’impact d’une découverte : l’achat d’un livre dans la librairie évangélique de Lomé
Or, TETE-Michel, avec ses maigres économies, fruit de son travail, avait acheté un livre ; celui-ci allait bouleverser sa vie de manière essentielle dans la mesure où ce livre provoqua sa « fugue » et, ainsi, compromis sa vocation de prêtres du culte du python. C’est en ce sens qu’il écrit : « un matin donc, où mes frères aînés étaient partis de bonheur dans la cocoteraie, et où il n’y avait à la maison aucun d’entre eux pour m’emmener au bord de la mer, je sortis seul et me rendis à la librairie évangélique. À l’intérieur se trouvaient deux rayons dressés contre les murs, de chaque côté du comptoir. Je me dirige vers le centre, attirés par un livre posé à plat sur une étagère à moitié vide, et dont la couverture portait l’image d’un chasseur affublé de vêtements en peau de bêtes et s’appuyant sur une lance. Le titre me frappa : les Esquimaux du Groenland à l’Alaska par le docteur Robert Gessain. L’ouvrage était illustré de photos et de gravures ; il me plut. Je l’achetais, puis repris mon chemin jusqu’à la plage ou, avant midi, je terminais mon nouveau livre, le premier que je lisais sur la vie des petits hommes du Nord {…}
« Tous les Esquimaux, disait l’auteur, vivent dans un climat arctique essentiellement caractérisé par une alternance de deux saisons très contrastantes. L’hiver est très long, excessivement froid et sombre, la nuit polaire est sa caractéristique la plus frappante… On a défini le climat arctique par une température qui n’excède pas plus 10° C de moyenne pendant le mois le plus chaud ».
Je ne pus me représenter exactement cette température, et rêvais à une fraîcheur perpétuelle.
Allongé sur le sable chaud, enveloppé dans la torride moiteur d’une journée tropicale, le contraste avec le Groenland ne me parut que plus saisissant.
« Dans les limites géographiques de l’habitat eskimo ne croît aucun arbre, sauf quelque saules qui ne sortent de terre que pour ramper ».
Sans arbres ! Et de vrais hommes vivent dans ce pays-là depuis des millénaires ?
Illustration de l’exubérance d’une forêt tropicale
Les illustrations représentaient ces hommes grassouillets et souriants. D’étranges vêtements en peau d’animaux leur couvraient le corps, et l’on ne voyait émerger de leur gros capuchon, bordée de long voile de bête, que leurs visages heureux, ouvert et franc. Les Eskimos étant chasseurs, je ne doutai plus, grâce à mon propre passé au village, de pouvoir vivre parmi eux.
Sous la photo d’un enfant qui portait quelque chose à sa bouche : « Enfant eskimo mangeant du poisson cru » le pauvre ! Me dis-je, songeant tout à coup à nos plats appétissants et toujours bien épicés. Mais j’appris aussitôt que, dans ce monde lointain, l’enfant est roi, libre de toute contrainte familiale et traditionnelle : cela valait donc mieux que nos plats mijotés. Cependant, mon estomac était habitué à recevoir des aliments longuement préparés et non crus. Pourrais-je supporter la nourriture des Esquimaux sans qu’il en résultât des conséquences fâcheuses pour mon organisme ? » (p.p.77-78-79).
Dès lors, il prit la décision d’aller à la découverte de ce peuple des glaces et des neiges, en l’occurrence, les Inuit du Groenland qui mangeaient la viande crue ; ce qui est l’horreur absolue pour un Africain qui cuit pendant longtemps la viande pour tacher de tuer les microbes semés par les nombreux peuples de mouches qui s’en régalent en y pondant leurs oeufs. Même si ce fait de culture était devenu une habitude, quasi inconsciente sous les tropiques, un Africain, en apparence, ne daignerait guère manger de la viande à point, à plus forte raison crue.
