Se libérer de la ville pour aller contempler la beauté des cieux profonds
Introduction
Nous avons montré précédemment les paradoxes de la solitude, à la fois comme phénomène psychologique et social, c’est-à-dire comme l’essence de l’être humain. Il est vrai qu’il y a une nuance entre la solitude et l’isolement et nous l’avons aussi déjà indiqué. À l’instar de l’ermite – nous y reviendrons longuement ci-dessous – l’isolement peut être considéré comme physique ou géographique. Car l’impression d’isolement est compatible avec la proximité physique. À titre d’exemple, un étranger découvrant pour la première fois une ville où il n’était jamais allé auparavant éprouve le sentiment lié au dépaysement, qui se traduit par une solitude intérieure ; et ceci malgré la forte densité de la population proche, état de la promiscuité. Cet étranger est isolé du reste des êtres humains, qu’il voit et qu’il se contente de côtoyer. Il y a comme un mur entre lui et ceux-ci. C’est ce que Laurent Mauvignier a bien montré dans son roman Dans la foule (Edit. de Minuit, Paris 2006). Dans un entretien au « Les Cahiers Forell-Formes et représentations en linguistique et littérature- », il revient sur le fait que nous ne pouvons point échapper à notre solitude, même dans une foule compacte. C’est en ce sens qu’il écrit : « Il se trouve que le cas particulier s’oppose à la multiplication des points de vue, à la masse, ou alors il faut faire de la foule, du nombre, une entité à part entière, et donc lui soustraire sa nature même, qui est d’être multiple et indiscernable. C’est donc une limite et un enjeu très fort, d’autant que le monde est de plus en plus le résultat de mouvements de masse… une masse, une foule, ce n’est jamais que 1 + 1 + 1 des milliers de fois, même si les statistiques, les chiffres, l’effet d’ensemble nous donnent à croire qu’il s’agit d’une nuée, d’un corps mobile en action, qui prendrait lui-même ses décisions, qu’il serait libre – et, de fait, souvent nous avons cette impression, par la puissance de la foule – , alors qu’à l’intérieur, si l’on change de focale, on ne voit que de petites unités humaines, notre unité de base. C’est donc ça qu’il faut regarder ».
Ainsi, l’isolement caractérise tous ceux qui, de nos jours, éprouvent le sentiment d’être abandonnés ou oubliés par les autres. Et les données relatives aux enquêtes des sciences sociales en France révèlent une augmentation importante du pourcentage des personnes qui vivent dans l’isolement ou qui en expriment le sentiment.
En revanche, le silence est un choix qui conduit à s’éloigner du monde assourdissant des hommes ; de la cacophonie de leurs babillages, des borborygmes de leur conscience. Et pourtant, connaître, découvrir et apprendre le silence permet d’apprécier, au plus près de la nature, toutes les nuances des bruits. On accède à une sensibilité plus aiguisée. On en tire même un grand profit pour la sérénité de son esprit. Nous le verrons ultérieurement, c’est dans le silence que les fondateurs des religions dites révélées découvrent la voix de leur Dieu. Et c’est dans le silence aussi qu’émerge le génie des scientifiques, des artistes et des « pionniers de l’humanité », comme les appelle Nietzsche, à savoir les philosophes etc. Le silence nous apprend à mieux voir les choses et à mieux les entendre, parce qu’il peut se transformer en havre de paix quand nous le choisissons. Il permet de comprendre que la nature est remplie d’amour. Le silence est comparable à la profondeur de la vie, la vie insondable que nous avons en partage, et qui nous dépasse infiniment.
I- Le sublime silence dans l’expérience religieux
Pour prouver comment un être humain est capable de pénétrer jusqu’au fond des phénomènes dans le désert, et pour qualifier l’état de transfiguration que le désert peut opérer en nous, nous empruntons un mot tout à fait pertinent à Nietzsche dans La naissance de la tragédie (idée/Gallimard, Paris 1949, p. 104) : la Sophrosynè. On peut traduire ce terme par l’expression suivante : calme absolu de l’âme. Cet auteur, qui n’a jamais mis les pieds dans aucun désert du monde, faisait preuve d’une fascination par rapport à cette zone de la terre. Tel est aussi le sentiment de Monique Broc-Lapeyre (« Le désert croît », In https://cheminstraverse-philo.fr). C’est un espace mythique surgi de la Bible qu’il connut par tradition familiale. Nous le verrons bientôt, dans ce livre dit sacré ou révélé, le désert est le lieu privilégié pour une rencontre avec Dieu. C’est ce qui rend possible la véritable mystique ou l’union absolue d’un être humain avec son Dieu. À cet effet, l’éloignement du monde des hommes, dans le silence profond des vastes espaces du désert, est une nécessité. Cette retraite volontaire, cet appel mystérieux du divin, exige une purification, à tous points de vue, pour établir les meilleures conditions d’une rencontre avec le divin.
Nietzsche a pu percevoir négativement la fuite vers le désert dans la seule mesure où elle apparaît comme la mise à distance des démons de son corps ; comme une figure de moralisation épurée. Si le retrait au désert signifie la recherche, voire la culture de l’idéal ascétique, alors une telle démarche est la marque de la faiblesse de l’individu, victime du triomphe des lois morales judéo-chrétiennes, absolument mortifères et ennemies de l’épanouissement de la personne. C’est en ce sens que Monique Broc-Lapeyre écrit dans son article : « les anachorètes, les Pères du désert s’en sont pris à leur propre corps, l’ont méprisé, l’on détruit – ils ont, dès ici-bas, quitter la terre et perdu le monde -. Leur ascèse les a faits halluciner le mirage d’un arrière-monde et déchirer l’espoir d’une autre vie. Mais les démons qui sont le plus à craindre sont ceux qu’on amène dans sa solitude, et la bête la plus indomptable est la bête brute interne qu’on porte en soi ».
