Présentation
Après quelques années d’enseignement en Côte d’Ivoire, j’ai dû revenir en France en 1990. J’avais un égal attachement à l’un et à l’autre de ces deux pays auxquels j’appartiens en vertu de ma naissance ; ce qui a eu pour effet, pendant des années, de me mettre dans une situation d’instabilité, d’indécision quand il s’est agi de m’installer durablement quelque part. Jean Daunay, avec lequel j’avais lié amitié depuis Bouaké (Côte d’Ivoire), m’avait embauché dans un CFA qu’il dirigeait alors. Il avait pris soin de m’informer que j’aurais affaire à des élèves de niveau 5. Comme il se rendit vite compte de mon étonnement et de mon ignorance sur ce sujet, il me précisa : « ce sont des apprentis qui préparent un diplôme professionnel, comme le CAP (Certificat d’aptitude professionnelle), le BEP (Brevet d’aptitude professionnelle) de vente, de boulangerie, de mécanique, de coiffure, d’électrotechnique etc. Autant dire qu’il s’agit d’élèves qui n’ont rien à voir avec l’enseignement de la philosophie dans les classes terminales. D’ailleurs, ce n’est pas la philosophie que tu vas leur enseigner, mais des rudiments de français ».
J’avais ainsi l’occasion de découvrir ce qu’est la partie pauvre de la France ; mais aussi des élèves en situation d’échec scolaire. Auparavant, pendant mes études universitaires, on m’avait toujours reproché le fait que je deviendrais un mauvais sociologue par ignorance d’une partie des réalités françaises. En effet, depuis mon lycée à l’Institution des Chartreux à Lyon et tout au long de mes années d’études universitaires, j’avais toujours vécu dans des milieux de la bourgeoisie lyonnaise traditionnelle et des nouveaux riches, puis à Paris dans ceux des intellectuels, des artistes et de la haute administration. Dès lors, j’ignorais naturellement ce qu’était un pauvre.
Quand les uns et les autres, parmi mes amis et connaissances de Lyon et d’ailleurs, ont appris que j’allais enseigner dans un CFA à Patin, j’avais entendu toutes sortes de commentaires me concernant. Pour certains d’entre eux, cette expérience dans ces banlieues très difficiles allait singulièrement me transformer. Je perdrais mes idées humanistes, ma vertu rationnelle, mes exigences et mes valeurs de bonne intelligence entre les êtres humains, condition d’une concorde civile ; et qu’ainsi, j’allais devenir raciste comme tout le monde, à l’instar de ce soi-disant philosophe qui, depuis 2005, vocifère sur la place publique, la nouvelle agora médiatique contre certains habitants des banlieues françaises, notamment arabes et noirs. Pourtant, ce même philosophe, soucieux du respect des lois de la République, n’a rien dit quand il y a eu des mouvements populaires contre une loi de la République[1]. En fait, comme Don Quichotte, il est enclin à se battre contre lui-même ; ou plus exactement à exacerber ses propres représentations préjudiciables, ses a priori à l’égard de populations qu’il ne semble guère connaître à vrai dire, ses préjugés anti-arabes ou anti-Noirs qui semblent fondamentalement le rendre malade. Mais un philosophe « raciste » a sa place chez les histrions comme dirait Nietzsche. Quand on pense aux discours de Heidegger contre les Allemands d’origine juive, cet homme devrait en tirer une leçon des maux que cette posture mentale irrationnelle est susceptible de générer parmi les êtres humains psychologiquement fragiles. Car j’ai toujours soutenu qu’un raciste, au sens ordinaire du terme, est un malade qui s’ignore : il souffre d’une « racinite » aiguë.
Malheureusement pour mes amis et connaissances de cette époque, suite à cette expérience sur les terrains des banlieues nord de Paris, je n’ai pas perdu mon âme. Rien ne m’a changé. Je suis resté tel que j’ai toujours été avec mes valeurs humanistes et mon amitié pour les êtres humains que la Providence me fait la grâce de rencontrer en cette vie, si courte qu’il est vain de perdre son temps précieux du vivre à haïr, à détester, à mésestimer, à agresser etc. Car je ne suis pas devenu « malade » comme tout le monde.
Pour d’autres amis et connaissances, si je résistais au point de poursuivre cette expérience jusqu’à son terme, je serais désormais capable de professer dans tous les lycées de France. Je ne sais si je serais en mesure de le faire. Dans les cas, j’ai vécu une belle expérience humaine dont j’ai fait une analyse dans un ouvrage d’une sorte de sociologie participative. Si le soi-disant philosophe, dont il est question ci-dessus, voit le mal (imaginaire) partout en ces banlieues, quant à moi, je me suis appliqué à opérer des discernements des phénomènes humains en retenant essentiellement ce qui fait lien. Les extraits suivants donnent un aperçu des analyses de ces réalités des banlieues nord de Paris.
In Pierre Bamony : LA SOLITUDE DU MUTANT-Eloge de la bi-culture-[1]
Extraits de livre
CHAPITRE II
L’ECOLE FRANÇAISE ET L’ENFANT D’IMMIGRES
UN POINT DE VUE ETRANGER
1 / L’ESPRIT DE L’INSTITUTION SCOLAIRE ET LA FORCE DES PENCHANTS NATURELS
L’école n’est pas discriminatoire dans son principe en France ; du moins si l’on s’en tient aux thèses des Républicains du XIXème siècle. Sous la conduite de Jules Ferry, leurs exigences majeures étaient les suivantes : « la triple étoile de la gratuité, de l’obligation et de la laïcité… La gratuité pour tous étant l’application stricte du principe républicain de l’égalité ».[2] Le caractère parfaitement égalitaire de l’enseignement réside donc en premier lieu dans le fait même qu’il est accessible à tous les enfants par la gratuité. Mais, en second lieu, les penseurs de cette école républicaine visent une finalité essentielle d’objectivité et d’équité. En effet, dans sa célèbre Lettre aux Instituteurs du 17 novembre 1883, Jules Ferry écrit : « il y a dans chaque instituteur et chaque institutrice un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer, en quelque sorte, d’élever autour d’elle le niveau des mœurs.
Bornez vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple morale.
Les populations mêmes… quand elles vous auront vu à l’oeuvre, quand elle reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière pensée que leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs… »[3] elles se rendront à l’évidence que la responsabilité reconnue au maîtres, aux formateurs des futurs citoyens est grande : avoir constamment présents à l’esprit les principes fondamentaux sur lesquels l’institution a été érigée : « Les notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer ». Pour être convenablement appliqués, ces principes de la mission des maîtres relèvent d’un véritable sacerdoce. Car ils excluent l’esprit partisan. Ils demandent d’avoir comme qualité, l’éducation des enfants, une certaine abnégation. Cette droiture et l’esprit d’équité et de justice mathématique qui lui est inhérent commande d’avoir une conduite toujours objective en classe ; ce que la faiblesse, la partialité naturelle de l’homme ne permettent pas toujours d’appliquer.
C’est pourquoi l’esprit de l’institution scolaire fondé sur l’équité d’après ses fondateurs des années 1880 paraît idéal à bien des égards. Il s’agirait d’une sorte de finalité qu’on doit rechercher constamment et poursuivre toujours même si l’on n’est pas assuré de l’atteindre réellement. Car chaque maître, chaque professeur est un homme qui arrive au sein de cette noble institution chargé du poids de son éducation familiale. Il enseigne avec sa philosophie de la vie, ses choix moraux, ses préjugés, sa force et ses faiblesses. Il ne peut ni se transformer, ni les changer du jour au lendemain. Même si cette grande institution veille toujours à faire taire ses préjugés raciaux par exemple, dans le strict exercice de sa fonction, il a toujours la possibilité de biaiser. Il peut les exprimer ou les vivre en trichant; en contournant les exigences, la morale de l’institution. Aussi, les problèmes de discrimination sociale, « raciale » philosophique etc. à l’école ne pourront jamais être totalement dissipés.
On assiste à ce type de problèmes à tous les niveaux de l’enseignement primaire, secondaire, universitaire. Il n’est pas seulement le fait des enseignants, mais aussi des parents d’élèves. A l’école primaire, cela se traduit par le refus de certains parents d’inscrire leurs enfants là où il y a une forte majorité d’enfants d’immigrés. Pour se justifier, ils évoquent des raisons d’ordre psychologique, social et surtout culturel. Ils craignent que leurs enfants ne prennent des habitudes de cultures étrangères et ne sachent pas bien parler le français au contact de leurs camarades étrangers. Ce qui est vrai en un sens. En effet, dans les écoles de banlieue, il est certain que les enfants font trop tôt usage de mots grossiers et populaires qu’ils entendent de la bouche des adultes. Comme le vocabulaire français de ceux qu’ils côtoient en dehors de l’école, c’est-à-dire de leurs parents immigrés, est généralement fort limité, ils se contentent d’adopter les jurons, les gestes malsains et le langage du monde des ouvriers. L’usage qu’ils en font ne devient « coupable » que lorsqu’ils en comprennent le sens.