Donc, son point de départ est la capitale de son pays natal, à savoir Lomé. Mais avant de prendre la fuite pour échapper à son destin, il retourna à la fameuse librairie pour voir ce qu’est un planisphère et, en conséquence, savoir quelle voie il pouvait prendre pour aller si loin de son pays, à la découverte de ce peuple étrange, mangeur de viande crue. C’est, du moins, ce qu’il écrit lui-même : « mais ce n’était pas tout que d’avoir l’idée d’aller au Groenland. Il importait aussi de savoir quelle route y menait, chercher le pays sur la carte et le situer par rapport au Togo, mon point de départ… Je retourne à la librairie et demandez un planisphère. Celui qu’on me présenta était en couleur et, du vert le plus foncé au jaune le plus clair, elles indiquaient le type de végétation propre à chaque contrée : forêts équatoriales, forêts tropicales, végétation méditerranéenne, steppes et prairies, savane arborée. Au milieu de ces nuances végétales, belles, chaudes et daprées, le Groenland apparut sans la moindre couleur attrayante ; seule, figurant la toundra, une bordure grisâtre suivait parcimonieusement les trois quarts du contour du pays. Tout l’intérieur était d’une blancheur uniforme. Un autre ouvrage m’en appris la superficie : 2 175 600 km². La plus grande île du monde. Situé au nord de l’Amérique, le Groenland s’étendait comme une masse de glace vers le pôle.
Il me parut plus éloigné du Togo de l’Afrique entière que je ne me l’étais imaginé. Jamais, de toute ma vie, je n’aurai assez d’argent pour effectuer un tel voyage d’une seule traite ! Et, en supposant que mon père m’épargnât le retour dans la forêt sacrée, son modique salaire de chef d’équipe à l’Union électrique d’outre-mer ne suffirait pas à financer mon voyage. D’ailleurs, il ne me laisserait pas partir pour le Groenland à l’âge de 16 ans. Pour réaliser mon projet, je ne pouvais qu’agir en secret : faire une fugue. » (p.p. 79-80) à l’instar des Haoussa, peuple semi-nomade du Niger et du Nigéria, TETE-Michel se résolut d’entreprendre ce long voyage comme ce peuple à travers le continent africain, du moins l’Afrique de l’Ouest. En effet, depuis des millénaires, ce peuple a prit l’habitude de parcourir à pied « l’Afrique occidentale en tous sens, tenant sur l’épaule, au bout d’un bâton, un sac plein de poudre de racines médicinales, denrées d’un commerce millénaire qu’ils joignaient à une agriculture occasionnelle et à l’élevage. Se reposant au plus fort du soleil, il marchait surtout la nuit. En procédant comme eux, c’est-à-dire par étape, trouvant dans chaque pays un travail quelconque pour un an ou deux, j’arriverai bien un jour chez les Esquimaux ! Il me faudrait commencer par le Ghana, pays voisin du Togo ; puis remonter peu à peu l’Afrique de l’Ouest, traverser toute l’Europe et aller m’embarquer au Danemark » (80-81).
C’est loin le Groenland ?
- C) Une odyssée sous d’heureux auxpices
Au lendemain des indépendances de certains pays africains subsahariens, anglophones et francophones, la Côte d’Ivoire, notamment sa capitale Abidjan, était un pôle d’attraction économique des nouveaux citoyens des autres pays, moyennement riches tel que le Togo, le Benin, pauvres comme la Haute-Volta (devenue aujourd’hui le Burkina Faso), le Niger, le Mali etc.TETE-Michel connaissait une tante paternelle avec laquelle il entendait fort bien. Celle-ci était mariée à un Ghanéen et tous les deux habitaient dans un quartier populaire d’Abidjan qu’on appelle toujours Port-Bouët. Avant de quitter Lomé, il lui adressa une lettre pour l’informer de son intention d’aller la rejoindre là-bas. Il reçut une réponse positive juste une semaine avant son retour dans la forêt pour commencer son initiation au culte divin du Python. Un matin, sans avoir informé personne parmi les membres de sa famille, pas même son père et ses deux mères (mère génitrice et mère adoptive, une co-épouse de son père), il partit à bord d’un « taxi brousse » (véhicules de transport en commun dans les pays africains subsahariens) bondé de passagers bousculés par le choc des routes cabossées, semés de nids de poule. Il effectua, ainsi, son premier voyage à travers le Ghana, qui venait de changer de nom : du Gold Coast anglais, ce pays reprit le nom d’un prestigieux empire de l’Ouest africain situé, aujourd’hui, dans la zone du Mali, de la Guinée, du Sénégal et de la Mauritanie. Il dut servir d’apprenti au conducteur du véhicule, du moins d’effectuer les tâches de celui-ci, afin de compléter les frais de son voyage à bord de ce véhicule. Car son « petit pécule », comme il l’écrit lui-même, amassé « en vendant des paillassons » pendant les vacances scolaires n’avait pas suffi pour s’acquitter de tous ses frais de voyage.
