Paysage typique du Groenland
Une brève introduction : mœurs et sexualité chez les Inuit
Les peuples Inuit de toute la zone arctique, c’est-à-dire de l’Alaska en passant par le nord du Canada jusqu’au Groenland sont connus par les milieux savants pour trois de leurs traits culturels essentiels. Et ceci se vérifie quelle que soit la zone géographique qu’ils habitent. Il s’agit de leur légendaire accueil d’autrui, de leur éducation des enfants sans frein ni interdits, de leurs mœurs sexuelles sans tabou non plus, ni interdit.
D’abord, les Inuit sont essentiellement un ensemble de peuples de chasseurs et de pêcheurs. Ils chassent les phoques et/ou éléphants des mers, des genres de baleine, des ours éventuellement etc. Et ils pêchent des poissons et une diversité de fruits de mer. Autant dire qu’il s’agit de peuples au revenu de survie très modeste ; on pourrait même dire qu’ils sont pauvres de façon générale. Aussi, où qu’ils se trouvent dans cet immense espace de glaces et de neige, les Inuit vivent des aides sociales et financières des Etats comme le Canada ou le Danemark, pour ce qui est des Inuit du Groenland.
Malgré ces conditions de vie très modestes, voire précaires dans certains cas, les peuples Inuit, de façon générale, ont cultivé l’esprit de l’hospitalité sans limite. C’est pourquoi, leur humanité naturelle transpire à travers la qualité de leur savoir accueillir avec chaleur et bonté. Ils s’attachent à cultiver le sens de la convivialité, de la générosité, de la spontanéité, du don à autrui sans calcul, ni spéculation, ni arrière-pensées. Un Inuit qui manque de respecter cette tradition millénaire est un Inuit soit de sang mêlé avec un Occidental, soit corrompu par les peuples occidentaux sous influence des religions judéo-chrétiennes. L’auteur de cet ouvrage en fera lui-même l’amère expérience de ce genre d’Inuit corrompus par l’influence du judéo-christianisme au Groenland ; ou des Danois souffrant de préjugés anti-africains.
Ensuite, au point de vue de l’éducation des enfants, c’est le principe éducationnel du laisser-faire : là aussi, il n’y a ni réprimandes du fait des caprices d’un enfant, ni interdits, ni tabou. Les enfants font exactement ce qu’ils veulent au point, parfois, de soumettre leurs parents à l’obéissance à leurs humeurs du moment. Même sur les mimes ou les jeux relatifs aux pratiques sexuelles de leurs parents dont ils sont témoins tous les soirs, il n’y a pas lieu de s’en offusquer, selon les parents. Bien au contraire, ces imitations des mécanismes de l’acte sexuel de leurs parents sont considérées comme formateurs. En effet, leurs opinions sur ce point sont les suivantes : d’une part, en reproduisant les comportements sexuels des parents, le jour, sous le regard des adultes, qui se plaisent à en rire, les enfants se préparent, ainsi, à leur future vie d’adultes. Ensuite, et de ce fait, il n’y a point d’hypocrisie sur ces matières de reproduction sexuelle. Enfin, les enfants ne commettent aucun mal moral dans ces jeux sexuels.
Cependant, en voyant ces jeux sexuels des enfants, l’auteur fut choqué moralement, au regard des données de sa propre culture d’origine. Car il fut parfois témoin de la fellation des garçonnets entre eux : l’aîné qui suce le pénis de son petit frère, provoque l’érection de celui-ci. Cette scène a pour simple effet de provoquer l’hilarité des parents et des autres adultes.
Enfin, quelle que la nature des sources qu’on peut consulter traitant de leurs cultures – on remarque des différences dans leurs mœurs, leurs pratiques et leurs traditions d’une zone géographique à une autres etc., – toutes, à des degrés divers, insistent sur la liberté souveraine de leurs pratiques sexuelles. Sur ces sujets qui ont généré des problèmes d’ordre psychologique, existentiel, voire des troubles psychiques graves dans les sociétés sous influence des religions judéo-chrétiennes, il n’y a ni interdits, ni tabou, ni jugement moral. Les filles/ les femmes se donnent à qui elles veulent. Il en est de même du côté masculin. Ce libertinage sexuel, qui touche même les couples mariés (ou légitimes) est tellement ancré dans les mentalités des Inuit qu’il a réussi à déraciner les germes du sentiment de jalousie. D’autant plus qu’avec le rituel des changements des partenaires sexuels, la fornication – terme des religions judéo-chrétiennes qui désigne, ainsi, le péché de la chair ou relations sexuelles hors mariage – ni viol d’enfants ou de femmes ni même violence comme les meurtres de femmes au sein des couples dans les pays judéo-chrétiens. Puisque tout est d’emblée donné, sans aucune cérémonie de séduction, c’est-à-dire de libre consentement mutuel, les désirs pervers comme la fornication, le viol n’ont plus lieu d’être. Tout se passe, sur ce point, dans un esprit sain et naturel. Même les masculins étrangers aux sociétés inuit, comme TETE-Michel Kpomassie, sont totalement intégrés dans ce système de libertinage sexuel sans autre forme de procès, comme on le verra dans l’analyse des données anthropologiques de ce livre.
En somme, sans jugement moral aucun, on peut, par empathie, se laisser conduire à la découverte des mœurs et sexualités des Inuit du Groenland, grâce à l’auteur de ce livre.
I- L’hôte africain des Inuit
- A) L’accueil de cet étranger singulier, hôte des Inuit
La géographie du Groenland par l’auteur lui-même
Selon TETE-Michel, « Savoir que le Groenland est la plus grande île du monde avec une superficie de 2 175 600 km2 n’est qu’une connaissance abstraite qui n’en montre pas la véritable importance. Il faut une comparaison pour en donner une idée plus précise. Du cap Farvel, la pointe la plus méridionale du Groenland, jusqu’au cap Morris Jesup au nord, la longueur de l’île est égale à la distance qui sépare Londres du centre du Sahara. Sa largeur équivaut à l’espace compris entre Paris et Copenhague. Immensité déserte où ne vivent que 35 000 habitants (en 1979, aujourd’hui 56000 habitants). Seul le littoral, formé de rochers et de hautes montagnes entrecoupées de fjords profonds, constitue les terres habitables du Groenland. L’intérieur de l’île (soit les 5/6e de la superficie totale) est entièrement recouvert par l’inlandsis ou la glace continentale qui atteint près de 3 200 mètres de haut et parfois plus de 3 500 mètres de profondeur. De quoi augmenter de dix mètres le niveau des mers du globe et engloutir les villes côtières en cas de fonte totale… À cause de l’importance de cette calotte glaciaire, on ignore encore si le Groenland est effectivement une île ou un archipel recouvert de glaces éternelles » (p.116).
L’étendue géographique des territoires inuit
TETE-Michel entreprit son long voyage vers le Groenland à bord du « Le Martin S », un cargo mixte, chargé de denrées, notamment alimentaires, tel l’alcool, de divers autres produits aussi. Ce cargo effectuait son premier voyage de l’année. Il devait aller jusqu’à Julianehaab. Il préféra ce moyen de voyage pour éviter d’affronter brutalement le grand froid après seulement quelques heures de vol en avion. Or, par bateau, il pouvait s’habituer au froid au fur et à mesure de la progression du cargo vers le Groenland. Cependant, plus près de son objectif, comme tout être humain en proie au doute par rapport à un projet majeur et essentiel, TETE-Michel se demandait s’il se rendait réellement compte qu’il aurait dû de le préparer plus sérieusement avant sa plongée dans le grand froid. C’est en ce sens qu’il écrit : « En fait, mes projets étaient presque aussi incertains que mon fragile équipement car, tout en sachant que je voulais vivre avec les Esquimaux, je n’avais encore qu’une idée très vague quant à l’endroit précis où je devais séjourner dans ce vaste pays. Mais en débarquant dans l’extrême sud, je pourrais longer ensuite toute la côte occidentale vers le nord et vivre ainsi dans plusieurs agglomérations.
Le bateau quitta le port le 19 juin dans l’après- midi, par un temps brumeux et triste. Sur le quai, un petit groupe de dix personnes chaudement vêtues agitait la main en signe d’adieu. Bientôt, Copenhague disparaissant, on se sentit un peu comme au Grand Nord. Ce n’était que le début de l’aventure.
Nous n’étions que neuf passagers. Entre nous régnaient la plus franche camaraderie et un excellent esprit qui s’était manifesté dès les premiers instants de la traversée. Les huit autres voyageurs se composaient de deux Danoises, la mère et la fille, qui allaient rendre visite à un parent, d’une Groenlandaise avec son enfant et d’un pasteur. Il y avait aussi un jeune danois nommé Chris, ouvrier spécialisé dans le bâtiment, qui allait porter son art aux Esquimaux « pour les aider à mieux vivre dans des maisons plus modernes », et Adam, Groenlandais de 32 ans, cuisinier en Suède… Ce dernier allait passer ses vacances dans son pays natal après une absence de douze ans. Sa femme, suédoise, et sa fille de 8 ans ne l’accompagnaient pas. Mais la passagère dont le but en étonnerait plus d’un était une jeune Groenlandaise nommée Tupaamaq. Elle venait de suivre pendant un an les cours d’un institut de beauté au Danemark et s’en retournait à Narsaq, son village, pour y ouvrir le premier salon de coiffure !
J’eus bientôt ma première surprise de la traversée. Le premier jour, les dames se dorèrent au soleil jusqu’à 21 heures ! Le deuxième jour, jusqu’à 22 heures ! Le troisième jour, jusqu’à 23 heures ! Quand on se quittait si tard sur le pont, je lisais ensuite dans ma cabine à la lumière du soleil ! La brève et pâle «nuit» qui s’ensuivait (elle n’avait de nuit que le nom) disparaissait peu après comme un brouillard. Vers 3 heures du matin, c’étaient de nouveau le jour et le soleil ! Un soleil dont les rayons rouges et vifs pénétraient dans la cabine » (p.p. 116-117-118).
L’incroyable odyssée de l’auteur depuis son continent natal jusqu’au Groenland
Puis, un jour, il y est ! Enfin ! Le rêve de son adolescence allait se réaliser ; et son errance à travers plusieurs pays, deux continents (Afrique, Europe) prendre fin. Toutefois, comme pour tout être humain qui rencontre pour la première fois un autre individu, un autre groupe, un autre peuple, la première impression est toujours la surprise ; d’autant plus qu’il y a une différence de couleur de peau il en fut, ainsi, de TETE-Michel lui-même ; même si, depuis le Togo, les Inuit ne lui étaient pas totalement inconnus. Il les avait vus, dans leurs tenues vestimentaires, dans le livre qu’il avait acheté et lu ; et qui lui inspira l’idée de ce projet inouï. Cependant, entre l’idée qu’on peut se faire d’un peuple inconnu et le réel concret, il y a une béance incommensurable de différence et de surprise. C’est cette première et réelle impression qu’il décrit ainsi : « nous abordâmes le débarcadère et je vis, à travers le hublot de ma cabine, toute la population rassemblée sur la place à côté de l’entrepôt. Des hommes de taille assez petits bien que métissés pour la plupart, vêtus d’un pantalon de grosse toile et les pull-overs ou d’anoraks ; des femmes grassouillettes dans des manteaux européens qui leur tombaient jusqu’aux pieds, portant des foulards et des kamiks, bottes en peau de phoque. Elles tenaient par la main des enfants potelés dont le corps faisait presque craquer leurs petits patelots. Le nombre des enfants est impressionnant ! Tous regardaient silencieusement le bateau qui, après huit jours de voyage dont deux passés à lutter contre la barrière de glace, arrivait là, dans leur village, apportant les denrées si longtemps attendues, surtout, oui, surtout le café, le tabac et l’alcool ! » (p.p.123-124). Néanmoins, par l’observation et l’accueil des gens qu’il voyait sur les quais du port, il s’aperçut et il réalisa que ce devait être un peuple pacifique. Les gens ne cessaient de sourire entre eux. Et ils lui semblaient très discrets, réservés, amicaux même.
TETE-Michel, à travers et chez ce peuple, allait faire l’expérience d’une rencontre inouïe, dense, surprenante même ; et lui, de son côté, faisait l’expérience d’un peuple inconnu par sa visite inimaginable : un Noir dans ce blanc manteau de glace et de neige ! En dehors des journaux où certains d’entre eux avaient dû regarder des photos de Noirs, mais sans en n’avoir jamais vus ni rencontrés un tel être humain de cette couleur de peau. TETE-Michel raconte, ainsi, la première rencontre : « Eh bien ! En me voyant, ils cessèrent tous de parler. Le silence fut telle qu’on eût pu entendre une mouche voler. Puis ils sourirent à nouveau, les femmes en baissant un peu les yeux. Quand je suis devant eux, tous levèrent la tête pour me regarder en face. Des enfants saisirent le bas du manteau de leurs mères ; quelques-uns se mirent à crier de peur, à pleurer. Certains prononcèrent les mots Toornaarsuk et Quivittoq (dites Krivitoq), esprits vivant dans les montagnes… Voilà ce que j’étais pour les enfants et non pas un Inuk comme eux. Pareils à tous les enfants du monde, ils évoquaient spontanément ceux à quoi je leur faisais penser. Je ne pouvais, hélas, en dire autant des adultes. Fiers et secrets, ces derniers dissimulaient leurs sentiments derrière un sourire immuable, doux mais énigmatique. Aucun d’eux ne rectifia l’opinion des enfants. Cependant, le maintien tranquille des mères mit quelques en confiance et, en me regardant approcher, ils essayèrent de sourire à leur tour ; un sourire hésitant, peu rassurant.
La foule se fondit en deux pour me laisser passer. J’entendis alors distinctement le mot Kusanaq prononcé par une femme, un mot flatteur que je ne compris pas sur le moment et qui signifie « beau ». Beau dans quel sens ? Pour les enfants j’étais un être surnaturel et redoutable qui vient exterminer le village. Il faut croire qu’en dehors du fait d’être noir, ma taille, 1,80 mètre, contribuait à inspirer cette frayeur aux enfants dont les parents ne dépassaient guère 1,60 mètre. Et peut-être pour cette femme aussi, petite et vivant avec de petits hommes, j’étais beau précisément à cause de ma taille. Ma taille leur en imposait donc, mais de différentes façons suivant leur âge. Elle semait la terreur parmi les enfants, frappé d’étonnement les hommes et agréait à cette femme qui résume sans doute à ce moment l’opinion de toutes les autres. J’ajouterai tout de suite que, deux jours plus tard, la radio de Godthaab, la capitale, annonçait ainsi l’arrivée d’un Africain dans le pays : « c’est un homme très grand avec des cheveux comme de la laine noire, des yeux non bridés mais en forme d’arc et ombragés de cils recourbés » (p.p.124-125-126).