Cette manière de parler très crue et très peu élégante des adultes contaminent leurs enfants qui la portent à l’école et influencent à leur tour les autres. Même les enfants issus de milieu plus aisé qui avaient un langage plus correct et donc plus poli en viennent à faire usage de ce langage populaire. La discrimination qui en résulte n’est donc pas toujours imputable à l’attitude des maîtres (hormis quelques-uns, malades de leurs préjugés « raciaux » ou sociaux) qui, dans les banlieues, mènent un combat contre eux-mêmes pour ne pas céder à la tentation d’opérer des différences entre les enfants. Car beaucoup d’enfants d’immigrés leur infligent des tortures morales par leur indiscipline, surtout à partir des classes de CM1 et CM2.
Mais la discrimination est plus grande et plus perfide dans beaucoup de collèges et lycées. A ce sujet, Viviane Guini, dans son livre Collège mode d’emploi, écrit ceci : « Christophe, treize ans, fils de milieu aisé de la région parisienne, redouble sa classe de 5ème et la termine avec 9 de moyenne générale. Etant donné son année de retard, ses faibles résultats pour un redoublant, il a le profil de l’élève à qui l’on risque fort de conseiller une orientation en cycle court. Or, il n’en sera rien. Sa famille connaît bien l’institution, elle a continué de rencontrer les professeurs et de se battre pour ses enfants. Voilà un atout qui est pris en compte au conseil de classe. Les enseignants savent bien que les parents iront jusqu’à faire appel si Christophe ne passe pas. Tel n’est pas le cas de Farah, douze ans, de milieu très modeste, affublée d’une nombreuse famille et arrivée en France à l’âge de quatre ans. Avec une nationalité étrangère et des parents fort peu rompus aux réalités de l’école, elle part avec un handicap sérieux, dont le moindre n’est pas la condition des filles maghrébines dans leur milieu. Pourtant, Farah va passer en 4ème parce qu’elle réussit de son propre fait, très bien : 12 de moyenne générale en fin de cinquième et le sérieux que l’on reconnaît plutôt aux filles de cet âge. Il n’en reste pas moins que pour convaincre le Conseil de Classe, il lui faut, sans qu’elle le sache 1,7 point de plus que les autres pour compenser ses origines [4]« . (p. 199 6 200 Édit. Calmann – Levy Paris 1988.
Les professeurs disposent de plusieurs moyens non contrôlables pour opérer la discrimination à l’égard d’élèves qu’ils n’apprécient pas. Même dans les matières scientifiques où la notation des copies semble moins subjective qu’en Lettres, ils trouvent toujours la possibilité de brimer des élèves en les sous évaluant. Cela va de la présentation de la copie à des détails insignifiants. Comme ils sont souverains dans leur matière et dans leur classe, aucune forme de contestation, aucun contrôle ne sont possibles, voire envisageables. Aussi, les professeurs qui affichent leur préférence en tendance « raciales » négligent complètement les enfants d’immigrés en difficulté.
C’est le cas d’une adolescente que j’ai eue comme élève dans les filières de l’échec scolaire. Costa Coraline est venue de son Espagne natale vers l’âge de six ans. Elle suit plus ou moins difficilement le cycle scolaire jusqu’en 6ème. Malheureusement, son professeur de français qui n’avait pas la patience de se mettre au niveau de ses progrès en cette matière finit par l’isoler au fond de la classe et par l’ignorer complètement.
Caroline eut le sentiment qu’elle ne faisait pas partie des élèves « normaux », ceux qui réussissent et dont un professeur doit s’occuper en classe. Elle se braque alors contre l’école et fut renvoyée à la fin de l’année pour manque de travail. Certes, même les mauvais élèves français, issus de milieu très modeste subissent parfois la même discrimination de la part des professeurs impatients ou peu pédagogues.
Mais inversement, il y a de la part d’élèves, enfants d’immigrés, un comportement très commode : l’attitude accusatrice trop facile de victimes supposées de comportements racistes des professeurs. Ils ont tendance à les accabler suite aux moindres écarts de volonté d’imposer la discipline. Ils les accusent de racisme lorsqu’ils reçoivent de mauvaises notes par manque évident de travail, ou lorsqu’on leur adresse des reproches sur ce point. Vautrés en classe devant les professeurs et se plaignant d’eux, ils refusent de reconnaître leur propre paresse, leur manque de motivation et d’ambition scolaires : leurs préoccupations se situent ailleurs qu’à l’école. L’indifférence, la négligence, la fainéantise notoire sont parfois les réelles causes de leurs mauvaises notes, de leur refus de l’école. Et l’accusation trop facile de racisme n’est qu’une forme de défense que ce genre d’élèves brandit trop facilement pour mieux se complaire dans sa paresse.
Car, il me semble que, quelle que soit leur philosophie de la vie (raciste ou au contraire droit, équitable, honnête : cette dernière catégorie d’hommes est heureusement majoritaire dans l’Institution), objectivement, les professeurs ne peuvent nuire à la réussite d’un fils d’immigré. Même au niveau des concours où il est plus facile, du moins plus tentant pour un jury de discriminer, la raison l’emporte assez souvent sur la préférence de la couleur de la peau. Autrement, aucun fils d’immigré ne réussirait en France à aucun concours administratif ou de recrutement de professeurs. Dans un article publié au « Monde » le 8 février 1990, Jarnal Eddine Bentheitkh écrit lui-même : « En 1988, le major du concours d’entrée à l’E.N.S. d’Ulm était un fils d’immigré[5]« .
Toutefois, le sentiment général de beaucoup de professeurs est le suivant : il leur semble incontestable que les élèves français sont supérieurs à leurs camarades, fils d’immigrés, tant d’origine extra-européenne qu’européenne. Comme Albert Jacquard le soutient justement, la notion de supériorité n’a aucun sens objectif ; ou du moins elle est relative aux différentes cultures humaines. Car le choix des critères pour la définir change selon les priorités existentielles.
En effet, il écrit : « La première question à poser, bien sûr, est : que veut dire « meilleur » ? Ce terme peut fort bien avoir un sens précis, mais un sens nécessairement variable selon les sociétés ou selon les pressions exercées sur le groupe par le monde extérieur. Dans une tribu de chasseurs, les « meilleurs » sont ceux qui ont la vue plus perçante, l’agilité la plus grande, les réflexes les plus prompts ; dans une tribu de cultivateurs, ceux qui sont les plus persévérants, qui savent le mieux organiser leur travail, le mieux s’adapter au rythme lent des saisons, préparer les récoltes à venir. Dans nos sociétés dites « évoluées » certaines qualités physiques sont valorisées ; en témoigne l’engouement pour les champions de toutes disciplines… »[6]
En fait, ce sentiment est trop facile et oublie toutes les difficultés que rencontre l’enfant d’immigrés pour vaincre les oppositions culturelles en lui, pour assimiler la vision culturelle française. Qu’il s’agisse des africains (Arabes et Noirs Sub-Sahariens) des Asiatiques selon leurs origines spécifiques, des Sud-Américains ou des populations d’origine européenne, chacun des parents immigrés tient à conserver sa langue, véhicule par excellence de sa culture d’origine. Comme l’écrit justement Viviane Guini : « Toute communauté étrangère…. réinvente un peu de chez elle en France avec ses valeurs propres est ses habitudes ».[7]
Ces « valeurs » et ses « habitudes » ne sont pas toujours en harmonie avec celles que les enfants d’immigrés doivent ingérer, intégrer, assimiler à l’école. Il va sans cesse d’un univers culturel à un autre en essayant de situer chacun à sa place dans sa petite tête ; de prendre la mesure de chacune des cultures qu’on lui enseigne de manière à pouvoir se situer lui-même par rapport à elles. Il s’agit d’une véritable gymnastique intellectuelle qui n’est pas des plus aisées à gérer aussi à cet âge que pour un adulte. C’est même une forme de « supériorité » individuelle pour l’enfant d’immigrés qui parvient à la maîtrise des valeurs, des habitudes et des moeurs multiples et complexes de sa bi-culture. « Supériorité » dans le sens où il est plus riche en contradictions résolues, en visions des choses originales et différenciées, en capacité d’assimilation des spécificités culturelles incompatibles.
