MYTHES ET LÉGENDES DES AMAZONES : DES GUERRIÈRES MYTHIQUES À L’HISTOIRE DES FAROUCHES ET IMPITOYABLES AMAZONES DU ROYAUME DU DAHOMEY (AFRIQUE DE L’OUEST)

 

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DEUXIEME PARTIE : LES AMAZONES HISTORIQUES DU ROYAUME DU DAHOMEY 

II – L’origine des Amazones du Dahomey

  1. A) Hypothèses

       L’ouvrage de Stanley B. Alpern[1] ambitionne d’être le plus exhaustif possible sur l’histoire du royaume Fon du Dahomey et sur ses fameuses Amazones. A cet effet, l’auteur a accumulé une riche documentation laissée par les Européens (aventuriers, négriers, missionnaires, marchands, administrateurs etc.,) sur ce royaume. Il s’agit, en particulier des Français, des Portugais, des Britanniques, des Néerlandais, des Américains (missionnaires) etc. Et dans sa mission de documentation historique, il s’est employé à rassembler presque tous les écrits relatifs à ce royaume sans se soucier de les analyser ni de les confronter forcément – tel n’était pas son but sans doute – pour déceler d’éventuels contradictions. Une telle enquête est celle qui caractérise l’écriture de l’histoire et sa tentative d’atteindre une certaine vérité/réalité des faits. Ce faisant, et concernant l’objet de notre enquête présente, nous nous en tiendrons, pour l’essentiel, aux données qui ont servi à cet auteur dans l’écriture de son ouvrage qui semble unique dans son genre ; quitte parfois à le citer abondamment et longuement. Il est vrai que sur ce thème particulier, ce ne sont pas dans les bibliothèques ni même dans les librairies des pays africains, dont le Benin, qu’on peut trouver une telle documentation ; mais dans les bibliothèques des pays européens. Par ailleurs, Internet, la soi-disant bibliothèque – Centre de documentation internationale – universelle ouverte à tous, est très pauvre en comparaison. En effet, les articles proposés manquent de rigueur scientifique et de démarche analytique rationnelle. Donc, les Africains, en particulier les Béninois contemporains, devraient rendre grâce à Stanley B. Alpern pour son remarquable ouvrage, fort bien documenté, sur le royaume Fon du Dahomey et ses fameuses Amazones.

 

     Pour revenir à l’objet de mon enquête présente, on pourrait dire que les hypothèses des Amazones du royaume du Dahomey sont plutôt pauvres, disparates et anecdotiques. D’abord, certaines traditions orales font remonter les origines des Amazones du Dahomey à un groupe de femmes initialement chasseresses d’éléphants. Il semblerait qu’elles pratiquaient cette activité pour le compte du roi Ouegbadja. Le fruit de cette chasse lui procurait de l’ivoire et de la viande pour les fêtes royales. On les appelait gbeto. Au XIXe siècle, elles étaient considéraient comme la plus ancienne unité d’Amazones. Des observateurs étrangers comme le Dr A. Répin[2] estimaient leur nombre à 400 gbeto lors des fêtes militaires à Abomey, Capitale du royaume. Dès lors qu’il existe des femmes capables de tuer des éléphants, celles-ci seraient capables de tuer des soldats ennemis. A ce sujet, on attribue au roi Guézo (1818-1838) cette remarque : « Une belle chasse à l’homme ferait encore bien mieux ». Ensuite, selon Richard F. Burton, voyageur en ce royaume au cours de la période victorienne, l’origine des Amazones du Dahomey serait liée à la robustesse physique d’une catégorie de femmes qui les disposerait à devenir femmes guerrières. Pourtant, rien n’indique qu’elles étaient fondamentalement différentes des autres femmes de l’Afrique de l’Ouest. Il n’y a jamais eu de femmes géantes en grand nombre dans cette zone géographique de ce continent.

       Précisons : les femmes de la zone forestière sont généralement petites ou de tailles moyenne contrairement à leurs semblables de la zone sahélienne. Celles-ci sont généralement plus fines et plus grandes. On comprend qu’Alpern réfute sans hésiter, une telle hypothèse pour proposer une autre qui serait plus plausible. C’est en ce sens qu’il écrit : « Selon moi, il s’agissait avant tout de compenser la disparité d’effectif entre les Fons du Dahomey et leurs plus grands rivaux des dix-huitième et dix-neuvième siècles, les Yoruba du Sud-Ouest de l’actuel Nigéria. Aujourd’hui encore, on compte au moins 10 Yoruba pour 1 Fon, et ces chiffres étaient probablement similaires dans le passé » (p.14). Toutefois, la faiblesse de cette dernière thèse tient en ceci : puisque les Fons étaient peu nombreux, on n’explique pas d’où vient le grand nombre des Amazones (nous le verrons ultérieurement). Tout se passe comme si elles avaient émergé chez les Fons par enchantement. Rien n’indique que les différents rois du Dahomey avaient favorisé, à un moment donné, une politique de natalité forte pour gagner en expansion démographique par rapport à leurs voisins Yoruba. Même dans un tel cas de figure, rien n’explique pour quoi il y aurait eu des naissances plus nombreuses de filles par rapport à celles des garçons. Qu’est-ce qui expliquerait alors ce déséquilibre des naissances ?

       L’argumentation de Robert B. Edgerton[3] paraît plus conforme à l’état des choses, c’est-à-dire à la réalité historique. D’une part, en raison des guerres incessantes engagées par le royaume du Dahomey, à la fois offensives et défensives, et pour capturer des esclaves dans le cadre de sa politique commerciale négrière, il y avait, plus de pertes numériques masculines que féminines ; du moins initialement, c’est-à-dire avant de mettre l’accent sur la militarisation à outrance des femmes guerrières. D’autre part, le royaume vendait plus d’hommes que de femmes qu’on envoyait de l’autre côté de l’Atlantique par les navires négriers. Ces deux facteurs conjugués ont dû provoquer un déséquilibre numérique certain entre hommes et femmes. Mieux, Edgerton suggéra l’idée que l’usage des femmes guerrières, par les rois du Dahomey, se justifiait en raison de la loyauté de celles-ci vis-à-vis du roi. Ceci serait d’autant plus évident que les rois craignaient tellement de possibles coups d’Etat qu’ils avaient banni la présence des hommes en leur palais. D’où la création d’une garde royale de femmes qui le défendait absolument et farouchement en son palais. Celles-ci finirent par s’avérer non seulement loyales, mais surtout habiles aux arts martiaux, aptes à l’endurance des exercices physiques préparatoires aux guerres, aux combats ardus etc. Elles avaient même acquis une supériorité guerrière exceptionnelle depuis qu’elles servaient les différents rois du Dahomey.

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     Ainsi, après la conquête de Ouidah par le roi du Dahomey en 1727, le capitaine d’un navire français fut informé par un Commandant de hueda que les femmes composaient la plus grande partie de l’armée victorieuse des Fons. Telle serait l’une des origines possibles des femmes guerrières au Dahomey. C’est en ce sens qu’Alpern écrit : « Guézo {l’un des grands rois du Dahomey} raconta plus tard à Freeman qu’il se mit à utiliser des Amazones en tant que troupes régulières après les campagnes de Hounjroto, apparemment pour combler les pertes d’effectifs. Cette initiative, il la décrit comme étant « des plus importantes et heureuses » ; en effet, « elle lui avait permis d’utiliser au mieux cette partie féminine de la population pour renforcer son royaume ». A partir de ce moment-là, les annales militaires du Dahomey allaient être parsemées d’allusions à l’héroïsme des amazones » (p. 174). D’autant plus que lors d’une attaque lancée contre Atakpamé (fin 1849 – début 1850) en présence de Guézo soi-même, les Amazones surpassèrent les hommes par leur courage, leur combativité, leur bravoure, leur audace etc.

