L’insoutenable précarité du bonheur humain dans la philosophie d’Arthur Schopenhauer

Le Monde comme volonté et comme représentation

 

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I- Introduction et définition du terme de bonheur

 

 

     Si l’on s’attache à l’étymologie du mot, on s’aperçoit très vite que le bonheur est lié au hasard, à la chance. Bonheur signifie, en effet, « bon heur », dérivé du latin augurium, qui signifie « augure », « chance ». Le bonheur, comme le malheur est alors quelque chose qui arrive, qui nous échoit, sans qu’on s’y attende. Mais il est, du même coup, précaire, et échappe à toute tentative de maîtrise. En effet, il ne suffit pas de déclarer « je veux être heureux » pour l’être effectivement. Il y a quelque chose dans la nature qu’on pourrait assimiler à ce que Leibniz appelle « le mal métaphysique »[1]. Celui-ci tient à l’imperfection du monde comme l’incompatibilité des choses ou de leurs états qui ouvrent la voie à toutes les possibilités du meilleur et du pire. Certes, dans la tradition philosophique, le bonheur suggère l’idée d’un bien. Mais de quelle nature est ce bien ? Le bonheur est-il le bien suprême ? Comment cela est-il possible puisque le bonheur est parfois frivole ? Arrivons-nous jamais à être heureux ?

     En réalité, même envisagé de façon universelle, le bonheur est toujours problématique. Car il est évident que, pour chacun de nous, le bonheur appelle des représentations différentes, comme si chacun de nous avait le sien et que les bonheurs ne peuvent nullement communiquer. Il n’a pas de contenu identifiable qui serait le même pour tous. D’ailleurs, une telle perspective n’augurerait-elle pas le pire des mondes humains au lieu du meilleur ? En fait, tout semble indiquer que ce que nous appelons bonheur n’est qu’une idée vague, fugace, inconsistante. Aussi, dans nos rêves de bonheur, nous n’avons jamais affaire qu’à l’idée que nous nous en faisons. Et la notion de plaisir qui lui est liée se réduit plus essentiellement dans l’attente de la possession de l’objet de notre désir que dans la possession elle-même : celle-ci est généralement frustrante, décevante.

     Nonobstant ce, le bonheur se présente plutôt comme une fin. Le bonheur est même la fin universelle de toutes les actions et entreprises de l’être humain, de sa vie même en ce monde. Car le bonheur est ce que tout le monde recherche et qu’il veut réaliser de manière absolue (« tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but », Pascal, Pensées, 425, GF-Flammarion, 1976, p. 165). Sans être jamais le moyen d’un autre but dans la vie humaine, il apparaît comme l’enjeu apparent ou caché de toutes les autres finalités en ce monde. Mais c’est, au fond, l’homme qui est inaccessible au bonheur en raison du trouble qui est dans son être et qu’il ne peut s’expliquer. Certes, toute circonstance, au cours de notre vie, peut donner une chance de bonheur à qui saura le vivre ; mais elle peut aussi constituer un frein à cet état recherché. Dès lors, le bonheur semble plutôt quelque chose que nous construisons bien plus qu’il nous est donné comme une grâce du ciel. Alors, qu’est-ce qu’être heureux ?

 

   Commençons par deux citations qui traduisent bien la conception schopenhauerienne du bonheur. Elles montrent aussi la fragilité du bonheur humain, voire son inaccessibilité à l’être humain.

D’abord, Martin Winkler, dans La maladie de Sachs, à propos de l’impossibilité du bonheur, écrit : « La vie, ça ne peut pas être le bonheur Ça ne peut être que des souffrances et des emmerdements à n’en plus finir. Et quand on fait sa vie à deux, c’est deux fois plus de souffrances.

Tout le monde fait semblant d’oublier que, quoi qu’il arrive, vivre, c’est souffrir. Le corps sait bien mieux souffrir qu’il ne sait jouir.

   Combien de temps faut-il, pour jouir ? Une éternité. Combien de temps ça dure ?

Combien de temps faut-il, pour se mettre à souffrir ? Une fraction de seconde. Combien de temps ça dure.

     De toute manière, aimant ou non, aimé ou non, tôt ou tard, on souffrira. Qu’on le veuille ou pas. Le corps est fait pour ça. Pour souffrir et pour se reproduire. Autrement dit : pour perpétuer la souffrance de l’espèce. Ce n’est pas une conception morale, ce n’est pas une conception religieuse, c’est une réalité biologique.