2 / ACCUEIL ET INTEGRATION DE L’ETRANGER
L’EPINEUX PROBLEME DES FRANÇAIS D’ORIGINE ETRANGERE EN BANLIEUE
Dans les dernières pages de son oeuvre, Eloge de la différence, Albert Jacquard donne une superbe et grandiose image de l’amour des différences chez les hommes. Certes, sous tous les Cieux, les hommes n’aiment et ne tolèrent, ou plus exactement, ne supportent mieux que le semblable tant physiquement (la couleur de la peau) que culturellement. Nous avons cet instinct en commun avec les animaux dans la mesure où, quelque part en chacun de nous, il sommeille encore une bête brute que la raison ne parvient guère à domestiquer totalement. Cependant, d’après notre éminent scientifique, la vie travaille malgré nous, sourdement, discrètement, mais efficacement dans le sens du rapprochement des différences. Il écrit à ce sujet : « Quel plus beau cadeau peut nous faire « autre » que de renforcer notre unicité, notre originalité, en étant différent de nous ? Il ne s’agit pas d’édulcorer les conflits, de gommer les oppositions, mais d’admettre que ces conflits, ces oppositions doivent et peuvent être bénéfiques à tous.
La condition est que l’objectif ne soit pas la destruction de l’autre, ou l’instauration d’une hiérarchie, mais la construction progressive de chacun. Le heurt, même violent, est bienfaisant ; il permet à chacun de se révéler dans sa singularité…. » (p. 207)
J’ai souvent entendu dire par des français qui vivent au rythme des frictions quotidiennes en banlieue ou ailleurs que les partisans de l’intégration des étrangers (plus exactement de certains d’entre eux) sont des rêveurs et des illusionnistes. Ce sont des intellectuels ou des politiciens. Les premiers bâtissent de belles théories à partir de leur bureau ou de leur appartement situé dans les beaux quartiers aseptisés des centres villes. Leur seul contact avec l’autre, le différent, l’immigré quel qu’il soit, se situe souvent au niveau de leur imagination, des personnages rêvés de leurs livres. Concrètement, ils ne le connaissent pas ; ils l’ignorent. Ils ne l’ont jamais rencontré dans leur vie quotidienne si ce n’est à travers les images diffusées par la télévision à l’occasion d’événements sociaux dont cet immigré est acteur. Claquemuré dans cet univers calfeutré de la vision intellectuelle et de la vie sociale dénuée de problèmes majeurs causés par la présence de l’autre, on devrait leur poser ces questions : « Connais-tu l’immigré ? Vis-tu avec lui ? Ne faut-il pas écrire tes belles théories sur la complémentarité, l’enrichissement mutuel des cultures humaines à partir de l’expérience que tu peux tirer de ta vie hic et nunc avec d’autres cultures, d’autres hommes dissemblables. »
Selon l’homme du peuple, l’intellectuel a un beau rôle qu’il est incapable d’assumer concrètement, qu’il peut parfois se contenter d’enseigner ou d’indiquer de loin aux autres. Car il est aisé à quiconque, doué de bon sens et d’un peu de malignité, de professer l’optimisme quant à la bonne intelligence des hommes de toutes origines au quotidien. Quand on ne vit pas avec eux, quant on peut s’en abstraire, il devient tout à fait naturel de dire que tout est possible, pourvu que chacun d’eux y mette de la bonne volonté. Une telle position devient difficile à tenir lorsqu’on se débat tous les jours dans les problèmes de coexistence, de cohabitation avec l’autre qu’on ne comprend pas toujours parce que trop différent de moeurs et de traditions culturelles. Mais on en tire une très grande estime aux yeux du monde si l’on maintient toujours cette philosophie humaniste, « chrétienne », si l’on ne verse pas dans la position contraire de haine, de mépris, de racisme, en vivant avec l’autre qu’une vue de l’esprit permet de considérer comme soi-même.
D’autres, en l’occurrence les politiciens, tiennent sur les antennes des discours conciliants non dénués d’arrière pensées intéressées. Conscients de l’enjeu politique que représentera dans quelque dix ans le vote des fils d’immigrés nés citoyens français, ils ne se gênent guère de tenir des discours sur les antennes qui survolent la réalité concrète. Ne dit-on pas souvent que le politicien est un comédien et un dissimulateur ? N’est-il pas, en l’essence même de sa fonction, de faire croire souvent à l’impossible ? Promettre le ciel à ses électeurs en sachant qu’aussitôt élu, il se rebifferait, les oublierait même jusqu’à la veille d’autres élections ? Ne vit-il pas dans les illusions et n’y fait-il pas vivre aussi, ceux qui les écoutent ou leur font encore confiance ?
3 / LA QUALITE DU MODELE FRANÇAIS
En apparence, les banlieues nord de Paris donnent l’image d’une sorte de « melting pot » fort bien réussi : celle des hommes de presque toutes les parties du monde partageant un même espace vital. Une observation plus attentive de ce puzzle humain donne l’impression d’une superbe mosaïque aux couleurs infiniment variées, toutes en nuances par petites touches. Le sentiment d’ensemble est la domination des bruns comme si l’expression consacré par l’usage : « nos petites têtes blondes » quand on parle de la rentrée scolaire des enfants semble dénuée de sens ou n’a jamais été vraie pour cette zone de Paris. Ou bien le type blond n’a jamais été dominant en France et pour cette raison, il serait recherché ou retenu comme le critère de beauté ; ou bien il s’est retiré des zones à forte population immigrée vers Paris intra-muros et vers des espaces habités plus aseptisés, plus chics. La domination du brun est aussi vrai dans les écoles, notamment primaires, collèges et C.F.A. que dans les moyens de transport en commun ; voire dans l’espace où tous se côtoient avec la même indifférence, la même solitude amère, chargés du poids des problèmes quotidiens.
Quant à la couleur de la peau des hommes, elle donne le sentiment suivant : chez les noirs, la couleur est toute en dégradée. On passe du noir de jais propre aux gens de certaines zones tropicales au clair foncé des pays du Sahel. Les hommes ont les cheveux en général crépus. A côté d’eux, on peut ranger les noirs à la peau plus nettement claire et aux cheveux raides : les Français des D.O.M- T.O.M. Dans cette même zone du puzzle, il y a les Tamouls dont la couleur de peau va du très noir au très clair. Mais en dépit de cette variation, ils sont reconnaissables par la couleur très noire et la texture raide de leurs cheveux. Enfin, il y a certaines personnes originaires du Maghreb, les Arabes noirs qu’on peut ranger parmi ces derniers quoique, ce ne soit pas tout à fait le même type…
N’ayant de l’enfant de l’immigré que l’idée du bénéfice qu’il peut en tirer, il se permet le langage facile de l’intégration possible. Mais concrètement, il ne se battrait pas pour faciliter les choses. Il ne plongerait pas dans le peuple pour tenter de partager un tant soit peu ses réalités amères. Même élu, il n’entreprendrait pas des actions dans sa circonscription, dans sa commune pour la bonne entente au quotidien entre « cet immigré » dont il a eu besoin du vote pour être élu, et ses hôtes français. C’est pourquoi, tout homme politique, avant de parler de l’intégration des fils d’immigrés dont il est éloignés dans l’espace et par le mode de vie, devrait d’abord les aider réellement, concrètement à trouver des moyens ou des solutions adéquates de vie commune avec les autres français. C’est pourquoi aussi, conscients de l’indifférence du politicien à leur endroit, à leurs réels problèmes, à leurs difficultés de tous les jours, les fils d’immigrés, ces électeurs potentiels, se mobilisent peu lors des élections nationales. Il y a de leur part une véritable crise de confiance. Et on les comprend, si on considère toutes les promesses faites et non tenues par les divers gouvernements de gauche depuis 1981. Et pourtant, ils en sont généralement plutôt proches.
En fait, la vie dans les banlieues permet de comprendre, même si on ne les partage nullement, ces récriminations du « petit » peuple ou de l’homme de la rue. Pour ma part, l’occasion m’a été donnée par mon ami Jean-Pierre Donnay de vivre et de travailler en banlieue nord parisienne. Directeur d’un C.F.A. à Pantin, il m’avait embauché comme professeur de Français dans des classes de niveau cinq. J’ignorais auparavant qu’une telle classe scolaire et sociale existait en France. Cette chance m’a permis d’observer, d’enquêter discrètement, d’analyser pour tenter de comprendre ces hommes et moi-même. Pendant une année scolaire, j’ai pu faire, de façon concrète de l’ethnographie de la ville. Pendant tout ce temps donc, je me suis livré à loisir à l’observation quotidienne de cette population composite.
J’avais certes lu des articles de journaux, y compris ceux de droite qui s’inquiètent toujours de la dissolution de la France « authentique » dans cette zone de Paris, sur les problèmes aigus que pose l’intense immigration dans ces banlieues nord. Tant que nous ne vivons pas la réalité quotidienne des habitants de ces villes périphériques de Paris, il est aisé de s’en faire une idée intellectuelle tout à fait acceptable. Tel était mon cas. Certes, j’entends parler de ces problèmes de banlieue depuis 1978 ; comme ce qui se passe à Saint-Denis, Pantin, Aubervilliers, la Courneuve etc. Mais je dois avouer, qu’en tant qu’immigré moi-même, j’ai éprouvé un profond malaise de voir en cette zone urbaine une si dense concentration de populations étrangères tant différenciées. Puisque je suis de la même origine que certains d’entre ces hommes, je ne dirais donc pas, comme Monsieur Escofier, un de mes interlocuteurs : « dans ces banlieues nord de Paris, tout comme à Barbès-Rochechouard, à la Goutte d’Or, l’on ne se sent plus en France mais dans un pays du tiers-monde ». Cependant, j’ai une crainte :celle de voir se perpétuer, en ces lieux, un vivier social de sous-prolétariat chargé de violence contenue qui ferait, à la longue, le jeu politique de l’extrême droite.