Mais, le désert n’est pas nécessairement une zone de fuite par rapport à soi-même en vue de se libérer de ses obsessions sexuelles, à l’instar de certains ermites, chrétiens ou non. C’est essentiellement un lieu de retrait volontaire comme moyen de dépouillement total qui apaise les combats internes à soi-même, c’est-à-dire les tensions qui émergent en nous parce que notre être est un champ continu de contradictions, de lutte perpétuelle de désirs contrastés. Le désert, c’est le versant illuminé et vide, serein et mère tranquille par rapport aux villes encombrées de trop d’humains en rut permanent, cause, entre autres, de leurs conflits, de leurs contradictions. Il est séduisant parce qu’il permet d’être attentif aux « voluptés secrètes » qu’engendre l’abstinence qui lui est spécifique ou le jeûne auquel il soumet même les âmes fortes. Une telle modalité d’existence volontaire conduit à fuir également les oasis où les hommes recréent nécessairement, au cœur même du désert, les attractions sensuelles, les danses du ventre des femmes lascives et séductrices, tentatrices des voluptés corporelles. C’est encore, là aussi, le règne triomphal du sexe. Or, le désert est le moyen adéquat de l’affranchissement de tout un chacun, qui le désire, par rapport au monde bruissant, assourdissant des hommes. C’est l’accueil bienveillant de l’espace-temps du silence profond et bienheureux ; le courage de se laisser pénétrer par ce phénomène, la beauté du silence, qui est toujours au-dessus, au-delà de l’ordinaire et de l’extraordinaire.
En effet, la beauté du silence du désert est source de plénitude et de puissance intérieure qui débordent tout notre être. Il conduisit à la cime du divin. Il crée un bien-être, une sublime bienveillance presque surhumaine. C’est le lieu, bien qu’on reste humain, où on parvient à opérer, malgré tout, une figure de transfiguration en son être profond. Tout se passe en soi, comme l’exprime fort bien Friedrich Nietzsche, comme si on avait entrepris un long voyage – mais ce voyage est tout intérieur – jusqu’aux confins de la terre, aux confins des mondes jamais explorés par aucun autre être humain. Tel est le sens du paragraphe 382 du Gai savoir (Idées/Gallimard, Paris, 1950) : « Alors, au bout de nos longs voyages, nous Argonautes de l’idéal, plus courageux qu’il n’est sage peut-être, souvent meurtris, trop souvent naufragés, mieux portants qu’on aimerait peut-être nous le permettre, dangereusement, toujours mieux portants, il nous semble qu’en récompense, nous nous trouvons en face d’une terre inexplorée dont nul n’a jamais aperçu les limites, un au-delà de toutes les terres et de tous les recoins de l’idéal, un monde, si prodigue de beauté, d’inconnu, de problèmes, de frayeur et de divin que notre curiosité et notre avidité en sont ravis hors d’elles-mêmes, et que, ah ! rien, rien ne saurait nous rassasier ! »
Les fondateurs des religions dites révélées – les monothéismes – ont compris que le silence du désert est le seul espace de la terre où toute profonde transfiguration est possible ; à commencer par Moïse. D’une part, après la sortie de l’Égypte, avec son peuple, pour le sauver de l’esclavage en Égypte, dit l’Ancien Testament, il les conduisit au désert pendant quarante ans. C’est le temps nécessaire pour régénérer les esprits, pour le renouvellement des générations. Les anciennes générations étant corrompues par l’aisance matérielle, le luxe et les voluptés, les charmes de toute nature – du moins pour certains d’entre les Hébreux qu’il fit sortir de l’Égypte -, il fallait attendre leur extinction totale pour poursuivre leur route vers la terre promise par le Dieu de Moïse. Ensuite, pour recevoir les Tables de la loi (« les Dix commandements ») devant désormais servir à régler leurs mœurs, à fonder leurs traditions et à renforcer leur foi en Dieu, Moïse dût s’éloigner de son peuple devenu ingouvernable en raison de la nostalgie de leur vie en Egypte, en réactualisant leurs coutumes d’antan, reflets de la vie égyptienne. Moïse comprit qu’il lui fallait retourner dans le silence du désert pour entendre la voix de son Dieu. D’où l’Ascension, au cœur profond du désert, du Mont Sinaï, censé être le lieu de manifestation de ce Dieu.
Le désert est-il un lieu de vie ordinaire ?
Entrer dans le silence du désert, et la beauté des mystères qu’il recèle, c’est aussi pénétrer dans le mystère du monde, expression même de la quête des grands mystiques. Car c’est dans le silence du désert que l’âme, désormais délivrée des préoccupations triviales, de la pesanteur du corps terreux, avec ses miasmes et son magma en ébullition, peut écouter les voix du silence ou du Dieu qu’ils recherchent à rencontrer. Dans la beauté du silence du désert, leur humanité qui était éclatée, multipliée à l’infini par l’amplitude verbale des uns des autres, se recueille dans l’essentiel : cette profondeur silencieuse du cœur du désert qui voile Dieu. Ils participent ainsi au silence divin qu’expriment le vide, la profondeur et l’amplitude du désert au pouvoir créateur comme commencement perpétuel du verbe efficient de leur Dieu. Dans la beauté abyssale du silence du désert, on peut faire l’expérience de tous les trésors de la sagesse des hommes, de toute science essentielle. En vivant dans la proximité du silence du désert, paradoxalement, les mystiques et autres grands fondateurs de religions monothéistes comme Jésus-Christ, qui dût y séjourner pendant quarante jours en jeûnant avant de commencer sa mission auprès des hommes, ou le prophète Mohammed, qui rencontrait l’ange Gabriel, l’intermédiaire inspirateur de son Dieu et avec son Dieu, découvrent la force mystérieuse nécessaire pour toucher les âmes. Ils se nourrissent de ce que leur Dieu leur dit pour se mettre, de loin ou de près, en relation avec le centre de l’essentiel di monde, et avec les autres hommes. Même la monotonie des paysages du désert, le vide par rapport à toutes formes de vie, du moins en apparence, la récréation perpétuelle du même par les ondes de l’air limpide, le bruit feutré des vents qui murmurent comme s’ils conversaient avec des êtres invisibles, l’Invisible saturant tout l’espace de sa présence etc., sont des sources fécondes de la révélation du Dieu du monothéisme. En ce sens, nous pouvons considérer la vacuité du désert comme le miroir de Dieu, le Dieu personnel des religions révélées.