  1. B) Epouses du roi ou femmes guerrières protectrices des rois du Dahomey ?

       Selon les témoignages du Hollandais Willem Bosman, suite à un séjour à Ouidah, vers la fin de 1690, qui était alors le plus puissant Etat esclavagiste de la Côte des Esclaves de la fin du dix-septième et du début du dix-huitième siècle, le roi avait de nombreuses épouses. Mais celles-ci avaient un statut ambigu comme l’écrit Bosman : « L{}e Roi a un très-grand nombre de femmes ; il s’en sert quelquefois pour exécuter les sentences qu’il a prononcées contre ceux qui l’ont offensé. Il en envoie trois ou quatre cents pour piller et pour abattre la maison d’un tel homme et comme il est défendu sur peine de la vie de toucher les femmes du Roi, elles ne trouvent aucune résistance » (Alpern, p.45).

       Deux aventuriers européens, qui avaient aussi visité cette zone, ont laissé des témoignages similaires à ceux du Hollandais W. Bosman. Eux aussi confirmèrent le fait que le roi ne se gênait point d’armer certaines de ses épouses de perches, de bâtons ou de batines pour aller piller la maison de ceux qui ont osé l’offenser, voire les tuer si tel était le désir du roi. Elles avaient aussi une autre mission : celle d’agents de la police chargées de trouver des solutions aux disputes entre des autorités villageoises, voire provinciales. Parmi ces supposées épouses royales, celles de la troisième classe devaient rester célibataires. On estimait le nombre de celles-ci à deux ou trois mille. Ces estimations étaient voisines de celles d’un autre aventurier français, Antoine Edme Pruneau de Pommegorge[4], qui avait passé trente ans en Afrique de l’Ouest en tant que commerçant. Dans les années 1760, il rapporta que le palais du roi dahoméen à Abomey était gardé par deux ou trois mille épouses royales. Elles lui semblaient cependant différentes des épouses ordinaires. Car elles étaient comme « enrégimentées », c’est-à-dire qu’elles se comportaient comme si elles avaient eu des entraînements militaires. Au cours de l’un de ses séjours à Abomey, il avait lui-même aperçu entre 400 et 500 adolescentes qu’on armait de mousquetons et d’épées qui défilaient lentement devant le roi, suivant de petites unités.

     Même si ces témoignages, en forme de mémoires, ne furent publiés qu’en 1830, il n’en demeure pas moins que les faits rapportés dataient des années 1770 -1780. Il insistait bien sur le fait que des femmes armées constituaient l’essentiel de la garde royale du Dahomey. Il les jugeait même très douées pour les entraînements au tir. Selon l’ensemble des écrits sur le royaume fon du Dahomey et qui s’étendent sur trois siècles environ (du début XVIe à la fin du XIXe siècle), c’est le roi Guézo qui agrandit le corps des Amazones en le faisant passer de quelques centaines à quelques milliers de femmes guerrières intrépides qui semaient la terreur parmi les soldats ennemis de ce royaume.

     Le nombre impressionnant d’épouses du roi du Dahomey s’expliquait de la manière suivante, selon Alpern : « Au Dahomey, toute femme non mariée était l’épouse potentielle du roi. Dans la pratique, il arrivait aussi que ce dernier s’appropriât des femmes mariées ? Cependant des milliers de femmes qui devenaient ses épouses ne l’étaient que nominalement, même si elles vivaient au palais, restant constamment à sa disposition, comme les épouses de la troisième classe de Ouidah. Parmi se trouvaient celles qui furent des gardes armées, avant de se métamorphoser en guerrières » (p. 57)

     D’après cet auteur, ces épouses royales connues sous le nom d’ahosi étaient soumises à des choix divers de leur époux. D’une part, le roi chargeait un fonctionnaire de la cour, le kpakpa, de parcourir son royaume pour recruter des femmes pour son compte ou comme gardiennes du palais. Accompagné de ses assistants, et à cet effet, celui-ci allait dans les quatre coins du pays. Il devait le faire tous les trois ans. Avec l’institution d’un système de recensement national, il savait à peu près le nombre de jeunes filles qu’il trouverait dans chaque cour et dans chaque famille. Sur place, les représentants du roi faisaient défiler les filles pour pouvoir choisir celles d’entre elles qu’ils jugeaient dignes pour le service du roi ou aptes physiquement pour les fonctions militaires. Il y avait trois catégories de filles destinées à des fonctions différentes au palais. D’abord, celles qui étaient belles, c’est-à-dire « aux appas pulpeux » étaient naturellement destinées à partager le lit du souverain. Ensuite, les filles robustes, de par leurs performances physiques, devaient entrer au service de la garde royale. Enfin, les filles d’esclaves, qui étaient privilégiées par la nature en raison de leurs atours, n’avaient d’autres fonctions que celles d’esclaves du palais. Par ailleurs, selon les témoignages d’un certain nombre d’aventuriers français, chaque couple fon était obligé de donner l’une de ses filles, s’il en a, au roi. Il en était de même de filles et de fils de ministres ou des grands serviteurs du royaume qui devaient se rendre disponibles pour le service du roi. Ce dernier en usait à un double titre : d’abord, pour ses plaisirs ; ensuite, pour les divers services ou la garde du palais. Ainsi, selon l’un de ces aventuriers, le Dr A. Répin (1856)[5], « les recrues de l’armée des amazones {…} étaient choisi{es} parmi les jeunes filles vierges des meilleures familles du royaume » (Alpern, p. 57).

   Il semblerait bien que les épouses/amazones du roi impressionnaient les observateurs étrangers par leur belle allure. A tout le moins, tel est le témoignage, parmi tant d’autres de la même époque, d’un entomologiste britannique, Alfred Skertchly, qui séjourna pendant huit mois au Dahomey (1871-1872). Il donne la description suivante de ces épouses royales après les avoir observées personnellement devant le roi : « C’étaient des femmes grandes et bien proportionnées, revêtues de cotillons brun terne et de tuniques teintes à l’indigo, avec des écharpes noires, abondamment ornées de reliques magiques. Autour de leur taille, elles portaient une curieuse affaire composée de bandes de peaux de bêtes avec leur poil qui pendouillaient à leur ceinture, et un philibeg {ou petit kilt}de cuir orné au devant de cauris. Elles étaient munies de lourds mousquets à large calibre, et portaient leurs munitions dans des gibernes en cuir noir. Elles avaient toutes les cheveux coupés à ras, mise à part une touffe circulaire coiffée à la brosse au sommet du crâne. Elles sont renommées pour leurs prouesses à la chasse » (Alpern, p. 41).

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Une Amazone du Dahomey avec l’une des tenues caractérisques

  1. C) L’institution des Amazones

   Comme on vient de le voir, les Amazones ont bien eu un statut ambigu : certaines d’entre elles étaient destinées à figurer parmi les femmes du harem du roi. Toutefois, la majeure partie d’entre elles étaient vouées au statut de guerrières et, donc, d’Amazones. Un tel privilège – tel était bien le cas – s’expliquait par la force et la nature même du royaume du Dahomey. Celui-ci voua l’essentiel de ses activités aux raids d’esclaves et, donc à la guerre permanente. C’était un Etat totalitaire dès lors que le roi et son gouvernement contrôlaient et régentaient tous les aspects de la vie sociale. D’où le nom que lui attribua, avec raison, Burton, en l’occurrence, « La Sparte noire » (Alpern, p. 56). Dès lors, ces guerres perpétuelles ont fini par provoquer un déséquilibre des genres sexuels dans le royaume : une forte population féminine accompagnée d’une diminution conséquente des hommes. Telle est l’une des raisons qui expliquerait l’institution des Amazones, selon un officier britannique, le Commodore Arthur Party Eardley Wilmot qui séjourna à Abomey en 1862-1863. Selon son témoignage, « il faut constamment puiser dans la population masculine, et il s’en suit naturellement que l’offre n’est jamais égale à la demande ; c’est ainsi que s’explique la remarquable circonstance de la présence de presque « 5000 » femmes dans l’armée dahoméenne » (Alpern, p.56).