Comme j’étais disposé à entendre leurs récriminations, certains de mes interlocuteurs ne se gênaient point pour exprimer leur sentiment profond comme si je n’étais pas moi-même en cause dans ce délicat problème humain de cohabitation. Ainsi en est-il de Monsieur Beauchamp (C.F.A. Pantin) qui vit dans la région parisienne depuis plus de vingt ans : « Depuis quelques années, je me suis rendu compte qu’on tient dans ce pays des discours politiques plein de bonnes intentions qui planent nettement au-dessus des faits tels que nous les vivons quotidiennement. Je crois que c’est une erreur fondamentale d’avoir agréé une telle concentration de population homogène par ses origines : le sud. L’immigration nous poserait moins de problèmes si la population étrangère était mieux répartie. On ne peut encore raisonnablement parler de seuil de tolérance dans l’ensemble de la France, mais uniquement dans certaines communes comme les banlieues des grandes villes à forte population du tiers-monde. Si l’on veut réussir l’intégration des étrangers en France, même de ceux qui ont une religion différente de la nôtre, il faut les répartir là où l’on en a besoin pour alléger les communes trop surchargées ».
A ces observations, somme toute convenables à ses yeux, on pourrait rétorquer : « Où veut-on que l’immigré aille s’installer ? Nulle part, ou presque, on ne veut de lui. Ce n’est un secret pour personne : on les chasse des vieux quartiers de Paris, de Lyon ou d’ailleurs que les promoteurs immobiliers s’empressent d’acheter, de détruire et de reconstruire. Les immeubles neufs qui surgissent dans les centres des anciennes bâtisses ne sont accessibles qu’aux travailleurs ayant un revenu hautement élevé. Les appartements sont la plupart du temps à vendre. Nul n’ignore non plus la condition sociale de la majorité des immigrés. Comment un éboueur peut-il avoir accès à la propriété dans les centres villes avec un salaire d’environ cinq mille francs par mois. » Outre la facilité de se loger, assez confortablement dans un appartement au loyer modéré, il y a dans ces zones périphériques, l’espoir de trouver éventuellement un travail. Car l’industrie, les grands centres commerciaux, voire les bureaux s’implantent également à l’extérieur de Paris ou d’ailleurs. Enfin, à cause de ses différences culturelles, religieuses et même raciales, on invente des moyens peu légaux de discrimination : on refuse l’installation d’un immigré de niveau modeste dans certaines résidences habitées essentiellement par des gens de la haute société. En France, la loi est vigilante et juste ; mais les hommes affinent toujours les moyens de discrimination…
La réussite de l’intégration des immigrés à la communauté française impose une autre perception des choses. En effet, le plus choquant, semble-t-il, pour les « premiers » occupants des ces cités n’est pas tant la différence fondamentale, comme la couleur de la peau, que les dissemblances d’apparence culturelle. L’immigré du Ve arrondissement de Paris qui semble avoir atteint un niveau de civilité homogène au reste des français, même si cela n’est que d’apparence, pose moins de problème à son entourage. Il y a, dans cet arrondissement, une forme supérieure de courtoisie, d’artifice rationnel de cohabitation qui évite les heurts humains propres aux banlieues. En ces derniers lieux, c’est moins la raison qui parle que le sentiment, plus exactement la nature brute. La réaction instinctive et spontanée est le seul langage, le seul mode de communication qui est vécu, établi. Ou l’on accepte l’autre différent : dans ce cas on le tolère comme un ami ou même comme un frère. Ou on le rejette : alors il est perçu comme un ennemi, généralement un bouc-émissaire sur lequel on peut jeter à loisir son fiel pour se soulager de ses propres problèmes existentiels, pour se décharger de son agressivité ou pour se donner le sentiment de sa supériorité.
Il est souhaitable et même nécessaire que chacune des communautés d’origine étrangère fasse des concessions sur les principes culturels. Entre 1980 et 1984, un de mes amis lyonnais avait signé un contrat de professeur de français dans une ville algérienne. Il garde de ce séjour un souvenir plutôt amer. En effet, il avait beaucoup souffert de la solitude. Les professeurs étrangers vivaient en retrait par rapport à la société algérienne, du moins aux habitants de cette petite ville. Ses seuls contacts semblaient ceux de ses élèves en cours. Mais ils s’estompaient à la porte de l’établissement scolaire. Il avait souffert de n’avoir pas été libre, non de circuler, mais de rencontrer des gens, des filles. Il avait dû se résoudre à respecter les moeurs musulmanes de la population locale pendant tout son séjour là-bas. La morale qui vise à préserver la dignité, l’honneur et la pureté des filles avant leur mariage est en soi tout à fait louable. Mais Guy a dû néanmoins se résoudre au respect des traditions des gens de ce pays malgré les souffrances que cette attitude avait dû lui coûter.
En Afrique Noire en général et en Côte d’Ivoire en particulier, les populations sont toujours heureuses d’accueillir un étranger (occidental ou oriental) qui consent à les fréquenter, c’est-à-dire à vivre comme elles. Cette attitude de respect enlève tout de suite à la personne son caractère d’étranger. Et l’expression « il est comme nous » souvent entendu dans ce contexte signifie que l’autre est adopté ; mieux, il y a ouverture à lui comme un frère ou une soeur. On dit encore : « ce qui compte, ce n’est pas sa peau blanche mais son bon coeur qui est africain ». La bonté du coeur, c’est la capacité à fraterniser avec ceux dont on partage la vie. C’est le fait de les respecter et de les accepter. La bonté du coeur renvoie aussi à la spontanéité, à la sincérité de la personne humaine à établir des relations fraternelles avec n’importe quel homme. La référence à cette dimension humaine échappe à la fois à l’impulsion des instincts aveugles et aux calculs froids et intéressés de la raison. Il s’agit en fait d’une réalité innommable qui se vit simplement.
Je mentionne ces faits pour souligner la nécessité, pour toute immigration composante des habitants, vivant de ce pays si hospitalier et si doux à la fois d’ouverture aux Français. Assouplir certains principes culturels originaux en vue d’une harmonie d’ensemble, d’une meilleure intelligence avec les « nationaux », ne signifie pas nécessairement un renoncement total à la spécificité de sa culture d’origine. Chaque culture humaine pose des modèles généraux, des valeurs universelles qui tendent à une certaine homogénéité sociale, à un idéal de concordance. Nous pouvons être nous-mêmes, conformément à notre image culturelle d’origine sans déroger pour autant aux règles culturelles fondamentales, aux valeurs sociales de notre pays de choix. D’ailleurs, les principes de base de l’éducation morale des hommes, quel que soit le continent qu’ils habitent, ne diffèrent pas fondamentalement. Ainsi, en lisant le livre de Madame Odile Marcel, une Education Française (Edit. Payot, Paris 1984), je me suis rendu compte à quel point les règles élémentaires d’éducation pouvaient ressembler à celles de certains peuples africains que je connais. Il y a partout les mêmes exigences de respect de l’autre et de ses biens, de la bonne tenue en société etc.
Les africains sub-sahariens issus de sociétés à structure communautaire rigide connaissent en général le poids de ces principes élémentaires de morale. Ils nous ont été inculqués depuis notre prime enfance, de façon vive et forte. Le prix à payer pour tout manquement à ces règles était la bastonnade. Ainsi, pour éviter la dérive de leurs enfants dans la délinquance, dans la paresse, bref dans les échecs de toutes sortes, il faudrait inciter les parents africains vivant en France à instruire leur progéniture dans les valeurs culturelles et morales rigoureuses qu’eux-mêmes ont reçues. Car, s’ils enfreignent peu les règles sociales, s’il y a peu de délinquants parmi eux, c’est grâce essentiellement au poids de cette bonne morale traditionnelle qui les maintient dans la juste mesure des choses…
Quant à la couleur de la peau des hommes, elle donne le sentiment suivant : chez les noirs, la couleur est toute en dégradée. On passe du noir de jais propre aux gens de certaines zones tropicales au clair foncé des pays du Sahel. Les hommes ont les cheveux en général crépus. A côté d’eux, on peut ranger les noirs à la peau plus nettement claire et aux cheveux raides : les Français des D.O.M- T.O.M. Dans cette même zone du puzzle, il y a les Tamouls dont la couleur de peau va du très noir au très clair. Mais en dépit de cette variation, ils sont reconnaissables par la couleur très noire et la texture raide de leurs cheveux. Enfin, il y a certaines personnes originaires du Maghreb, les Arabes noirs qu’on peut ranger parmi ces derniers quoique, ce ne soit pas tout à fait le même type.