Adam, l’un des passagers du cargo-mixte, se proposa de lui trouver un hébergement. D’abord, il alla vers ses parents pour les saluer, puis il revint vers TETE-Michel pour lui dire qu’en fait tout le monde voulait l’héberger. Sur ce point, il semble que les peuples, qui n’ont pas encore été pollués, corrompus par les préjugés raciaux, ou qui n’ont pas été mis en contact de manière permanente, les uns avec les autres, sont enclins à recevoir, à accueillir l’autre, l’étranger avec bienveillance. C’est en ce sens que Rousseau, dans Du contra social, (Livre I), a raison de penser que, naturellement et d’emblée, les peuples ne sont pas en état de guerre ni d’hostilité les uns avec les autres ou les uns par rapport aux autres. Les formes de conflit, d’hostilité ou d’animosité sont toujours de l’ordre de la Culture ou des cultures humaines.
Les oppositions qui naissent entre les uns et les autres émergent toujours de raisons factices qui sont de deux ordres. D’une part, la guerre entre les peuples est suscitée par un roi, un prince, un empereur dans le but de magnifier sa gloire personnelle. Même dans ce cas, Rousseau récuse le massacre des peuples vaincus : ils le sont toujours de façon innocente et pour de mauvaises raisons. En effet, tant que les individus n’ont pas d’armes à la main pour se défendre ou pour défendre leur pays, on n’a nullement le droit de tuer qui que ce soit. C’est pourquoi, Rousseau dit qu’un peuple peut triompher, en cas de conflit toujours provoqué par un roi, par rapport à un autre, sans pour autant tuer un seul membre du peuple vaincu. À cet effet, soutient-il, il suffit d’attenter à la vie de son souverain ou, plus simplement, de l’enlever pour mettre un terme à la guerre entre deux peuples. D’autre part, le poids des préjugés que les divers peuples de la terre nourrissent ou cultivent les uns à l’égard des autres inclinent fortement les individus à l’hostilité réciproque.
En réalité, ils pourraient ne pas se détester. Mais la forte prégnance de leurs préjugés commande à leur comportement : en face de l’autre, l’étranger, le dissemblable, ils sont incapables de le voir tel qu’il est en lui-même, mais la plupart du temps à travers les grilles et les prismes déformants de leurs préjugés. Entre eux et l’autre, il y a le miroir de la projection de leurs représentations préjudiciables, de leurs aprioris. C’est ce qui explique, au Groenland, que les seuls êtres humains, comme une exception dans cette mère de bonté des Inuit, qui aient refusé d’accueillir ou d’héberger TETE-Michel, étaient des Danois. La force de leurs préjugés anti-Noirs l’a emporté, chez eux, sur un quelconque sentiment de bonté, d’humanité, de générosité. À l’inverse, les Inuit ont fait preuve de bienveillance à son égard, en le recevant ou en l’hébergeant avec bonté, spontanéité ou humanité.
Ainsi, parmi les volontaires pour l’accueillir et l’héberger, il y avait la sœur d’Adam, une jeune femme mariée de 28 ans qui insista tellement pour avoir sous son toit TETE-Michel qu’elle eut gain de cause par rapport à toutes les autres propositions des habitants de cette petite ville. On peut retenir deux moments dans son accueil par des familles inuit. D’abord, au début, il y a eu l’effet de surprise, d’étonnement des membres des familles accueillantes ; ce qui provoqua des réactions conséquentes, comme il le souligne lui-même : « la jeune femme apporta aussitôt de la cuisine des tasses et la cafetière. Je m’attendais tout simplement à la voir nous servir du Nescafé. Mais non ! C’était du véritable café dont l’arôme suave et pénétrant me surprit.
– Comment a-t-elle pu faire ce café en moins d’une minute ? Demandai-je à Adam.
-Ici, dans toutes les maisons, la cafetière est en permanence sur le fourneau et attend les visiteurs, répondit-il.
En quelques minutes, nous venons de consommer chacun cinq tasses de café servi avec des biscuits. À partir de la troisième tasse, elle nous versait dans le café quelque goutte d’akvavit, alcool danois. La conversation s’animant, Adam déploya tout son vocabulaire de danois et d’anglais pour nous servir d’interprète.
– Mikili (entendez Michel), dit mon hôtesse en se tournant vers moi, je m’appelle Paulina. J’ai dit à Adam que tu habiteras chez moi. D’accord ?
-D’accord.
– Apporte ce soir tes bagages. Venez voir.
Elle me conduisit à l’étage, car il y avait un étage. Deux chambres se faisaient face.
– Tu prendras celle-ci, dit-elle en désignant la chambre de droite.
Il y avait un lit métallique recouvert de drap blanc, lavé mais non repassé, et d’un édredon. Une chaise se trouvait près du lit. C’était la chambre de Paulina et de son mari. Avant notre arrivée dans la maison, Paulina avait déplacé ses propres effets et ceux de son mari pour les mettre dans la chambre des enfants (celle de gauche) afin de me réserver la meilleure des deux pièces.
–Hans et moi nous coucherons en face dans la chambre des enfants.
– Et ? Demandai-je.
– Sur le plancher.
Je protestai, d’autant plus que Hans, le mari de Paulina, ouvrier au chantier naval et absent à ce moment-là, n’était pas au courant des nouvelles dispositions que prenait sa femme. Mais Paulina ne voulait rien entendre.
- D’ailleurs, ajouta-t-elle, Hans est presque toujours saoul et peut aussi bien dormir sur le plancher… Connais-tu l’immiaq ? Reprit-elle vivement quand nous fûmes revenus dans le salon » (p.p. 127-128-129).
Ensuite, il a fallu que TETE-Michel consente à manger leur nourriture, comme la viande, qui est rarement cuite. Or, dans son propre pays, la viande, le poisson étaient systématiquement cuits, archi cuits comme si, inconsciemment, on prenait, ainsi, des précautions visant à tuer les microbes. Mais avait-il le choix de refuser de manger la nourriture que lui offraient de bon cœur ses hôtes ? Ne serait-ce pas une manière de les vexer ? De les juger, voire de mépriser leur mode alimentaire ? Il consentit de bon cœur à s’alimenter comme ses hôtes, tel qu’il écrit lui-même : «
-Du mattaq ?
-Oui… De la peau de baleine crue.
Ces filets de viande avaient l’épaisseur de la pulpe de papaye et de la chair du melon. Nous prenions chacun une tranche de cette peau que nous serrions entre les incisives et, retenant d’une main l’autre bout, nous la coupions à l’aide d’un couteau, à l’esquimaude, c’est-à-dire de bas en haut et tout près de nos lèvres, au grand risque de nous trancher le nez.
Viande crue, mode d’alimentation des Inuit
Le mattaq se compose se compose de deux couches superposées : c’est la partie supérieure (la peau naturelle de cette espèce de baleine), d’un blanc mat et un peu ferme comme du cartilage, est assez tendre, bonne, voire succulente, la couche inférieure, rosée, est au contraire très dur à mastiquer.
Ce nouveau régime alimentaire n’était pas sans m’effrayer. Je me demandais si j’allais me nourrir uniquement de peau de baleine pendant mon séjour au Groenland. Il ne tenait qu’à moi de revenir sur ma décision : le bateau, qui devait se rendre dans deux autres agglomérations avant de reprendre la route du Danemark, restait quelques jours à Qaqortoq. L’idée me vint de repartir pour l’Europe, mais j’hésitais … Simplement à cause d’un morceau de peau de baleine, pouvais-je renoncer brusquement à ce que j’avais eu tant de mal à réaliser ?
Je mangeais ma portion de peau le baleine, et mon accueillante hôtesse me demanda si j’aimais le mattaq. La crainte de la décevoir me fit répondre par un « oh oui ! ». Alors elle m’en servit, à moi seul, tout un plat auquel elle joignit une énorme quantité de graisse de phoque jauni et sanguinolente. Très lentement et difficilement mais en souriant, j’arrivai à finir une bonne partie de cette nourriture qui n’était relevée par aucune épice, pas même du sel… Dans mon for intérieur, redoutant une atroce digestion, je me reprochais sévèrement mon excessive complaisance, mais sans laquelle je n’eusse pu gagner sur l’heure la précieuse amitié de mon hôtesse. » (p.p.130-131)
Comme le veulent les coutumes inuit, lorsque quelqu’un reçoit un étranger chez soi, il doit le présenter à tout le monde, c’est-à-dire à divers membres du village. Ainsi, avec l’influence de la civilisation européenne, la situation sociale et culturelle a grandement changé l’art de vivre des Inuit, tel que cela se passe partout ailleurs chez d’autres peuples. C’est ce qui explique que l’Etat danois ait été amené à construire des établissements pour les personnes âgées. Ayant entendu parler de l’arrivée de TETE-Michel, les pensionnaires de la maison de retraite du village, ont souhaité le rencontrer, faire sa connaissance, ainsi qu’il l’écrit lui-même : « On m’entoure, on me sert la main. Les vieilles poussent des cris devant ma taille. Les hommes paraissent intimidés en levant les yeux vers moi. La plupart d’entre eux entre ont 60 et 65 ans. Beaucoup sont arrivés à l’asile à de 60 ans (âge d’admission pour les hommes et 55 ans pour les femmes) » (p. 146). À cette occasion, il eut la possibilité d’observer leurs coutumes. Ceux-ci changent en fonction de l’âge, des occasions de la vie tels que la fête, le deuil, le mariage etc. Il prit soin de les décrire ainsi dans son livre : « Les kamiks, en peau de phoque traitée, débarrassée de ses poils, sont d’un blanc immaculé. Et, tandis que les kamiks noirs des hommes s’arrêtent au-dessous des genoux, ceux des femmes, décorés en bas de mosaïques faites de petits morceaux de cuir colorés, puis de dentelles aux genoux, montent jusqu’au haut des cuisses où ils se terminent également par une bande horizontale de fourrure noire. Entre ces bottes, d’une élégance peu commune, et la tunique se trouve la troisième et dernière pièce de cet ensemble le takisut : c’est une culotte en peau de phoque, si courte qu’elle descend jusqu’au niveau des hautes bottes, tandis qu’en haut elle ne monte pas même au-dessus des reins, endroit où elle est tout juste recouverte par le bas de la tunique. De sorte que, note un éminent ethnologue danois, quand on voit se baisser pour la première fois une groenlandaise en costume national, on a vite l’impression qu’une catastrophe va se produire.
Tenue traditionnelle de femmes inuit
À chaque cuisse le takisut est orné, sur le devant, par trois raies de fourrure verticales, une foncée entre deux blanches.
Si les motifs qui décorent le nui n’ont pas de signification particulière, la couleur des kamiks est au contraire pleine de sens. Les petits enfants des deux sexes portent indifféremment des kamiks rouges, couleur du soleil et de la vie. La distinction apparaît vers l’âge de 7 ans, parfois plus tôt ; les garçonnets adoptent alors la couleur des kamiks des hommes ; les fillettes, celle des femmes et tout le costume féminin, car on suppose qu’à cet âge elles en savent autant sur la vie que leur mère… Il n’existe, par exemple, aucune différence entre le costume d’une jeune fille de 14 ans après la confirmation et celui d’une femme mariée, de sorte qu’un étranger peut les confondre sans courir le risque d’être rabroué. Mais, au-delà de 50 ans, qu’elles soient ou non veuves, les femmes échangent leurs beaux kamiks blancs contre des noirs, toujours aussi hauts mais sans dentelle. Elles les garnissent parfois de décoration modeste et très sobre en mosaïque de cuir. Leur tunique reste la même, mais elle est dépourvue de l’élégant collet de perles, et l’aspect en est quelque peu triste. Enfreindre cette règle et faire la belle à un âge avancé, c’est donner libre cours aux chansonnettes railleuses que les Groenlandais savent si bien improviser » (p.p.148-149).
Poursuivant sa route au Groenland de village en village, d’une façon générale, TETE-Michel fut accueilli partout par des familles inuit sensiblement de la même manière. Chez certaines d’entre elles, les conditions de vie étaient précaires, pauvres même. Les demeures étant exiguës, l’hygiène faisait défaut. À ces données d’une vie difficile s’ajouta la curiosité des accueillants à découvrir leur hôte de telle sorte que, parfois, ils ne manquaient de le regarder de plus près, voire de le toucher. Ainsi, dans une famille, qui venait de l’accueillir en vue de l’héberger, les réactions des membres de la famille furent très curieuses, comme ce qui se passa dans une famille : « je suis accueilli par les Stephensen, une famille groenlandaise. La femme, après m’avoir fait entrer dans le salon, ouvre la porte de la chambre à coucher pour me présenter à son mari. Il est ivre et dort. Sans se gêner, elle allume pour me le faire bien voir…
Leur fils unique Steffen, un garçon de 15 ans aux cheveux coupés en brosse, est assis sur le canapé. Il m’aide à ranger mes bagages et, après un tour dans l’agglomération et au petit dancing en sa compagnie, nous nous couchons vers minuit, dans le salon. Le père de Stephen dort toujours.
L’homme ivre se réveille au milieu de la nuit et se montre au salon, vêtu d’une chemise à carreaux ouverte sur la poitrine et d’un pantalon de drap noir. Il est accompagné de sa femme qui le tient par la main… Tous les deux s’approchent du poêle, comme des trolls qui s’accroupissent devant un feu de forêt et, pendant que la femme alimente le feu pour la nuit, l’homme se dirige en titubant vers la porte d’entrée où se trouve un seau en plastique. Et là, presque en face de moi, il déboutonne son pantalon froissé sur lequel brillent par endroits des plaques de mucosité séchée. Après avoir vidé sa vessie, le voilà qui s’empêtrent dans mes bagages et manque de tomber. Sa femme, à son tour, s’approche du saut, soulève sa robe (elle ne porte rien en dessous) et s’assied sur le bord du récipient.
Une famille inuit en costumes traditionnels
Après quoi, remettant de l’ordre dans mes bagages, dérangés par son mari, elle lui dit avoir accueilli un étranger sous leur toit. Elle me montre du doigt et tous deux, me croyant endormi, s’approchent doucement, se baissent et m’examinent. « Il est vraiment noir ! » Observe l’homme. Puis ils retournent se coucher. A l’aube, croyant aussi que je dors, leur fils Steffen, qui pourtant a passé la soirée au dancing avec moi, se redresse sans bruit et me regarde longuement. Il étend le bras et passe doucement la main sur mes cheveux. Il recommence trois fois de suite. Dans ses yeux brille une indescriptible curiosité » (p.p. 168-169).
Quant aux réactions des enfants, comme partout ailleurs chez d’autres peuples de la terre, elles sont contrastées. Certains enfants allaient spontanément vers lui au point d’obliger leurs parents à le recevoir sous leur toit. Tout se passait alors comme s’ils connaissaient de longue date ou comme s’il n’était nullement différent d’eux. Ces enfants désiraient partager sa compagnie sans autre forme de procès. De telles conduites contribuaient à créer une très bonne ambiance entre lui et les familles en question. D’autres enfants, au contraire, étaient effarouchés. Dans ce cas de figure, soit ils se mettaient à pleurer, soit ils cherchaient protection auprès de leurs parents. Malgré tout, ils étaient curieux de savoir si tout son corps était noir suivant les remarques des enfants d’une famille accueillante. : « A notre arrivée un peu plus tard dans la maison, leur fille, en me voyant, devient soudain toute rouge et se met à hurler pendant que son frère aîné, âgé de trois ans et demi, interroge avec curiosité ses parents. Le médecin revient dans le salon en riant beaucoup et me répétait une question que le petit garçon a posée à sa mère : est-ce que mon pénis est de la même couleur que ta peau ? » (p.199).