       Par ailleurs, comme prouvé auparavant, les femmes guerrières, avec leur statut ambivalent, ont, certes, été des femmes du roi, mais et surtout, initialement, elles avaient été une sorte de police armée chargée de protéger le roi, d’une part et, d’autre part, d’exécuter des missions secrètes ou non pour le compte du roi. Comme épouses favorites du roi, elles le protégeaient du soleil grâce à des parasols qu’elles tenaient soigneusement à la main. En agitant des éventails, elles produisaient de la fraîcheur qui l’empêchait d’avoir chaud. Elles éloignaient aussi de sa personne les mouches à l’aide de chasse-mouches. Des mouchoirs leur permettaient d’essuyer sa bouche. Elles l’aidaient, en cas de besoin, à se moucher ou à s’éponger le front, les aisselles, le cou. En outre, elles lui servaient à boire suivant ses désirs tout en lui tenant un crachoir pour ses besoins spécifiques. Elles remplissaient sa pipe puis l’allumaient s’il en avait besoin. Entre autres sources de plaisirs du roi, elles jouaient volontiers des instruments de musique ; ou elles défilaient devant lui en exhibant leurs biens matériels les plus précieux afin de faire la monstration de l’étendue des richesses du roi. De même, elles faisaient un étalage public de ses armes : mousquets, fusils, pistolets, sabres etc.

   Il n’en demeure pas qu’en dehors de ce rôle de femmes servantes du roi, au cours du XVIIIe siècle, le roi du Dahomey se plut à s’entourer, dans son palais, comme gardiennes privilégiées et dignes de confiance, des armées de femmes. D’autant plus qu’en ses demeures royales il était le seul homme à y vivre. De manière exceptionnelle, il admettait la présence d’eunuques dont certains d’entre eux avaient été castrés au palais à l’âge de dix-huit ou de vingt ans. Ces eunuques partageaient les responsabilités de gardes avec les femmes du roi. Même si les divers témoignages sur le nombre exact de la garde féminine du roi du Dahomey divergeaient sérieusement, il n’en demeure pas moins que ceux-ci concordent sur le fait que cette institution remonte au XVIIIe siècle, autour des années 1720 environ. Ces témoignages reconnaissent unanimement aussi que ces femmes gardes et épouses du roi, étaient très bien entraînées au maniement des armes, toutes placées sous la direction de femmes officiers.

     Cependant, cette expertise des armes avait, de temps en temps, un lourd prix. En effet, à la mort du roi et pendant l’interrègne, son palais était soumis à un état d’anarchie avec des conséquences désastreuses : la furie des femmes contraintes de subir des frustrations innombrables (frustrations sexuelles, effet de la jalousie quasi mortifère dans la distribution inégale des biens matériels etc.) ne manquaient de se massacrer pour assouvir des vengeances. Tel est le sens des témoignages des Européens que rapporte Alpern dans son ouvrage qui nous sert de fil conducteur dans cette enquête présente sur l’histoire des Amazones du Dahomey. C’est en ce sens qu’il écrit : « Apparemment, à la mort du roi, la discipline se relâchait parmi les gardes du palais et leurs affrontements se poursuivaient parfois jusqu’à l’intronisation du nouveau roi. La raison de ce chaos n’est pas clairement connue. Traditionnellement l’interrègne qui ne durait généralement que quelques jours était une période d’anarchie ; certains profitaient de la vacance du pouvoir pour régler leurs comptes, pour s’adonner au pillage ou pour semer le désordre. A l’intérieur du palais, on assistait à des scènes de carnages. Selon Norris, 285 épouses royales furent tuées par d’autres épouses royales, à la mort de Tegbessou en 1774. Dalzel apprit que 595 d’entre elles furent assassinées à la mort de Kpengla, en 1789. Puisque les gardes du palais étaient nominalement des épouses du roi, qui détenaient des armes et savaient s’en servir, elles jouèrent vraisemblablement un rôle majeur dans cette tuerie » (p. 48)

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       Selon l’une des explications avancées pour rendre compte de cet état de carnage commis sur la personne des épouses du roi, ce fait renvoyait à la tradition des royaumes fondés sur le droit divin. Il était admis qu’un certain nombre de femmes devaient accompagner le roi défunt dans le monde de la vie après la vie terrestre ou la vie du corps, soit le royaume des ancêtres[6]. Disons en passant qu’il s’agissait d’une tradition universelle comme un triste ou un douloureux apanage du genre humain. Cependant, il ne s’agissait pas de n’importe quelle épouse du roi. C’étaient des femmes qualifiées pour cet office. Dès lors, toutes les épouses royales ne consentaient pas à quitter de bon cœur la vie présente pour accompagner le roi dans l’au-delà. Si tel était le cas, on peut tout à fait concevoir que la guerre meurtrière entre les épouses du roi du Dahomey était le meilleur moyen de sauvegarder sa propre vie.

     Une autre donnée, qui ne diffère pas fondamentalement de la précédente, est avancée par Robert Law, un aventurier britannique. Selon lui, les affrontements entre épouses tenaient au fait qu’elles soutenaient différents prétendants rivaux au trône. Il se fondait lui-même sur le témoignage d’un prêtre portugais, Vicente Ferreira Pires, pour soutenir sa thèse. D’après ce dernier, il y a eut des luttes au palais suite à l’assassinat du successeur de Kpengla ; témoignage complété par celui d’Agonglo, en 1797. Ainsi, disait-il, au sujet d’une autre difficile succession royale, plus de cinquante personnes périrent au palais au cours d’une guerre entre rivaux relativement à la succession royale suivante : Le roi Adandozan fut chassé du trône à la suite d’un coup d’Etat en 1818 ; ce qui permit à son frère Guézo d’accéder au pouvoir. . Or, un détachement d’Amazones, qui ne participait à ce coup d’Etat, se battit pour Adandozan en vue de sauver son trône. Malheureusement, celles-ci furent anéanties dans l’aile du palais où elles se battaient. La victoire de Guézo s’expliqua par le fait qu’un groupe d’Amazones se révolta contre le roi Adandozan.

     En définitive, d’une manière ou d’une autre, le rôle des Amazones fut essentiel dans le palais : soit pour régler des litiges liés à la succession du roi au trône du Dahomey, soit pour remporter des victoires contre les ennemis du royaume fon.

III – Un statut social au-dessus de tout : la noblesse au féminin dans le royaume du Dahomey

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  1. A) Célibat et dévouement des Amazones au roi du Dahomey

1- Les difficultés du célibat des Amazones du royaume du Dahomey

     L’une des raisons de ce dévouement au roi tient au fait que les Amazones étaient vouées ou condamnées au célibat durant toute leur vie pour certaines d’entre elles. Et ce fait se justifiait pour les raisons suivantes : d’une part, une femme mariée est soumise aux impératifs de son mari et aux devoirs de son foyer. Dans ce cas, on ne peut appartenir à deux maîtres, le roi d’un côté, le mari de l’autre. D’autre part, les soins qu’une femme doit accorder à l’éducation, aux soins et à la santé de ses enfants est une grande mission et une tâche totale[7]. Enfin, être enceinte ne permettait pas l’assiduité aux entraînements réguliers des Amazones. Donc, elles devaient être totalement libres à cet effet. En vertu de la rigueur du célibat imposé aux femmes guerrières, Alpern, se fondant sur des témoignages d’Européens, qui ont rapporté des faits relatifs au royaume du Dahomey, notamment à l’institution des Amazones écrit : « A en croire Edgerton, cet interdit fut renforcé par la consommation apparemment obligatoire d’une concoction d’herbes médicinales aux vertus contraceptives supposées » (p.15)

     En cas de grossesse, malgré ce moyen contraceptif, pour faire avorter une fille enceinte, on disposait de jus de citron vert mélangé à d’autres plantes et produits abortifs. Elle devait le boire au cours du premier ou du second mois de grossesse. Cependant, divers témoignages, comme celui Des Marchais, soutiennent que les guerrières qui étaient destinées au célibat appartenaient aux épouses royales de troisième classe. Il estimait leur nombre entre deux et trois mille.