Finalement, le désert est un père fécond du silence qui procure le bien-être de l’esprit et du corps. Ainsi, le silence apparaît comme une mystérieuse texture du désert qui, la nuit, invite la voûte céleste au recueillement, à la sérénité de l’être au monde présent ; de son être qui n’est plus un composant indépendant du tout du cosmos. Le silence est, pour ce faire, la renaissance de l’unité de soi-même. Mieux, c’est une richesse de la profondeur de laquelle émerge la parole, muette, de l’échange. C’est dans la beauté du silence du désert que l’esprit est à même de méditer réellement, comme un absolu, sans être nécessairement religieux, ni croyant, mais seulement spirituel. Certains d’entre les êtres humains y entendent la voix de leur Dieu ; d’autres y recherchent tout simplement le lien sensible st unifiant à la fois des silences de la nature, comme la mer ou la montagne. En somme, c’est dans la qualité de ses silences insondables, la qualité de tout amour, qui n’est pas réductible au verbe flatteur de la séduction aux intentions sexuelles ; en somme, le bel amour de l’autre.
II- La beauté efficiente du silence comme facteur de toute création
Nietzsche recommande à tout un chacun ou, du moins, à tous ceux qui optent pour la solitude pour se nourrir spirituellement de bien savoir la choisir : « Choisissez la bonne solitude, la solitude libre, capricieuse et légère, celle qui vous accorde aussi le droit de rester bons en quelque manière » (Par-delà bien et mal, § 25, Idées/Gallimard, Paris 1971).
1) Jean-Jacques Rousseau, une expérience intense de la création
Concernant l’affirmation de la solitude, non pas subie mais librement consentie, c’est-à-dire accueillie avec grâce et reconnaissance pour toute chose que nous offre la vie, Frédéric Nietzsche reconnaît que, certes, la solitude ne plante pas les germes de la création, mais elle les fait mûrir, à l’instar du soleil par rapporte au végétal ; plus exactement, il écrit : « La solitude ne plante rien, mais elle fait mûrir… Encore faut-il aussi l’amitié du soleil » (Fragments posthumes, p. 303, Gallimard, Paris 1977). C’est donc dans la beauté du silence que connaît le ravissement qui est le fruit de notre méditation, de notre acheminement vers la connaissance. Des profondeurs de ce silence en notre for intérieur jaillit une grande abondance de savoirs. Ceux-ci sont l’expression même du bonheur de tous ceux qui connaissent. Car un tel bonheur ne manque pas d’accroître la beauté du monde en rendant ensoleillé tout ce qui existe. Aussi, la connaissance qui se cultive à l’ombre du monde, ou qui naît de nos labyrinthes silencieuses, de notre solitude gracieuse, non seulement met la beauté autour des phénomènes comme leur apparaître, mais, mieux, elle finit par introduire cette beauté dans les choses mêmes.
Ainsi, en partant du fait que ce qu’il y a de plus beau dans tout être humain s’opère toujours dans l’obscurité et la nuit éternelle de son maître, on peut tout à fait comprendre comment Jean-Jacques Rousseau a mis en mouvement son génie naissant. Ce solitaire radical, amant de la nature, ne manquait pas de porter sa solitude ombrageuse partout où il pouvait aller. C’est ainsi qu’on raconte la naissance fulgurante de sa première oeuvre majeure, en l’occurrence, son Discours sur les sciences et les arts. Suite à l’arrestation de son ami Diderot, et son emprisonnement au Château de Vincennes, Rousseau entreprit d’aller lui rendre visite. Pendant ce parcours, il lisait le « Mercure » où il découvrit la question que l’Académie de Dijon avait mise au concours pour l’obtention du prix de la morale, à savoir : « Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les Mœurs ». Comme auparavant, dans le silence de son monde intérieur, dans son retrait par rapport au monde humain environnant, il préparait des articles sur la musique en vue de leur publication dans l’Encyclopédie, la solitude avait dû porter ses idées à maturité. En effet, selon son propre témoignage (Confession 1, VIII), cette lecture le mit dans un état de transe ; un ébranlement de tout son être qui confinait à l’extase bienheureuse de la subtile et subite révélation de la connaissance à l’état de fermentation en soi « À l’instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme ». Car, écrit-il dans un autre texte « Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue {…} en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillée de mes larmes sans avoir senti que j’en répandais » (Deuxième Lettre À Malesherbes). C’est ainsi que naquit l’œuvre qui inaugure l’expérience et la vie philosophiques de Rousseau. Malgré l’indication de « quelques corrections », par son ami Diderot, il n’en demeure pas moins qu’elle surgit du Silence et des entrailles de son esprit presque toute achevée.
On n’est donc pas étonné, au regard de cette expérience de Rousseau, de lire sous la plume de Nietzsche des passages surprenants et, pourtant, justes sur l’égoïsme de l’être fécond. Il l’appelle « L’égoïsme idéaliste », même si le terme « idéaliste » n’est pas très heureux ici : « Est-il état plus sacré que celui de la grossesse ? Faire tout ce que l’on fait avec la conviction silencieuse que cela doit servir d’une manière ou d’une autre à ce qui, en nous, devient ! Que cela doit accroître sa valeur mystérieuse à laquelle nous songeons avec ravissement !… L’enfant doit naître du plus doux et du meilleur des êtres… Cela croît, cela vient au jour : nous n’avons rien en main pour déterminer sa valeur ni son heure… « Ici croît quelque chose de plus grand que ce que nous sommes » tel est notre plus secret espoir ».
D’où la nécessité, pour l’homme fécond, que ce soit une oeuvre d’art (musique, poésie, peinture, sculpture Etc.), ou que ce soit une pensée philosophique, une action, de prendre des précautions pour préparer sa venue. Il doit, le mieux possible, préparer le terrain dans lequel il adviendra. C’est pourquoi, tout créateur, à l’instar de Nietzsche lui-même, n’hésitera pas à devenir comme une femme enceinte car le processus est le même, qu’il soit naturel ou spirituel. Il doit se montrer tendre et habiller son âme de guirlandes aussi belles les unes autant que les autres. L’essentiel doit être accompli pour avoir une attitude saine par rapport à cette autre figure de « grossesse », comme le montre l’expérience d’accouchement de Rousseau. Qu’elle soit naturelle (la grossesse) ou intellectuelle, le phénomène est quasi similaire d’un point de vue psychologique, émotionnel ou sentimental. Dans cet état, la nécessité de se replier sur soi-même pour être à l’écoute de ce qui se passe en soi, dans le silence de ses entrailles, est, donc, ce que Nietzsche appelle « L’égoïsme idéaliste ». C’est dans ce sens qu’il écrit : « N’épargner jamais ni ses soins, si ses veilles et garder notre âme silencieuse, afin que notre fécondité connaisse un heureux achèvement ! Ainsi, de cette manière indirecte, nos soins et nos veilles profitent à tous ; et l’humeur où nous vivons, cette humeur fière et douce, est un baume qui se répand loin autour de nous sur les âmes inquiètes. – Mais étranges sont les femmes enceintes ! Soyons donc étranges nous aussi, et n’en veuillons pas aux autres s’ils sont contraient de l’être » (Aurore, idées Gallimard, Paris 1970, §552 ».