A propos des gens originaires du Maghreb, voire du Proche et du Moyen Orient, on remarque également une infinité de nuances au niveau de la couleur de la peau et des textures des cheveux. Cela va du type méditerranéen arabe classique aux cheveux noirs et frisés au type quasi européen, aux yeux et aux cheveux blonds. Hormis les noms qui indiquent leurs origines arabes, ces hommes passeraient pour des Européens. Quant aux immigrés d’origine européenne, le type dominant est celui du pourtour méditerranéen ou type latin avec ses variances colorées comme on voit à Marseille. Celles-ci vont du châtain clair au blond, du brun au roux. Les yeux sont marrons, bleus marins et bleus verts, généralement noirs.
Dans un autre espace dont je n’ai pu déceler toutes les variances, on peut classer les populations d’origine extrême-orientale. Comme elles sont généralement peu abordables et peu communicatives, je n’en ai qu’une perception extérieure et floue. Ce manque de contact avec les non-Asiatiques fait dire à certains, avec un arrière-fond de préjugé, que l’Asie, même quand elle est proche, paraît presque toujours lointaine, complexe, incompréhensible et impénétrable. Si la couleur des cheveux est pratiquement la même pour tous, il n’en est pas ainsi de celle de la peau : elle varie de la couleur brune foncée de certains cambodgiens à la couleur matte des thaïlandais et autres populations de cette zone, jusqu’au jaune différencié des chinois et des vietnamiens.
Cet ensemble qui est parfois un régal des yeux par la beauté physique des individus est comparable à un horizon d’arc-en-ciel strié par des traits argentés : ce sont les métis qui présentent aussi une infinie variété. Ceux qui sont issus des couples noirs et blancs se différencient de la manière suivante : la variété passe des plus clairs de peau aux cheveux bouclés, presque raides et aux yeux noirs, marrons et quelquefois bleus, à ceux qui ont la peau plus brune et matte, voire presque noire aux cheveux crépus. Les croisements extrême-Asie et Afrique sont plutôt rares. Les métis qui en sont issus gardent les traits physiques dominant du type asiatique. Il y a enfin les métis Amérique Latine et Europe, Amérique Latine et Afrique avec leurs nuances spécifiques tant au niveau de la couleur de la peau que de la texture des cheveux. Quant aux métis Europe et Asie, ils portent le plus souvent aussi les traits physiques marqués du type chinois comme on dit.
Si la période de l’hiver donne à tous le sentiment de morosité, de tristesse, tout change et devient vie heureuse à l’approche des premiers moments du printemps qui annonce l’été. L’occasion devient alors bonne d’aller faire du tourisme pour se dépayser culturellement aux portes de Paris. Sans parcourir de longues distances en avion, le métro ou la voiture conduit au coeur des réalités des hommes de tous les continents. Par leurs accoutrements spécifiques, on peut les dévisager aisément selon leurs origines. Les femmes maliennes ou sénégalaises étonnent par leur fière allure, leur démarche orgueilleuse que les habits amples aux diverses teintes colorées dissipent mal. On regarde avec curiosité la manière dont certaines d’entre ces africaines portent leur enfant au dos ; ou encore celle de nouer leurs pagnes autour de la taille, ou celle dont elles tissent leurs cheveux avec un art consommé et une extraordinaire fantaisie. Elles ont sur la tête de véritables architectures aux figures géométriques infiniment variées. Quant aux hommes, ils traversent les lieux publics en tenue vestimentaire traditionnelle ample et blanche.
Parfois le regard est sollicité par les femmes tamouls toutes menues dans leurs vêtements légers et fins qui donnent forme à leur corps. Les femmes musulmanes traditionnelles, arabes et turques nous étonnent par leurs habits très colorés et très amples qui cachent avec pudeur la rondeur qui les caractérise. D’une façon générale, le printemps et l’été sont des saisons qui rappellent à tous ces immigrés du sud la chaleur de leurs pays d’origine. Ils en éprouvent une intense joie de vivre, une gaieté qui se lit sur leur visage. Tout devient fête et vie, allégresse et occasion de se retrouver ensemble pour communier, pour exprimer le profond sentiment de revivre, de renaître au temps hivernal de tristesse. Le sourire s’épanouit sur leurs lèvres. Ils deviennent un seul corps plein de vie et très épanoui aux rayons du soleil au lieu des solitudes, d’ombres moroses et indifférentes qu’ils étaient au temps de l’hiver. La « laideur » physique et morale qui était la leur se dissipe pour laisser s’éclater une beauté discrète et innommable dans leurs yeux, leurs mouvements, leur vie et leurs désirs. Quelque chose d’extraordinaire ruisselle d’eux vers autrui qui les transforme en transfigurant leurs relations avec les autres. Une vie plus intense surgit sur leur visage comme une invitation à fraterniser dans le mystère des coeurs et l’insondable fond commun des hommes par-delà les problèmes actuels, ponctuels qui les séparent, les divisent, les opposent les uns aux autres.
Ainsi, ce bouquet de fleurs aux couleurs vives, qui est cet ensemble d’hommes, aurait pu être merveilleuse en soi si malheureusement des problèmes de coexistence aigus ne se posaient entre eux, dans leur vie quotidienne. En effet, non seulement les immigrés ne se supportent pas souvent entre eux, mais en plus, leurs rapports avec la communauté française ne sont pas toujours harmonieux. Que ce soit dans le bus ou dans le métro, ils se gênent réciproquement. Par exemple, le regard que les africains portent sur eux-mêmes n’est pas dénué d’arrières pensées malsaines. Certains ne supportent pas bien leurs propres « frères ». Dans cette observation mutuelle, il y a comme une nuance de jugement discriminatoire, se regardant même en chiens de faïence…
D’une façon générale, Français et Étrangers, quels qu’ils soient, se gênent mutuellement dans l’espace commun de vie. On ne supporte pas que les Étrangers, africains, sud-américains, asiatiques, voire les Ibères parlent à voix haute dans le métro ou dans le bus. On aimerait assimiler leurs conduites civiles pour qu’ils se comportent en public avec plus de courtoisie, de discrétion. On se gêne de voir leur sans gêne par l’occupation plus que de raison des cabines téléphoniques publiques. On fusille du regard ces immigrés qui se mouchent hors de leurs serviettes, qui crachent partout en éructant. Même s’ils ne sont pas les seuls à avoir un tel comportement, comme le dit Guesri Karim, quand un immigré le fait, c’est plus voyant et il est tout de suite désigné du doigt. Il est certain que les sécrétions du corps, quelles qu’elles soient, ne sont ni bonnes ni belles à voir.
On voudrait donner des leçons à ces immigrés qui laissent traîner partout leurs déchets alors qu’il y a des poubelles à cet effet. On les accuse de salir cette zone parisienne même s’ils n’y sont pour rien ; du moins, ils ne sont pas les seuls responsables des immondices qui s’entassent souvent dans les rues des banlieues. Qu’on se rende à la Goutte-d’Or pour une petite promenade de curiosité dans la partie des rues habitées essentiellement par les gens du Sud comme on dit maintenant : en l’occurrence les africains noirs et blancs, les turcs, les tamouls etc. Citons, à titre d’exemple, la rue Myrha, la rue de la Goutte d’Or etc. Dans ces parties occupées par les immigrés, les murs sont lézardés ; des linges suspendus aux fenêtres sèchent dehors comme au Maghreb ou dans le sud de l’Italie. Les hommes semblent prendre plaisir à se tenir au seuil des entrées des immeubles pour leur causerie quand il fait beau, comme s’ils fuyaient leurs appartements souvent bondés du monde. Les enfants tentent de jouer entre des immondices innombrables qui jonchent pêle-mêle les rues comme s’il n’y avait pas de poubelles ou que les éboueurs n’y passent guère tous les jours. Cela va des sacs en plastique contenant des déchets jusqu’aux grabats les plus variés. Au-delà du boulevard Barbès, en montant vers Montmartre, comme par enchantement, l’espace change de physionomie. Tout devient propre, aseptisé. On change d’univers culturels comme on a l’impression de changer de pays. Cette curieuse impression de rues propres d’un côté et de rues sales de l’autre donne une multitude de raisons aux gens de penchants racistes et au front national.
On est excédé par la turbulence, dans cet espace commun, des petits « arabes » ou des petits « africains ». Qu’ils se bousculent entre eux, passe encore, mais qu’ils bousculent les « gens bien », en l’occurrence les Français sans savoir ou devoir s’excuser, devient simplement intolérable. Alors les jurons ou les expressions racistes fusent ou bouillonnent dans une colère mal contenue. A ce sujet, s’il est vrai que des Français nous rejettent quelquefois par sentiment d’animosité, il est tout aussi vrai que parfois nous agissons dans ce sens ; du moins nous ne faisons rien dans le sens d’une meilleure intelligence réciproque pour améliorer les choses.