La vie est un enfer. On ne le sait pas tout de suite, on l’apprend dans son corps. Et lorsque le corps de l’autre vient s’en mêler, s’il n’y a pas ou plus d’amour, l’enfer est double. »

(Martin Winckler : La maladie de Sachs, -P.O.L., Paris 1998, p.p. 350-351)

Amour et souffrance

Ensuite, si la passion amoureuse est supposée traduire l’état de bonheur extatique le plus remarquable ou le plus doux qui soit, tout indique qu’elle porte, au fond, une grand frustration, une grand désillusion puisqu’il s’agit d’un phénomène hormonal, c’est-à-dire animal par lequel le cerveau se joue de l’imbécillité ou de la niaiserie des passionnés. Telle est, du moins, la thèse d’Eric-R-Emmanuel Schmitt : « J’essayais de me pousser en elle, elle essayait de s’engloutir en moi, nous voulions user, détruire tout ce qui nous séparait, nous évanouir l’un dans l’autre, faire un, enfin, en une fusion définitive. Mais nous avions beau hurler, gigoter, je demeurais en visite et elle en réception. Je restais moi, elle restait elle. Alors, malgré tant d’impuissance à nous rejoindre, nous tenait encore l’espoir de la jouissance ; nous la sentions monter, irrésistible, cette seconde où nous serions enfin ensemble, où nous allions nous répandre l’un dans l’autre, ou peut-être, enfin…

Un spasme. Un autre spasme. Et de nouveau la soli­tude…

   Pauvre petite jouissance qui resépare les corps, jouissance qui désunit. Désamour. Chacun allait rouler de son côté du lit, rendu au froid, au désert, au silence, à la mort. Nous étions deux. À jamais. Et le souvenir demeurait d’un moment où j’avais cru sortir de moi, une amertume triste et capiteuse, comme un parfum de magnolia qui alourdit un soir d’été… Le plaisir n’est qu’une manière d’échouer dans sa propre solitude. »

(Théâtre- Variations énigmatiques, Le vire de Poche, Paris, p.159-165 »)

 

II- Le réalisme de Schopenhauer : l’impossibilité du bonheur (voir des passages du Monde comme Volonté et comme représentation) : la vie humaine oscille continûment entre souffrance et ennui

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   Schopenhauer pose, de manière universelle, le tableau qui est la cause fondamentale de la misère humaine, voire de tout vivant, et qui empêche l’être humain d’être d’heureux. En effet, dans son ouvrage de référence, il écrit ceci : « L’effort qui constitue le centre, l’essence de chaque chose… prend le nom de volonté. (vouloir-vivre et poussée aveugle, désir inextinguible de vivre). Est-elle arrêtée par quelque obstacle dressé entre elle et son but du moment : voilà la souffrance. Si elle atteint ce but, c’est la satisfaction, le bien-être, le bonheur.

Ces termes, nous pouvons les étendre aux êtres du monde sans intelligence ; ces derniers sont plus faibles, mais, quant à l’essentiel, identiques à nous. Or, nous ne pouvons les concevoir que dans un état de perpétuelle douleur, sans bonheur durable. Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau. Nous voyons le désir partout arrêté, partout en lutte, donc toujours à l’état de souffrance ; pas de terme dernier à l’effort ; donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance. […]

   Déjà, en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos ; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui ; leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui ».

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, tome I ( p.p. 323-325, Alcan)

   Deux auteurs ont fait une remarquable analyse sur les malheurs et infortunes des philosophes en amour. Il s’agit d’Aude Lancelin et de Marie Lemonier In Les philosophes et l’amour-Aimer de Socrate à Simone de Beauvoir (Plon, Paris, 2008). De manière générale, elles démontrent que cette gente d’êtres humains, en raison, entre autres de leur amour immodéré pour la philosophie, négligent cette partie d’eux-mêmes qu’est le corps, siège de tous les maux comme le soutient Platon (Phédon). Parmi les philosophes qui les ont grandement intéressés figurent Schopenhauer. Nos analyses suivantes suivront, dans les grandes lignes, leurs investigations sur cet auteur.