2) La Sixième Symphonie de Ludwig van Beethoven comme surgissement de la beauté du silence profond
Cette expérience, qui traduit la beauté du silence dans le domaine de la création, nous fait inévitablement penser à Ludwig van Beethoven, dans un autre registre, celui de la musique. Ce sont surtout les circonstances dans lesquelles a été composée la Symphonie N° 6, opus 68, qualifié de « Pastorale » ou appelée par le compositeur lui-même « Souvenir de la vie rustique », qui renvoient à la beauté du silence et à l’intimité profonde du compositeur avec la nature. En ce sens, l’histoire de cette œuvre est fort étonnante par rapport à l’ensemble des compositions de cet auteur ; du moins, l’ouvrage d’Anton Schinder le laisse penser ainsi (Histoire de la vie et de l’œuvre de Louis van Beethoven –Trad. Albert Sowinski – Librairie de Garnier Frères, Paris 1864).
D’abord, Beethoven était profondément amoureux de la nature et peu sympathique à l’égard des êtres humains. Selon le biographe de ce génie musical, Beethoven aimait tellement la nature et la vie à la campagne qu’il ne pouvait être réellement heureux qu’en s’y rendant le plus souvent possible, en particulier en été. Il aimait se réjouir comme un enfant au contact de la nature : l’errance dans les bois, les forêts était une nécessité puisqu’il pouvait ainsi toucher les arbres comme s’il communiquait avec eux, sentir toutes les nuances de bien-être au contact des herbes, des rochers sur lesquels il posait les pieds. Il ne s’agissait pas les fouler aux pieds, comme on le croit ordinairement, mais de se laisser caresser par eux. Forêt, rochers ou arbres, si on y prête bien attention, si on sait acquiescer à leur accueil, à leur bienveillance, savent nous rendre l’écho de nos désirs. Car nous faisons un avec tous les vivants de la nature par l’éternelle Energie du Cosmos comme Premier et Ultime Etre. C’est pourquoi, Beethoven, durant sa longue existence, prenait beaucoup de plaisir au contact de la nature, des fleurs, des nuages au-dessus de sa tête ou quand ils coiffaient les cimes des montagnes. Il se délectait du sublime silence qu’elle savait lui offrir et dont il se plaisait à baigner son âme enfant, toute folâtre en cette douce compagnie.
Puisque son âme elle-même aimait se nourrir de la nature, et qu’elle lui permit de descendre jusqu’au cœur même des choses pour se laisser transfigurer par elles, on comprend alors que Beethoven a tant aimé passer le plus clair de son temps à se promener à travers les champs et les bois. Ce désir exigeant d’intimité avec la nature, cet enchantement silencieux avec le cœur des choses l’inclinaient à prendre place le plus souvent sur un tertre, un rocher, en somme une quelconque butte de terre etc. Toute protubérance de la nature lui paraissait un siège confortable pour mieux entendre sa « voix » dans le doux silence de son intériorité, dans les méandres insondables de son âme d’enfant curieuse de tout et ouverte à toute imprégnation du vaste univers de la nature. Ses pensées, vagabondes pendant ces moments de méditation, étaient vite balayées par la « voix » qui lui susurrait des notes musicales profondément imprégnées des éléments de la nature. C’est ainsi que les notes de la « Pastorale », comme des tableaux d’un grand peintre, se formèrent en son esprit comme il dit lui-même : « j’ai toujours un tableau à l’esprit, lorsque je compose, je travaille jusqu’à y parvenir ».
Aussi, pour être à même d’être baigné le mieux possible par son monde naturel et musical, tout au long de sa vie, Beethoven aima être seul, au point qu’il fit de la nature une véritable confidente. Et il ne voulut jamais séjourner, ne serait-ce qu’un seul jour, qu’une seule nuit dans une maison dont le jardin ou l’environnement étaient dépourvus d’arbres. Il aurait dit, un jour, à ce sujet : « j’aime un arbre plus qu’un homme ». Dès lors, au lieu de se nourrir de l’expérience des hommes, qui montrent aux autres leurs visages sataniques plutôt que leur belle âme, Beethoven aimait vivre celle la nature suivant toutes ses nuances, ses variations, sa diversité. De manière générale, les hommes n’aiment guère leur diversité, leur belle différence confectionnée avec amour, pourtant, par la nature. En outre, les êtres humains désirent bruisser continûment pour rien. Or, Beethoven consentait à cette diversité de la nature et à son silence qui nourrissent, qui enchantent et produisent de belles choses. Il aimait se laisser baigner par la pluie, le vent, l’air qu’il respirait avec délectation, de toute la puissance de ses narines. Il accueillait avec reconnaissance le flux des rayons du soleil qui irradiaient son visage. Aussi, la beauté d’une scène quelconque de la nature, comme le bruissement des ruisseaux, l’étendue des prairies, le chant des oiseaux dans les arbres le ravissait au point de lui donner le sentiment d’une toute puissance. Il le dit lui-même : « je suis bien heureux, plein de bonheur dans la forêt : chaque arbre parle à travers moi ».
Silence et solitude dans la nature nous émerveillent et nous rendent plus riches
Cette proximité de Beethoven par rapport à la nature, cette vive et fine sensibilité eu égard à tout ce qu’elle recèle comme le silence, les bruits à travers les arbres, l’eau, l’air etc., n’était guère un conte ni une légende. Elle exprimait réellement l’authenticité de ce génie, sa volonté de faire corps avec la nature, son désir de se fondre en elle pour puiser la quintessence de sa musicalité que toute chose exprime à sa manière. Anton Schinder rapporte dans son livre le fait suivant d’une ballade en compagnie du génie : « nous traversâmes la charmante vallée, entre Heilgenstadt et ce dernier village {Grinzing} ; nous franchîmes un ruisseau limpide descendant d’une montagne voisine, et au bord duquel un rideau d’ormes encadrait le paysage. Beethoven s’arrêta plusieurs fois, promenant ses regards enchantés et respira l’air embaumé de cette délicieuse vallée. Puis s’asseyant près d’un ormeau, il me demanda si, parmi les chants d’oiseaux, j’entendais celui du loriot ! Comme le silence absolu régnait, dans ce moment, autour de nous, il dit « Que la scène du torrent fut écrite dans cet endroit, et que les loriots, les cailles, les rossignols ainsi que les coucous étaient ses collaborateurs » » (P 105).