Comme la majorité des habitants des banlieues est constituée de personnes modestes sans culture ni intérêt pour les choses spirituelles et intellectuelles, les journaux populaires, la télévision et les médisances réciproques sont leur seul univers culturel, leur seul réalité quotidienne. Ils ne perçoivent le monde, et notamment les immigrés qui sont leurs voisins qu’à travers les prismes déformant de certains média. La fréquentation des petits magasins de quartiers, tel que les salons de coiffure, les boutiques, les tabacs et même les cafés leur donne l’occasion de se livrer à loisir à la critique des uns et des autres. L’anecdote suivante illustrera mieux cet état d’esprit général : la patronne d’une de mes élèves en C.A.P. de vente l’a obligée à changer de prénom dès le début de l’année scolaire. C’était la condition pour la prendre en stage de formation. Elle est d’origine marocaine et n’a pas le type physique arabe. Elle s’appellera Sabrina au lieu de Fatima pendant tout son stage. Cette patronne est elle-même juive et se fait passer pour une française de souche, comme si cette expression avait encore un sens. En effet, on sait que beaucoup de français des villes ou de certaines régions limitrophes de pays européens sont issus d’un mélange inextricable de racines culturelles et biologiques : un sur quatre lit un rapport de l’INSEE. On comprend alors que Monsieur François Mitterrand puisse dire un jour, lors d’un discours public ceci : les français ont un peu de sang juif, un peu de sang arabe, un peu de sang italien et ibérique…
Par ce subterfuge de dissimulation de son origine, cette personne vise à permettre à ses clients de parler librement des juifs et surtout des immigrés arabes, africains sub-sahariens, turcs, tamouls, asiatiques etc. Cette pseudo-Sabrina devait supporter sans pouvoir et devoir répliquer tous les jours les observations racistes des clients. Même quand ils ne veulent rien acheter, ils font le tour des articles et finissent par attirer l’attention des vendeuses et de la patronne sur ces sujets quotidiens qui les obsèdent au point qu’ils leur faut en parler à tout prix.
Cette misère psychologique et intellectuelle, cet état d’agressivité souvent contenue se traduit dans le comportement des élèves au C.I.F.A.P.A. de Pantin. La plupart d’entre eux y sont suite à un échec scolaire. Les parents ouvriers ou étrangers analphabètes n’ont aucun moyen de suivre le cursus scolaire de leurs enfants. Peu à peu, ces derniers sont mis à l’index en classe et finissent par être renvoyés ou orientés dans ce type de centre de formation professionnelle. Les jeunes Français de souche qui figurent parmi eux connaissent les mêmes conditions d’échec, de vie. La plupart de ces jeunes ont des parents d’origine étrangère.
Ces jeunes ont des réactions très instinctives vis-à-vis de leurs camarades. En cela, ils se conduisent comme leurs parents à la maison et leur patron de stage. Ils manifestent, soit l’hostilité, soit la camaraderie. Ces réactions spontanées résultant d’un horizon limité, d’un défaut de culture, sont dictées par le manque d’ouverture à l’autre. Organisés en groupe de formation et de métier, ils se côtoient en cours et s’ignorent presque dehors. Leurs contacts, les uns avec les autres, tant à l’intérieur du centre qu’à l’extérieur, sont fort limités et très superficiels. Certains élèves d’origine étrangère gardent le mauvais souvenir d’un professeur Français raciste qui aurait nui à leur travail scolaire et en quelque sorte à leur réussite intellectuelle. Et, de ce fait, ils évitent les rapports humains avec leurs camarades français. Ces jeunes n’ont qu’une seule manière de connaissance réciproque : celle de s’apostropher, de s’interpeller mutuellement par leurs origines, voire de s’opposer éventuellement par celles-ci quand ils se sentent insultés, humiliés.
Malgré ce tableau peu reluisant, humainement parlant, mais tristement vrai et réaliste, il n’en demeure pas moins vrai que la France est une terre d’hospitalité et d’accueil. C’est peut-être aujourd’hui un mythe, mais c’était tout à fait vrai hier. Car pour peu qu’on soit encore attaché à l’idée chrétienne de fraternité universelle, on reste optimiste en regardant l’avenir de ces banlieues se dessiner aujourd’hui. Ce mélange de couleurs de peau dans les maternelles, cette tendresse infiniment inexprimable que se témoignent entre eux, dans leur douce innocence, ces enfants noirs, blancs et jaunes laissent pressentir un heureux dénouement de ce problèmes humains actuellement aigus. Même au niveau des jeunes et des adultes, quels qu’ils soient, malgré les réticences culturelles et religieuses, des couples se forment en brisant les résistances. On voit dans ces banlieues, des relations amicales de travail, de voisinage se nouer et perdurer. Mieux, des Noirs et des Arabes président comme pères à la destinée des enfants de leurs épouses françaises ; et vice-versa. Seuls les Asiatiques, d’une façon générale (à l’exception de ceux, comme les vietnamiens d’origine, qui viennent des D.O.M.-T.O.M.) restent encore en retrait de ce « melting-pot » naturel. Ainsi, malgré un certain discours politique « raciste », les circonstances de la vie ont permis qu’il y ait en France des îlots d’expériences humaines où la haine et l’amour ne se repoussent jamais totalement. Ils se complètent, s’opposent, se marient et s’harmonisent selon des lois biologiques intelligibles uniquement par et en elles-mêmes…
4 / LES PROBLEMES DE L’ACCULTURATION A LA FRANÇAISE
…. Au niveau économique, on peut considérer les gens du Maghreb en France comme l’un des maillons fondamentaux des bâtisseurs de l’économie contemporaine de ce pays. Cependant, pour cette raison et pour bien d’autres, peut-on raisonnablement dire que leur participation aux piliers de l’économie est reconnue comme majeure ? En fait, pour eux comme pour nous, Français d’adoption et de choix, le bénéfice de la nationalité consiste à accomplir notre devoir de citoyen en votant au même titre que tous les autres. Tel est parfois le sentiment qu’on peut avoir. Car, il semble ordinairement qu’après les échéances électorales pendant lesquelles on a eu besoin de nous, nous n’avons plus la même reconnaissance que les Français de bon teint. Faut-il attribuer cela à cet arrière-fond de malaise quant à la conduite des gens à l’égard notamment des Noirs et des Arabes ?
Certes, nous avons une part de responsabilité dans cette manière particulière d’être. Le fait suivant le montrera mieux : pour connaître un autre visage de la France que celui que j’avais l’habitude de voir (bourgeoisie, intelligentsia), j’avais accepté d’enseigner dans un centre de formation pour jeunes apprentis à Pantin. Au cours de cette année scolaire 1990-1991, j’avais observé l’absence de communication, de relations réelles entre les professeurs de toutes origines. Profitant d’une forte présence des enseignants des deux sexes dans la salle qui est réservée, et encouragé par un jeune collègue, Pascal Vanin, qui avait connu des difficultés à établir des liens avec les autres, je me risquai à faire la réflexion suivante : » par rapport à d’autres établissements scolaires où j’ai déjà enseigné, J’ai remarqué qu’il y a une mauvaise ambiance entre vous, une absence d’esprit collégial. J’ai constaté très peu de relations amicales, de communication entre les professeurs de cet établissement ». En fait, je ne pensais pas aux rapports avec les professeurs d’origine étrangère. Comme c’était un constat, personne n’osa me répondre sur le champ. Mais, le lendemain matin, une collègue d’un certain âge me prit à part et me dit : « Je ne vois pas pourquoi tu te plains personnellement. Tu es fort bien privilégié dans cet établissement parce que tu parles avec tout le monde et chacun de nous, sans gêne, a de bons rapports avec toi. Je vais te confier une chose : cela fait environ trente ans que j’enseigne ici. Tu es le seul professeur de couleur avec lequel j’ai, pour la première fois, des relations normales et tout à fait naturelles. Même Monsieur K… avec lequel je travaille depuis quelques années, je ne sais jamais comment lui parler, comment l’aborder. Lui comme les autres, sont tout le temps sur la défensive. On ne sait pas comment se comporter à leur égard, sans arrières pensées ; sans qu’ils ne puissent s’imaginer : on fait preuve de racisme à leur endroit pour une plaisanterie même anodine, pour un mot dit de travers, pour une blague inter-raciale même sans méchanceté. Alors, ils se fâchent et se braquent contre nous en vous traitant de « colonialiste », de paternaliste et j’en passe. Voilà pourquoi nos rapports sont peu naturels et peu détendus. Comme je n’ai pas envie de faire l’effort d’aller plus loin en essayant de mieux comprendre leurs attitudes, je m’abstiens d’avoir des contacts avec eux ».