      L’idée de Schopenhauer consiste à montrer que l’équilibre entre les plaisirs de l’activité, résultant de la satisfaction des désirs, et les plaisirs du repos, découlant de l’état de satiété, est donc lié à la possibilité de la perfection humaine : l’homme bienheureux est à concevoir comme un homme parfait, ayant développé et parachevé toutes ses facultés naturelles. L’idée que dans le bonheur l’activité, motivée par le désir et le repos, éprouvé dans la plénitude, puissent coexister est pour­tant contestable. L’observation intérieure de chacun de nous montre, au contraire, que l’expé­rience du désir et celle de la satiété sont inconciliables. Comme le fait remarquer Schopenhauer, tout homme, fût-il un sage, éprouve, dès que ses désirs sont tous comblés, de l’ennui. Pascal, en son temps, ne disait pas autre chose. Selon ce philosophe, fin observateur de l’âme humaine, l’être humain ferait tout pour éviter l’ennui, qui n’est rien d’autre qu’une manière de consentir à se regarder dans une glace pour faire face à notre pauvre et insignifiante nature. C’est en ce sens qu’il écrit à juste titre et avec un accent de vérité et de réalité remarquable : « nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons (1) sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et, s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper….

   Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais »  (Pensées, (Ed. Brunschvicg, 172).

         L’ennui est à concevoir comme une nostalgie du désir, c’est-à-dire comme une souffrance due au manque de désir. C’est pourquoi, l’état d’absence de désir ne saurait être durable : chacun y met rapidement un terme en cherchant de nouvelles raisons de désirer. Pourtant, one ne peut le nier, à vrai dire, le désir est lui aussi une souffrance, puisqu’il plonge l’individu dans un état de tension et d’inquiétude doulou­reuses. Comment expliquer alors que lorsqu’il s’ennuie, l’homme sou­haite l’inquiétude du désir et que lorsqu’il désire, il aspire à l’ennui du repos ? C’est que la transition entre ces deux états également désagréables s’accompagne d’un plaisir éphémère, qui ne marque que l’interrup­tion momentanée du mal de vivre. Le plaisir sépare donc l’état d’activité de l’état de repos en les rendant inconciliables. Le bonheur apparaît de ce point de vue comme une finalité inaccessible puisque, par bonheur, on entend couramment un état durable de satisfaction au cœur même de l’action. Ce que l’expérience intérieure dévoile chez tous les hommes est, au contraire, une irrémédiable instabilité, un passage incessant du désir à l’ennui et de l’ennui au désir. Ce sont ces continuels passages, marqués par d’éphémères plaisirs, qui sont confondus, sous le nom de bonheur, avec un état de parfait équilibre des tendances. Or, on ne peut con­sidérer l’homme comme un être capable de perfection.

     Peut-on alors concevoir un bonheur sans perfection, un bonheur dans l’inachèvement et l’instabilité ? Certes, on peut raisonnablement soutenir que la création artistique apporte une joie profonde à tous ceux qui s’y adonnent. Ce fait est bien connu par les artistes eux-mêmes, quel que soit leur genre de création. Car l’activité créatrice, productrice de nouveauté, procure aux hommes une satisfaction qui, du moins â un certain point de vue, ressemble au bonheur : le bonheur de donner vie des phénomènes surgis de nulle part. Même si la création suppose des sacrifices et des souffrances multiples – ce qui conduit beaucoup de créateurs, dans tous les champs artistiques, à parler souvent des « affres de la création » – elle est généralement ressentie, pendant les moments où elle s’effectue, comme une joie vive qui comble tous les désirs. La joie créatrice est considérée par Bergson (L’énergie spirituelle), malgré son caractère peu durable, comme un état de bonheur, le seul que les hommes sont capables d’éprouver. En tant qu’animal perpé­tuellement inachevé, toujours porté par son élan vital à dépasser la réalité vers des formes et des idées nouvelles, sans cesse obligé de convertir son désir des choses présentes en désir de choses absentes, l’homme ne peut atteindre le bonheur que par moments.