On comprend alors que la composition de la « Symphonie Pastorale » soit traversée de part en part par toutes les impressions de la nature et de la campagne au milieu desquels le compositeur séjourna pendant toute sa vie et où il connut des sommets de transport jusqu’à l’état de bonheur quasi parfait ; la plénitude d’être, de se sentir exister en communion avec la nature. Dans cette Symphonie, on entend bien le murmure du ruisseau, la flûte des festivités paysannes, le chant du coucou, l’orage etc.
Nietzsche, plus tard, connaîtra, lui aussi, une expérience de la nature similaire à celle de Beethoven. Au lieu de rester enfermé dans les villes où les hommes s’agglutinent jusqu’à la promiscuité, et l’hiver, de se transformer en âmes enfumées par les cheminées, il aimait côtoyer les paysages de la Méditerranée dans l’arrière-pays niçois. Cheminant dans le froid, l’hiver, sur ces hauteurs ou baigné, l’été, par le doux soleil, il ouvrait son âme à tout l’univers. Il aimait respirer l’amplitude de l’espace, se perdre dans le silence abyssal des hautes montagnes, être à l’écoute de leur langage, se laisser attendrir par la douceur de leur baiser offert grâce au vent si délicat, si agréable, si tendre en ces lieux éloignés du tintamarre des hommes. Il se délectait de la mer qui s’étalait sous ses pieds, scintillante et, parfois, silencieuse. Il se jouait des féeries crépusculaires, mais muettes, du ciel avec toutes ces nuances de couleur qu’aucun artiste humain ne pourrait jamais imiter. La mer caressait les pieds des montagnes, sous forme d’écueils et de récifs comme pour trouver, en ces anfractuosités, la solitude la plus dense et la plus profonde. C’est pourquoi, le silence revêt une grande importance dans la plupart des œuvres nietzschéennes, notamment le Zarathoustra. En effet, le silence est le moment privilégié où l’on peut être à l’écoute de soi-même ; il est comme un lieu où le créateur se retire le plus souvent possible en tant qu’il permet le voyage en lui-même. Mais le silence profond, le silence vide paraît insupportable pour beaucoup d’êtres humains.
Pourtant, c’est dans le silence que l’on peut faire l’expérience de la beauté muette des phénomènes de la nature, source féconde de toute inspiration. C’est justement ce que Nietzsche exprime dans un beau poème intitulé « Du haut des monts » (Postlude) :
La fascination du sublime !
O midi de la vie ! Temps solennel !
O jardin d’été !
Bonheur impatient aux aguets, à l’écoute : –
J’attends mes amis, nuit et jour à l’affût.
Où vous attardez-vous, amis ? Venez, il est temps, il est temps !
N’est-ce pas pour vous que le gris du glacier
Aujourd’hui s’est paré de roses ?
C’est que le torrent cherche ; avec plus de vigueur
Le vent et le nuage s’élèvent vers l’azur !
Ils veulent vous vous voir d’où l’oiseau regarde.
Pour vous, sur les cimes, j’ai dressé ma table :-
Qui a sa demeure
Aussi près des étoiles, aussi près des plus sombres gouffres ?
Mon royaume… Existe-t-il jamais royaume plus vaste ?
Et mon miel – qui donc l’a goûté ? … {…}
Je me suis fait chercheur là où le vent mugit ?
J’ai fixé ma demeure
Dans le séjour de l’ours, où personne n’habite,
Insoucieux de Dieu, des hommes, des prières,
Transformé en fantôme errant sur les glaciers ? » (Par-delà bien et mal –Idées /Gallimard, Paris 1971)
III- Le choix du silence ou quête de soi et de l’essentiel sens des choses
L’expérience de la « Sophrosynè », c’est-à-dire le calme absolu de l’âme, n’est pas spécifique au seul génie de l’humanité. Elle peut être vécue par chacun de nous (nous le montrerons ci-dessous), malgré notre personnalité commune, ordinaire, banale, si nous en faisons le choix pour sortir de la promiscuité des villes, des lieux d’attroupements comme les plages moutonnées au cours de l’été. Cela suppose qu’on veuille sortir des villes enfumées, dont parle Nietzsche, et de la vie quotidienne étriquée des hommes, tissée des contraintes imposées par la pauvreté du vil babillage du sens commun, dont chacun de nous pourrait faire partie s’il ne prend garde de s’en distinguer. Il peut s’ouvrir, comme Nietzsche nous le recommande, à la liberté du soleil, au plaisir d’une exposition de son être à la mer, faite de pure jouissance. Car, nous le savons tous, nos villes d’hier et d’aujourd’hui, sont des lieux aux populations compactes où l’on peut mourir de solitude. La vie en ville signifie, le plus souvent, deuil, rupture, divorce, abandon ; ce qui oblige à se retrouver face à soi-même quand bien même on ne le voudrait pas. La solitude dans la ville est-elle le fléau seulement des temps modernes ? Au-delà du fait que l’homme n’est pas fait pour vivre seul, la solitude, de nos jours, est-elle forcément un choix personnel ? L’« amour », la sexualité, le désespoir ne sont-ils pas des facteurs de solitude dans notre monde présent fondamentalement dominé par la machine sous toutes ses figures ?