TETE-Michel fut bien accueilli par sa tante chez laquelle il séjourna pendant un mois. Puisqu’il ne tarda pas à trouver du travail, il dut déménager pour prendre un logement personnel non loin de son lieu de travail. Il était fort heureux de sa nouvelle vie. Il faisait l’expérience d’une nouvelle forme de liberté aussi. Cependant, très vite, sa tante cherchera à mettre un terme à cette situation de célibataire dans sa vie confortable. En effet, un jour, elle lui apporta une certaine quantité de poissons que son mari avait péchés. Prenant acte qu’il était bien logé, elle lui proposa de se rendre expressément au Togo pour lui ramener « une gentille petite personne, soignée comme le sont nos filles du village » (p. 83) qui prendrait soin de lui. Car, ajouta-t-elle « il n’est pas bien qu’un garçon qui commence à travailler vive seul ; il s’excite et il fait des folies… » Mieux, elle veillerait à lui apporter tous les aliments dont il aurait besoin pour vivre avec une telle personne. En un sens, il est envisagé de pourvoir absolument aux besoins alimentaires du jeune couple qu’il allait constituer avec cette éventuelle jeune togolaise. Cependant, s’il se mettait en ménage, ne serait-il pas contraint de renoncer à son grand projet de voyage au Groenland ? Une telle « gentille petite personne » n’aurait-elle pas des projets contraires au sien ? Accepterait-elle d’entreprendre, avec lui, une telle aventure à travers le monde ? Combien de temps durerait-elle et qu’est-ce qu’elle irait faire là-bas, si loin de son pays natal, c’est-à-dire au Groenland ?
En outre, ce n’était pas une fille qu’il choisirait par amour et qu’il connaîtrait. Car elle lui dit clairement ceci : « la prochaine fois que je partirai en vacances au pays… tu écriras une lettre d’amour, sans y mettre de nom, et tu me la remettras, dans une enveloppe. Je verrai sur place, au pays, la jeune fille qui te conviendra. On mettra alors, là-bas, son nom sur la lettre et quelqu’un de sa famille la lui dira » (p.83). Elle avait pressenti qu’il partirait, quelque jour prochain, en France, qui est appelé en Mina, la langue maternelle de l’auteur,Yovodé, soit « le pays des Blancs ». Et c’était encore sa tante qui lui expliqua les raisons de ce possible ménage : « tu ne partiras pas pour la France, l’espère, sans te remplacer dans la famille, sans laisser un enfant dans les traits duquel nous te reverrons ? Ne te presse pas pour ce voyage, tu es encore jeune » (p.84). Heureusement pour lui, ce projet ne put se réaliser.
En effet, puisque la Côte d’Ivoire était l’attrait absolu de tous les Africains des pays voisins et d’ailleurs, pendant la colonisation, un grand nombre d’entre eux réussi à se hisser au sommet de l’Administration dont des postes clés au détriment des autochtones. Parmi ces « étrangers » africains, les Dahoméens, qu’on confondait avec les Togolais, étaient les plus nombreux. La jeune administration ivoirienne en émergence avait alors trouvé une solution radicale : l’expulsion pure et simple de tout ces « étrangers » africains ; ce qui fut décidé et exécuté le 1er novembre 1958. Tous les Dahoméens et, avec eux, les Togolais furent renvoyés dans leur pays d’origine. Et pour TETE-Michel, ce fut le retour au pays natal.