   La nécessité du célibat des Amazones est l’une des explications de l’excision des petites et jeunes filles. Celle-ci est une opération chirurgicale pratiquée par un grand nombre de peuples de l’Afrique subsaharienne au cours de laquelle on leur coupe le clitoris et, parfois même, les lèvres internes du vagin. Une telle opération a pour conséquence de les priver, à l’âge adulte, de la possibilité de plaisir sexuel. C’est ce que confirme une tradition orale selon laquelle le roi Guézo, qui ambitionnait de soumettre toutes les Amazones à sa volonté et à l’arbitraire de son pouvoir, les faisait précisément exciser. Toutefois, rien d’écrit n’a pu confirmer cette allégation. D’autant plus que chez les Fons, on fait une autre intervention courante sur le sexe féminin qui entraînait un effet inverse de la privation du plaisir sexuel.

     Il s’agissait de l’élongation artificielle des lèvres vaginales. Cette manipulation avait pour conséquence d’intensifier le plaisir sexuel. Dès lors, une femme qui n’avait pas fait l’élongation des lèvres vaginales, était l’objet de toutes les moqueries possibles de la part des autres femmes : en particulier par celles qui étaient normalisées par une telle intervention. Chez certaines femmes, la dilation des nymphes conduisait à si une étonnante proportion que cette partie du sexe pourrait remplir le rôle d’un autre sexe ; du moins selon certains témoignages des voyageurs européens comme ceux de Médéric-Louis-Elie Moreau de Saint-Denis[8].

   Un anthropologue américain, Melville Jean Herskovits, l’un des pères de l’anthropologie africaniste et afro-américaine, dans les années 1930, s’intéressa à cette pratique des manipulations sexuelles chez les femmes fons. Il décrit, ainsi, les méthodes utilisées par ces femmes pour hypertrophier leurs parties génitales : « En se servant d’un bout de bois taillé, {elle}manipule les lèvres du vagin de chaque jeune fille, les allongeant, les étirant, tout en perçant les tissus vaginaux en divers endroits. Durant la première année de leur instruction, elle procède de la sorte, huit ou neuf fois, avec chacune des filles dont elle s’occupe ; l’année suivante, ces dernières s’en occupent elles-mêmes, s’entraidant l’une l’autre. Après chaque manipulation, on injecte de la suie fraîchement déposée dans le vagin {et} on en enduit les tissus irrités pour éviter les infections. On poursuit cette opération pendant deux ans au moins ; en même temps, on procède au massage extérieur des « lèvres » pour provoquer l’épaississement et le développement musculaire, parce que les femmes « aux lèvres fines » sont considérées comme peu avenantes » (Alpern, p. 62).

     D’après cet auteur, une telle intervention sur le sexe des femmes par elles-mêmes se poursuivait de manière intermittente jusqu’au mariage. Mieux, suite à ses observations de ces pratiques sexuelles chez les femmes fons, d’autres méthodes venaient s’ajouter à celles-ci pour obtenir un effet optimal de la dilation des lèvres vaginales. Outre les instruments en bois, les femmes inséraient aussi dans leur vagin des substances tirées de certaines plantes, voire des fourmis piquantes afin de provoquer « une irritation qui allait encourager le tiraillement et le tripotage » du vagin. L’objectif de tels soins minutieux et, sans doute, douloureux, consistait pour les femmes fons à rendre le jeu amoureux plaisant et les coïts plus puissants, plus intenses. Donc, elles s’infligeaient de telles « tortures » sexuelles pour le plaisir de l’homme – leur mari ou leur compagnon occasionnel – et, surtout, pour leur propre plaisir intense, extatique.

     Au regard de ces données sur la préparation des femmes au degré élevé de leur plaisir sexuel, la condition des Amazones, soit l’obligation du célibat, présentait un fait paradoxal majeur chez les Fons. D‘une part, elles avaient subi, étant jeunes filles ou adolescentes, les mêmes traitements vaginaux pour se préparer aux coïts les plus intenses possibles. Pourtant, elles étaient interdites d’avoir des rapports sexuels avec qui que ce soit ; hormis éventuellement avec le roi lui-même suivant son bon vouloir, et ses choix en fonction des atours d’une jeune Amazone. D’autre part, d’ordinaire, le célibat féminin chez les Fons était une aberration, un statut social contre nature. Même la stérilité d’une femme était considérée comme une disgrâce, une tragédie. C’est pourquoi la famille de l’épouse s’employait activement à trouver un remède contre cette « pathologie », cette malédiction. En cas d’insuccès, on pouvait s’autoriser à répudier la femme stérile ; même si ce n’était pas forcément de son propre fait[9]. Car on méprisait une épouse sans enfant ; on en avait même pitié. D’autant plus que chez les Fons, les liens émotionnels les plus forts étaient ceux qui attachaient une femme à ses enfants et non pas ceux qui la liaient à son mari.

     Dès lors, le célibat était tellement peu commun et peu en lien avec les us et coutumes, voire les croyances culturelles fondamentales chez ce peuple qu’on ne pouvait le remarquer que chez les gens simples d’esprit, les idiots, en somme tous les genres d’aliénés mentaux, ou les lépreux, les épileptiques etc. Même si la prostitution féminine était une institution dans le royaume du Dahomey, les Amazones devaient-elles s’adonner à ce genre de commerce du sexe pour assouvir leur libido ? Il semble que cela ne pouvait se concevoir. En effet, le roi nommait lui-même les femmes destinées à la prostitution en leur assignant des quartiers de résidence, fixait le tarif de l’acte sexuel et les obligeait même à accepter n’importe quel client capable de payer le prix de l’acte. Toutes ces obligations lui permettaient de les taxer annuellement, c’est-à-dire en fixant un montant de taxes dont elles devaient s’acquitter chaque année. La prostitution, en ce royaume, n’était donc pas un objet de mépris ni de honte selon les considérations moralistes de l’église chrétienne en raison de sa tendance à condamner tout ce qui a rapport au sexe. Bien au contraire, au royaume du Dahomey, ces « filles de joie », « ferventes de Vénus » formaient un cortège propre pour défiler devant le roi lors de certaines célébrations nationales.

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    D’où la situation de singularité du vœu de célibat auquel on contraignait les Amazones. Même si on les appelait ahosi soit les « épouses du roi », il était de notoriété publique que la majorité d’entre elles ne partageait pas le lit du roi avec lui. Et même si les soldats et les officiers appelaient leurs partenaires féminins (du service armé) mino, ce qui signifiait « nos mères », il n’en demeure pas moins qu’elles étaient privées de maternité effective. Dès lors, le célibat devait être une contrainte physiologique et morale pour celles-ci. Car il se pourrait bien qu’elles n’aient pas pu totalement sublimer leur libido. Ceci s’expliquait par la rupture occasionnelle du vœu du célibat pour certaines d’entre les Amazones. Hélas, un tel acte conduisait les coupables à la peine de mort. Aussi, pour veiller sur leur voeu de célibat, les Fons avaient érigé une déité à certains postes du palais censée veiller sur la chasteté des Amazones. D’après les croyances d’alors, une Amazone qui commettait l’adultère, la fameuse déité favorisait sa grossesse ; ou alors elle lui provoquait des maux intenses d’intestin ; ce qui avait pour effet de dévoiler aux yeux de tous son crime. La terreur d’un tel dévoilement incitait souvent la coupable à se confesser publiquement avant même qu’on sût la nature de son crime, c’est-à-dire une grossesse.

     Alpern rapporte dans son livre le sévère traitement réservé aux Amazones qui rompaient leur vœu de célibat : « Burton et Skertchly rapportent des cas de culpabilité explicite de femmes soldats ; la punition suprêmes fut appliquée à certaines d’entre elles. La première affaire n’impliquait « pas moins de 150 » amazones, qui étaient tombées enceintes et qui furent jugées, au côté de leurs amants, par le roi Glélé lui-même, en 1863. Huit de ces hommes furent exécutés ; le pardon fut accordé à quelques-uns d’entre eux ; quant aux autres, ils furent emprisonnés ou chassés dans les villages reculés. On appliqua un autre « traitement similaire » aux amazones raconte Burton, qui note que les criminelles furent exécutées par des officiers de sexe féminin à l’intérieur du palais loin du regard des hommes. A cet égard, note Burton, le Dahomey était plus civilisé que l’Angleterre où l’on pendait toujours encore des femmes en public » (p.p. 64-65). Toujours sous le règne du roi Glélé, au cours de la même décennie, 72 amazones du roi et 80 hommes furent également jugés pour adultère. Selon la gravité des cas, le roi n’hésita pas à ordonner de faire percher les têtes d’une Amazone et de son amant en haut de deux poteaux à l’entrée du palais à Allada.