Comme je l’ai fait remarquer ci-dessus, si TETE-Michel eut un accueil spontané, naturel et bienveillant chez les Inuit, il en alla autrement de la part des Danois installés au Groenland. Ceux auprès desquels il eut l’opportunité de solliciter un hébergement le rejetèrent presque tous ; même lorsqu’il était dans une situation critique par rapport au froid. Car la forte prégnance de leurs préjugés par rapport aux Noirs ne put les conduire à quelque raisonnement de nature morale ; ni même à une bienveillance qui refléterait leur foi chrétienne, laquelle leur recommande d’aimer leur prochain. Telle fut la réaction du premier Danois-Groenlandais auquel il demanda un hébergement en pleine nuit et dans le froid vif qui le mordait par toutes les voies de son corps : «Le chaland nous dépose devant le quai encombré de gens, de bagages et de marchandises que des barques vont transporter jusqu’au bateau côtier. Deux taxis attendent des clients, j’en prends un pour aller chez Lars Peter Olesen, beau-frère d’un de mes amis, Érik, et pour qui j’ai une lettre. Lars Peter, Professeur au Hojskole, lycée Knud Rasmussen, habite dans cet établissement scolaire situé à l’autre bout de la ville. L’agglomération, doté d’une seule rue principale, est bâtie tout en longueur. Nous nous mettons en route pour traverser d’un bout à l’autre cette petite ville enneigée (1750 habitants). Les phares de la voiture éclairent des traîneaux près des portes et j’entrevois des yeux qui luisent dans la nuit. Telle est ma première et fugitive vision des chiens esquimaux.
Dès que j’ai mis les pieds dans la cour du lycée, des filles s’écrient : «kinaana ! » (Qui qui sait, celui-là ? ». La cour s’agite. Lars Peter, qu’une des filles est allée chercher, est aussi très surpris en me voyant, mais dissimule son étonnement en bon groenlandais instruit. Malgré la lettre de son beau-frère, il me fait comprendre, sans vouloir parler esquimau, qu’il ne peut me recevoir ni m’héberger. Quelles que soient ses raisons, je note simplement que c’est la première fois que l’on me refuse l’hospitalité dans le pays, mais ce refus vient d’un groenlandais qui vit plus ou moins à l’européenne et qui foule aux pieds – du moins suis-je tenté de le croire –, l’une des traditions les plus sacrées de son pays.
Je remonte dans le taxi avec l’intention de retourner sur Kununnguaq ( qui sera dans la rade jusqu’au lendemain matin) afin d’aller immédiatement dans l’agglomération suivante… Après tout, Lars Peter n’est pas le seul habitant de la ville. Je descends donc de la voiture et me dirige vers la première maison qui s’élève au bord de la rue. Je frappe, on ouvre ; un homme et sa femme, jeune, tous deux vêtus de pull-overs gris, se montrent.
– je viens d’arriver je pense séjourner quelque temps à Sisimiut. Pourriez-vous m’héberger ?
– Bien sûr. Entre.
Je règle la course du taxi, 17 couronnes, et rentre mes bagages dans la maison » (p.p.217-218).
Dans un autre village situé sur le trajet qui devait le conduire plus loin à l’intérieur du Groenland, TETE-Michel connut une mésaventure semblable avec un autre Danois. Pire, il avait tenté d’entraîner tous les habitants de cette localité à lui refuser un hébergement. Sans doute, en raison de son influence en ce lieu, des Inuits refusèrent, eux aussi, de l’accueillir ; ce qui était tout à fait contraire à leurs coutumes. On voit, ainsi, à quel point le poids des préjugés est de nature à transformer le tempérament des êtres humains innocents, à provoquer des désastres, voire à détériorer la qualité des liens interhumains. TETE-Michel décrit de la manière suivante sa mésaventure face à ce Danois : « trois jeunes gens m’aident à porter mes bagages pour aller chez le maître d’école. Knud bondit dehors comme un fou et refuse catégoriquement et de façon brutale de me recevoir. Comme si Rodebay lui appartenait, il me donne même l’ordre de retourner immédiatement à Jakobshavn… Devant cette attitude que je juge pour le moins étrange, je vais chez le chef du village nommé Johan Dorf ; il manifeste une réserve surprenante. Je cours chez le pasteur : il ne veut pas se montrer, prétextant une soudaine indisposition. L’accueil de sa femme est d’une froideur extrême. Eux qui m’ont pourtant bien reçu il y a un peu plus d’un mois, et lui, le pasteur, qui est allé jusqu’à me proposer de passer la nuit avec sa cousine ! Tous les habitants s’enferment chez eux, marquant ainsi leur refus unanime de m’accueillir. Aucune porte ne s’ouvre quand je frappe. Je crois rêver… Pendant une heure, je fais des allées et venues inutiles dans le froid funeste sur le sol couvert de glace ; mes pieds s’engourdissent dans mes kamiks. Qu’est-ce qui a pu changer si complètement ces gens en si peu de temps ? Je comprends bien vite qu’ici le petit maître d’école danois fait la loi.
Emu sans doute par ce traitement indigne, que tout le village devait attribuer plus tard à Knud, un jeune homme appelé Sqqaq (déformation locale de Zacharie), l’un de ceux qui ont porté mes bagages à ma descente du bateau, me retrouve assis dehors sur mon sac à dos et me propose d’aller chez lui. Il m’amène donc à l’autre bout de l’agglomération, dans une petite maison, la plus isolée du village et la plus délabrée que j’aie jamais vue. En entrant, les occupants accroupis dans le salon tournent vers moi des yeux fixes et étrangement brillants. Une fillette appelée Maria, âgé de 13 ans, me retire mes kamiks et me fait asseoir près du fourneau pour que je me réchauffe, tandis que sa sœur aînée Marianaa range mes bagages dans un coin… » (p.p. 257-258).
Ce fut aussi un Danois qui, un jour, l’agressa verbalement et physiquement, sans raison apparente. Avait-il intention de l’humilier aux yeux de tout le monde et de ternir l’admiration que les Inuit avaient pour ce jeune étranger ? Sans doute, il avait quelque excuse : le soir de leur rixe, ce danois était ivre ; du moins, telle fut l’explication de sa conduite incongrue, de son agressivité gratuite par rapport à ce jeune étranger. Je me permets de rapporter longuement cette cruelle mésaventure de l’auteur : « en traversant la cour, je croise un homme qui braque sur moi avec insistance le faisceau de sa lampe électrique. Dans mon pays, agir ainsi est considéré comme une provocation. Qui cela peut-il être ? À mon tour, je braque ma langue sur lui : c’est John Dorf… Chacun de nous baisse sa lumière. Sans méfiance, je continue mon chemin.
Je suis déjà près de la porte de la clôture lorsque, m’attaquant par derrière, John Dorf me terrasse brutalement. Je me relève, les doigts éraflés. Tel un chien hargneux qui, après avoir sauté sournoisement sur un homme, s’enfuit, ainsi Johan Dorf se sauve en courant chez Knud. Je le suis pour avoir immédiatement une explication. À peine avais-je ouvert qu’il se retourne, m’envoie un coup de pied dans le ventre et me ferme la porte au nez. Je l’entends alors crié de l’intérieur comme un fou : « Va-t’en d’ici pauvre Nègre ! »
C’est la première fois que je m’entends appeler ainsi. Je me suis depuis longtemps aperçu qu’un homme qui, ayant affaire à un homme de couleur, le traite de « pauvre Nègre », de « sale Nègre » et de tout ce qui s’ensuit, est toujours un homme complexé, aigri, minable, qui cherche à se défouler ainsi de frustrations pour lesquelles le « pauvre Nègre » n’y est pour rien. En un mot, Johan Dorf, être envieux, est jaloux du fait que les femmes m’adulent.
Je réussis pour la deuxième fois à ouvrir la porte ; il me donne un autre coup de pied à l’estomac et la referme. Tout en appelant Knud, je tire de nouveau la poignée, et le salaud m’envoie un troisième coup. Voulant esquiver, je glisse et tombe sur les marches. Je me relève pour ouvrir encore la porte quand Knud se précipite dehors :
– Fuyons ! Dit-il. Ils se battent chez moi.
Étourdi, faible tout à coup, je me laisse lâchement entraîner.
– Alors nous réfugier à l’école… Nous sommes seuls… Nous sommes des amis, Michel ! répète Knud pendant que nous courons tant bien que mal dans l’épaisse couche de neige, nous heurtant aux congères.
Nous entrons en coup de vent dans le bâtiment. Knud ferme la porte à double tour et, dès que nous sommes assis, se met à pleurer. C’est alors qu’il m’explique que la femme couchée chez lui, saoule à ne plus pouvoir rentrer chez elle, est la femme de Johan Dorf !
– Et qu’ai-je à voir dans tout cela, moi ?
J’essaie cependant de me contrôler, de ne pas m’emporter. Knud prend ma lampe de poche pour aller voir si le calme est revenu chez lui. Il revient, très agité, repart, revient encore. Nous pouvons rentrer…
On me répond qu’il est saoul comme une bourrique. Alors, comme le village est abandonné à lui-même et que nous y vivons sans loi, je décide, pour ne pas passer pour un sot, de donner une leçon à Johan Dorf la prochaine fois que je le verrai. J’ai 24 ans ; Dorf, gros et bouffi de lard, en a près de 38. Il n’est donc un vieux et peut se battre.
Tout à coup la porte s’ouvre. Dorf entre et se dirige vers sa femme. Je l’appelle, il me jette un regard méprisant. Alors je le prends au collet. Il me retient par mon vêtement, en tirant si fort qu’il craque. Je l’enlève et me bats. La table se renverse. Quoi que Dorf arrive à se mettre sur moi, je lui massacre passablement les pommettes à coups de poing, écoeuré moi-même à la vue des blessures que je lui inflige et du sang qui coule. Mes kamiks glissent dans la bière, tout le monde crie en même temps. Enfin, nous nous arrêtons, et on tire Dorf de côté. Knud lui demande pourquoi il m’a terrassé puis donné des coups de pied dans le ventre.
– Je ne me rappelle plus, dit-il en s’affaissant sur le canapé, hors d’haleine.
Cette réponse idiote me fait bondir de nouveau sur lui et le gifler. Et les coups de recommencer. Il s’assit encore une fois, essoufflé. Entre brusquement le petit homme en anorak blanc que j’avais vu chez Knud une heure plus tôt. Mais je laisse pantin gesticulai sur place. Saqqaq arrive, s’informe aussi de ce qui se passe et veut se battre de mon côté. Peu à peu, tout s’apaise. On fait sortir Dorf. Il se retourne ; Knud en lui criant : « out ! », lui envoie un coup de pied aux fesses. Des gens l’emmènent avec sa femme.
Beaucoup de personnes dans le village ont peur de ce lourdaud Johan Dorf qui, du fait qu’il tient la boutique danoise et s’occupe en simple exécutant des transactions que le comptoir réalise dans le village (achats de peaux de phoque, de renards, etc.), aime qu’on le craigne et s’érige en chef. Mais ce soir, avec son visage bouffi et en sang, il traverse l’agglomération la tête basse. On me félicite pour la leçon et Knud propose une collation. » (p.p. 298-299-300-301)
Vie d’autrefois au Groenland
B) Des mœurs sexuelles lascives et libertaires
1) Une pratique sexuelle sans tabou
Les hommes se distinguent aussi par le rapport qu’ils ont à l’égard de la sexualité. L’influence des religions dites révélées, notamment, impose des règles morales qui codifient fondamentalement la nature des rapports sexuels. Elles sont souvent strictes ; ce qui modifie essentiellement la personnalité ou le tempérament des peuples qui les adoptent. En dehors de la morale judéo-chrétienne, la plupart des peuples de la terre ont plutôt un rapport sain et/ou naturel avec la sexualité. Les études anthropologiques sur divers peuples de la terre le prouvent fort bien. Parmi celles-ci, le fabuleux travail de Margaret Mead (Mœurs et sexualité en Océanie) a bouleversé et choqué profondément la pudeur des peuples judéo-chrétiens. Ces investigations ont provoqué une révolution dans le regard de la jeunesse occidentale des années 1950 à 1960. Mead était elle-même favorable à une ouverture des mœurs sexuelles au sein de la vie traditionnelle religieuse occidentale. Elle avait mené des combats contre l’hostilité masculine, voire contre des religieux qui voulaient le maintien du statut quo de la pratique sexuelle avantageant le masculin au mépris des plaisirs du féminin.
Cette pratique de la sexualité sans jugement moral ni pudibonderie est aussi une réalité bien ancrée dans la mentalité des peuples inuit comme TETE-Michel en a fait l’expérience. Ayant appris qu’il n’avait pas de femmes dans son pays, une dame suggéra qu’il fallait absolument lui trouver une dans son village. C’est, du moins, ce qu’il écrit : «- comment ! Toi si grand ?… C’est que tu n’as pas de femme ? Oh ! Ici il t’en faudra !
Jeune femme inuit
– Bien. Mais qui s’occupera ici de mes enfants quand je serai reparti en Afrique ?
– mon mari ! Dit-elle le plus naturellement du monde.
Précisons que des six enfants de Paulina, les deux premiers Hendrik et Tage… ont pour père un ouvrier danois maintenant rentré dans son pays. Le troisième, Assa, est né d’un Groenlandais. Les autres, deux fillettes et un garçon (Nuka, Naja-La Mouette- et Faré) sont de Hans qui est heureux d’avoir tous les enfants sous son toit. » (p.p.139-140).
Sur le plan de la recherche du plaisir sexuel, autour duquel il n’y a aucun tabou qui vaille en tant qu’il est considéré comme naturel au même titre que boire ou manger, il y a une égale liberté entre masculins et féminins au Groenland. À ce sujet, TETE-Michel raconte qu’un jour, son ami Adam et l’un de ses cousins, Gerhart, l’invitèrent pour une visite à la résidence des aides infirmières groenlandaises. Autant les partenaires sexuels masculins n’ont besoin de dépenser de la salive pour séduire des filles, autant ces dernières vont spontanément vers les garçons qui leur plaisent pour quêter leur plaisir sexuel. Il montre à quel point la différence de mœurs et pratiques sexuelles est importante entre Danois et Groenlandais ; et ceci malgré l’influence de la religion chrétienne danoise. Tout se passe comme si la culture danoise n’était qu’un vernis, un art de vivre et de considérer les phénomènes, mais de manière inessentielle. Donc, les traditions groenlandaises, leur vision du monde, leur moralité, leurs pratiques religieuses l’emportent infiniment sur la culture danoise importée ; et notamment dans son application rigoureuse. C’est ce qui explique la conduite des groenlandaises par rapport à leurs supérieures danoises. En effet, après avoir reçu leurs partenaires sexuels dans leur lit, elles entendirent le bruit des pas des infirmières danoises, qui venaient vérifier si elles étaient bien seules et couchées sagement. Alors, elles se hâtèrent de les cacher sous leur lit pour éviter des réprimandes de celles-ci et la mise hors résidence de leurs partenaires avec lesquels elles entendaient passer la nuit dans leur résidence.