- D) Les différentes étapes de cette odyssée
1) Une aventure à travers l’Afrique de l’Ouest
Cependant, TETE-Michel ne tarda pas outre mesure au Togo. En effet, un autre pôle d’attraction venait d’émerger : le Ghana indépendant. C’était un pays nouveau d’autant plus attrayant que son jeune président, Kwamé N’Krumah, prônait l’unification des pays de toute l’Afrique subsaharienne pour constituer un pôle économique puissant et, ainsi, réellement souverains par rapport aux puissances européennes d’occupation des pays africains depuis le XIXe siècle ; soit ce qu’on continue d’appeler la colonisation française, anglaise, portugaise etc. Une telle idéologie politique ne manqua pas d’attirer de tous côtés les ressortissants de tous les autres pays du continent africain, indépendants ou encore en lutte contre l’oppression, l’occupation, et pour la justice sociale et économique tels que l’Afrique du Sud, la Rhodésie, l’Angola, la Namibie, le Mozambique etc. Très vite, comme d’autres Africains, TETE-Michel se rendit à Accra, capitale du Ghana. Il eut l’occasion d’apprendre et de perfectionner son anglais dans un centre culturel. Il fréquenta aussi l’alliance française pour combler les lacunes de son instruction en français. Grâce à l’ouverture de son esprit et à sa bonne disposition par rapport à autrui, il trouva très vite un emploi de dactylographie à la nouvelle Ambassade de Guinée. Il cumulait cet emploi en travaillant le soir à la « Voix du Ghana », une radio qui avait crée une section française pour communiquer avec les francophones. Son bilinguisme (français et anglais) favorisa son insertion dans le monde du travail au Ghana. Et tel était, d’ailleurs, l’un des aspects de la politique prônée par N’Krumah.
Comme s’il se méfiait des situations de confort, qui serait de nature à l’attacher à un pays, il fut informé qu’un paquebot de la Compagnie des « Chargeurs Réunis » ferait escale à Takoradi en 1961. Ayant compris que ses économies lui permettaient d’aller jusqu’à Dakar, capitale du Sénégal, il donna sa démission à ses deux employeurs et pris son billet pour cette ville. Passons sur ces difficultés économiques et sociales de jeune migrant dans une ville qui lui était totalement inconnue, en l’occurrence, Dakar. Dans cette aventure inouïe, il semblait être guidé par une bonne étoile. En effet, peu après ses errances en cette ville, il repéra l’adresse de l’ambassade du Ghana. Il raconte, ainsi, cette aubaine qui mit fin à ses problèmes financiers : « à l’ambassade, le lendemain matin, de bonne heure, une charmante togolaise m’apprit, en m’accueillant à la réception, qu’un poste de traducteur de journaux se trouvait vacant depuis quelques jours. « Attendez une minute », ajouta-t-elle en se dirigeant vers une porte. Elle revint et m’introduisit dans le bureau du deuxième sécrétaire. Ce dernier, après m’avoir fait faire un test dont il jugea les résultats satisfaisants, m’entraîna chez le premier secrétaire. Tous deux étaient Ewé (dites Evé, le « W » étant allemand), originaire de l’ancien Togo Britannique, mes compatriotes au temps de la colonisation allemande. Ils témoignèrent un grand intérêt pour le but que je cherchais à atteindre et me présentèrent au chargé d’affaires auquel je racontais de nouveau mon histoire. Enfin, la place de traducteur me fut offerte. Pour m’aider à résoudre mes difficultés, on m’accorda sur-le-champ une avance de 15 000 Fr. CFA. On fit plus : l’ambassade avait loué une villa meublé pour le chauffeur ghanéen du chargé d’affaires ; on la jugea trop grande pour lui et l’on me proposa d’en occuper de pièces » (p.88). Mais, au bout de six mois, sans attendre d’économiser suffisamment pour la suite de son voyage, et de peur de se complaire dans une vie confortable, il donna à nouveau sa démission pour poursuivre sa route jusqu’à Nouakchott, capitale de la Mauritanie. À bord d’un véhicule (Land-Rover), il se rendit à Port-Étienne, qui esy devenu Nouadhibou aujourd’hui. Il y avait vite trouvé un emploi aux établissements Peyrissac.