     Toutefois, en raison du statut et du rôle majeur des Amazones, celles-ci payaient rarement de leur vie le fait d’avoir violé le vœu de leur célibat. Dans un tel cas de figure, les coupables étaient parfois punies de la peine capitale afin de servir de leçon aux autres Amazones. Donc, cette retenue à condamner à mort les Amazones tenait moins à l’amour propre du roi qu’à la nécessité de garder l’équilibre de leur nombre en tant que force de combat ; d’autant plus qu’elles étaient libérées de contraintes de la grossesse et de la maternité.

     Alpern cite les témoignages de certains Européens qui ont visité le royaume du Dahomey au sujet d’une issue du vœu de célibat des Amazones. Mais, ce n’était pas une volonté gratuite du roi afin de faire plaisir à certaines Amazones. C’était une nécessité, une mission secrète. C’est en ce sens qu’il écrit : « Il arrivait que le monarque libérât momentanément quelques amazones de leur vœu, afin qu’elles aillent recruter des soldats de l’autre sexe, pour combler les vides dans les rangs de l’armée. C’est du moins qu’apprit un commerçant français, Edmond Chaudoin, en 1890 – une information répétée par d’autres auteurs par la suite – on envoyait, rapporta-t-on, les femmes soldats « les plus jeunes et les plus astucieuses » dans les villages. L’une d’entre elles enlevait alors les parures qui risquaient de révéler son statut d’ahosi et se rendait au marché, en portant une calebasse sur sa tête comme toute autre jeune fille, « en minaudant, jacassant gentiment, tout en provoquant les jeunes gens du regard ». Le soir, elle se promenait le long des routes où traînaient des jeunes gaillards et elle incitait l’un d’entre eux à la suivre dans le bois attenant. Le lendemain, elle le dénonçait aux autorités, l’accusant d’avoir abusé d’une épouse royale. Il avait alors le choix entre la peine de mort et le service militaire. Il arrivait parfois, raconte-t-on à Chaudoin, que l’amazone tombât amoureuse de son amant et que, pour le sauver, elle nommât un autre jeune homme. C’était la parole de l’une contre l’autre. Et c’est ainsi que le pauvre homme partait à la guerre ».

     En dehors de ce cas de mission secrète, le roi pouvait donner en mariage à ses sujets favoris ou à des notables les Amazones qui s’étaient montrées particulièrement vaillantes et courageuses à la guerre. En outre, lorsqu’elles avaient huit ans de services, en vertu de leur âge ou de leur beauté, elles entraient au harem royal ; ou pour servir de « femmes aux différents fonctionnaires de l’Etat ». Certes, le roi avait le privilège d’épouser des Amazones. Mais il en profitait rarement. Ainsi, le roi Glélé ne comptait que quelques Amazones parmi ses concubines.

2- Le dévouement au roi du Dahomey

     Le dévouement des Amazones au roi tenait au fait qu’elles étaient prêtes à mourir pour lui, pour le défendre autant que le royaume du Dahomey. Cela se remarquait à deux niveaux au moins. D’abord, pour faire plaisir à leur auguste mari, elles exécutaient à la perfection les danses officielles devant lui. Dans des mouvements de contorsions, de trépignements, de sauts, de gambades de toutes sortes, les danseuses se tortillaient, avec des mouvements continus d’épaules, de hanches et de reins. Le tout se faisait à l’unisson avec grâce et poésie. Ces prestations d’Amazones avaient séduit l’un des hôtes français du royaume du Dahomey, Dr A. Répin. Il rédigea un texte à ce sujet donnant une description exaltée d’un groupe de jeunes femmes soldats archères. C’est, du moins que rapporte Alpern : « Les jeunes amazones armées d’arcs {…} vinrent se ranger devant nous, et conduites par une des plus jeunes et des plus jolies d’entre elles, exécutèrent, en chantant, une danse guerrière, tenant d’une main leur arc et de l’autre une flèche. Rien de plus gracieux que les mouvements lents et cadencés de ces jolies enfants guidées par un chant doux et monotone, qui nous rappela les vieux airs bretons. Ce n’étaient plus les noires enfants du Dahomey, c’étaient les belles filles de l’Antique Grèce, ou de la voluptueuse Asie qui charmaient nos yeux ; on devait danser ainsi aux fêtes de Diane, ou à la cour de satrapes persans. J’avais vu bien des fois les danses et entendu les chants des diverses peuplades nègres dont c’est le principal diversement, mais je n’avais jamais rien rencontré de comparable, même de bien loin, à ce que nous avions sous les yeux. Nous étions tellement surpris et enchantés » (p. 125).

       Ensuite, dans leurs chants, elles n’hésitaient pas à proclamer que les Amazones étaient prêtes à mourir à la guerre pour le roi « avec ces fusils entre nos mains,

Et la poudre à canons dans nos boîtes à cartouches,

Le roi n’a plus rien à craindre.

Quand nous partons à la guerre, qu’on fasse danser le roi

Lui à qui nous nous rapporterons des prisonniers et des têtes ».

     Elles chantaient en tant que femmes conscientes de leur autorité, de leur valeur, qui se lisaient dans leur manière d’être au quotidien : femmes libres et téméraires. Mieux, en leur qualité de corps d’élite militaire, les Amazones étaient fières, sans doute, orgueilleuses, faisant même preuve d’un fanatisme quelque peu outré. On remarque ce trait d’outrance à travers le contenu du chant ci-dessous :

« Debout les Amazones !

Debout les soldats de Glélé-Glélé {Glélé}

Le puissant roi d’Abomey !

Voici que le vent froid et sec du nord

A pénétré jusque dans le palais de Glélé,

Le puissant roi du Dahomey.

Oui ! l’harmattan fait craquer

Le bois de nos arcs,

Dont la corde tendue est prête à se briser ;

Voici que les marais et les fleuves desséchés

Ouvrent le chemin du combat et de la victoire

Aux intrépides Amazones.

Il nous faut des esclaves pour remuer la terre

Du Dahomey, des victimes à égorger

Sur la tombe des rois d’Abomey,

Et du sang, des flots de sang,

Sur lequel glissera,

Le jour de son triomphe,

La barque de notre roi,

De notre puissant Glélé » (p.132).

     Dans certains de leurs chants, on perçoit nettement émerger la notion du « narcissisme des nations » que j’ai conceptualisée pour faire comprendre à quel point un grand nombre d’Humains est aveugle quand les individus sont encore totalement aliénés par cette ombre opaque que les cultures et les peuples ont semée dans leur conscience. Ils tiennent cette absurdité comme la réalité même de l’essence de leur peuple, de leur culture. C’est l’exemple que le contenu du chant ci-dessous des Amazones du royaume du Dahomey démontre avec évidence :

« Nous sommes créées pour défendre

Le Dahomê, ce pot de miel,

Objet de convoitise.

Le pays où fleurit tant de courage

Peut-il abandonner ses richesses aux étrangers ?

Nous vivantes, bien fou le peuple

Qui essayerait de lui imposer sa loi » (p. 133)[10].

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Un groupe d’Amazones du royaume du Dahomey

  1. B) Le mépris du statut des femmes mariées

   Tous ceux qui ont voyagé dans n’importe pays de l’Afrique subsaharienne, savent, de visu, à quel point la vie ordinaire des femmes est difficile et peu enviable en raison de ses multiples servitudes. Depuis le XIXe siècle, rien n’a fondamentalement changé pour une femme au foyer, une mère de famille. Il nous suffit de comparer la description qu’en donne John M’Leod[11] en 1803, et le constat d’aujourd’hui pour nous rendre à l’évidence de ce constat. A cet effet, cet auteur écrit : « L’état dans lequel se trouve la femme ici est, dans son ensemble, des plus abjects. L’épouse aborde son mari en faisant démonstration de sa plus humble soumission. Même en lui présentant la calebasse contenant la nourriture qu’elle vient de préparer pour lui, elle s’agenouille et la lui offre en évitant de le regarder en face – un geste qui, de sa part, serait considéré comme l’expression d’une trop grande audace » (p. 67).