 

III- Schopenhauer et la vie sentimentale : la vanité des amours humaines

 

     Même si Nietzsche a fini par rompre avec l’admiration béate qu’il témoignait à l’égard de son maître Schopenhauer, il a néanmoins été fortement imprégné par l’idée de ce denier que le mariage ne sied guère à un philosophe. Pire, un philosophe marié, fait-il remarquer dans la Généalogie de la morale, a sa place chez les histrions. Il se plaît à énumérer les grands philosophes qui ont renoncé au mariage pour se consacrer à l’activité philosophique dont les exigences sont semblables à celles d’une femme. On se demande à propos de la vie sexuelle d’un philosophe comme Kant s’il a eu, ne serait-ce qu’un jour, un instant, le moindre désir d’une femme ou d’un homme et/ou adolescent. D’autant plus, selon le petit ouvrage de fiction de Frédéric Pagès (Jean-Baptiste Botul : La vie sexuelle de Kant, Minuit, Paris, 2000), ce philosophe détestait toutes les productions et émanations du corps, comme l’écoulement du sperme. De façon générale, les philosophes semblent avoir eu toujours des problèmes avec leur corps. Jouir des plaisirs du corps ou ne pas en jouir, telle est la grande question à leur sujet. Mais, d’un autre côté, à propos de Schopenhauer et de Nietzsche, l’idée de mariage a effleuré leur esprit. Toutefois, des circonstances extérieures à leur désir à contrarié leur projet de se marier et de fonder une famille.

      Les auteurs, Aude Lancelin et Marie Lemonnier, du livre Les philosophes et l’amour, montrent clairement les ressentiments de Schopenhauer à propos de l’amour, voire sa misogynie, puisqu’il rejette la réalité de cette scène du destin humain sur les femmes qui sont causes de la procréation et des amours passions. D’abord, au sujet de l’amour, ces auteurs démontrent le mépris profond de Schopenhauer par rapport à ce sentiment que certains considèrent comme noble en tant qu’il est essentiellement et hautement loué par la littérature. Or, selon Schopenhauer, l’’amour est une série de gesticulations ridicules accomplies par deux idiots et qui ne conduit à rien, pour exprimer l’énergique pensée de Schopenhauer sur ce point. En réalité, il n’y a point de hasard dans ces liens qui conduisent inévitablement au mariage et à la procréation. Il faut dire que cet auteur est plutôt partisan du célibat. Dès lors, il n’y a pas de quoi être fier de ces unions, qui ne sont rien d’autre qu’une mise en scène de la société elle-même ; et quel que soit le mode suivant lequel ces unions s’accomplissent : soit à l’abri des regards, soit dans des lieux clos, soit même, comme ces choses se passent le plus souvent, dans la pénombre. Dans la perspective de pensée, Céline, au XXe siècle, remarque que l’amour n’est rien d’autre que « l’infini mis à la portée des caniches ».

     Dans son ouvrage majeur, Le Monde comme volonté et comme représentation, il analyse de manière minutieuse les comportements dans la séduction amoureuse : les regards pleins de passion que s’échangent deux amoureux au milieu d’une foule ou les œillades équivoques que se lancent deux passants dans une rue, voire la parade nuptiale pathétique de deux danseurs du samedi soir. Toute cette comédie semble s’effectuer « à la déro­bée, furtivement », parce que, inconsciemment, ils pressentent qu’ils sont comme des « traîtres » ou les jouets de la volonté du troupeau qui s’évertue à pousser de pauvres créatures à perpétuer l’espèce humaine et, donc, la souffrance. En d’autres termes, ils « cherchent en secret à perpétuer toute cette misère et toutes ces peines, vouées sans eux à une fin pro­chaine ». Woody Allen, dans une boutade, ne dit pas autre chose : « La vie est une maladie sexuellement transmissible ». Autrement dit, s’ils en étaient conscients, ne mettraient-ils pas fin à toute cette misère et à toutes ces peines ? Donc, il faut croire que ce malheur sans fin ne pourrait se perpétuer sans les manigances sexuelles de ces marionnettes censées être amoureuses les unes des autres. Tel est le summum du triomphe de l’empire du bas-ventre. Alors, on comprend tout à fait le sens des affirmations pessimistes ou, plutôt, réalistes de Schopenhauer : « La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche de la souffrance à l’ennui ». Entre ces deux états du mal-être profond qui caractérise l’existence humaine à travers le temps, il n’y a aucune place pour un plaisir durable. Que chacun d’entre les êtres humains s’examine : il comprendra très vite et sans fard que toute personne de bonne foi devrait en convenir. Cette conviction féroce sur l’inanité et le mal ancré dans les entrailles obscures de l’être humain, le grand pessimiste allemand la tient de ses observations de la vie humaine à travers le temps et l’espace. Au cours de ses jeunes années, il a beaucoup voyagé en compagnie de ses parents en Europe, comme la France ou l’Italie. Aussi, remarque-t-il, la douleur qui s’est immiscée dans les profondeurs de l’espèce humaine en particulier et du vivant en général, est partout la même : qu’il s’agisse du che­val que le cocher fouette sans ménagement ou des hurlements de douleur qui s’échappent des fenêtres d’un hôpital, on a affaire à un même monde aussi aberrant et terrifiant qui aurait été créé, dans un moment d’égarement, non par « un être infiniment bon », mais par un monstre néronien, un diable ayant « appelé les créatures à l’existence pour se repaître de la vue de leurs souffrances ». La découverte du bouddhisme et du brahmanisme par Schopenhauer, sa lecture des Upanishads, a dû cristalliser davantage cette intuition première au fond du philosophe.