A Port-Étienne, TETE-Michel le fut confronté à des impasses. D’une part, il n’y avait aucun moyen de poursuivre la route jusqu’à Alger. Car ceux qui comptaient s’y rendre été contraints de retourner au Niger ; autant dire au nord de son pays. En outre, il était impossible de traverser le désert tout seul, quelles que soient les voies terrestres qu’on pourrait envisager pour une telle aventure scabreuse et à hauts rsiques. D’autre part, en raison de ces changements constants de destination, il ne pouvait plus poursuivre ses études en recevant les cours par correspondance. Et les devoirs corrigés à Paris subissaient de plus en plus de retards importants. D’où la nécessité de poursuivre son instruction en autodidacte. C’est ce qui expliquait que ses grosses valises contenaient plus de livres que les vêtements. Enfin, il fallait choisir : retourner à Dakar pour mieux préparer l’étape suivante, en l’occurrence, l’arrivée en Europe. À Dakar, il eut la chance de travailler à l’ambassadede l’Inde.
Pendant son deuxième séjour à Dakar, TETE-Michel eut, à maintes reprises, l’occasion de discuter de son projet avec les uns et les autres. Les réactions furent contrastées selon que ses interlocuteurs étaient africains ou français. En effet, les premiers ne comprenaient pas le sens d’une telle aventure ; ou alors, ils réagissaient en fonction de leurs croyances relatives à la survie et à la réincarnation de l’âme. Ainsi, certains de ses compatriotes africains disaient « que j’étais tout simplement fou à lier ; d’autres, que je perdais un temps précieux à voyager de la sorte, je tends mon argent par les fenêtres. Ils ajoutaient : « mais que te rapportera financièrement ce voyage une fois terminé ? » Comme si toute entreprise ne devait avoir qu’un but lucratif !
L’opinion la plus surprenante fut exprimée à Dakar, par ce vieux marabout.
– Tu as dû déjà anître dans ce pays des glaces au cours d’une vie antérieure, me dit-il. Voilà pourquoi tu retournes à tes origines ». Mais TETE-Michelle s’imaginait difficilement en esquimau. En revanche, la réaction d’un français fut toute autre :
« c’est plutôt l’esprit de tes ancêtres qui se réveille ! Rectifia Guy, un ami français, seul jusque-là à m’avoir véritablement encouragé !
Pour lui, mon séjour parmi les Esquimaux serait un grand intérêt par les comparaisons que je pourrais établir entre les mœurs esquimaudes et les coutumes africaines – parallèle que personne n’avait encore jamais fait. M.E. Guy, conseiller technique à Dakar, me donna des lettres de recommandation pour mon arrivée en France » (p.90).
Au bout de six mois de travail à l’ambassade de l’Inde, il dut encore démissionner. Et le 2 mai 1963, il débarqua à Marseille après une longue escale à Libourne en Italie. Son odyssée en Afrique de l’Ouest dura six ans.