     Certes, cette dernière remarque n’a pas un caractère universel chez l’ensemble des peuples de l’Afrique subsaharienne. Ceci se vérifiait chez certains peuples effectivement dont des peuples de l’Afrique sahélienne. Mais ce n’était pas réel ni le cas chez tous. Il n’en demeure pas moins qu’en dehors de certaines catégories socio-professionnelles aisées, dans les villes notamment, la vie de la femme noire n’est faite que labeur incessant ; situation dont elle n’est pas elle-même toujours consciente. En effet, elle juge celle-ci comme naturelle ou normale en vertu du conditionnement culturel qui arrange bien les affaires des masculins. On la voit souvent avec de lourdes charges sur la tête : bassine d’eau ou porte-faix de bois. Parfois, elle cumule un petit commerce de subsistance avec ses travaux des champs ou ceux de son foyer. Du lever au coucher du soleil, elle ne cesse de s’activer, de travailler incessamment pour nourrir sa famille.

   De quel plaisir la vie de la femme noire en Afrique subsaharienne est faite ? Tous les jours, elle doit s’occuper du ménage, de la cuisine, de l’éducation des enfants. Précisons davantage les choses. Tous les jours, elle doit aller ramasser du bois ou chercher de l’eau pour faire la cuisine. Aux champs, dans les plantations, elle travaille autant que les masculins. Il n’y a quasiment pas de rupture dans ses activités journalières. Aussitôt rentrée du champ, elle se met à la cuisine jusque tard le soir pour faire à manger pour tous les membres de la famille. La nuit, au lit, malgré tout cela, c’est-à-dire toutes ces pénibilités physiques et morales, le mari a encore le culot de l’importuner pour son plaisir sexuel. Et les masculins de ces cieux ne voudraient pas qu’on parle ouvertement de la servitude de la femme noire en Afrique noire. Il ne faudrait pas avouer, entend-on dire régulièrement, que les femmes travaillent plus que les hommes devant ces créatures de peur qu’elles n’en prennent conscience et ne veuillent changer fondamentalement le cours de la vie du couple.

       Au royaume du Dahomey, selon les témoignages de M’Leod, les traditions accordaient une autorité absolue du mari sur la femme et ses enfants[12]. Il arrivait que certains d’entre ces pères dahoméens s’octroyassent parfois le privilège de vendre femmes et enfants pour se sortir de situation scabreuse. Dans cette situation conjugale absolument inégale au Dahomey, alors qu’il incombait aux femmes seules de s’acquitter de tous les travaux domestiques, les hommes, pendant ce temps, étaient totalement désoeuvrés ; du moins en temps de paix. Ils passaient leur temps à boire, à dormir ou bien à fumer. Etait-ce une caricature de l’état des choses ? Cela tenait au fait que, selon Chaudoin, la femme était alors considérée comme un être inférieur à l’homme. On comprend alors que si les femmes dahoméennes désiraient avoir des enfants, par ceux-ci elles recherchaient une immense consolation morale ou psychique par rapport à leur misérable vie. Un tel constat était si conforme aux faits qu’un autre Français, Victor-Louis Maire, hôte du Dahomey, décrivit les femmes de ce royaume comme des « bêtes de reproduction ». Or, tout semble indiquer que ce mépris et ce dédain de la femme n’était rien d’autre que l’effet de la domination masculine ; laquelle n’était pas nécessaire consciente d’elle-même tant elle paraissait naturelle ou évidente aux yeux des hommes, voire de la société elle-même. Puisque la culture était sous le joug de ceux-ci, ils ont réussi à faire en sorte que la situation de leur domination sur la femme soit telle qu’elle-même en vient penser que cet état de fait était conforme à la nature des choses. Donc, il ne pouvait en être autrement.

     Dans ce contexte, on comprend aisément que devenir Amazone pour une jeune fille ou une jeune femme dahoméenne permettait d’acquérir immédiatement un statut quasi sacré ; à tout le moins égal ou supérieur à celui des hommes. Car, en tant qu’ahosi ou épouses supposées du roi, tout le monde était obligé s’incliner devant elles ; même s’il ne s’agissait que des épouses nominales. Aussi, quand les Amazones effectuaient leur sortie du palais, elles étaient toujours précédées d’une esclave qui faisait tinter une clochette pour avertir les habitants de cet événement régulier. Dès le premier coup de clochette, tout le monde devait s’éloigner de leur chemin, voire de se retirer d’une certaine distance de leur voie de passage. Il en était de même des autres femmes qui devaient prendre garde en outre d’éviter que leurs yeux ne croisent leur regard. Autrement, toute infraction de cette règle était sévèrement punie. Ainsi, un homme qui osait toucher une Amazone pendant cette procession risquait la mort.

       Un autre point essentiel distinguait les Amazones des autres femmes ordinaires au royaume du Dahomey : leur isolement du reste des citoyens signifiait leur supériorité explicite ; notamment lors des cérémonies étatiques et des audiences du roi. En effet, les ahosi ou femmes soldats du roi étaient séparées du monde masculin par des barrières centrales de palmiers raphia. Le roi prenait place au milieu de ces femmes. Mieux, le protocole royal donnait la préséance aux femmes fonctionnaires sur leurs partenaires masculins et aux Amazones sur les soldats masculins. Donc, dans son recrutement, toute Amazone délaissait la vie d’une femme ordinaire, corvéable à merci dans son foyer. Elle avait même d’office sa propre femme esclave. Selon certains témoignages, chacune d’elles pouvait, dans certains cas, disposer même d’une cinquantaine d’esclaves ayant le statut de « servantes » ou de « domestiques ». Puisqu’elles avaient à leur disposition de telles servantes tous les jours, les Amazones échappaient aux tâches ordinaires et ingrates dévolues généralement aux femmes. Leurs servantes s’occupaient de travailler les terres royales qui leur avaient été octroyées, portaient sur la tête les produits agricoles, préparaient le repas. En outre, elles ramassaient le bois servant à alimenter l’âtre. De même, elles allaient puiser l’eau en dehors d’Abomey avec de grandes cruches d’eau qu’elles ramenaient à domicile en les portant sur la tête. Ces femmes suivaient également leurs maîtresses pendant leurs campagnes militaires en formant de longues processions de porteuses de bagages. Parfois, les Amazones s’en servaient comme espionnes pour leur propre compte.

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  1. C) Les privilèges des Amazones

1- Les lieux de résidence

     A propos des lieux de résidence des Amazones, Alpern donne les descriptions suivantes dans son ouvrage : « Quand les Amazones n’étaient pas en campagnes, elles vivaient dans des palais royaux, à l’exception peut-être, d’une petite minorité d’entre elles composée de celles que le roi avait données en mariage à ses favoris. On comptait un certain nombre de ces palais : il s’en trouvait à Abomey et dans ses environs, dans la ville de Cana à 13 km au sud-est (la maison de campagne royale, que Bouët appela de manière facétieuse le « Versailles du Dahomey ») et à Zagnanada, à quelques 50 km à l’est. Allada, le lieu d’origine de la dynastie dahoméenne, était également doté du sien. Néanmoins, le gros du corps de l’armée féminine résidait dans le palais principal de la capitale, connu depuis la conquête française (mais pas avant) sous le nom de Singbodji (ou Simbodji) – du terme fon désignant un bâtiment à deux étages (et que nous désignons dorénavant, pour des raisons pratiques, par ce nom). Toutes ces résidences royales, dont la construction remontait pour le moins jusqu’à la seconde moitié du dix-neuvième siècle, présentaient un certain nombre de traits communs » (p.93).