Des fêtes comme des occasions du partage des partenaires sexuel(l)es
Le libertinage sexuel n’a pas seulement lieu chez les individus jeunes et célibataires. Il se pratique aussi chez les couples mariés. Le plus souvent, cela se passe au cours de bals organisés pour des échanges de partenaires ; ou même lors des fêtes. Chacun est autorisé à chercher le ou la partenaire qu’il ou elle préfère. Cette pratique est tellement naturelle et courante qu’elle outrepasse toute forme de jalousie. À l’occasion d’un bal auquel il a participé (chez les Groenlandais on ne peut pas refuser une invitation), TETE-Michel écrit ceci : « dans la salle éclairée à l’électricité, les femmes sont installées sur des sièges placés contre un mur et les hommes le long du mur opposé. La règle générale, me laisse entendre Gérhart ; même les mariés s’y conforment. Cela me paraît bizarre. Les deux sexes ainsi séparés observent, les regards se croisent, s’invitent, où sont chargés de jalousie. Dès que commence la musique, chaque homme déjà fait son choix, repérer sa cavalière. Le groupe des hommes s’élance vers celui des femmes. C’est une ruée impétueuse, une horde de kamiks noirs qui charge. Dans la précipitation on se bouscule, sans se donner la peine de s’excuser. Après l’assaut, les jeunes gens timides n’ont plus que les mal aimées et les vieilles. L’armée de kamiks noirs a passé… Il arrive que deux hommes se jettent sur la même fille, la tirant chacun par un bras. « C’est moi le premier ! » entend-on vociférer. Il n’est pas rare qu’un troisième, plus rusé, emmène la cavalière tandis que les deux autres, ébahis, entament sur place une joyeuse conversation, étonnés d’avoir le même goût » (p.155).
Du fait de cette absence de jalousie, (est-ce une apparence ?), dans les rapports sexuels, le mariage, les amitiés, la fidélité à un ou une partenaire, bouleversa les règles morales de l’auteur. Or, dans son pays d’origine et, généralement, chez les autres peuples, y compris africains, l’attachement à la ou au partenaire sexuel(le) engendre une farouche jalousie. Ce sentiment traduit bien chez les êtres humains un instinct d’appropriation du corps et de la personne de l’autre. Sur cet aspect des pratiques, des traditions, et des coutumes humaines, Martin Gozlan remarque que l’Islam aborde la question du sexe en termes très crus. En ce sens, on comprend alors que « le mariage n’est ni plus ni moins qu’un contrat par lequel on acquiert le vagin d’une femme pour en jouir » (Le sexe d’Allah, – Grasset et Flasquelle, Paris 2004, p.55). Dans ce cas, que signifie « je t’aime ! » ? Les Groendaises le disent aussi à quelqu’un, mais sans y attacher une quelconque importance. Peut-être, cela signifierait : « je t’aime, ponctuellement, pour copuler avec toi ! ». Autrement, dans l’expression « je t’aime », elles n’y investissent aucun affect, aucun sentiment particulier, si ce n’est le fait uniquement de désirer un rapport sexuel avec un partenaire, quel qu’il soit ; mais pourvu seulement qu’il leur plaise. Donc tout se passe comme si, dans le cadre d’un rapport sexuel avec la /le conjoint(e), l’époux ou l’épouse laisserait une trace indélébile sur son sexe. Et, de façon générale, ce sentiment ne se raisonne pas. Il s’apparente au viol d’une propriété privée qui peut conduire jusqu’au meurtre du coupable de fornication. Même certains droits des êtres humains accordent des circonstances atténuantes au crime passionnel : un masculin qui tue un autre lorsqu’il le surprend avec sa femme au lit, quand il les assassine peut être condamné avec des peines légères. En réalité, on pourrait dire qu’il s’agit d’une expansion de son égout sur la personne de l’autre qu’on s’acharne à défendre comme son propre territoire.
Chez les Groenlandais, il n’y a rien de tout cela. Dans l’expérience sexuelle, chacun se livre à son aise à l’autre au cours des balles ou autres fêtes en vue de se procurer naturellement quelques coïts en tant qu’ingrédient qui change la pratique courante avec son mari, son conjoint, son épouse, sa conjointe. C’est, du moins, ce qu’écrit TETE-Michel : «Quelques jours plus tard, nous allons, Gerhart et moi, passer une demi-heure chez Lydia.
–Asavakkit ! (Je t’aime !) dit-elle en m’accueillant. Très ému, je lui caresse la joue. Au moment de partir, elle me dit :
– Reviens ce soir à 19 heures avec Adam.
– Pourquoi Adam ?
– Pour qu’il passe aussi la nuit avec Kathrina comme la première fois, précise-t-elle.
Nous refusons ce soir toutes les invitations pour répondre à celle-là. Mais qui voyons-nous, Adam et moi, en rentrant dans la chambre de Lydia un peu plus tôt que prévu ? Karl ! Karl, le propre frère de mon ami Adam, allongé dans le lit auprès de Lydia ! Ils boivent de la bière en riant. Les voyant ainsi côte à côte sur le drap, je ne peux m’empêcher d’éprouver un profond dépit. Karl attire Lydia contre lui et me fait signe de me glisser aussi dans le lit. Je refuse sort sans rien dire après avoir supporté les discours d’Adam qui tonne contre les Danois de n’avoir pas encore « amélioré la vie matérielle de ses compatriotes et modernisé le pays ». Il leur préfère les Américains. Lydia le désapprouve. Karl se met à dormir la tête sur la poitrine de Lydia qui, toute à lui en ce moment, ne me prête aucune attention.
Je vais rendre visite à une de ses voisines nommé Anita puis je reviens. Lydia est seule, Karl et Adam sont partis. C’est alors mon tour de tonner non pas contre la vie matérielle mais contre la dispersion de sentiments. Je mélange en parlant, le danois et l’esquimau. Comment ! dis-je, est-ce ça m’aimer ? Qu’entend-on dans ce pays par asavakkit ? Mais tout ce que je dis n’effleure même pas Lydia, elle semble ne rien comprendre à mon attitude. Alors, j’exagère la scène et la traite d’infidèle. Elle se met à pleurer enfin. Debout au milieu de la chambre, je reste impassible à la vue des larmes. Kathrina arrive et ne dit mot en voyant sa collègue sangloter, le visage appuyé contre l’oreiller. Mise au courant de ce qui se passe, elle me qualifie de jaloux. Elle non plus, à ma grande surprise, ne comprend rien à ma colère. La jalousie est un sentiment blâmé dans le pays. Elle ajoute :
– Avant ton arrivée Karl et Lydia ont toujours été ensemble.
– Ah bon ?
Je sors tout songeur. Ainsi Karl est l’ami de Lydia. Dans ce cas, qui devrait se montrer jaloux ? Lui certainement !
Je retourne chez Adam. La première personne que je vois est Karl. Il m’appelle son frère, me fait asseoir et m’apporte le café. Ce n’est pas tout. Adam, ce Groenlandais européanisé, me demande en sirotant son café :
– As-tu essayé Kathrina ? Elle est bien.
–Mais c’est ton amie ! lui dis-je ébahi.
– Oui mais…
Je comprends et baisse les yeux.
Ce partage de femmes entre amis est sans doute alléchant. Je veux bien partager celles des autres mais pas la mienne. Mon comportement et notre manière de voir doivent refléter assez en ce moment deux mondes, le leur est le mien, inconciliables en ce domaine.
Je commence à être dégoûté des mœurs des habitants. Un soir, je vais chez Lydia, qui vient de finir son travail. Nous allons au Lansing et rentrons coucher chez moi. Le lendemain matin la mère d’Éric – le frère de Gerhart – entre dans ma chambre m’apportant des supports de bougie. Elle n’a pas frappé, cligne de l’œil et sourit en voyant une fille dans mon lit. Impossible d’avoir une vie intime ! Réveillés par elle, nous nous mettons peu à peu à table pour le café. Karl arrive alors. Lydia court le rejoindre ! Ils s’asseyent côte à côte à l’autre bout de la table et je surprends la main de Lydia sur la jambe de Karl. Puis elle revient presque aussitôt vers moi. Mécontent, je sors.
Deux femmes – chacune debout sur le seuil de sa maison – m’invitent à qui mieux mieux. Mon embarras. Puis je décide d’aller les voir l’une après l’autre » (p.p. 159 à 162).
Un couple se désirant
Les amis de TETE-Michel lui firent comprendre que le système de la polygamie, qui a cours dans beaucoup de pays africains, n’est mieux, ni moins scandaleux. Selon eux, il n’est déjà pas aisé de vivre en permanence avec une femme sous le même toit. Quand il s’agit de vivre avec cohabiter avec trois ou sept femmes, se doit être encore plus difficile, plus scabreux ; autant dire la guerre en permanence sous le même toit. Donc, il n’avait pas à s’offusquer de leur manière de vivre leurs mœurs et leur sexualité.
Ce libertinage sexuel des Inuit n’est nullement une légende, ni un fantasme. D’autres sources le prouvent fort bien. C’est ce que, de son côté, Dr Didier Anzieu, reconnaît dans un article publié à la « Revue française de psychanalyse » (Tome XL-janvier –février 1976). Le titre de l’article est le suivant : « les Esquimaux et les songes ». Entre autres données culturelles de ces peuples de l’Arctique, il écrit au sujet de la pratique sexuelle libertaire ceci : « dans cette peuplade qui pratique l’été, avec un zèle sans relâche, la prostitution de ses femmes et de ses filles en manière d’accueil aux voisins ou aux étrangers de passage, l’hiver venu aucune union nouvelle, même libre, ne se contracte, les couples établis abstiennent de toute intimité charnelle ».
L’expérience de TETE-Michel Chez les Groenlandais est sensiblement différente : il n’y a point de saison, comme l’hiver, qui mette fin au libertinage sexuel. Même les parents d’une jeune fille, mariée ou non, l’encouragent vivement à copuler avec un hôte pour autant qu’il lui plaise. C’est ce qu’il constata un soir selon ses propres dires : « une danse langoureuse avec Mitti attire sûrement tous les regards, et nos voisins de l’étage la félicitent de… M’avoir conquis ! La mère, flattée, extériorise sa joie. Le père me regarde avec insistance :
– Elle est bien, ma fille, n’est-ce pas ?
– Il n’y a pas son égale…
– Est-ce qu’elle te plaît ?
– Qui ne la désirerait pas ?
Les derniers invités, les voisins, sont partis à quatre heures du matin. Le père de Mitti, en se levant pour entrer avec sa femme, s’arrêta un instant devant moi pour me laisser entendre, en me faisant un clin d’œil vers Mitti, qu’il invitera Ib après-demain à venir à la chasse avec lui pour quelques jours…
– Nous irons au-delà des fjords glacés et camperons sous des tentes au bord de la glace.
En effet, le lendemain il convoque Ib chez lui pour lui en parler ; et jeudi, 18, il part dès huit heures avec son gendre, pour me laisser seul avec sa fille.
– Mon père t’aime beaucoup et moi aussi, me dit ce soir-là Mitti en s’allongeant contre moi sur le matelas où je couche.
Son père et Ib sont restés quatre jours absents. Pour nous, ce sont quatre jours pleins. À partir de ce moment, Mitti n’a cessé de m’offrir de petits cadeaux : bonbons, chocolat, paquets de bougie colorées et deux chandeliers pour les maintenir » (p.p.249-250).
Même les époux, devant leurs enfants, n’éprouvent aucune gêne à demander à TETE-Michel de s’unir à leur femme. Il fit l’expérience de cette largesse sexuelle chez un couple de l’un de ses amis. En effet, le mari d’Augustina, « homme courtaud, d’abord grave, devient plus gai et plus hilare après chaque verre. Attirant soudain sa femme contre lui, il me demande :
– N’est-ce pas qu’elle est bien ? Dodue… Potelée … Mamaq ! (appétissante). Si tu veux, renchérit-il en trinquant avec moi, vous serez des kammerussat, elle et toi.
kammat, déformation du mot danois kammerat (camarade), signifie ici ami intime.
A ma grande surprise, Cécilia, à qui personne ne s’est adressé, proteste et on voit qu’elle ne plaisante pas. Mais Jorgensen répète ce qu’il vient de dire, sans tenir compte de la présence des enfants qui écoutent en riant, assis sur les trois lits. Leur mère, timide, me dit d’abord rien elle-même. Puis, pressé par son mari, elle me laisse entendre peu après :
– Oui nous serons des kamerussat si tu veux…Et je te ferai de beaux kamiora pour tes kamiks, car ils ne sont pas assez épais » (p. 281-282).
La question qu’on pourrait se poser au sujet des mœurs sexuelles lascives et libertaires des Inuit est la suivante : si le sexe est un organe strictement privé, très personnel, qui implique un droit personnel d’user librement de son corps et de tous ses organes – tel est aussi le sens de l’« Habeas corpus act », qui est une loi votée au XVIIe siècle par le Parlement anglais qui garantit, en droit, la liberté individuelle -, au même titre que les yeux, le nez, la bouche, le cœur, le foie, les poumons etc., l’usage personnel de cet organe, dans le mariage ou hors du mariage, n’est-il pas l’expression même de la liberté absolue de l’individu ? De façon générale, nous nous disons libres et les beaux combats, au cours de l’histoire humaine, l’ont été au nom de la défense de la liberté des personnes humaines. Pourtant, hormis certains peuples parmi les êtres humains, les individus, quoi qu’ils disent, manquent de liberté absolue et souveraine par rapport à leur sexe. Ce faisant, ces êtres humains accordent à ce même organe une place ou une fonction ambiguë : son usage est à la fois naturel et moral. Par rapport aux autres organes de notre corps, le sexe semble être tout à fait à part. Son usage plonge beaucoup d’êtres humains dans les abysses de la complexité inhérente à la profondeur insondable de nature humaine. Sa surface est épaisse et sombre et son usage plonge plus d’un être humain dans les abîmes des transes des interdits moraux, des tabous culturels, des maux métaphysiques. Il en est ainsi du péché originel dans le Premier Livre de la genèse ; péché des dits premiers parents de l’Humanité condamnés par leur Dieu créateur pour avoir copulé, peut-être sans l’autorisation expresse de ce dernier, comme le dit la Torah.
Fascination de la chair et de ses débordements chez les êtres humains
Au fond, le problème de la sexualité chez les descendants d’Homo sapiens est le suivant : par nature, elle relève d’une énergie démesurée, difficilement contrôlable. En tant que telle, elle est capable de devenir un facteur de désorganisation, de désordre même dans un groupe, une société etc. C’est pourquoi, depuis des millénaires, toutes les figures de groupement, d’association ont pris des mesures sévères pour tâcher de canaliser cette énergie débordante et, ainsi, vivre relativement en paix. Et pour que ce contrôle de la sexualité des individus soit le plus efficace possible, les êtres humains ont eu recours à un Dieu qui aurait imposé tous les interdits relatifs à l’activité sexuelle dans une société donnée. Les sociétés qui n’édictent pas de tabous autour de la sexualité sont très rares parmi les humains. Or, ce sont ces contrôles de l’activité sexuelle qui, paradoxalement, ont toujours été les sources des formes de violences, comme les viols, l’inceste, l’agressivité, les conflits, les guerres même etc.