     Le seul véritable bon­heur concevable serait de ne pas être né. Faute de pouvoir le connaître, hélas, il s’agit de tout mettre en œuvre pour extirper de soi, c’est-à-dire du fond de son être cet absurde « vouloir vivre » par lequel « le génie de l’espèce » et/ou du troupeau nous enchaîne aveuglément, veillant à « tenir toujours largement peuplée l’étable où la douleur et la mort vont recruter leurs victimes ». Tout se passe comme si le désillusionniste Schopenhauer livre une véri­table guerre à l’espèce humaine. On retrouve dans ces pages la même forme de pensée que son prédécesseur présocratique, Empédocle, partisan de l’Unité de l’Etre et pour lequel les souffrances qui frappent tout vivant résultent de la séparation d’avec cette Unité initiale. Lui-même, dit-on, pour s’en libérer, se jeta dans l’Etna pour se fondre dans cette Unité que le déploiement de l’Etre à travers le temps et l’espace n’aurait pas dû opérer. Tel est le sens des fragments suivants :

« Nous sommes arrivés dans cette caverne couverte » (fgt 120)

Cette Terre n’est que le lieu du malheur

Où la Mort et la Haine et les autres génies de la Mort

Et les maladies qui ravagent et les putréfactions et les

Œuvres de la dissolution

Errent sur la prairie du Malheur, dans les ténèbres » (fgt 121).

(In Jean Brun : Empédocle ou la Philosophie de l’Amour et de la Haine, Seghers, Paris 1966, p.59)

    Dès lors, selon les auteurs Lancelin et Lemonnier, Schopenhauer considère l’amour comme un piège de l’instinct sexuel. En effet, s’il est un théâtre des opérations privilégié sur lequel Schopenhauer mènera sa grande bataille contre la vie, c’est bien l’amour. C’est qui fait dire au philosophe Clément Rosset, qu’il est même «hors de doute que la méditation sur la sexualité est une des sources principales de toute la doctrine schopenhauerienne » (Schopenhauer philosophe de l’absurde, 1967). Il pense qu’il n’y a, en réalité, nul domaine où l’assujettissement de l’individu à des fins qui le dépassent et même le détruisent n’apparaisse plus clairement. Aussi, selon Schopenhauer : l’amour, aussi éthéré et sublime qu’il paraisse parfois aux yeux des benêts, aussi fardé de sentimentalisme remarquable mais hypocrite, trouve toujours sa racine, en dernier ressort, dans l’instinct sexuel puisqu’il ne vise au fond qu’à la reproduction de l’espèce. C’est en ce sens que ces auteurs écrivent : « Ainsi deux tourtereaux de ménage qui croient n’agir, à travers le mirage amoureux, qu’en fonction de leur goût et en vue d’une satisfaction toute personnelle, ne font-ils en réalité qu’obtempérer aux intérêts du troupeau. Le bébé rosissant et vagissant, tel est l’objectif inconscient de tout amour humain. Une fois l’illusion romantique dissi­pée, ne reste plus d’ailleurs bien souvent que la dérou­tante contemplation d’un nouveau-né somme toute importun, dans un berceau devenu le tombeau du couple. Un être tout aussi destiné au déclin et à la mort que les absurdes parents qui l’ont, sans consultation préalable, condamné à la vie.