     Outre les Amazones, on y trouvait aussi des quartiers de servantes et de femmes esclaves. D’après les divers témoignages des Européens, qui avaient visité le royaume du Dahomey, les femmes soldats, épouses ou non du roi, constituaient à elles seules un quart de la population féminine totale du palais. Elles vivaient de manière autonome dans une aile distincte de chacun des palais du roi avec leurs servantes et leurs esclaves. Il semblerait, contrairement aux coutumes de la construction des maisons au Dahomey, voire en Afrique de l’Ouest, que les Amazones bâtissaient elles-mêmes leurs casernes. Cette précision montre leur liberté, indépendance ou autonomie dans leur art de vivre en ce royaume. C’étaient de longs bâtiments divisés en plusieurs chambres dont chacun était occupée par une à dix Amazones en fonction de leur nombre dans la garnison. Pour être bien isolées du reste du monde extérieur, elles prenaient elles-mêmes soin de la fortification des murs de leur concession c’est-à-dire de l’aile distincte du palais qui leur était réservée par le roi. De telles précautions de protection de soi ont conduit un grand nombre d’auteurs français, qui avaient été instruits au sujet du fonctionnement d’un certain nombre de demeures royales, à écrire que « les appartements des femmes {étaient} gardés de toute intrusion avec une jalousie qui dépassait l’orientale » (p.9).

     D’où l’institution de « ministres des résidences royales » tant redoutés par tout le monde. En effet, ceux-ci avaient pour charge fondamentale de surveiller les comportements des Amazones et des autres femmes du roi. Même les femmes guerrières les redoutaient dès lors que, sous leur garde, elles étaient soumises à une discipline sévère et rigoureuse par ses sanctions conséquentes. Dans cette mission de police et de surveillance constantes, ils étaient épaulés par une brigade d’eunuques reconnaissables à leurs insignes : deux petites cornes en argent poli tenues sur le front par une lanière qui ceignait leur tête. C’était, d’ailleurs, le chef des eunuques qui veillait au bien-être corporel du roi et lui servait de porte-parole. En raison des menstrues des femmes, jugées impures par rapport aux tabous de ses déités, le roi avait besoin de la présence d’un masculin auprès de lui et entre lui ses femmes en règles, pour éviter d’être souillé et, ainsi, d’être exposé aux pires dangers spirituels. Sur ce point, le chef des eunuques était comme le confident, l’intime conseiller du roi. En outre, il était le seul, d’ailleurs, auquel il adressait directement la parole quand il avait un ordre à donner.

     Le roi du Dahomey, au regard des suspicions de toutes sortes, du manque de confiance dans les uns et les autres, voire de la crainte d’être atteint sur le plan des forces spirituelles ou physiques, avait construit autour de lui des oppositions quasi irréconciliables. Qu’on en juge par les faits suivants : la dialectique masculin/féminin, le sacré/le profane, la distanciation extérieure/intérieure, la nécessité du secret autour de la puissance effective de ses déités et l’évitement de son possible dévoilement à ses ennemis potentiels etc. Alpern rend compte de cet état de fait en se fondant sur les témoignages des uns et des autres, en l’occurrence, les Européens. C’est en ce sens qu’il écrit : « L’atmosphère d’isolement et de cachotteries mystiques cultivé par les rois finit par envelopper le palais tout entier. Comme le remarqua Burton, « les plus téméraires s’expriment en chuchotant lorsqu’un étranger se met à leur poser des questions en rapport avec ce qui se déroule « à l’intérieur ». Un état permanent de tension dynamique semble ainsi avoir été maintenu entre l’intérieur féminin et le monde extérieur masculin, mais dans les termes utilisés par Argyle, « une sphère distincte, comprenant tout ce qui était particulièrement mystérieux et impressionnant au sein de la royauté » (p. 101).

2- Les tenues

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     Les Amazones se distinguaient dans le royaume de tout autre genre de sujets par leurs costumes et par leurs diverses parures. En raison de leurs tenues vestimentaires, les témoins oculaires européens soulignaient qu’il était difficile de distinguer les hommes des femmes soldats tant leurs uniformes étaient similaires. En outre, les uns et les autres avaient les mêmes armes et accessoires comme les ornements et les amulettes qui accumulaient la crasse au cours des longues campagnes. De façon générale, les guerrières étaient habillées de telle sorte qu’il était difficile à un étranger de remarquer qu’elles étaient même des femmes. Elles portaient une chemise longue avec des manches amples. Leur chemise descendait jusqu’au genou et elle conformait bien à leur taille par une cartouchière. L’un des visiteurs du royaume du Dahomey, John Duncan[13], décrit cette uniforme de la manière suivante : « {C}es amazones{…} portent un surtout {tunique ou chemise} aux rayures bleues et blanches, ayant environ un pouce {=2,54cm} et demi de large ; il est de fabrication locale solide et sans manches, laissant les bras libres {…}. {Il} descend aussi bas que le kilt des Highlanders {montagnards écossais}. Elles portaient par-dessous une paire de pantalons courts, qui dépassaient leur genou de deux pouces. La cartouchière {…} forme une ceinture et leur permet de retenir tous leurs vêtements bien près du corps » (p.74).

     Outre l’emblème propre à chaque régiment d’Amazone, soit un crocodile, soit une croix ou encore une couronne, elles avaient deux uniformes à leur disposition : l’une pour le combat, l’autre pour les défilés. Les témoignages des hôtes du Dahomey sont discordants sur ce point comme le rapporte Alpern : « Le costume de combat tendait à être de couleurs sombres. Bouët aperçut « une tunique bleu foncé ou couleur de bois, un serre-tête couleur rouille ; Burton mentionne des « tuniques baft {coton grossier} gris avec des tâches brunes à base de sang ou d’écorces », mais aussi des filets pour cheveux et de larges écharpes blanches. Skertchly parle d’« un costume de guerre de couleur grise, brune ou bleu foncé {…} {avec} une large écharpe par-dessus l’épaule gauche ». Foà décrit des costumes de guerre « bleu sale » ; complétés de bonnets « blancs à l’origine, mais généralement gris foncé » (p.75). Quoi qu’il en soit de la nature exacte ou des différences de ces tenues, tout indique que certaines étaient destinées à être portées pour la guerre comme les tuniques aux rayures bleues et blanches. Quant aux compagnies d’éclaireurs, composées d’Amazones, elles portaient des jupes de raphia ou de longues herbes fraîchement coupées.

     En revanche, le costume d’apparat porté par ces femmes soldats avait des couleurs plus vives et fait d’étoffes plus légères. Elles pouvaient y ajouter des pagnes. Elles portaient aussi une variété de parures de tête. En fait, par la distinction de ces parures et de ces costumes, chaque unité d’Amazones tentaient de briller plus que les autres ou que les suivantes selon la description qu’en donne Alpern : « Les tunique étaient rouges, écarlates, cramoisies, vertes, ou bleu pâle ou encore mi-bleues, mi-rouges. Les shorts pouvaient être rouges, bleues ou multicolores. Les étoffes étaient de soie, de velours, de chintz et d’autres cotons indiens. Des pagnes qui allaient jusqu’aux genoux ou jusqu’aux chevilles couvraient ou remplaçaient les shorts, tandis qu’une veste ou un gilet remplaçait la longue tunique. Burton aperçut des amazones « portant un gilet sans manches de couleurs variées {…} qui se boutonnait à l’avant comme ceux que portaient les musulmans ahousa. {Un} cache-sexe {pagne}, fait dans une étoffe teinte généralement de bleu, rose ou jaune, leur descendait jusqu’aux chevilles » (p. 75)

     Puisque les Amazones n’avaient pas le même rang dans la hiérarchie militaire, les visiteurs européens du royaume du Dahomey remarquèrent que, lors des défilés, les femmes officiers préféraient les costumes somptueux, mais aussi variés que celui des autres femmes guerrières de rang inférieur. Certains d’entre ces visiteurs, comme Burton, ont des avis différents : celui-ci parle de broderie dorée de certaines tuniques. Quant à Aristide Vallon[14], il décrit les costumes de ces officiers amazones en ces termes : « L’or, l’argent, les étoffes de soie plus précieuses resplendissaient sur les costumes ». Certaines d’entre ces femmes portaient même, selon Burton, un chapeau de paille masculin. Elles portaient aussi une chemise blanche, un gilet vert, une écharpe de calicot blanc, un pagne bleu ; d’autres un gilet rose à l’avant et blanc à l’arrière avec un col qui retombait avec négligence ; voire une cartouchière de cuir noir qui maintenait leur long pagne bleu rayé en place. Skertchly vit même un officier en toge à carreaux violets et blancs pendant son séjour en ce royaume.