2) Les péripéties de son odyssée en Europe
Dans les années 1960, en France, les rapports entre beaucoup de Français et les Noirs étaient très mitigés. Les Français ordinaires, quand ils en croisaient un dans les rues, ils ne manquaient de les insulter et une certaine police, de les brutaliser pour des infractions majeures oumême mineures. De façon générale, les ressortissants des pays africains, Afrique du Nord et Afrique subsaharienne, subissaient quotidiennement des violences gratuites nées des frustrations existentielles des uns et des autres. Ceci fut une expérience douloureuse pour beaucoup d’Africains, contrairement à celle de TETE-Michel. En effet, son fil conducteur à Paris était les lettres de recommandation que son ami Guy lui avait remis à Dakar. La première était adressé à M. Claude G., « ancien administrateur en chef d’outre-mer ». Un jour, il débarqua chez lui, dans l’ignorance totale des moeurs françaises qui régissent ordinairement l’accueil d’un étranger chez-soi, comme il l’explique lui-même : « j’ignorais qu’il fallait, contrairement aux mœurs de mon pays, téléphoner avant de se rendre chez une personne à qui l’on est recommandé. En effet, dans ma famille, l’étranger qui vient de la part d’un ami commun et qui prévient avant d’arriver à la maison, est reçu avec beaucoup de réserve ; son attitude dénote un manque de confiance peu louable pour ses hôtes. Il y a toujours de la place dans une maison africaine ; il faut seulement que l’étranger soit prêt à accepter notre nourriture, nos nattes, en un mot notre façon de vivre » (p.95)
M. Claude habitait dans le 16e arrondissement de Paris. Même s’il fut surpris par l’apparition incongrue de ce jeune Africain chez lui, il consentit, néanmoins, à l’accueillir au lieu de le refouler ou d’appeler la police pour l’embarquer. Lors de leur prime conversation, ils abordèrent, entre autres, l’objet de son projet. Alors, M. Claude lui fit remarquer : « ainsi, dit mon hôte en remettant la lettre dans l’enveloppe, vous voulez relier le Groenland à l’Afrique. C’est en effet une entreprise peu banale pour un Africain. Vous qui venez d’un pays qui dépendait de la France il y a encore trois ans à peine, vous serez bien placés pour établir un rapprochement entre ce que nous avons pu réaliser un Afrique pendant un demi-siècle et ce qu’on a fait depuis pour les Esquimaux… Je suis persuadé que nous avons accompli des œuvres efficaces, ne serait-ce que dans le domaine de l’alphabétisation. Et la preuve vivante de ce que j’avance est vous-même. Non seulement vous vous exprimez dans un français correct, mais vous faites aussi preuve d’une grande ouverture d’esprit sur le monde extérieur, fruit d’une remarquable instruction » (p.100).
Après lui avoir fait visiter son immense appartement, il m’installa confortablement dans une grande chambre, en attendant de lui trouver une solution durable. M. Claude lui fit visiter tout Paris en métro et à pied. Pendant les trois mois qu’il hébergea son jeune hôte africain, M. Claude lui permit de bien connaître Paris. Puisqu’il avait l’habitude d’effectuer annuellement un grand voyage dans le monde, la date à laquelle il le faisait étant arrivée, M. Claude invita, un soir, l’un de ses amis, du nom de Jean C. Ce dernier témoigna beaucoup de sympathie pour le jeune hôte de son ami. Ayant été informé de ses problèmes de logement, « ce vieux garçon qui tenait farouchement à sa liberté m’offrit son hospitalité » (p.103). Au sujet de la générosité de cet homme et de Monsieur M. Claude, TETE-Michel écrit à juste titre ceci comme pour rendre témoignage de l’amitié humaine en général : « je vécus pendant huit mois chez M. Jean C. à qui je garde une profonde reconnaissance non seulement pour la confortable sécurité qu’il m’apporta, mais aussi et surtout pour sa grande bonté. Il devint pour moi un véritable père comme on le verra par la suite.
Lorsqu’on a été reçu comme je l’ai été, il est difficile de se mettre aveuglément du côté de ceux qui considèrent que le français est peu accueillant. Certes, j’ai connu comme n’importe qui des mésaventures dans une ville aussi grande que Paris ; mais elles furent largement rachetées par les excellentes dispositions de deux hommes dont la bonté du cœur et la simplicité des manières m’ont rendu plus optimiste que jamais. Et c’est dans cet état d’esprit que je continuais mon voyage à travers l’Europe » (p.104).