     Rien de si révolutionnaire dans tout ça, pourrait-on penser. Une démystification devenue même assez banale par temps de nihilisme triomphant, et que seuls quelques naïfs socialement conditionnés – il est vrai encore nom­breux et même majoritaires – n’apercevraient toujours pas depuis la fière poussette surdimensionnée d’où ils menacent la sécurité du piéton contemporain. Ce serait toutefois manquer l’originalité radicale de la pensée de Schopenhauer ». L’amour est bel et bien un leurre, une ruse suscitée par le vouloir-vivre de l’espèce. Il est, au fond, «l’affaire entre toutes», voire «le but dernier de presque chaque aspiration humaine ». Pire, comme Schopenhauer l’écrit encore, l’amour est «le fondement de toute action sérieuse, l’objet de toute plaisanterie ».

     Certes, l’amour est un sentiment qui exprime la singularité de l’espèce humaine ; un sentiment que Schopenhauer considère, dans sa manifestation, étrange. C’est ce qui ne manquer de l’intriguer, voire le conduira à nous livrer sa vision originale sur ce point. Car il ne comprend pas la fixation exclusive sur un être, homme ou femme. L’amour humain lui paraît une chose inouïe : voir un homme a priori sensé lier à «la possession d’une femme déterminée la représentation d’une félicité infinie, et à la pensée de ne pouvoir l’obtenir une souffrance inexprimable », écrit-il dans Métaphysique de l’amour. Son incompréhension de ce phénomène humain résulte de ce que cette folie est ignorée chez les bêtes. En effet, quelles celles-ci sont en rut, elles se hâtent de se reproduire, sans chercher une belle et singulière femelle. Or, chez l’espèce humaine, l’amour peut conduire au suicide des amants déçus et éplorés. Seuls ceux-ci sont capables d’exhaler de ridicules soupirs ou de se consumer d’amertume par l’empire de ce même sentiment. Pourtant, au cours de leur misérable existence, hommes et femmes ne cessent de changer de partenaires malgré la démesure des passions humaines comme le remarque cet auteur : « aux degrés les plus élevés de l’amour cette chimère devient si éblouis­sante que, quand son approche nous est interdite, la vie elle-même perd tout attrait et semble désormais si vide de joie, si terne et si insipide, que le dégoût domine jusqu’aux terreurs de la mort; il est alors parfois mis volontairement fin à la vie.» Mais, paradoxalement, c’est ce qui fait «le pathétique et le sublime de toute affaire d’amour ». Schopenhauer montre ainsi qu’il est un adversaire radical de l’amour justement parce que derrière tous les coups de foudre, les amours passionnées des cervelles détraquées, il y a toujours «la composition de la génération future ». C’et le grand enjeu de la rencontre amoureuse : opérer pour la perpétuation de la race humaine. C’est pourquoi, écrivent les auteures de Les philosophes et l’amour « ainsi explique-t-il que les hommes de petite taille auront tendance à privilégier les grandes perches, et les Méridionales trapues les Suédois longilignes. A travers ces rééquilibrages spontanés qui s’opèrent dans le dos de l’individu, l’humanité se préserve d’une décadence phy­siologique. C’est de la même façon que le philosophe explique l’intérêt des hommes pour les décolletés pigeonnants. « La plénitude d’un sein de femme exerce un attrait extraordinaire sur le sexe masculin, parce que, étant en rapport direct avec la fonction de reproduction de la femme, il promet au nouveau-né une nourriture copieuse {…} Odieuse ironie, conclut donc Schopenhauer. C’est à l’instant même du choix amoureux, celui où hommes et femmes croient affirmer avec le plus d’autonomie leur sin­gularité, qu’ils s’avèrent en fait être les plus lisiblement prisonniers des calculs utilitaires et glaçants de leur espèce. C’est au moment, crucial entre tous à l’échelle de leur courte vie, celui où ils élisent leur « âme sœur » ou l’« objet de tous leurs tourments », comme on voudra, qu’ils se montrent en réalité les plus dociles à une néces­sité implacable, bêtement objective et d’autant plus humi­liante qu’elle n’a au fond qu’un seul but tout à fait indifférent à leur sort individuel : la perpétuation de ce cauchemar éveillé qu’est la vie à travers les âges ».