En effet, les conquêtes elles-mêmes, qui conduisent à la dispersion du masculin à travers l’espace, s‘expliquent essentiellement par cette pulsion de la nature ou de l’être du masculin. C’est ce que fait observer le Professeur Byan Sikes quand il écrit, à propos de l’exemple d’un peuple européen dit conquérant, que « L’ère des Vikings porte tous les signes caractéristiques de la malédiction d’Adam : le besoin pressant des hommes de s’accoupler avec le plus de femmes possible, et l’intense rivalité qui s’ensuit entre chromosomes Y. Tandis que les aînés accumulaient assez de richesses pour avoir des femmes, leurs infortunés cadets, dépossédés des moyens d’attirer une compagne aussi sûrement que des paons à la queue bien déployée, se lancèrent en mer en quête de sexe sur ces lointains rivages[1] ». On comprend que les conquêtes aient été impitoyables pour les autres masculins, qui avaient le malheur de connaître la défaite : pour s’accaparer leurs femmes, on était prêt à toutes les formes de barbarie, comme les guerres sanglantes, meurtrières, répugnantes, brutales. En ce sens, tout ce qui a pu se dire sur l’honneur, la recherche de la gloire, la puissance du triomphe de soi sur l’ennemi, n’est guère qu’une vulgaire histoire de soif et de faim du sexe féminin. L’apparence belle de toutes ces histoires de conquérants n’est rien d’autre qu’une superbe vue d’intellectuels heureux de glorifier la mémoire de ces individus assoiffés de combler le creux de leur nature. En d’autres termes, il s’agit d’un langage flatteur, laudatif pour cacher qu’au fond de tout ceci, la seule chose qui valait tant de batailles était la conquête du sexe féminin pour y injecter du sperme dans l’espoir d’avoir une descendance. Le chromosome Y mène le masculin, tout au long de sa vie, par le bout de son flagelle ; et pour l’injecter dans quelque orifice accueillant ou non, on était (et on l’est toujours) prêt à commettre les pires crapuleries, comme le fait remarquer Bryan Sikes : « s’il fallait pour cela tuer et prendre la femme d’un autre, le chromosome Y était indifférent à la douleur et au désespoir. Survivre et se multiplier, c’était la seule chose qui importait[2] ».
Dès lors, quel autre sens donner aux grandes migrations des masculins, si ce n’est la quête d’un endroit pour vivre et pour trouver des femmes ? Devenir héros, c’est-à-dire faire le coq ou le paon, si ce n’est avoir toujours plus de femmes ? La surenchère de la possession de nombreuses terres et grandes surfaces ou de plus en plus de richesses, si ce n’est ainsi s’arroger le droit, voire la possibilité de posséder le plus de femmes possible ? Pour prouver que toutes les belles conquêtes guerrières se ramènent, en dernier ressort, à la question de l’implantation du chromosome Y en quelque sein féminin, Bryan Sikhes donne l’exemple de l’empereur mongol Gengis Khan. En effet, partout sur son parcours, dans chaque contrée ou chaque ville conquise, il s’octroyait le monopole de coucher seul avec les plus belles femmes du lieu sans égard à leur statut initial. Il ne pouvait souffrir de dormir seul.
C’est, donc, la manière ou plus ou moins heureuse de gérer la sexualité qui conditionne les caractères des peuples et façonne leur vie paisible ou trouble. Ainsi, le judéo-christianisme avait jeté l’opprobre et l’anathème sur la sexualité en tant qu’il s’agirait de la part obscure de la nature humaine. Cette religion dite révélée voulait élever ses adeptes au rang de purs esprits. Or, comme le reconnaît Blaise Pascal, « qui veut faire l’ange fait la bête ». Plus précisément, cet auteur écrit : « Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre. L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (Pascal, Pensées, Livre de poche, 1962, p. 151). Ce faisant, loin de les conduire à vivre uniquement sous l’angle d’une spiritualité éthérée, il en a été autrement : l’énergie sexuelle voulant s’exprimer à tout prix, a généré des dérèglements sexuels sans nombre (viols, violence, agressivité, pédérastie, déviances sexuelles etc.) au point de faire de l’être humain « un monstre incompréhensible », écrit encore Pascal dans le même texte. Certes, de nos jours, comme s’il s’agissait d’une vengeance du sexe pendant longtemps prisonnier de pseudo-morales, dans les pays chrétiens d’Occident, en particulier, le sexe s’étale sans pudeur dans l’espace public qu’on appelle Internet. Il est, alors, devenu accessible à tous les âges sans retenue. Il y est même organisé des séances dites d’amour libre, des sites et des lieux de rencontre pour s’adonner sans limite à l’expression de sa libido. Cependant, ces nouveaux libertinages sexuels n’ont rien à voir avec les mœurs sexuelles chez les Inuit. Ils ne sont pas si libertaires que cela : l’usage du sexe est monnayé, comme le fait de rendre visite à une fille/femme de joie. En d’autres termes, il faut payer pour avoir accès à la soi-disant libre activité sexuelle. Autrement, une fille ou une femme s’offusquerait si un masculin s’avise de la désirer sexuellement sans passer par les usages obligés de la séduction. Quant au masculin, qui serait dans les mêmes conditions, il ne réagirait pas autrement.
Expression d’une joie de vivre chez les Inuit ?
Paradoxalement, dans les sociétés où il y a une pratique sexuelle régulière, presque sans interdits, il y a toujours moins de violence. C’est le cas des Na de Chine. Dès lors que chacun fait ce qu’il avec son sexe, d’une part, d’autre part, qu’il a accès à une diversité et à un grand nombre de partenaires sexuels, il n’y a pas de fornication, ni de tentatives de viol, ni de jalousie, ni d’agressions sociales etc. Les Na de Chine, l’une des plus remarquables sociétés matrilinéaires au monde, sont une civilisation polyandrogynique. Il en résulte des conséquences heureuses au sein de la société. En effet, dans cette société fondée sur la pratique sexuelle libre, on peut retenir trois valeurs essentielles recherchées comme un idéal sous d’autres cieux, comme le monde occidental, mais jamais réalisées dans les faits. Il s’agit de la liberté, de l’égalité et du respect absolu entre hommes et femmes et de la paix civile.
D’abord, la liberté : l’union sexuelle n’implique aucune soumission des partenaires engagés dans ce lien à l’un ni à l’autre en ce que, même dans ce cas, personne n’appartient à personne, d’une part ; d’autre part, cette liberté de chacun des deux sexes se manifeste aussi par l’indépendance de l’un par rapport à l’autre. Ainsi en est-il de la réciprocité des dons. Lorsqu’un homme offre quelque cadeau à une femme, celle-ci n’est pas en reste. Elle va lui témoigner pareillement son attachement en lui offrant un présent équivalent : par exemple, « une jupe, une veste, une paire de chaussures et une écharpe pour la femme » donne lieu à un échange d’une « veste, un pantalon, un chapeau et une paire de chaussures pour l’homme » [2000 ; 183]. Les services ne sont jamais à sens unique afin de respecter le principe fondamental de la société Na de la liberté subjective et de la dignité de chacun, femme et homme.
Ensuite, l’égalité et le respect de chacun : lorsque des amants tentent de séduire leurs açias par des cadeaux, celles-ci leur répondent : « Amusons-nous, si nous nous plaisons. Pas la peine de m’apporter des cadeaux ou de l’argent » [2000 ; 155]. Même s’il advient qu’un homme riche parvienne à conquérir une femme par l’argent, cela n’aura aucune incidence sur la nature de la liaison sexuelle dans la mesure où les cadeaux, voir l’argent, n’ont aucune importance dans les relations d’açias. Ceci permet à chacun des partenaires de rompre la liaison à tout moment et selon son gré, dès lors qu’on ne cesse d’insister sur le fait que personne n’appartient à personne. Une telle égalité et un tel respect laissent la femme et l’homme libres de recevoir plusieurs visiteurs au cours d’une nuit et de rendre visite à plusieurs femmes dans la même nuit. Les enfants bénéficient du même sens du respect. En effet, même issus de pères différents, au sein de la lignée maternelle et dans la société elle-même, ils sont traités et considérés de façon égale.
Enfin, la paix civile : la société, en bannissant le mariage comme impropre à générer la paix civile, a compris, parmi tous le peuples de la terre, que le scrotum du masculin est une perpétuelle usine à explosion. Il faut éviter d’attendre qu’elle soit trop pleine et prête à exploser. Il faut lui laisser la possibilité constante de décharger son contenu avant de générer les dégâts sociaux dont il est essentiellement le facteur principal : viol, agression ; toutes sortes de violences sociales en somme. Elle a compris que loin de calmer cette ardeur, le mariage la suscite souvent. En effet, celui-ci est facteur de jalousie qui n’est rien d’autre qu’un égoïsme de mauvais aloi ; et le masculin s’en sert pour développer son instinct de possession et surtout pour dominer le féminin. A l’inverse, la libre union sexuelle des individus est le moyen d’éviter de tels heurts. Les Na eux-mêmes le reconnaissent quand ils avouent : « La relation entre açia est innocente, pure et tout à fait libre. Une fois que la décision d’amour est prise par eux-mêmes, ils ne jouissent que du plaisir spirituel et non pas de plaisir matériel. Il s’ensuit que cela évite un grand nombre de conflits. Leur famille est très solidaire et heureuse : ainsi n’apparaissent pas les disputes entre mari et épouse, la querelle entre père et fils, la haine entre belles-sœurs (les épouses de deux frères), ainsi que la discordance entre belle-mère et belle-fille. L’amour entre mère et fille, chez eux , est bien perpétuel.
Les açia ont la liberté de rester ensemble, s’ils s’entendent bien, et de se séparer lorsqu’ils ne s’accordent pas, sans que cela ne pose un problème » [2000 : 15-16]. Dès lors, même dans le cas des unions ouvertes ou ostensibles, voire des rares mariages, sachant qu’aucune raison ne peut obliger une femme à demeurer fidèle à son compagnon, si tel n’est pas son désir, celui-ci se fait une raison : il se dit qu’il a toute la vie pour passer la nuit en sa compagnie ; et ceci est d’autant plus vrai que tout le monde confesse que sur mille femmes, on en compterait sans doute une seule qui voudrait rester « fidèle » à son compagnon. Les rares cas de troubles qui ont conduit à une violence physique sur une femme, jusqu’au meurtre, sont le fait d’hommes jaloux dans le mariage.
Une image des Na de Chine : une société sans maris ni pères
Cette société polyandrogynique atteint le bonheur social en se fondant sur la liberté sexuelle et la multiplicité des partenaires. Le philosophe Charles Fourier a compris que l’homme n’ayant qu’une seule vie, il est impératif qu’il cherche, par tous les moyens possibles, à être heureux. Et comme l’une des sources du bonheur est l’activité sexuelle, il va prôner un nouveau monde fondé sur l’amour sexuel libre. L’individu humain sera d’autant plus heureux qu’il peut se livrer à une activité sexuelle sans interdits et sans limites. Et tout ce qui pousse aux extrêmes, comme les passions, est aussi source de bonheur inouï. Dans la préface à son Le nouveau monde amoureux, Simone Debout-Oleszkiewiez remarque que Fourier, « d’un bel et noble échange amoureux, il tire le principe d’une vie exaltée et, du concert exubérant des germes passionnels en perpétuelle éclosion, la prévision d’une métamorphose sociale aussi merveilleuse et naturelle que celle de la hideuse rampante chenille qui se fait brillant aérien papillon ». [1999 ; XVI]. Ainsi, selon Charles Fourier, le pris à payer pour la transformation heureuse de la société réside dans le renoncement à ses interdits moraux qui frappent la libre activité sexuelle. Et en ce sens, une société est d’autant plus heureuse ou plus harmonieuse qu’elle lève tous les tabous relatifs à la sexualité et qu’elle autorise la liberté sexuelle. A l’inverse, elle interdit la possession égoïste du corps et de la personne de l’autre, sujet souverain dans l’exercice de sa liberté et l’exclusivité de la relation sexuelle.
En ce sens, la liberté sexuelle et le respect de celle-ci, c’est-à-dire des volontés individuelles par chacun sont le fondement du mode d’être culturel de cette société na. Ce fait social a l’avantage de proscrire toute forme de prostitution[3]. Même si la société comprend le sentiment de jalousie, le tolère, il ne peut pour autant déroger au principe de la liberté individuelle. Mais elle reconnaît que la jalousie est potentiellement source de conflit et donc de désordre social[4]. Aussi, l’on a pitié du jaloux ; on méprise la jalousie et l’on témoigne de la condescendance par rapport à ce sentiment, comme le fait remarquer, à juste titre, Cai Hua. En effet, cet auteur pose la question à un Na à propos de la jalousie : « Es-tu jaloux ? « Il lui répond aussitôt : « Non, pas jaloux. Telles sont nos coutumes. Même si tu es jaloux, ça ne sert à rien. Les femmes ne manquent pas. Il en existe à côté. Il suffit simplement de faire quelques pas de plus. D’ailleurs, une femme ne vous doit rien. Il n’y a pas de raison d’être jaloux. » [2000 ; 162]. Comme les filles et les femmes sont à tout le monde, ou du moins, copulent avec qui elles veulent, la fidélité aux partenaires sexuels n’a pas lieu d’être. D’ailleurs, personne n’y songe, comme l’affirme Cai Hua : « Selon les Na, le serment de fidélité est honteux car perçu comme un négoce, un échange ce qui n’est pas conforme aux coutumes… Il traduit qu’aucune relation sexuelle ne peut mener les amants à se promettre le monopole de leur sexualité, ni les conduire à se donner, s’échanger ou se vendre. La sexualité n’est pas un marchandage, mais une affaire purement amoureuse ou sentimentale, qui n’implique aucune contrainte mutuelle ». (p.163-164).
Chez les Inuit du Groenland aussi, toute pratique sexuelle fondée sur des interdits relève de discours ou de croyances mythologiques au sujet de celle-ci. Ils manifestent, ainsi, un esprit plutôt sain ; sans complexe moral, ni honte. Ils ne sont nullement timorés, complexés dans la quête naturelle du plaisir sexuel. Aussi, masculins et féminins rivalisent de libertinage par rapport au coït, comme le souligne TETE-Michel dans les pages suivantes : « les personnes présentes sont déjà plus qu’éméchées. Eliassen, faisant comme si sa femme n’était pas là, se comporte de façon très libre envers une jeune visiteuse : assis devant elle, il la taquine en répétant : «Tui ! » et précipite la main entre ses jambes. Pendant ce temps, sa femme, installé sur une chaise en face de moi, me gratifie d’un regard langoureux ; son visage soudain s’épanouit dans un sourire mielleux qui découvre sa mâchoire supérieure où manquent trois densts ; des veines bleues se dilatent sur son cou et sur sa poitrine mate où brille une croix. Me fixant toujours des mêmes yeux doux, elle me dit par trois fois : « Asavakkit ! (je t’aime) » en présence de son mari qui, me voyant confus et gêné, se met à rire… J’ignore si le terme Asavakkit a quelque nuance pardonnable car, en dehors des jeunes filles, Hans et d’autres hommes me l’ont souvent dit mais en signe d’amitié. Sans doute ce mot correspond-il également à « je t’aime bien ».