Pourtant, malgré cette domination des machines sous leurs multiples formes d’appareils (les Smartphones), lesquelles sont génératrices de solitude et même d’isolement, d’appel à l’aide par des tentatives de suicide d’un grand manque de jeunes gens en France manifeste bien le fait qu’on souffre de la solitude misérable, privative, effroyable même malgré la satisfaction apparente d’être constamment connecté grâce à ces appareillages, à ces technologies privatives de liberté et de singularité. La fragilité des individus, en dépit de l’hyper communication et de la mise en présence continue face aux images, montre manifestement que la qualité des liens sociaux ne vont pas de paire avec l’envahissement de notre vie par la machine sous toutes ses figures. Bien au contraire, on a le sentiment de subir la solitude, la sienne et celle des autres qui, eux aussi, se sentent seuls face à l’écran de leur Smartphone, exclus, abandonnés, parfois marginalisés. Car l’univers humain tout entier est pris dans ce jeu de la fascination et de l’attrait du miroir ou du cadran de l’appareille qu’on tient dans la main et qui, bien qu’objet matériel, nous domine tout entier, nous prive de la profondeur de nous-mêmes.
Ainsi, dans un article du « Canard enchaîné » (mercredi 2 août 2017) intitulé « Allô, je n’entends rien ! – Parler des dangers liés aux téléphones mobiles n’est pas une mince affaire », l’auteur de cette information remarque à quel point les jeunes enfants courent des risques considérables demain en matière de santé ; sans oublier le fait qu’étant connectés en permanence, les usagers que nous sommes presque tous de cet appareil sont suivis en permanence par leurs opérateurs téléphoniques. L’auteur de cet article écrit en effet : « c’est fou ce qu’on peut faire avec le téléphone portable ? Regarder une vidéo, écouter de la musique, téléphoner en ayant les mains libres… Fini l’appareil collé à l’oreille ; désormais on le glisse dans la poche de la chemise ou du pantalon, et le tour est joué. Petit hic, le corps se retrouve exposé aux ondes électromagnétiques émises par ces engins. Pour éviter tout risque, les fabricants préconisent de le mettre à une distance de séparation du corps comprise entre 15 et 25 millimètres, de manière à éviter de dépasser les 2 Watts par kilogramme, la valeur limite d’exposition aux ondes électromagnétique ». Mais, qui donc, parmi les usagers ordinaires de ces appareillages est-il sensible à cette précaution des scientifiques et même des fabricants de ces objets technologiques ? Presque personne ! Adultes, jeunes gens ou même enfants de parents peu conscients sont en permanence exposés, au quotidien, à ces ondes électromagnétiques. Car les effets de celles-ci sont indolores ; la fascination de l’écran du Smartphone l’emporte sur toute autre considération. Il y a l’urgence des réponses aux SMS, au courriel, au coup de fil téléphonique qui ne laisse aucun répit à la conscience connectée, comme on dit. C’est en ce sens que poursuit l’auteur de cet article : « effectivement, en juin 2007, l’ANSES (agence nationale de sécurité sanitaire) publie un rapport de 298 pages intitulé : « Exposition aux radiofréquences et santé des enfants », dans lequel elle reprend en quelques lignes le résultat de ces testes pour émettre des recommandations quant aux effets possibles sur les fonctions cognitives » c’est-à-dire la mémoire, la tension, le raisonnement et le langage, « et sur le bien-être », notamment chez les plus jeunes ».
Dès lors, la sainte solitude dont parle Alfred de Vigny, source de bien-être, est-elle encore possible ? Si autrui est la condition de mon bonheur ou, à l’inverse, la cause de mon malheur en ce monde, se replier sur soi-même dans l’espace du cadran de mon portable, privé de tout lien avec mon environnement immédiat n’est-ce pas se priver des facteurs de bien-être ou de désagréments ? La solitude, qui signifie l’absence d’autrui, n’est-elle pas perçue comme une source de bonheur lorsqu’elle a été choisie ? En effet, selon Schopenhauer, « la solitude offre à l’homme intellectuellement haut placé un double avantage : le premier, d’être avec soi-même, et le second de ne pas être avec les autres » (Le monde comme volonté et comme représentation, PUF, Paris 1990)
C’est ce même sentiment que Rousseau (XVIIIe siècle), avant Schopenhauer (XIXe siècle), a su si bien exprimer dans l’une de ses Rêveries du promeneur solitaire, son dernier ouvrage, pendant sa retraite au Château d’Ermenonville à la fin de sa vie : « me voici donc seul sur terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ». Tragique situation existentielle qui, pourtant, exprime la profondeur de son bonheur dans et à travers son isolement en ces espaces naturels paisibles du Château d’Ermenonville, et sublimes par le silence même des profondeurs de l’Etre dont il fit l’expérience la plus intime qui fût. C’est une vie paisible que Rousseau connut au cours de cette dernière tranche de sa vie ; celle qu’il désirait depuis longtemps de toute la force de son âme, à savoir le fait d’être en relation fusionnelle avec la nature, marquée par l’absence d’autrui. N’est-ce pas ainsi qu’on peut porter un regard authentique sur soi-même ? « Je savais manifestement, disait Vendredi, sous la plume de Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, que si la présence d’autrui est un élément fondamental de l’individu humain, il n’en est pas pour autant irremplaçable. Nécessaire, certes, mais pas indispensable ».
Toutefois, il arrive que l’on cherche la solitude non pas pour rompre tout lien avec autrui, mais par le seul désir de se retrouver soi-même, d’être face à soi-même dans la quête d’une plus grande richesse dans le fait d’exister. Tel est le cas des ermites d’autrefois et d’aujourd’hui, qui sont en quête de vérités supérieures, de principes fondamentaux qu’il leur est impossible de trouver dans le vivre-avec autrui, mais dans la beauté du silence.
Tel est le sens de la missive de Guignes, membre de l’ordre des Chartreux, ordre religieux contemplatif, qu’il avait adressée à l’un de ses amis, et dans laquelle il vantait les bienfaits de la vie en solitaire. Selon lui, « celui qui est vraiment heureux n’est point l’ambitieux mais celui qui choisit de vivre humble et pauvre dans un ermitage, qui aime s’appliquer à méditer sagement en paix, dans le repos, qui désire ardemment demeurer assis solitaire dans le silence ». Car la vie des moines chartreux se déroule quotidiennement dans la solitude bien remplie par la prière, le travail manuel et intellectuel, le repli sur soi dans le silence de sa chambre. Et dans le silence, la communauté se rencontre au cours des offices, des repas. C’est ainsi que chacun d’entre eux est à l’unisson parfait avec soi-même.