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     Telle est l’une des raisons de la misogynie de Schopenhauer. Il fait la guerre aux femmes parce qu’elles seules, si elles le voulaient, pourraient mettre fin à cette permanente souffrance de l’espèce humaine. La nature les dotées de l’organe de vie et de reproduction, comme il l’écrit avec hargne et colère : « les femmes n’ont pas voulu l’extinction du monde, c’est pourquoi je les hais. » Dans l’Essai sur les femmes, il concentre l’essentiel de ses attaques sur le statut, avanta­geux dont jouit la femme dans la civilisation occidentale. « Ce qu’on appelle à proprement parler la dame européenne est une sorte d’être qui ne devrait pas exister. Il ne devrait y avoir au monde que des femmes d’intérieur, appliquées au ménage, et des jeunes filles aspirant à le devenir, et que l’on formerait non à l’arro­gance, mais au travail et à la soumission. » Selon les auteurs de l’ouvrage précité, il désapprouve « la galanterie à la mode française, les attentions infinies dont depuis le Moyen Age chrétien on entoure la dame, mot qu’il écrit le plus souvent en italique afin d’en souligner l’incongruité, voilà qui fait littéralement s’étrangler d’indignation Schopenhauer. Une réforme du mariage serait seule à même de lui rabaisser définitivement le caquet. Instituons de toute urgence la polygamie, et l’on verra enfin « disparaître de ce monde la dame, ce monstrum de la civilisation euro­péenne et de la bêtise germano-chrétienne, avec ses ridi­cules prétentions au respect et à l’honneur ». L’avantage, selon lui, c’est que chez les peuples polygames d’Asie et d’Orient, on ne trouve aucune trace de « vieille fille » parce que toutes les femmes sont mariées. La monogamie favorise la prostitution. Car les prostituées qui sont de pauvres créatures que toutes les infortunes frappent durement sont de «vraies victimes de la monogamie, immolées sur l’autel du mariage ». Si, donc, en Europe, on supprimait la monogamie, ce genre de métier s’arrêterait immédiatement.

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IV- Les saluts possibles de l’homme : l’esthétique, l’ascèse et le Nirvana

 

1) La libération de la volonté : l’esthétique   

  

Schopenhauer dessine les chemins d’une telle libération aux livres III et IV du Monde comme volonté et comme représentation, constituant respectivement l’esthétique et l’éthique de la pensée de Schopenhauer. Une première possibilité de libération de la vouloir- vivre est l’art. Il affirme que dans l’art, l’homme ne s’oppose pas à d’autres êtres identifiés en tant que particuliers, mais il contemple les idées en tant qu’essences universelles et générales, soustraites au principium individuationis qui domine le monde de la représentation. L’art est donc la représentation indépendante du principe de raison et/ou des relations de cause et de nécessité qui règlent la connaissance et qui produisent l’antagonisme. Ce n’est pas la conscience pratique qui parvient à la contemplation des idées, mais le « génie » qui consiste dans l’attitude […] à faire abstraction des choses particulières, dont l’essence se reconnaît dans les relations ; à reconnaître les idées, et, enfin, à se poser comme interdépendant des idées : en d’autres termes, à abandonner la nature de l’individu pour s’élever au niveau d’unique sujet de la connaissance (Monde, III, 37).

Toutefois, il existe une hiérarchie des arts. Dans celle-ci, on va de l’architecture, qui est l’objectivation du degré le plus bas et matériel de la volonté à la sculpture, la peinture, la poésie, jusqu’à la tragédie, où se manifeste le degré le plus élevé de la volonté, celle de l’homme, pour aboutir, finalement, à la musique qui n’est plus une objectivation de la volonté, puisqu’elle n’est pas représentation mais pure volonté.

 

  1. b) L’éthique et l’ascèse

  