Nous trinquons avec un verre puis aussitôt avec un autre, car, en plus du café, chacun a devant soi trois verres contenant des boissons différentes, et l’on vous remplit aussitôt celui qui est vide. Dans le salon, des femmes me sollicitent par des regards engageant ponctués de mouvements lascifs » (p. 297-298).
2) Absence d’intimité, promiscuité chroniques et la question de l’hygiène dans les relation sexuelles entre parents par rapport aux enfants
Un habitat exigu pour une famille
L’un des aspects essentiels des mœurs inuit, qui a heurté TETE-Michel, a été, sans conteste, l’absence absolue d’intimité. Cependant, celle-ci pourrait se justifier pour les raisons suivantes : d’une part, les peuples de l’Arctique, dont les Inuit du Groenland, ont été accoutumés à vivre dans des demeures exiguës tel l’igloo. Comme le souligne, de son côté, Dr Didier Anzieu, ce genre d’habitat ne favorise nullement l’intimité de ses habitants : on vit en famille dans cet espace étroit. Il décrit cet habitat en ces termes : « dans ce spéos nordiques en demie sphère grossièrement taillé dans la glace sont creusées vingt niches individuelles – nombre qui correspond à la somme des doigts des mains et des pieds… Chaque résident s’y installe pour la nuit sur des claies et des peaux de phoques. Aucun rideau ne les dissimule et, de cet observatoire à la falote et tremblotante lumière de la lampe à l’huile centrale, on pourrait deviner ce qui se passe dans presque toutes les autres loges, si par extraordinaire il s’y passait quelque chose. Seuls les enfants jusqu’à quatre ans couchent nus, peau contre peau, dans la tiédeur de leur mère et de ces couples légitimes et troubles montent parfois des gémissements étouffés dont il est difficile de dire s’ils ponctuent des cauchemars ou des caresses » (opus cit.).
D’autre part, et de son côté, TETE-Michel était indigné de savoir qu’il ne saurait y avoir d’intimité chez les Groenlandais. Même s’ils ne vivent plus dans des igloos, le gouvernement danois a fait l’effort financier de leur construire des bâtisses avec des matériaux durables tels le bois ou encore le ciment, il n’en demeure pas moins que l’espace individuel est toujours exigu. C’est ce qui explique que les parents et leurs enfants, voire leurs hôtes vivent dans la promiscuité. Même pour faire ses besoins, comme on dit ordinairement, et dès lors que ceux-ci concernent tous les vivants, ils doivent juger, là aussi, qu’il n’y a pas lieu de se cacher au regard de tous pour assouvir ce genre de contraintes naturelles. TETE-Michel le dit de manière explicite : « vous êtes installé dans le salon avec vos invités. Dès que l’un de vous a envie de faire ses besoins, il se lève tranquillement, tourne le dos aux autres en se dirigeant vers le seau ; arrivé tout près, le voilà qui fait alors face à l’assistance. Si c’est un homme, il baisse son pantalon – si c’est une femme, elle soulève sa robe – sans fausse honte puis s’assied sur le bord du récipient. Et, pendant qu’il fait… Ce qu’il fait, il suit la conversation et continue à discuter avec les autres » (p.263). Dans ce cas, il est aisé d’imaginer les odeurs et les bruits de la défécation qui sont infligées aux autres. Et pour un étranger accroc à l’hygiène, ce serait plutôt un calvaire difficilement supportable.
Même au niveau du corps, si les Inuit ne semblent pas prendre soin de leur hygiène propre, comme l’observe TETE-Michel, « ces gens dont je ne devais voir aucun se laver entièrement pendant tout l’hiver tiennent toutefois à ce que leur demeure soit bien propres pour l’occasion » (p.283), lors des fêtes, entre autres, de Nöel. En effet, la fête de Noël est, chaque année, l’occasion de veiller à la propreté de leurs demeures. Ce sont essentiellement les femmes qui s’adonnent à cette tâche. Mais, c’est l’espace du salon – ce que les autres voient, en quelque sorte – qui est soigneusement nettoyé : le plafond, la peinture des murs etc. ; ce qui donne à ce lieu « un aspect plus ou moins neuf, un peu luisant en tout cas » (p.283). Le plancher de la maison est aussi frotté, lavé. Cependant, pour ce qui est de la propreté de leur propre corps, de l’intimité de celui-ci, ils n’ont cure de telles pudeurs, comme le dit l’auteur à propos d’une visite chez l’une de ses connaissances : Poyo « me raconte sa pêche. Tantôt, il s’installe devant moi sur le saut à besoin tout en continuant de me parler, tantôt il s’assied sur le plancher, éructant et avalant un morceau de flétan que nous mangeons cru dans cette atmosphère puante » (p.285). Dans un tel cas de figure, il est aisé de penser qu’ils ne songent guère à se laver.
En raison de la promiscuité des rapports interhumains, de l’absence d’intimité à tous les niveaux de la vie même au lit, on pourrait s’interroger au sujet de l’inceste. On sait que Freud, dans Totem et tabou, parle de « la scène primitive ». Selon lui, un enfant qui est témoin de la copulation de ses parents serait frappé d’une malédiction psychique qui serait cause de ses troubles existentiels et psychologiques en ce monde. Cependant, selon le témoignage du Dr André Anzieu, les peuples inuit semblent veiller à l’éviter le plus possible. C’est pourquoi, lorsqu’un jeune garçon rêve de copulation avec sa mère, « il en est séparé, quitte même à être transféré, faute de place, dans un autre igloo. Chez les Esquimaux, il ne viendrait à l’esprit de personne, fut-il un enfant, de cacher aux autres ses propres rêves » (opus cit.).
TETE-Michel, qui a partagé la vie intime des Inuit du Groenland, ne manqua pas de s’interroger sur l’éventualité de l’inceste chez ses hôtes. Dans le passage suivant de son livre, il décrit les conditions dans lesquelles les familles passent ensemble la nuit et, puisque les enfants sont forcément témoins des copulations de leurs parents, il se demande, au regard de sa propre morale, comment l’inceste que être évité dans cette situation de promiscuité absolue. C’est en ce sens qu’il écrit : « mais, pour l’Esquimau, la restriction va encore plus loin que le cadre familial : les interdits parentaux abolissent l’union entre collatéraux en général, et il ressort d’une étude démographique de la tribu de Thulé, faite en 1952, que les choses se passent comme si toute union de cousins jusqu’au sixième degré était proscrite. Ces brèves considérations ne signifient nullement qu’il n’existe pas chez l’Esquimau le désir inné d’enfreindre la chose interdite. On cite même parfois dans les agglomérations des cas de transgression de ce genre. Bolette, par exemple, ignore ou prétend ignorer le père de l’enfant qu’elle porte, cependant que de mauvaises langues racontent dans le village que son propre père en est l’auteur. Mes observations personnelles ne m’autorisent pas à accorder le moindre crédit à une telle assertion.
Même moderne, l’habitat reste toujours exigu
Point n’est besoin de préciser que sur la plate-forme commune les enfants sont régulièrement témoins des rapports sexuels de leurs parents. Les réactions de ces petits êtres sont très diverses. Les uns pleurent pour interrompre l’acte ; d’autres, empêchés de dormir, demandent aux parents de faire moins de bruit. Certains au contraire prêtent dans la pénombre une vive attention à ce qui se passe auprès d’eux et parfois reproduisent le lendemain, en présence des adultes hilares, les mouvements de hanche désordonnés et les soupirs d’orgasme des parents, sans que ces derniers y voient l’indice d’un futur dévergondage. Devant ces mimiques très expressives, les parents expliquent de trois façons leur excessive tolérance. Premièrement, ils préfèrent que les enfants contrefassent ainsi, sans malice, l’acte qu’ils ont surpris. L’attitude contraire serait plus à craindre car elle favoriserait la dissimulation. Après tout, ce n’est pas leur faute ni d’ailleurs celle des parents s’ils sont témoins de ces actes ; la cause en est le froid qui, depuis les générations, contraint la famille à dormir sur une même plate-forme. Deuxièmement, ces parodies qualifiées d’innocentes révèlent une disposition à ridiculiser une chose sérieuse. Or la tendance à tourner en ridicule les gens et les choses est, nous l’avons déjà dit, une des qualités les plus appréciées par ce peuple ; les parents aiment donc à la retrouver chez leurs enfants, même quand ce sont eux, le père et la mère, qui en font les frais. Troisièmement (et c’est la raison qu’ils avancent le plus souvent), les enfants sont appelés à être des hommes : rien d’anormal qu’ils soient de bonheur au fait des choses de la vie.
Cependant, tous les enfants n’assistent pas aux rapports sexuels des parents sans qu’il en résulte parfois de graves perturbations psychiques. Je pense aux cas traumatisants du fils d’un de mes hôtes avec à Jacokshavn. Chaque fois que G., mon hôte, avait trop bu, sa femme fuyait et son contact et l’odeur écœurante de tabac et de poissons qu’il dégageait et elle allait se coucher auprès de ses enfants à l’autre bout de la plate-forme. G., étendu sur le dos et le regard trouble, ne cessaient de l’appeler : « N., viens ici, je t’attends ! »- « laisse-moi tranquille ! » Lui répondait-elle d’une voix perçante et acerbe. Il se passait ainsi une heure interminable d’appel invariablement suivi de refus. L’homme, voulant absolument satisfaire un besoin impérieux, enjambait ses enfants, qui ne dormaient pas, et s’approchait de sa femme. Celle-ci, pour opposer une plus grande résistance à son mari, avait recours à un moyen étrange : elle serrait étroitement contre elle un des ses fils âgés de 8 ans (c’était toujours le même enfant chaque fois que cela se produisait). Protégeant sa mère en l’entourant fortement de ses bras, l’enfant, hurlant, pleurant, repoussant à grands coups de pied son père qui parfois en saignait du nez. Vite essoufflé, l’homme se retirait mais revenait peu après à l’assaut, au milieu des cris stridents et des pleurs de tous les enfants – et cette scène invraisemblable durait quelquefois jusqu’au matin, avec des arrêts momentanés et des reprises fougueuses. Le petit garçon en question plus haut avait une fois laissée entendre qu’il tuerait un jour son père, parce qu’il martyrisait sa mère » (p.370 à372).
3) Une éducation libertaire des enfants sans tabous ni contraintes, ni réprimandes, ni interdits d’ordre moral
Des enfants inuit épanouis ?
A propos de l’éducation des enfants inuit, on pourrait appliquer à ce peuple le slogan des « soixante-huitards » en France, selon lequel « il est interdit d’interdire ! » En découvrant le mode d’éducation de ce peuple, on se rend vite à l’évidence que la méthode appliquée par Françoise Dolto en France dans ses traités d’éducation et de pédagogie (Psychanalyse et pédiatrie –Seuil, Paris 1971) n’est pas, en soi, une originalité. TETE-Michel fut stupéfait de la manière dont les parents inuit éduquent leurs enfants. Venant d’un pays où l’éducation des enfants se fait de manière ordinairement rude, sévère et sans concession sur le plan de l’obéissance stricte aux règles morales, aux pratiques traditionnelles, il ne pouvait comprendre que les enfants puissent faire tout ce qu’ils veulent à la maison, devant leurs parents sans interdit aucun. Comme il l’écrit, il eut son premier choc culturel chez ses premiers hôtes accueillants : « Chez Hans, à cette heure, toute la maison s’agite. Les portes s’ouvrent et se referment avec bruit. Les six enfants de la maison, couchés aussi tard que les grands, sont levés avant les parents. Leur vacarme tient lieu de réveil-matin ! Du salon les tout-petits appellent : « Anaana, où sont donc mes kamiks, mon anorak, mon… ? – Tassa ! » crie Hans qui réclame le silence. Mais les enfants réclament leur mère, et les cris de Hans ne produisent aucun effet » (p. 137).
Cependant, l’auteur reconnaît que, le plus souvent, les enfants furent le trait d’union entre lui et ses différents hôtes accueillants. Après l’effet de surprise et la découverte de son étrangeté par des regards insistants, une observation minutieuse allant de la tête aux pieds, ils finissaient toujours par l’accueillir avec bienveillance et, ainsi, lui accorder sa place au sein de la famille. De son côté, il ne manquait pas de s’étonner de la « drôle » d’éducation que leurs parents leur donnaient. Ce sont ces traits du caractère des enfants inuit qu’il décrit ainsi : « je m’installe entre Faré, l’avant-dernier de la famille, et Naja, la benjamine. Les quatre autres enfants me regardent déjà avec moins d’insistance. Moins de vingt-quatre heures ont suffi pour les habituer à moi. Naja, en me faisant de la place, ne m’a-t- elle pas appelé qattanngutiga, mon frère ? Hans et Paulina sont assis à chaque bout de la table. Tout à coup, Naja se met à pleurer. Elle veut boire du thé et non pas du café comme d’habitude. Mais il n’y a plus de thé à la maison. Croyez-vous que ses parents vont lui donner une correction pour la faire taire ? Vous vous trompez ! Hans laisse son café, sort et va chercher du thé. Paulina se lève et le prépare. On vide dans l’évier le café au lait qui se trouvait dans la tasse puis on sert du thé à Naja, tout cela accompagné de douceur, de mots tendres. Mais la petite pleure de plus belle, elle hurle maintenant. « Sunaana, Paninnguaq ? » (Qu’est-ce qui ne va plus, ma petite fille adorée ?) dit Paulina qui se met à la consoler. Naja ne veut pas boire son thé dans la tasse mais… dans la soucoupe ! On enlève la tasse sans insister et l’on place la soucoupe devant elle. « C’est exactement comme tu le veux toi-même », continue la mère d’une voix égale où ne perce aucun énervement. Naja verse sont thé dans la soucoupe et, avançant ses lèvres, elle aspire la boisson en faisant beaucoup de bruit, au grand amusement de toute la famille. Pendant ce temps, Faré, assis à ma droite, se prend dans la bouche le gros orteil de son pied gauche, l’autre pied sur la table et presque dans sa tartine » (p.p.138-139)
Cette sorte d’éducation a des conséquences sur la vie des ascendants. En effet, autrefois, les jeunes couples pouvaient tuer les vieux puisqu’ils les considéraient comme « des bouches inutiles ». Une telle tradition avait aussi cours dans le Japon d’antan, plus précisément au XIXe siècle ; du moins, c’est ce que montre fort bien le film « La ballade de Narayamaha » de Shösei Imamura (1983). Les personnes âgées par exemple, de soixante ans, consentaient à être portées par leur fils aîné qui les amenait dans « La montagne aux chaînes » pour y être abandonnées à la dévoration des vautours et autres animaux carnivores. De nos jours, au Groenland, grâce aux politiques sociales danoises, la génération des grands-parents vivant encore sous le toit de leurs enfants est devenue rare. Alors qu’au Togo, son pays d’origine, le pouvoir de la gérontocratie imprègne encore fortement les relations sociales, chez les Inuit, « un vieux groenlandais contredit rarement les siens. Ici, un père ne gronde ni ne punit son enfant, mais au Togo le respect dû à l’âge, la soumission passive, abjecte, sans murmure et la croyance que les yeux détiennent des secrets néfastes ou bénéfiques leur confèrent tant d’autorité que non seulement les familles mais aussi des régimes politiques s’appuient sur eux et sur les chefferies traditionnelles. Je vois mal le jour où nos patriarches togolais se résoudraient à finir leur règne dans des asiles de vieillards… » (p.151).