Certes, les êtres humains rêvent de connaître réellement un tel unisson avec un ou une ami(e), avec la femme où l’homme aimé(e). Cependant, une telle rêverie est impossible à réaliser en raison des différences propres à toute individualité et des changements d’humeur qui produisent une dissonance dans la volonté de s’accorder de manière heureuse et totale. C’est pourquoi, on ne peut trouver la quiétude véritable de l’esprit, la parfaite et profonde sérénité, qui sont des valeurs suprêmes, en dehors de la santé physique et psychologique, que dans la beauté du silence en tant qu’absolu. C’est en ce sens qu’on peut comprendre ces réflexions du poète Rainer Maria Rilke sur la solitude comme acceptation affirmative : « Une seule chose est nécessaire, la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir… S’il n’est pas de communion entre les hommes et vous, essayez d’être près des choses : elles ne vous abandonneront pas, et il y a encore des nuits, il y a encore des vents qui agitent les arbres et courent sur les pays. Dans le monde des choses et dans celui des bêtes, tout est plein d’événements auxquels vous pouvez prendre part » (Oeuvres Complètes, Books Pub, 2 juillet 2017).
Malheureusement, l’homme dit moderne vit souvent en surface de lui-même. Autrement, il saurait que dans toute relation humaine, il y a une part de solitude, parfois d’isolement. Toutefois, malgré cette solitude, tout un chacun peut choisir de l’assumer de manière heureuse dans la beauté du silence que certains lieux géographiques peuvent nous offrir. Alors, comme beaucoup d’hommes et de femmes, il est possible de se mettre en quête des choses essentielles, qui répondent à nos désirs profonds de mutation et d’expériences heureuses, l’espace d’une durée indéfinie et insondable par sa qualité vécue, hic et nunc.
A cet effet, nous nous en tiendrons à un exemple pour illustrer notre analyse.
Août 2017. Nous avons décidé de retourner dans le massif montagneux du Queyras, l’un des plus beaux et des plus majestueux qui soient en France. Notre premier séjour en 1997 nous avait déjà enchanté. Nos hôtes Bruno et Séverine nous avait accueillis dans leur nid douillet « le Petit chalet », située à quelque trois kilomètres de Ceilac. Ce lieu, qu’on aperçoit à peine de la route pentue, qui serpente de manière abrupte la masse de cette vallée, paraît faire corps avec son environnement. La végétation, riche et abondante, de vert vêtue, cache mal le toit pointu du chalet. Même ses jardins environnants sont verdoyants. Deux torrents montagneux se croisent au pied du « Petit chalet ». Celui-ci a été bâti pour accueillir essentiellement des randonneurs amoureux de la montagne et notamment des espaces grandioses du Queyras.
Une vue de hautes montagnes
Certes, pour celui qui recherche le silence, une première approche pourrait incliner à penser que ce lieu ne serait guère propice à une telle quête. Toutefois, comme c’est le paradis des randonneurs, les deux adorables hôtes organisent les choses de telle sorte que la sérénité soit reine. En effet, dans la journée, tout le monde est dispersé aux quatre coins du Queyras et ne reviennent qu’à partir de 16h-17 heures. Chacun vaque à quelques préoccupations, comme la lecture des journaux, la communication par les Smartphones et autres appareils tel que l’ordinateur. Puis, viennent des moments agréables : d’abord, le temps du repas où les convives échangent les uns avec les autres, s’instruisent les uns auprès des autres au sujet des difficultés des sentiers de randonnée. Car, ici, tout le monde est tourné vers l’ascension des sommets ; ensuite, le moment du digestif qui est un véritable rituel tous le soirs. En effet, après le thé Bruno présente chaque bouteille, avec son origine et son goût. Car ces bouteilles sont offertes par les différents randonneurs après leur séjour au « Petit chalet ». Ce qui explique que le digestif est gratuit. Mais, très vite l’appel du lit se fait sentir. Car un bon repas prépare à une belle randonnée le lendemain matin.
Les délices du soir offerts par Bruno
On peut aussi se retirer dans les environs du chalet pour entendre la vie de la nature. Tout se passe, en vertu du calme enchantement du lieu, comme s’il n’y avait pas de vivants autour de soi. Dans ces nuits, on se laisse caresser par le vent léger qui descend des sommets des montagnes. On fait tellement corps avec l’environnement qu’on s’y noie. On n’est plus une composante de la nature, mais une étincelle qui s’en distingue à peine par sa respiration. Par ailleurs, on aurait pu penser que le bruit du fougueux torrent, qui troue la propriété du « Petit chalet », serait une source de gêne au silence qu’on recherche pour se recueillir. En réalité, il n’en est point ainsi. Soit on est à l’écoute de ce bruit continu, qui nous berce et qui finit par nous calmer comme avec dose de morphine. C’est le cas quand on se livre à une telle attention dans son lit. On passe de l’état éveillé dans les bras de Morphée sans s’en apercevoir. Et le bruit du torrent s’éteint de lui-même complètement jusqu’aux aurores. Soit, au contraire, en se laisse envahir par les ondes provoquées par le cliquetis des molécules d’eau contre les pierres ou les unes contre les autres. Cette fine attention, favorisée par le silence ambiant, opère le transfert de notre esprit jusqu’au cœur des choses. Par-delà l’amplitude du dévalement de ce torrent des hauteurs jusqu’à la vallée, l’esprit s’immisce dans son mouvement et n’entend plus que des petits bruits et finit par entrer dans la musicalité enchanteresse du mouvement de ce cours d’eau. C’est cette musicalité qui génère un ravissement de soi tout entier. Car notre âme épouse ce chant des profondeurs du centre de la matière.