     Dès lors, la contemplation esthétique constitue un moyen de se libérer de la volonté, mais seulement partiellement en raison de son caractère transitoire. La libération définitive a lieu dans le domaine de l’éthique, à quoi est consacré le quatrième livre du Monde. Lancelin et Lemonnier remarquent que « le problème que se pose Schopenhauer est de savoir comment l’homme peut se libérer de la volonté, tout en étant esclave. D’un côté, l’homme est phénomène, il est donc soumis à la loi de causalité et n’est pas libre ; d’un autre côté, il est noumène, et donc à nouveau asservi, non pas par la représentation, mais par la volonté. Libérer la volonté, cela reviendrait à dire sanctionner l’anta­gonisme, qui existe déjà de fait, et qui oppose le sujet aux autres êtres. Il s’agit donc de s’affranchir de la volonté de vivre, ce qui ne peut avoir lieu qu’à tra­vers la compréhension de la nature de la volonté, intrinsèquement négative. Cette dernière n’est qu’une succession intermi­nable de besoins et de désirs, dont la satis­faction est suivie par l’ennui. De ce caractère négatif, dans lequel est pleine­ment explicité le pessimisme de Scho­penhauer, le monde, la nature et l’histoire en sont les témoins. Contrairement à ce qui est soutenu par Leibniz dans sa Théodicée, notre monde n’est pas le meilleur des mondes possibles, mais le pire : il ne pourrait pas l’être plus, ou alors il ne pourrait exister ». Car toute la nature, qui est régie par un finalisme qui pourrait amener à la considérer de manière optimiste, ne veille qu’à la perpétuation des espèces, en délaissant l’individu. C’est pourquoi, l’histoire humaine n’est pas signe de progrès ou de perfectionnement, mais répétition incessante d’un unique destin, celui du besoin et du manque gou­vernant la volonté. Ayant pris conscience de ce caractère négatif, l’homme est poussé à abandonner la volonté de vivre, car elle lui apparaît comme un mal, comme l’origine même du mal, pour accéder à la noluntas, à la « nolonté », en quoi consiste la libération. Celle-ci a trois niveaux, selon ces auteurs : « 

-le premier est celui de la justice, par lequel l’homme reconnaît soi-même et ses semblables comme représentations d’une volonté unique, et met un frein à la lutte entre les individus.

-Le deuxième est celui de la bonté, comprise comme amour et compassion envers les autres hommes, qui sont pareils à nous et à notre destin (« Tout amour pur et sincère est compas­sion », Monde, IV, 67).

-Le troisième niveau est l’ascèse qui se distingue radica­lement des deux précédents. Dans l’as­cèse, en effet, l’homme ne s’efforce pas de modérer sa propre volonté par des senti­ments de compassion pour ses semblables, mais il éprouve une répulsion pour la volonté de vivre elle-même. L’as­cèse est « l’horreur de l’homme pour l’être dont son propre phénomène consti­tue l’expression, et aussi pour la volonté de vivre, pour le noyau et l’essence d’un monde reconnu comme plein de dou­leur » (Monde, IV, 68). La chasteté (selon laquelle tout amour implique une affirma­tion de la volonté de vivre), la résignation, la pauvreté et le sacrifice sont des caracté­ristiques de l’ascèse ». Par cette négation de la volonté de vivre, s’achève Le Monde comme volonté et représentation.

 

  1. c) Viser le Nirvana

 

   Celui qui parviendra un jour à « déchirer le voile de Maya », remarque Schopenhauer et quiconque aura une fois entraperçu au fond de lui l’éternité du « vouloir vivre » impersonnel qui l’agit secrètement ne manquera pas de reculer d’hor­reur, pétrifié par son absence totale de signification. Aussi la plupart des humains préfèrent-ils jouer de bonne foi leur rôle de marionnette, poursuivre de dérisoires fan­tômes, faire « comme si », se laisser ballotter de désir inepte en vide projet comme si tout ça allait quelque part en vue de quelque chose. A cette attitude inauthentique déjà décrite par Pascal (Pensées) sous le terme désormais banalisé de « divertissement », l’amour offre son appréciable contribution. Les fausses joies autant que les souffrances atroces qu’il engendre sont autant de temps perdu, c’est-à-dire gagné contre la vérité, autant de vaines ruminations qui dispensent d’avoir à affronter l’absurde. Au fond, l’amour est le divertissement entre tous chez l’espèce humaine.

     Aux êtres d’exception, aux vrais braves, s’offre toute­fois, selon Schopenhauer, une solution pour échapper à l’horreur amoureuse. Une conversion du regard, véritable libération du désir et de l’esprit. Schopenhauer n’envisage pas autrement l’état idéal auquel le sage doit tendre. Ainsi, dans Le Monde comme volonté et comme représentation, il analyse la sérénité souve­raine de l’homme enfin revenu de toutes les craintes, les chagrins et les illusions. «Le sourire aux lèvres, il contemple paisiblement la farce du monde qui jadis a pu l’émouvoir ou l’affliger, mais qui à cette heure le laisse indifférent ; il voit tout cela comme les pièces d’un échiquier quand la partie est finie ou quand il contemple, le matin, les travestissements épars, dont les formes l’ont intrigué et agité toute la nuit de carnaval. » Un silence de mort s’abat sur le monde, le cadavre de l’amour ne bouge plus et la fête prend fin.

Le Nirvana-1

[1] Essais de Théodicée (1710)

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