Mais, quand on y pense sérieusement, n’est-il pas normal d’avoir cette susceptibilité à fleur de peau ? Quand on a des Pères qui ont été brimés, humiliés, infériorisés pendant des siècles, quand aujourd’hui encore, on est parfois victime injustifiée de préjugés raciaux, culturels qui s’enracinent dans ce passé sombre, sans doute, on est en droit d’avoir de tels comportements irréfléchis. Car quand un Français de Côte d’Ivoire ou d’un autre pays africain se fait traiter de « colonialiste » par des anciens étudiants des Universités françaises il réagit avec la même virulence spontanée. Il refuse qu’on lie sa vie actuelle aux mauvaises actions accomplies par ses Pères. Il n’y est pour rien et cela se comprend tout à fait.
Eu égard à tous les préjugés de la vie quotidienne face à la différence des uns et des autres, j’en suis venu à éprouver un sentiment de malaise dans le fait d’être Français dans ma peau et dans ma tête. Cette attitude récente est née au contact des élèves du C.I.F.A.P.A. Parmi eux, il y avait naturellement des Français de souche comme on dit. Mais, que signifie l’expression « Français de souche » ? ê Etre Français de souche ou encore Français normal, selon l’expression consacrée de Bernard Tapie, résulte du nom seul, quand on a la couleur locale. Mais le nom ne renvoie pas nécessairement à des racines françaises. Certaines personnes de peau blanche et étrangère d’origine acquièrent la nomination à consonance française pour mieux dissimuler leur origine étrangère ; du moins aux yeux des gens de la rue. Mais, on peut avoir des racines françaises et n’être pas Français ; ne pas en éprouver le sentiment. C’est le cas de certains Français qui vivent sous d’autres cieux, les Français de Côte d’Ivoire en l’occurrence, et qui ont fait le choix d’autres nationalités. Ainsi, avoir des racines françaises ne veut rien dire si on en éprouve pas en même temps le sentiment profond et réel ; si on n’est pas prêt à mourir pour ce pays, pour défendre son honneur et sa dignité.
Mais il y avait surtout, dans ce centre de formation professionnelle, une grande proportion de Français dont les parents sont d’origine étrangère. Je m’étais rendu compte, en voulant les considérer comme des Français à part entière, selon l’esprit de la Constitution, et au même titre que leurs camarades Durand, Dupont, Duhamel, De Clos Jouve etc., qu’ils refusaient le sentiment d’être Français. Ceci provient d’une raison anodine et d’une cause profonde : la première est le fait même que leurs camarades Français ne cessaient de les interpeller par l’origine que leur nom évoque : »Portugais, Arabe, Italien, Antillais, Africain etc. » La deuxième est la différence de considération qui leur est appliquée par leur patron, maître formateur. C’étaient, en général, des artisans, des métiers lourds, des professionnels de la boulangerie, de la coiffure, de la vente etc. Certains n’osaient même pas présenter leurs apprentis d’origine arabe à des clients qui menaceraient de rompre le contrat des travaux en cours s’ils s’avisaient de leur montrer de tels apprentis. En outre, ces patrons artisans les traitaient presque toujours comme des immigrés au même titre que leurs parents et ne tenaient guère compte de leur citoyenneté française. Le Beur reste Arabe, le Portugais, l’Espagnol, le Turc comme tels. Le Noir des DOM-TOM est considéré comme celui dont les parents sont africains. Par conséquent, cette nouvelle génération de Français refusaient véhément le sentiment d’appartenance à la nation française : ils étaient non seulement des Beurs, des jeunes de souche européenne dont certains étaient fiers d’avoir opté pour la nationalité de leurs parents (Portugais, Espagnols et dans une moindre mesure Italiens) ; mais aussi des Noirs d’origine africaine et des DOM-TOM.
A propos des Français des DOM-TOM, il est fort curieux qu’ils n’aient pas encore assimilé le sentiment réel d’être Français. Pourtant, certains doivent être Français depuis longtemps, au moins depuis le XIXème siècle. Certes, un ressortissant des DOM-TOM accéderait plus difficilement au statut de magistrat d’une grande ville, de Député d’une circonscription en métropole, voire de haut fonctionnaire que son compatriote français de date récente mais de peau blanche ; surtout s’il est Italien ou Espagnol.
Ce sentiment de frustration éprouvé par beaucoup de ressortissants des DOM-TOM, en l’occurrence, le fait de ne pas être reconnus totalement comme des Français, les conduit à des réactions mitigées : ou bien ils refusent sentimentalement la citoyenneté française pour se réclamer uniquement des Antilles. Dans ce cas, cette sentimentalité peut aller jusqu’à réclamer la suspension de la tutelle de la Métropole sur les îles dont ils sont originaires. Les velléités d’indépendance de certaines îles des Antilles, éprouvées par certains groupuscules, naîtraient d’un tel sentiment. Même au niveau de la vie quotidienne, les personnes qui vivent ce sentiment sont amères à l’égard des Métropolitains, tels qu’on les appelle habituellement aux Antilles, qui ne les reconnaissent pas comme des compatriotes à part entière. Elles en viennent à avoir des attitudes maladroites d’hostilité teintées d’une forme de racisme.
Ou bien, ces Français d’Outre-Mer se contentent d’accepter l’idée et la pièce d’identité françaises sans illusions. Dans ce cas, celles-ci constituent seulement un confort de vie, une commodité de séjour en France. Ils ne se font pas d’illusions dans la mesure où ils ont rarement entendu à la radio, à la télévision, ni lu dans les journaux ceci : « les Français de la Réunion ou des Antilles etc. ; mais bien, les Réunionnais, les Antillais, les Guyanais etc. ». Cette différence que l’on établit de façon inconsciente ou à bon escient entre Français de souche et citoyens Français (les Ivoiriens diraient dans leur langage de la rue : « les Français de « papier ») demeurera, semble-t-il, toujours. Car, malheureusement, ce ne sont pas les intellectuels ou un certain discours politique rationnel qui décident dans ce cas. C’est bien la vie quotidienne, la réalité de la rue, les frictions nées de la coexistence humaine qui génèrent cette réalité irrationnelle. De ce point de vue, il n’y a pas d’hommes plus évolués, plus rationnels que d’autres. L’homme soumis aux lois de l’instinct grégaire est partout pareil. Qu’il vive dans un pays scientifiquement et techniquement très avancé ou qu’il vive dans un pays du tiers-monde, pauvre ou riche, il réagit toujours avec la même spontanéité de la sympathie pour la couleur de peau, pour le sentiment d’appartenance à une même ethnie, à une même religion.
Cependant, il faut espérer que malgré les résistances humaines présentes, les choses évolueront nécessairement, si ce n’est vers un mieux être dans la perspective d’une réelle compréhension et tolérance mutuelles, du moins vers une meilleure acceptation du fait que les différences physiques relèvent d’une même et identique cellule chez tous les hommes. C’est ce qu’affirme l’éminent biologiste Albert Jacquard : « Le caractère spontanément pris en considération pour définir les races est celui qui est le plus facilement repéré : la couleur de la peau. Il s’agit d’un caractère évidemment héréditaire, soumis à un déterminisme génétique assez rigoureux. Mais ce déterminisme est bien mal connu.
Rappelons d’abord que, contrairement à une opinion répandue, les diverses couleurs de peau résultent, pour l’essentiel, de la densité dans l’épiderme d’un unique pigment, la mélanine, présent aussi bien chez les Blancs que chez les Jaunes ou chez les Noirs, mais avec des doses très variables. Les différences constatées sont donc surtout quantitatives et non qualitatives ».[8]…
Mais la carte d’identité française permet à tous ceux qui sont véritablement déracinés de se référer à un territoire, d’éprouver le sentiment d’appartenir à un pays, c’est-à-dire d’en faire réellement partie. C’est un heureux enracinement territorial, même s’il n’est qu’idéal ou formel, pour tous ceux qui n’en ont plus du tout. Tel est le cas de nombreux jeunes Français des banlieues de Paris ou d’ailleurs. Un exemple le fera mieux comprendre. Lors d’un cours au C.I.F.A.P.A., des jeunes adolescents d’une section de vente parlaient de leurs origines respectives. Certains étaient juifs d’origine tunisienne, d’autres se disaient Arabes du Maghreb etc. Mais une jeune fille du nom de Levi Sylvia fit la remarque suivante à ses camarades qui la pressaient de questions sur ses origines : « je ne sais pas qui je suis exactement, je ne sais même pas d’où je viens, j’ai une pièce d’identité française et je crois que je suis Française. Mon nom indique que je serais juive. En réalité, je suis le résultat d’un grand mélange : ma mère est Italo-Espagnole, mon grand-père était Brésilien, et mon père est d’origine Espagnole. Alors, moi, je ne sais quelles sont mes racines réelles. Vous comprenez pourquoi je vous dis que je crois être Française. J’ai au moins des papiers qui le prouvent ».