Une personne âgée a-t-elle encore une place dans un espace familial exigu ?
Sur le plan de l’éducation scolaire, les enseignants font preuve de respect absolu de la personne de leurs élèves et écoliers. Lors de sa visite à l’école d’un village, sur l’invitation de quelques écoliers, il fut stupéfait de l’ambiance amicale entre le maître danois et ses élèves. Ils s’entretenaient d’égal à égal et librement. Afin de mieux comprendre et mieux connaître leurs élèves inuit, les instituteurs danois suivaient, le soir, des cours d’esquimau. Maîtres et élèves se comportaient les uns à l’égard des autres comme des amis. D’où son admiration sincère pour cette figure d’éducation qui peigne dans une ambiance harmonieuse et paisible : « douce atmosphère qui fait plus de bien à ces enfants que la rigidité et les coups de bâton adoptés par nos maîtres en Afrique. Je n’ai jamais vu auparavant des enfants aussi joyeux d’aller à l’école (même au Grand Nord pendant les grands froids) et aussi détendus en classe » (p.174). C’est, sans doute, ce qui explique que, dans la capitale du Groenland, Gothaab, en danois, ou Nuuk en esquimau, il n’y ait qu’une seule prison de six places pour une population d’environ 5000 habitants. Le geôlier de cette prison n’est même pas armé. Les pensionnaires sont libres dans la journée, et ils ne sont point surveillés. Puisqu’ils travaillent, ils sont seulement tenus de passer la nuit dans leur cellule en prison. Cet état de choses n’est-il pas le fruit d’une bonne éducation scolaire qui façonne l’âme des enfants de manière belle et bonne et incline à la bienveillance, au respect d’autrui ? D’ailleurs, la prison, en cette ville, est une institution des lois danoises. Autrement, les peuples inuit non pas de maison d’arrêt suivant leur culture et leurs traditions.
Toutefois, ce climat paisible, harmonieux et admirable contraste singulièrement, du moins, pour un étranger comme le souligne TETE-Michel, avec l’éducation parentale des Inuit. Ce qui le choquait et, parfois l’agaçait, c’est le laisser faire qu’on accordait aux enfants, nuit et jour, dans les appartements exigus et pleins de monde. Dans l’espace vital des hôtes accueillants, il avait des difficultés à trouver de la place pour la tranquillité de son repos pendant les nuits. À propos de l’appartement de l’un d’entre eux, il fait les remarques suivantes : « il est impossible de bien dormir à cause de l’odeur d’urine et d’excréments d’’enfants qui persiste dans le linge même lavé, et à cause du bruit qui règne jour et nuit à la maison. Cela suffirait à ébranler les nerfs les plus résistants. Au milieu de la nuit, le plus petit des enfants, âgé d’un an, se promène et se traîne d’une chambre à l’autre en imitant avec ses lèvres le bruit d’une voiture. Puis il pleure et se calme tour à tour. Personne ne se donne la peine de le recoucher. Perdu dans l’obscurité, il hurle de plus en plus fort, souvent jusqu’au matin » (p.203).
La grande liberté dont jouissent les enfants inuit, notamment en famille, n’a, sans doute, pas d’équivalent chez d’autres peuples de la terre. Ceci est d’autant plus réel que, la plupart du temps, ce sont les enfants qui adoptent en premier lieu, un étranger et leur bienveillance à son égard, leur amitié spontanée pour lui inclinent leurs parents à l’accueillir généralement de bon gré. L’auteur de ce livre n’en doute pas : « Aussi, le plus grand mérite de ce peuple est de toujours reconnaître et de suivre, dans toutes les circonstances où l’intuition prime la raison, le penchant naturel des enfants » (p.350).
Malgré sa grande admiration spontanée pour la manière d’être naturels et sans fards des enfants et les jeunes gens inuit, TETE-Michel, ne put s’empêcher de souligner les excès du libertinage dans l’éducation des enfants. En effet, c’est l’éducation, de façon générale, qui conduit le petit humain de sa nature initiale, faite de licence, c’est-à-dire sans interdits ni frein à quoi que ce soit, au niveau du monde de la Culture et/ou de la civilisation. Or, celui-ci exige, pour vivre en bonne intelligence avec les autres, de respecter les lois civiles, les droits et devoirs, les normes morales etc. Car sans de tels cadres nécessaires, l’enfant saurait-il, d’emblée et par lui-même, dès lors qu’il est encore plongé dans la nature, discerner le bien et le mal ? Certes, les peuples inuit ont des morales spécifiques, qui peuvent heurter, concernant l’éducation des enfants, les valeurs morales d’un étranger. Ce fut le cas de l’auteur, qui était déconcerté par rapport à certains aspects de la conduite libertaire des enfants inuit. C’est en ce sens qu’il écrit : « partout dans la maison, à n’importe quel moment, assis ou debout, les enfants chient ou pissent, surtout depuis qu’ils mangent mieux. Avec deux doigts, Thue, comme les autres occupants, dépose ses mucosités dans le seau à charbon ou dans le seau à urine où l’on crache à chaque minute, puis s’essuie la main sur le derrière de son pantalon.
Aqqaluk, 11 ans, se met à quatre pattes dans la chambre à coucher, attrape dans sa bouche et suce la verge de son frère Agangut, 2 ans, debout sur le lit et simplement vêtu d’une chemise. Au frémissement de l’enfant et à la vue de son sexe en érection, tout le monde rit. Deux ou trois fois par jour, Aqqaluk répète ce jeu sans être réprimandé par personne » (p.p.268-269).
II- Mutations culturelles en cours. S’agit-il d’un progrès ou d’une régression ?
1) Alcoolisme et déchéance ( ?) : les Inuit assistés par les aides publiques danoises
L’extension de la civilisation occidentale à travers les différents continents a changé bon gré mal gré durablement les réalités culturelles des autres peuples de la terre. De nos jours, en économie, on parle volontiers de mondialisation. On devrait dire la même chose de l’expansion de la culture occidentale. En effet, il n’y a plus de peuples sur la terre qui n’aient été touchés, d’une manière ou d’une autre, par la prégnance de cette culture. À titre d’exemple et dans le cadre de la technologie, un très grand nombre des habitants de la terre utilise aisément les artefacts techniques tels que le téléphone portable, le Smartphone, le Facebook, le Tweet, le WhatsApp, l’ordinateur etc. Ce faisant, ils en viennent à être tous semblables en jetant aux sorties l’élégance de la singularité. Tout se passe comme si le mouvement migratoire des descendants d’Homo sapiens avait pour finalité de les acheminer, à travers toute la terre, à dépasser leurs différences pour s’achever, s’accomplir dans le fait d’être semblables en technologie. Tout ceci s’apparente à un processus qui n’a ni fin ni possibilité de retour en arrière vers la dynamique de la différence et de la singularité des peuples dans leur belle diversité.
Certes, cette expansion de l’européanité n’a pas été heureuse pour tous les peuples de la terre. Ceux d’entre eux, qui ont résisté aux diverses formes d’extermination, sont pour certains, culturellement « manufacturés », pour reprendre un mot de l’anthropologue Robert Jaulin, grand pourfendeur des méfaits de la civilisation occidentale à travers tout l’espace terrestre ; et grand défenseur de la diversité des peuples dans leur très grande différence culturelle. Des peuples amérindiens sont, aujourd’hui, parqués. Certains d’entre eux vivotent et se livrent à l’alcoolisme sans mesure au point de prendre le chemin de la déchéance. Ce sort est également partagé par les Aborigènes, peuples autochtones d’Australie. Certains d’entre eux ont perdu tout leurs repères culturels initiaux et n’ont plus qu’une solution : se détruire par l’alcoolisme. Il en est ainsi d’un grand nombre des Inuit du Canada, qui vivent des aides de l’État ; autant dire de l’argent des contribuables canadiens.
Tel est aussi le destin des Inuit du Groenland comme le décrit TETE-Michel : « un grand nombre de Groenlandais encore valides vivent tout simplement d’allocation de l’État danois.
La cause ? On met des enfants à l’école mais on ne leur apprend rien des activités traditionnelles. Mieux encore : on déprécie devant eux cette vie qui est pourtant la leur. Devenus adultes, ils ne savent même pas chasser en kayak. Voilà les groenlandais actuels de cette côte méridionale » (p. 164). Il faut dire que, sur ce point, les Inuit ne sont pas les seuls à être profondément dénaturés. Il en est de même de beaucoup d’Africains qui se sont jetés aveuglement dans la civilisation occidentale au point d’oublier totalement leurs racines et /ou leurs cultures d’origine.
Les premières données de la rencontre de TETE-Michel avec l’univers culturel des Inuits furent à la fois le libertinage sexuel, l’hospitalité généreuse, mais aussi l’alcoolisme. La boisson coule à flots constamment et tout le monde s’y adonne sans mesure, y compris les jeunes mamans en présence de leurs enfants, comme il l’écrit encore à ce sujet : « des jeunes filles mère consommaient de la bière avec des enfants blonds à côté d’elles ou sur leurs genoux, conséquence de trop nombreuses visites de bateaux… » (p.132).
Les boissons couramment consommées sont la bière (baja), l’eau-de-vie danoise à base de pommes (akvavit) et un alcool local appelé pisiniarfit. Quand ils se rendent dans des lieux publics, comme les bals, les lois danoises interdisent la consommation d’alcool en ces lieux. Toutefois, les Inuit s’arrangeaient pour les contourner et, ainsi, s’adonner librement à leur « pêché mignon ». Jugeant que la bière, à plus forte raison la limonade dont la vente est autorisée pendant ces occurrences, n’étaient pas suffisamment alcoolisées, soit ils buvaient beaucoup d’alcool chez eux jusqu’à être éméchés avant de s’y rendre, soit ils sortaient de la salle pour boire leurs alcools de prédilection dont ils cachaient les bouteilles dans leurs vêtements épais. Les fêtes religieuses donnaient souvent l’occasion de boire en continu, c’est-à-dire boire en rendant visite aux uns et aux autres. Il advient aussi que l’on invoque un prétexte, tel l’anniversaire de l’enfant, pour se rassembler, en famille ou non, afin de de s’accorder de longs moments de ripailles ; voire de boire jusqu’à l’ivresse.
C’est ce genre de tableau que TETE-Michel dépeint de manière accablante : « tous les yeux brillent à la vue de deux grandes bouteilles de vin rouge et blanc d’Espagne, de cinq litres chacune, qu’elle vient de poser sur la table. Nous mangeons un rôti de phoque coupé en tranches dans un grand plat ovale, accompagné de chou rouge, de carottes, de pommes de terre et de sauce. Chacun a devant lui quatre verres remplis, l’un de vin rouge, l’autre de vin blanc, le troisième de bière, le dernier du jus de fruits, et boit alternativement ce qu’il veut. Un cinquième verre est réservé à la liqueur. Nous en sommes au troisième tour de phoque quand arrive la maîtresse d’école en robe de grossesse, la femme du pêcheur et un couple dont le mari (la sueur sèche sur son front où collent ses cheveux) se met à manger sans attendre que sa femme, qui n’a pas encore de chaise, soit assise. Je lui cède la mienne, mais Ludvig proteste et la fait asseoir à sa place. Dans l’ouverture de son décolleté, ses seins opulents se soulèvent à chaque mouvement en même temps que s’ouvrent ses narines. Des femmes qui arrivent par la suite s’installent dans des fauteuils ou sur le canapé et dînent à une petite table passe. Bientôt toutes les autres femmes nous abandonnent pour se rassembler autour de cette table où même la femme de Knud les rejoint. Les hommes se mettent à causer librement. Nous mangeons ensuite une salade de fruits puis un curieux mélange de paarnat et de foie de morue. Alors Ludvig, après ce dessert, sort du gin, du whisky « Long John », de la bière et du jus de fruits. Chacun se sert, Knud sourit, son fils devient muet, les femmes gloussent, le pêcheur parle en donnant des coups de poing sur la table, la fumée des cigarettes nous enveloppe. On joue du piano, nous dansons. Je quitte le groupe et monte me coucher vers 23h30, la tête bourdonnante. Je suis dans cet état accablant de haut-le-cœur qui vous fait jurer à vous-même de ne plus jamais boire. C’est ainsi que, sous prétexte de célébrer l’anniversaire d’une fillette que personne n’a vue à table au cours de la soirée, les adultes ont organisé une fête pour eux-mêmes. Ces bombances, pour être agréables, appauvrissent les familles les épuisent aussi physiquement. De même que Jakobina, Ludvig n’a pu Travailler pendant les deux jours qui ont suivi le festin » (p.230-231).
Ravage de l’alcoolisme ?
Cette addiction à l’alcool est telle qu’il suffit à quelqu’un de disposer d’argent liquide pour que celui-ci lui brûle les doigts au point de vouloir rapidement le dépenser dans l’achat d’alcool. Tel est le cas de Hans, l’un des fils adoptifs d’une famille amie de l’auteur. Un jour, il lui fit don de 100 couronnes. Aussi il se hâta d’aller acheter un carton de vingt-quatre cartons de bouteilles de bière. Il les but en peu de temps jusqu’à l’ivresse. C’était même un tel état d’ivresse qui causa la mort d’un bébé de trois mois écrasés par ses parents ivres. En effet, elle fut étouffée par ceux-ci, qui ont dû se coucher sur elle pendant toute la nuit. Telle est, du moins, le témoignage de l’auteur : « le bébé mort par la faute de ses parents et un service religieux a eu lieu à 14h30. Alors qu’il se trouvait à l’école, Knud a entendu, venant de la chapelle dont la porte était ouverte, les coups de marteau qui résonnaient sur le cercueil que clouait le père de l’enfant morte. En route, pour le cimetière, les parents auraient beaucoup pleuré. Il y avait un grand nombre de gens, dans leurs vêtements de tous les jours » (p.288).