L’enchantement est encore plus grand quand on parcourt ces vastes et grandioses espaces du massif du Queyras. Nous qui avons des handicaps aux membres inférieurs, nous devons parer à nos douleurs par la prise des antalgiques, des inflammatoires, protéger nos genoux. Mais, surtout, avant chaque épreuve, qui, somme toute, sont des souffrances ponctuelles et non pas quotidiennes à l’instar de l’exercice d’une activité professionnelle exigeant moult déplacements, nous rassemblons toutes les forces de notre esprit pour parcourir l’ascension et la descente pendant la demi-journée. C’est une manière de neutraliser les difficultés. Car la contemplation de la beauté des sommets, temples du silence profond, confine à une authentique méditation. On oublie totalement le monde et les soucis quotidiens de la vie triviale et l’impérialisme des besoins du monde sensible. Même si notre esprit refuse d’être réduit au Néant par ces espaces infinis, qui côtoient les cieux avec sérénité, il nous fait prendre conscience de notre petitesse. Sommes-nous encore des hommes au cœur de cette démesure de la nature ? Nos yeux sont avides de grandeur et nous éprouvons la nostalgie de la perte de notre statut du divin, c’est-à-dire du partage et de la proximité de notre essence avec celle de l’éternel Cosmos. Nous avons désiré être séparés de son feu pour être des étincelles libres, des consciences autonomes ; ce faisant, chacune vole, très vite, vers sa propre extinction. Nous avons désiré jouir de notre supériorité, nous nous sommes élevés au-dessus de tout. Nous avons voulu nous plonger dans les abysses des délices sensuels en épousant les contours de la matière vivante. Malgré ces connaissances, nous n’avons pu atteindre les mêmes cimes que les dieux imaginaires. Nous avons toujours été aux prises avec des excès d’orgueil caractérisé par la démesure, comme l’enseignent les traditions de l’humanité ancienne. Mais, au cœur du silence profond de ces vastes hauteurs, qui peuvent nous accueillir à l’instar de l’enfant prodigue de l’Évangile, nous pouvons, à nouveau, atteindre la pointe de la lueur d’apaisement, de guérison même de notre mal métaphysique du fait d’être en vie. Mais, faut-il toujours tant de peine, de fatigue volontaires pour vivre cet état unique de grâce que nous procure la nature ?
Le vertige des sommets
A Ceilac, il y a de belles vallées dont l’une des plus fantastiques est, sans conteste, la vallée du Cristillan. Elle a ceci de particulier que des « kerns insolites », œuvres que « Mamie Monique » a si bien ouvragées pour le plaisir des yeux des randonneurs. Ils sont un certain nombre de « kerns insolites » qui cheminent le long du cours du Cristillan et ils diversifient son environnement avec délectation. En cette vallée aux dimensions vastes, amplitude sans mesure que représente ce lieu du massif du Queyras, il faut toujours monter ou descendre.
Kern de Mamie Monique (Photo de Sylvie Brunel)
L’âme qui brûle de se connaître, du moins, de lever quelques voiles sur son moi profond, fait l’expérience, dans l’ascension des sommets qui nous paraissent toujours proches, toujours aisément accessibles dans le Queyras en général, parce que nous partons toujours déjà de très haut, est heureuse de se perdre dans ces lieux enchantés. Pendant l’ascension, réduit à soi-même ou replié sur les douleurs de son corps, ou concentré sur le sentiment qui nous élève progressivement, continûment, le silence nous envahit. Alors, on ne peut s’empêcher de penser à l’effroi de Pascal face à l’immensité des univers infinis. Pascal, le plus humain des philosophes, sans doute, le premier philosophe existentialiste, qui a su mettre à distance la quête perpétuelle d’objectivité et de vérité universelle de la philosophie, pour embrasser toute entière la réalité profonde du sujet humain, livre une vision du monde, humain et matériel, qui fait écho en chaque esprit contingent. Pascal, se mettant à la place du libertin, figure de nos athées contemporains, qui sont sûrs d’eux-mêmes et de leurs savoirs jusqu’à l’arrogance et dont les certitudes confinent à l’aveuglement, se demande comment un être humain peut-il avoir une telle posture d’esprit, alors que nous sommes dans l’ignorance de tout ? C’est en ce sens qu’il écrit : « Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toute chose ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste.
Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinies de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour » (Pensées, Ch. M. Des Granges, Paris1964, §194).
Dans cet état, non pas d’isolement, mais d’une solitude plénière, nous entreprenons l’aventure de l’expérience la plus intimement personnelle. Par l’attrait des cols et des sommets qui nous invitent amicalement, nous éprouvons les sentiments d’un conquérant, d’un pionnier de la beauté du silence, de la magnificence et de la vasteté des espaces du Queyras. Ainsi, l’ascension des sommets, c’est l’occasion de tous les combats contre les défaillances de son corps, toutes les victoires sur nos faiblesses humaines. C’est aussi l’expérience inouïe de la rencontre avec soi-même, de l’union avec la nature et de la prise de conscience de notre insignifiance physique au cœur de la nature. La montagne nous grandit tout en nous rendant humbles, très humbles.
Superbe. Merci……et ça tombe bien …….bonsoir
paule.noblet@hotmail.fr
Beauté.. des mots, qui me paraissent comme un petit jardin d’étincelles, Pierre. Joyeux Dimanche.
Les moments de légèreté qu’un poème, délicieux, peuvent inspirer.. me motivent de sortir un peu d’une certaine solitude.. une réalité- un nuage- qui mérite de retrouver l’azur quand possible.
Alors, merci, infiniment, de ce cadeau, et, surtout pour la soirée. Tout le monde l’a appréciée, certainement.. autant que moi… j’en suis sûre.
Sache que, l’attention que tu m’apportes, considération de mon régime alimentaire (essence vitale) comprise, ainsi que le partage de tes connaissances, l’échange… ces façons d’aimer l’autre… me font sentir profondément appréciée… une sensation qui m’est trop rare.
Happy Sunday, et à bientôt !
Sarah Elisabeth
s.yearout@yahoo.fr
Bonjour Monsieur Bamony,
Je tenais aujourd’hui à vous signaler que, malgré le fait que je ne réponde pas à vos mails -ne sachant pas vraiment quoi répondre-, j’en apprécie cependant toujours la lecture; devrais-je même dire que je m’en délecte.
Bien cordialement,
Votre ami qui vous remercie de l’avoir guidé et de le guider toujours sur la voie de la Philosophie,
Eliott.
Eliott Raillere
Bonsoir,
Un souffle de poésie dans cette société qui court comme une folle , et l’instant s’immobilise, suspendu dans les mots…
sylviane fiorinotto
Merci Pierre
C’est beau !
Bises
Chantal
chantal De Mey-Guillard
Bonjour Monsieur,
Merci de m’avoir partagé ce beau poème.
Comment allez-vous ?
Je continue de regarder régulièrement votre blog et j’ai particulièrement aimé vos sujets sur les mères adolescentes et sur la notion du temps.
J’ai hâte d’avoir de vos nouvelles,
Bonne journée
Auxane Gasnot