La situation culturellement indéfinissable de cette jeune fille relève des lois mêmes de la vie qui répartit les êtres humains à travers le monde, malgré leur volonté d’homogénéité, leur attachement à la ressemblance. Autrement, il n’y aurait jamais eu de métis dans le Sud des Etats-Unis aux pires moments de l’esclavage, ni en Afrique du Sud où des lois interdisaient les relations sexuelles inter-raciales. C’est pourquoi, Albert Jacquard écrit : « Par chance, la nature dispose d’une merveilleuse robustesse face aux méfaits de l’Homme : le flux génétique poursuit son oeuvre de différenciation et de maintien de la diversité, presque insensible aux agissements humains ; « l’univers des phénotypes », où nous vivons n’a fort heureusement que peu de possibilités d’action sur l’univers des génotypes » dont dépend notre avenir ».[9]
Du sein de cette génération nouvellement française, il surgira, malgré les nostalgiques de la vieille France plus mythique que réelle, et les thèses racistes et xénophobes, des hommes et des femmes qui feront honneur à la nouvelle France. Le malaise n’empêche pas la vie de continuer à tourner la roue, à poursuivre son cycle. Par leurs énergies apportées du dehors, ils complèteront celles des hommes et des femmes qui ont, en ce pays, leurs racines depuis des siècles. Ils se battront pour cette nouvelle France à condition qu’on leur reconnaisse le droit d’être Français et d’éprouver le sentiment légitime d’appartenir à la Nation française et non pas à une autre qu’ils n’ont plus. Dans cet esprit, ils la représenteront à la face du monde en lui rendant honneur comme l’ont fait Yannick Noah et tous les grands sportifs Noirs ou d’autres origines…
Mais que faire, en attendant, de cette jeune population, grosse d’espoirs incertains, chargée d’avenir, de rêves qui ne demandent qu’à s’épanouir comme une rose aux premiers rayons du soleil ? Ce soleil, pour eux, ne peut être que la réalisation concrète d’actions d’un gouvernement qui se soucie d’eux. Celui de 1988 parle, promet beaucoup mais fait peu de choses en réalité. Dans « Le Canard Enchaîné » du 17 avril 1991, un article consacré aux problèmes des banlieues s’intitule : « L’Administration ne comprend que le langage de la violence ». Cet article montre bien, comme dans beaucoup d’autres domaines, que les Responsables politiques, à quelque niveau que ce soit, préfèrent la publicité aux actes, l’effet d’annonce aux réalisations, le futur incertain des projets farfelus au présent exigeant. Voici ce qu’en dit Hervé Liffran, l’auteur de l’article : »En 130 pages incendiaires, l’inspecteur des Finances Claude Sardais, dresse un bilan ravageur de l’action de l’Etat dans les banlieues. Et tout particulièrement depuis l’arrivée à Matignon, en 1988, d’un Premier Ministre qui ambitionnait de repeindre les cages d’escalier et de réparer les boîtes aux lettres.
Un coup de pinceau en trompe l’oeil, à en croire ce franc fonctionnaire, qui a eu la surprise de « constater à de nombreuses reprises, que des chantiers inaugurés sous les projecteurs des médias étaient stoppés avant d’être terminés ». Ainsi, des immeubles vétustes condamnés et murés devant les photographes sont restés debout dans l’indifférence des responsables, puis démurés par des sans-abris et retournés à l’état de taudis. Et le rapporteur de conclure que le gouvernement privilégie « l’engagement des crédits sur la réalisation, et l’effet d’affichage sur l’affichage des faits ». Pire, on constate que le gouvernement reprend aussitôt ce qu’il prétend donner pour les travaux de réfection des banlieues. A cause des paperasseries administratives, même la réalisation d’une oeuvre mineure pour le loisir des jeunes de banlieue prend des proportions démesurées. « Le rapporteur s’en prend ensuite à la « procédure extricable » et en donne un excellent exemple. Ainsi, obtenir le moindre franc de subvention pour l’achat d’une table de ping-pong demande une incroyable débauche d’énergie », tant s’enchevêtrent les « centres de décisions ».
De ce point de vue, les gouvernements de droite et de gauche s’équivalent. Ni les uns, ni les autres, semble-t-il, ne prennent vraiment à coeur ni ne se donnent les moyens nécessaires d’action pour résoudre, fût-ce de façon partielle, les problèmes des banlieues et des pauvres. Que la droite ignore ou méprise le pauvre, cela se conçoit parfaitement. Il a toujours été symbolisé par le pouvoir de l’argent, synonyme par excellence de l’ignorance du pauvre et du petit. Mais que la gauche, devenue parti de gouvernement, en fasse, si ce n’est pire du moins autant, tel est le scandale intolérable de tout militant socialiste. « Le pouvoir corrompt » avait dit François Mitterrand en 1977. La gauche aux commandes de l’Etat serait-elle corrompue en renonçant à ses principes fondamentaux de lutte pour la justice sociale ?
Les jeunes de banlieue n’ont pas besoin de grandes réalisations, de projets grandioses, mais de petites choses qui les occupent, leur enlèvent l’ennui et les empêchent de se livrer à toute forme de violence. Si chaque Commune où il y a une proportion importante de jeunes quasi « marginalisés » s’avisait de construire des terrains de sport (tennis, foot-balle, basket-ball etc.), des salles de jeux et de spectacles, de véritables centres culturels à leur portée, il y aurait moins de formes de délinquance juvénile. Si Bernard Tapie avait été bien soutenu dans ses actions concrètes à Montfermeil ou ailleurs dans ces banlieues dites infréquentables, il serait arrivé non pas à faire reculer le pourcentage du Front National de Jean-Marie Lepen, mais à atténuer les formes aiguës de violences cycliques en ces lieux. Mais personne, au niveau des personnalités politiques, ne semblait prendre au sérieux ses entreprises, parce que, disait-on, « il brasse plus de vent qu’il ne s’engage réellement dans ses démarches ». Si le personnage est lui-même farfelu, fantasque, du moins faisait-il des tentatives concrètes.
Dans certaines communes, comme la Courneuve (Seine Saint Denis), les centres culturels ne sont pas faits pour eux. Certains spectacles sont trop bourgeois ou trop intellectuels à leurs yeux : représentations de danse classique, soirée de poésie etc. Par rapport à la majorité des habitants de certains quartiers cette Commune (les 4ooo), on a l’impression que ce que l’on fait dans ce centre est véritablement surréaliste. On daigne seulement autoriser de la danse ou de la musique d’une population donnée, lorsque des représentants diplomatiques du pays dont elle est originaire viennent à la rencontre de leurs ressortissants. On fait comme si c’était toujours ainsi. Tout cela relève de la démagogie qui consiste à faire croire au monde qu’on accorde une place, de l’importance aux immigrés dans ces banlieues dont les magistrats sont majoritairement de gauche.
Faut-il s’étonner que les jeunes, pour le moment, manifestent peu d’enthousiasme pour aller voter lors des élections municipales ou législatives ? Ne sont-ils pas conscients que les hommes politiques, de gauche ou de droite, s’en tiennent davantage aux discours, aux promesses qu’aux faits, aux actes ? Dans les banlieues, quand les jeunes seront conscients de leur rôle, de leur devoir de citoyens, ils feront la différence dans quelques années aux diverses élections. Par leur vote, ils représenteront un enjeu politique majeur ; et ils pourront même, à l’avenir, constituer un groupe de pression à leur manière…
Au contraire, dans ces centres culturels, chaque niveau de culture devrait trouver sa place : accorder une salle à chaque type de musique, à chaque type de danse sans discrimination ni mépris. Le centre culturel doit être à l’image, par ses activités, de la population qui habite la commune : que chacune puisse s’exprimer librement dans le strict respect des autres. En définitive, un centre culturel en banlieue doit être un lieu où germent et s’expérimentent les vocations futures des danseurs classiques et modernes, des musiciens de toutes formes d’expression, des peintres, des dramaturges, des comédiens etc. Il a une vocation d’expression culturelle universelle.
[1] –La solitude du mutant- Eloge de la bi- Grenoble, Thot, 2001, 426 p. (chez Amazon)
[2]Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Tome III – De la Révolution à l’école républicaine – publié sous la direction de Louis Henri Parias, Edit. Nouvelle Librairie de France, Paris 1981, p.524.
[3]Demitri Demnar : Dictionnaire d’Histoire de l’enseignement, p. 308, Edit; Jean-Pierre Delarge, Paris 1981.
[4]C’est nous qui soulignons ce passage
[5]« Moi, immigré maghrébin, amoureux de la France. »
[6] Eloge de la différence – La génétique et les hommes p. 163-164, Edit. du Seuil, Coll. Points, Paris 1981
[7] Collège mode d’emploi, p.64, Edit. Calmann-Lévy, Paris 1988
[8] Eloge de la différence – La génétique et les hommes – p. 93 (Edit. du Seuil – Coll. Points, Paris – 1978
[9] Eloge de la différence – p. 207 – Edition du Seuil, Coll. Point, Paris – 1978
[1] La loi autorisant le mariage pour tous.