2) La perte de repères des Groenlandais par rapport à leurs traditions de chasseurs et de pécheurs
Au regard de leur état de désœuvrement continu, de leur totale dépendance présente par rapport à l’État danois, les Inuits souffrent, entre autres, de trois maux qui ont la même origine, l’inactivité et les visites permanentes chez les uns et chez les autres, l’ennui et une forme de solitude pendant certaines saisons de l’année. D’une part, quelles que soient les localités considérées, les visites commençaient dès le matin et se poursuivaient sans interruption pendant toute la journée. Outre le café que les maîtresses de maison servaient en permanence aux visiteurs, elles servaient également des alcools pour raviver les conversations. Tout se passait comme si celles-ci n’avaient pas pour but d’échanger des connaissances en vue de s’instruire, mais de passer le temps utilement : échanges de banalités tout en s’adonnant à l’alcool ; et dans certaines occurrences, aux activités sexuelles. Cette situation a pour effet pervers de générer de l’inégalité entre Danois et Groenlandais. Comme s’exclame l’auteur lui-même : « jusque dans l’Arctique, tu n’es qu’un mot, O égalité ! » Et ceci pour la raison suivante qu’il donne lui-même. En effet les « ouvriers danois vivent en célibataires au Groenland avec des Kiffaks, des domestiques qu’ils engagent en grand nombre pour la lessive et le café. De leurs amours ancillaires naissent des enfants pour peupler le sud. Puis un jour, ils s’en vont, abandonnant Kiffaks et enfants » (p.172) à leur sort : celui de survivre pauvrement aux dépens de l’État danois. Les pères se donnent-ils même la peine de reconnaître leurs enfants ? S’il s’agit de peupler le Sud, est-ce donc nécessaire qu’une telle reconnaissance de la paternité se fasse ?
Les visites aux uns et aux autres dans toutes les localités prennent une tournure singulière lors des fêtes religieuses tel Noël. En réalité, les Inuits n’ont cure du sens profond de la naissance d’un Dieu sauveur de l’humanité, en l’occurrence, Jésus-Christ. Puisque, d’ordinaire et culturellement ils aiment chanter, les chants de Noël les enivrent en quelque sorte. Donc, ce qui importe à leurs yeux tient au fait que Noël est une fête qui ouvre toutes les portes aux visites incessantes pour le plaisir de pouvoir boire jusqu’à satiété. Selon l’auteur, « chacun va se faire un devoir de rendre visite à tout le monde ; l’immaq, la bière et l’akvavit vont couler à flots. Dans les moments comme celui-ci, le voyageur regrette de ne pas avoir, comme la quasi-totalité des ethnologues dans l’Arctique, un logement à l’écart des habitants » (p.291). Pour poursuivre ces moments d’agrément, tous les prétextes sont bons pourvus que la fête puisse continuer ; le plaisir et la joie éprouvés dans l’ivresse aussi.
D’autre part, malgré ses visites permanentes, ces réjouissances en groupe, à certains moments de l’année, l’ennui guette. Selon l’auteur, c’est surtout au cours du mois d’août que tout le pays est plongé dans la tristesse, proche du dégoût. Ce fait dérive d’un phénomène météorologique. Car le temps est brumeux, pluvieux etc. Aussi, les fins de semaine sans activité quelconque sont longues et affreusement vides. C’est en ce sens que l’auteur écrit : « aux fenêtres des maisons voisines, collés contre les vitres froides, des visages chargés d’ennuis observent le temps » (p.170). La situation est d’autant plus lourde, insupportable même que, comme dans les villes du monde contemporain, l’État danois n’a pu loger tout le monde correctement. Les habitants des bidonvilles semblent abandonnés à eux-mêmes par tout le monde, comme l’écrit encore l’auteur : « les baraques qui leur tiennent lieu d’habitation sont appelées Diogenehystter, huettes de Diogène. Des « Diogène » malgré eux ! Le plus surprenant est que leurs compatriotes groenlandais ne leur offrent pas l’hospitalité pour les aider à quitter cette froide baraque située entre le cimetière et un bras du fjord où l’on jette les immondices : bois pourri, cartons de bière et de sucre, sacs, récipients tordus ou défoncés, ailes d’oiseaux, têtes de moutons, boîtes de conserve, bottes usées, bouteilles en verre et en plastique, gants troués, bas de femme. Une fumée âcre se dégage de ce tas de pourriture que survolent les oiseaux.
C’est près de cet endroit malsain que se tassent, outre les huit baraques, les plus pauvres maisons du village et d’où s’élèvent rarement des cris de joie, tandis qu’à l’autre extrémité s’étirent deux longs bâtiments abritant les ouvriers danois qui, le soir, s’amusent énormément » (p.171).
Beauté de la terre et « hystérie polaire » au Groenland
Ce temps porteur d’un ennui et d’une lassitude généralisés, l’auteur l’appelle « l’automne et « l’hystérie polaire » ». Les personnes sérieusement atteintes oscillent en permanence entre un état passif et apathique et « une fureur active » laquelle incline de telles personnes à casser tout ce qui est à leur portée ; puis insensiblement, elles sombrent dans l’hébétement. Selon l’auteur, il s’agirait d’une « curieuse affection nerveuse ou psychique déclenchée par plusieurs phénomènes : l’approche de la longue nuit polaire qui va durer plus au moins six mois suivant la latitude, la morne clarté oppressante de l’automne, l’inactivité dans laquelle s’amollissent les gens… l’ennui mortel qui en résulte, une idée obsessionnelle (en automne, les gens ne savent que faire d’eux-mêmes ni de ceux qui les entourent), les effets du manque de sommeil pendant l’été arctique » (p. 201).
L’inactivité quotidienne d’un certain nombre d’Inuits conduit certains d’entre eux à un retrait dans la solitude, voire à une forme de fainéantise. Celle-ci est telle que les individus ne sortent même plus de chez eux. Pour ce qui est des visites ordinaires, ils permettent aux membres de leurs familles de le faire ou non ; en toute liberté. Alors, ils se contentent de faire le tour de leur hutte, les mains dans les poches, puis de rentrer chez eux pour s’affaler dans leur fauteuil. Puisqu’ils ont perdu les notions de chasse et de pêche, il se pose alors un grave problème de cohabitation avec les chiens de traîneaux ; du moins, pour ceux qui en ont encore. Dès lors que leurs propriétaires les nourrissent mal, ils redeviennent féroces au point de se dévorer entre eux ; pire encore de manger même les êtres humains. C’est en ce sens que TETE-Michel écrit : « Ces chiens s’occupent de la propreté de l’hygiène. Dès qu’une femme sort de sa maison pour vider le seau hygiénique, les chiens la suivent et se ruent sur les excréments. De plus, ils se mangent entre eux. Si, au cours de la bagarre de cette nuit, une des bêtes avait été grièvement blessée, les autres l’auraient dévorée. Les chiots mal protégés par leur mère sont expédiés en quelques bouchées – c’est peut-être pour cette raison que seules les chiennes qui vont mettre bas sont quelquefois autorisées à dormir à l’intérieur, dans le couloir d’entrée, où elles vivent pendant quelques semaines avec leur portée.
Le plus affreux est que ces chiens mangent aussi les hommes ! Ils se jettent parfois sur les petits-enfants quand ceux-ci, en passant près d’une meute, ne tiennent pas un bâton ou un fouet à la même pour leur faire peur. Cette bête attaque mêmes les adultes : l’une d’entre elles bondit sur vous en aboyant, les crocs dehors ; des dizaines d’autres surviennent aussitôt en hurlant ; vous êtes sans bâton ni fouet au milieu d’une meute déchaînée de 200 ou 300 chiens affamés qui n’obéissent plus à la voix d’aucun homme. Il n’est pas rare de rencontrer dans le nord du Groenland plus d’une mère affligée qui vous dit en évoquant des souvenirs douloureux : « j’ai eu en tous neuf enfants, dont deux ont été mangés par nos chiens ». Car ils dévorent les bébés que les parents laissent seuls dehors ou dans les maisons mal fermées. Cela explique sans doute les doubles portes dont sont munies, dans tout le pays, les entrées des maisons ». (p.p.223-224). Un jour, TETE-Michel put assister, en personne, à l’enterrement d’un homme de 55 ans, qui avait été dévoré par ses propres chiens. Selon le témoignage des uns et des autres, il était, sans doute, ivre. Dans ce cas de figure, sa dévoration par ses chiens a été facilitée par son extrême faiblesse et son état inconscient. Selon l’auteur « les chiens avaient sauté à la gorge puis lui avaient mangé le ventre, la face, les jambes. Curieusement, il n’avait pas dévoré ses kamiks. On trouva les pieds un peu plus loin et c’est grâce aux chaussures que la police put identifier le squelette. Les vêtements avaient été simplement déchirés pour atteindre le corps. Un bras avait disparu. Dix chiens furent abattus ce samedi-la, dont deux appartenant à la victime. Et, selon la coutume du pays dont le climat glacial retarde la décomposition, les restes de Hans Gundel furent gardés trois ou quatre jours par sa famille avant d’être inhumés » (p.334-335).
La lutte à mort des chiens de traineau affamés
Lorsque des chiens dévorent un être humain, la police danoise n’hésite pas à abattre tous les chiens qui ont participé à ce festin. Mais, puisque les Inuits se repaissent aussi de la viande de chiens morts ou que l’on abat, cette même police prend soin de les jeter à la mer pour éviter qu’ils soient consommés par les gens. Ils semblent particulièrement apprécier la viande du chien. Car ils ne sont nullement en manque de viande, comme l’écrit l’auteur : « en dépit de l’abondance de gibier, la viande de chien entre couramment dans l’alimentation. Selon Mitti, la viande de chien, une fois bouillie – pendant quatre heures de temps – devient « aussi tendre que celle du mouton ». C’est du moins ce que m’assure Ib, qui en mange souvent chez ses beaux-parents – lesquels feront, du reste, un repas de chien demain. J’apprends qu’une autre famille a du chien manger… » (p.342). Au regard de cette complaisance des Groenlandais à consommer régulièrement du chien, l’auteur s’interroge, avec raison, sur les risques qui pourraient résulter de la consommation de la viande de chien. En effet, même s’ils sont constamment exposés à l’air glacé, rien ne prouve que cette condition est de nature à diminuer ou à annuler l’effet de la rage dans la viande des chiens qui en sont affectés. D’autant plus qu’il est courant, chez certains individus, de manger sa viande crue, comme ils le font de la chair ou de la viande des autres animaux.
Dès lors, on peut tout à fait comprendre le bilan amer que TETE-Michel tire de ses nombreux mois d’expérience avec et au milieu des Groenlandais. La chasse et la pêche ne sont plus pour eux qu’un lointain souvenir qui ne semble même pas avoir concerné leurs ascendants. Pourtant, en consultant les archives des activités traditionnelles de la population, par exemple, de Qaqortoq, il se rendit à l’évidence de l’importance de la chasse et de la pêche pour les anciens habitants de cette localité par le nombre de bêtes tuées en une année ou pendant quelques années. Aujourd’hui, les habitants de ce lieu n’ont plus que, comme activité essentielle « la pêche à la crevette et à la morue… » Du fait de ce constat, l’auteur ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment profond d’amertume par rapport à l’état présent des Inuits du Groenland. Il venait de perdre ses illusions au sujet de ce qu’étaient autrefois les Groenlandais et la vie truculente, vaillante de ces peuples de pêcheurs et de chasseurs : « Oui, je suis de plus en plus déçu. Seules la danse et la boisson occupent la vie des habitants. Ce n’est pas le Groenland dont j’avais rêvé. Je voulais vivre avec des chasseurs de phoque, être tiré en traîneau, habiter un igloo ! Mais, en dehors de deux kayaks, il n’Y a plus de chasseurs de phoque à Qoqortoq, pas un seul traîneau, pas un chien. Et pas d’igloo, pas un seul ! » (p.163).
Conclusion
Finalement, ce récit de TETE-Michel, L’Africain du Groenland, permet une lecture instructive. Car il donne à penser l’humanité et à réfléchir sur celle-ci en général et notamment les Inuit du Grand Nord. D’abord, de sa lecture patiente, on découvre l’humanité sous toutes ses coutures. Mieux, il s’expose au regard de l’anthropologue dans toute sa profondeur, sa naturalité, ses paradoxes, ses ambiguïtés que j’ai tentés de comprendre par l’analyse rationnelle de cet ouvrage. Ce faisant, au-delà de certaines déceptions, l’expérience de TETE-Michel chez les Inuit nous fait comprendre que les êtres humains, dans leur état naturel, sont tous comme des « amis » et non pas des ennemis toujours en conflit les uns contre les autres.
Ensuite, au regard de l’autre, par nature bienveillant, c’est essentiellement l’amitié qui fonde notre unique humanité. Car la différence, qu’il faut continuer à défendre comme seul facteur de dynamisme des descendants d’Homo sapiens, du fait de ses riches valeurs humaines spirituelles, apparaît comme une nécessité essentielle. TETE-Michel nous la fait comprendre : en dépit de cette différence physique, il appartient à un genre d’êtres vivants qui se reconnaissent comme « frères », du moins dans le cas de d’une religion révélée tel que le christianisme, qui dispense un tel enseignement d’amour fraternel.
En somme, ce récit est une réellement entreprise humaine qui permet, sur le plan de la culture savante, de lire le miroitement de la complexité de la nature de notre espèce, tant dans sa diversité, dans ses ambiguïtés que dans son insaisissable amour de soi-même, voire dans les charmes insondables des attraits de sa sexualité.
TETE-Michel Kpomassie aujourd’hui
[1] La malédiction d’Adam (p.215)
[3] Il y a eu des tentatives d’une forme de prostitution. En effet, avec l’ouverture du Canton yongning aux étrangers, notamment aux commerçants han et tibétains, des femmes organisaient des visites furtives moyennant quelque compensation matérielle. Comme les autres groupes culturels sont fermés à la pratique des açias, ces visites ont été perçues par les Na comme une forme de prostitution. Les femmes sujettes à ces pratiques ont été honnies et tellement humiliées qu’elles ont vite abandonné cette voie. La prostitution pure est donc bannie dans cette société.
[4] Chez les Ache, Pierre Clastres raconte la mésaventure d’un homme qui s’est trouvé en conflit avec un jeune rival courtisé par son épouse. Comme elle désirait à tout prix le faire céder, elle le rejoignait seule dans la forêt pour l’obliger à s’accoupler avec elle. Le mari l’ayant su entra dans une grande colère et une jalousie si aveugle que ce dernier sentiment risquait de causer des troubles sociaux. Comme il ne pouvait rien contre sa femme de peur de la perdre, il se résigna à accepter le rival en question dans son foyer comme le second mari de son épouse. Dans un tel cas de figure, les hommes Aché n’ont guère de choix. Car, selon Clastres, « lorsqu’un célibataire entre en compétition avec un homme marié, plutôt que de laisser la situation se pourrir en une semi-clandestinité qui inévitablement, aboutirait à semer le désordre dans la société et à dresser les uns contre les autres les alliés, parents respectifs des deux rivaux, plutôt donc que de faire courir un risque à brève échéance mortel pour la tribu, on décide – la pression de l’opinion publique aidant – que l’amant « secret » deviendra un officiel « mari secondaire » de la femme qu’il convoite. La concurrence entre les hommes est dès lors supprimée » [1992 ; 154-155]