En février 1964, il prit un train pour Bonn. Certes, en tant que Togolais, il n’avait pas besoin de visa pour entrer en Allemagne. Car le Togo fut temporairement une colonie allemande avant d’être cédé à la France à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Pour se rendre en Allemagne, il lui fallait traverser la Belgique dont il ne bénéficiait point de ce privilège. Il fut refoulé pour demander un visa en France. A Bonn où il ne connaissait personne, comme d’ordinaire, un acte de générosité lui permit d’être hébergé chez une allemande. En effet, à la descente du train à Bonn, il aperçut deux dames qui, privées de porteurs, traînaient difficilement leur quatre valises sur les quais de la gare. Il laissa ses propres bagages en un lieu sûr et alla vers elles pour leur proposer son aide. Bien que surprise par ce mouvement spontané de générosité, elles acquiescèrent de bon cœur. Dans un tel cas de figure de rencontre fortuite d’être humain, ils échangèrent sur les quais de la gare pour se connaître ; c’est qui était facilité par le fait que TETE-Michel parlait assez correctement l’allemand. Pendant ces échanges entre lui et les allemandes, il ne manqua pas de leur raconter qu’il était en route pour le Groenland. Heureusement, cette rencontre fortuite sur les quais de la gare de Bonn fut pour lui une bonne opportunité d’hébergement, comme il l’écrit à juste titre : « mes interlocutrices furent enfin persuadées de n’avoir pas affaire à un plaisantin. Notre conversation devenait donc plus intéressante à mesure que nous approchions des taxis. À la demande de la plus âgée des deux femmes, je me mis à parler avec en train de mes voyages, de mes étapes. La plus jeune, comme sa compagne appelée Carola, était moins bavarde : elle se contentait de me regarder et de sourire. Il ne restait plus que trois personnes devant nous quand la dame me demanda :
– Avez-vous un domicile à Bonn ?
– Je vais chercher un hôtel.
Il était près de minuit.
La dame se retourna vers la jeune fille et lui demanda :
– Mais… on peut le loger, n’est-ce pas, Carola ?
– Natürlich, dit cette dernière.
Et elles m’offrirent l’hospitalité.
Et c’étaient Mme veuve Anna S. et la jeune Carola sa cousine.
J’ai vécu un an dans leur joli appartement situé sur la Münsterstrasse, non loin de la guerre. Un an pendant lequel je travaillai dans une fabrique de boissons gazeuses Roisdorf, banlieue de Bonn, et préparai mon départ pour le Danemark, ma dernière étape en Europe » (p.108).
Toutefois, pour TETE-Michel, les difficultés d’accès au Groenland commencèrent réellement au Danemark, plus précisément à Copenhague. En effet, le commissaire danois chargé de lui délivrer le visa était confronté à un problème d’ordre moral. Car s’il consentait à lui délivrer un visa, n’est-ce pas l’envoyer à la mort certaine en raison du contraste des températures entre les pays chauds d’où il venait et cette mer de glace qu’est le Groenland ? Il lui fit remarquer : « il fait -40 au Groenland. Cela représente pour vous un écart de 75°… Vous aurez du mal à vous adapter. À moins que vous vouliez tenter une expérience d’hibernation ? Encore faut-il pouvoir vous réveiller une fois l’hiver passé ! » (p.p. 108-109). Le commissaire proposé au visa pour le Groenland usa de toutes sortes d’arguments pour dissuader le jeune africain d’y aller ; des arguments aussi terrifiants autant les uns que les autres. Mais sans succès. À court d’arguments, il finit par trouver une solution peu orthodoxe : le commissaire lui fit comprendre qu’en dehors de la demande de visa, il lui « fallait en plus une autorisation spéciale pour m’embarquer ».
Pendant le temps où TETE-Michel était bloqué à Copenhague, il logeait dans un petit hôtel où il avait trouvé un travail de plongeur dans un grand restaurant-brasserie. Il meublait fort bien ses heures libres par une fréquentation assidue de la Bibliothèque nationale de cette ville. Il passait aussi le plus clair de son temps au Musée national pour s’instruire de l’art et de la culture des Esquimaux. Il avait appris à parler le danois, même si l’accent rébarbatif de cette langue lui posait encore quelques problèmes de prononciation. TETE-Michel put, finalement, obtenir son visa pour le Groenland grâce à deux facteurs décisifs. D’abord, le Directeur des services culturels de l’ambassade de France à Copenhague dût intervenir en sa faveur auprès du Ministère de Groenland. Ensuite, M. Jean C., celui lui qui allait devenir comme un père adoptif pour lui, après lui avoir offert quelques jours de vacances à Paris avant de quitter l’Europe, vint à Copenhague pour se porter lui-même garant du jeune africain. Alors, le blocage concernant la question d’argent, entre autres, fut levé et il obtint son autorisation d’aller et de résider au Groenland pendant tout le temps qu’il le désire.
Soleil crépusculaire au bord d’un fleuve en Afrique noire