       Tout indique que les Amazones bénéficiaient d’une grande liberté par rapport au choix de leurs ornements et de leurs charmes. La différence de ces ornements dépendait aussi de leur rang dans la hiérarchie militaire. La piétaille portait, la plupart du temps, des colliers de perles de verre importées ou de perles locales de pierre, de corail de verre ; ou encore des anneaux d’argent, de laiton ou de fer autour des bras. On en trouvait aussi qui portaient des bracelets d’argent, de fer, de cuivre ou d’étain aux poignets. Quant aux archères, elles portaient au bras gauche un large bracelet d’ivoire qui devait leur servir d’ornement. Les chasseresses d’éléphant portaient des morceaux des proies de leur chasse décorés de cauris. Les femmes officiers marquaient leur différence en préférant les décorations en argent dont certains servaient à marquer leur rang. Alpern, se fondant sur les témoignages des hôtes du royaume du Dahomey énumère, ainsi, les divers ornements : « des colliers, des pendentifs, des brassards, des bracelets, des clochettes, des disques des deux côtés de la tête, des couronnes ou des diadèmes pour celles qui occupaient les rangs les plus élevés, Beecroft mentionne des croix d’argent. Des pendentifs d’or et d’ivoire servaient aussi d’insignes. Le corail était moins porté par les femmes soldats de rang inférieur que par les officiers, car c’était un produit d’importation européenne relativement coûteux. Burton vit des « capitaines {…} décorées d’un crâne humain, ou d’une mâchoire inférieure, fixés à un disque fin de laiton qui pendait à leur taille » (p.77)

     Outre ces ornements d’apparat ou de beauté, la Amazones portaient généralement des « amulettes » ou « gris-gris » ou « reliques magiques » ou « fétiches » etc. Ces objets avaient des formes variées. Il arrivait que le roi lui-même récompensât des Amazones pour leur héroïsme exceptionnel en leur offrant des amulettes censées les protéger ou les rendre invulnérables. Elles portaient aussi, comme objets de charme, des bagues, des cordes, des perles, voire des cartouchières en peau de cheval imbibées de sang humain. Tous ces objets avaient pour finalité de protéger les Amazones de l’ennemi en garantissant leur immunité, et même leur invulnérabilité face aux coups des ennemis. C’est en ce sens qu’Alpern fait remarquer : « Les ornements et les charmes décoraient les armes et les équipements divers, ainsi que les personnes. On collait des cauris au manche du fusil avec du sang. Duncan apprit que chaque coquillage était une récompense royale obtenue en échange d’un ennemi tué ou fait prisonnier, et que le sang était humain » (p.78). Toutes les armes étaient ornées soit par pure décoration, soit et généralement comme charme, c’est-à-dire protection mystique de l’intégrité de la personne des Amazones. Ainsi, on apercevait des cauris sur les fourreaux des épées ou encore des ornements de cuivre. Même les manches des couteaux étaient ornés de rubans roses. On pouvait voir sur les pommeaux des bâtons de guerre des aigles de cuivre aux ailles déployées. Des amulettes ornaient également les canons des mousquets, voire les sacs des balles pour faire en sorte que les guerrières ne manquent aucunement leurs coups contre leurs ennemis[15]. C’est la même raison qui expliquait qu’elles suspendaient même des glands aux canons des fusils.

3- Les récompenses

     Au sujet des récompenses destinés aux Amazones pour leur dévouement au service du roi ou pour la preuve de leur bravoure aux combats, Alpern, se fondant sur les témoignages des uns et des autres parmi les hôtes du royaume fon, écrit : « Pour les récompenser, on offrait aussi aux Amazones des biens divers, tels que des tissus, des pagnes, du rhum et du tabac. Skertchly ajoute des fusils à la liste (Chaudoin dit que les officiers obtenaient, quant à eux, des chapeaux à larges bords recouverts d’une peau de singe noire ; Hazoumé rapporte une tradition, selon laquelle des épées attachées à des gaines de velours à franges, étaient offertes aux soldats les plus valeureux). Cependant, les cauris, la monnaie nationale, étaient de loin la récompense la plus commune » (p.138). En outre, même si toute personne capturée par ses troupes appartenait de fait, au roi, lequel équipait et finançait l’armée, il n’en demeure pas moins qu’il payait un prix fixe pour les captifs ou les têtes des soldats tués. Généralement, cette récompense s’opérait en cauris. Ces paiements étaient considérés aussi comme des butins ou des primes.

     Il semblerait que cette coutume remontait au moins en 1727. Tel est, du moins, le témoignage d’un aventurier Britannique au Dahomey, Snelgrave. Au terme d’une guerre, celui-ci aperçut plus de 1800 prisonniers et « plusieurs milliers de têtes de morts {ennemis tués} arriver à la cour d’Agadja, au lendemain d’une campagne particulièrement réussie. Des fonctionnaires spécialement désignés remettaient aux soldats victorieux (l’équivalent de) 20 shillings en cauris par homme capturé, et de 10 shillings par femme, garçon ou fille. Chaque tête rapportait (l’équivalent de) 5shillings en cauris. Certains soldats en rapportaient parfois jusqu’à trois ou plus au bout d’une corde. Le porte-parole du roi expliqua aux visiteurs britanniques que l’on ajoutait les têtes à un monument décoré de crânes ennemis » (p.138). Dès lors, tout se passait comme si ces peuples n’avaient aucun égard par rapport au respect et à la dignité de la personne humaine comme valeur suprême de toute valeur en ce monde. Car les êtres humains c’est-à-dire les esclaves qu’ils soient hommes, femmes et/ou épouses, traités de manière aussi abjecte que possible, faisaient donc naturellement partie des récompenses royales les plus prisées. On destinait les épouses aux héros de la guerre.

     Il en était autrement des Amazones qui s’étaient distinguées par leurs actes de bravoure : elles ne recevaient pas d’époux, mais des esclaves qui s’ajoutaient au lot des servantes dont elles disposaient déjà. En outre, elles pouvaient s’attendre à être promues. De manière générale, leur courage et leur ancienneté étaient retenus comme critères pour leur élévation au rang d’officier. C’est, du moins, ce qu’écrit Grace Ednay Bay[16], auteur contemporain de travaux sur les femmes des palais dahoméens : « {L’} élévation d’une ahosi individuelle à une position éminente se faisait de manière particulièrement rapide et directe à la suite de services exceptionnels rendus dans les rangs de l’armée. Il se peut que, pour les rois, la participation à la guerre ait représenté le test ultime de loyauté d’une femme envers son monarque et époux. {…} Les ahosi soldats risquaient leur vie pour le roi, de façon ouverte et même délibérée, démontrant par là même une fidélité qui pourrait éventuellement être des plus utiles au monarque dans les positions les plus élevées qu’il leur confierait. {…} La perspective d’appartenir à l’élite, ainsi que la possibilité d’une accession directe aux fonctions les plus élevées à l’intérieur du palais, doivent avoir servi de motivation à leur courage extraordinaire » (pp139-140).

     Par ailleurs, le roi distribuait l’alcool et le tabac en guise de récompense aux soldats (masculins et féminins). Cependant, les Amazones ne semblaient pas avoir éprouvé un fort penchant pour l’un et pour l’autre ; du moins, au début où se pratiquait ce genre de récompense. Elles préféraient boire du vin de palme et de la bière de mil par rapport aux boissons alcoolisées introduites par les marchands européens dont les divers genres d’eau-de-vie, le rhum, le gin etc. Toutefois, elles finirent par s’y adonner en guise d’excitant exceptionnel avant les combats, notamment au cours de la guerre contre l’invasion française de 1889 à 1892. Tel est le témoignage du Père Laffitte[17], qui rapporte que les femmes soldats buvaient de grande quantité d’alcool : « Un petit verre de cette immonde liqueur {le rhum} les faisait sourire de pitié, un demi-litre les déridait à peine…leur visage ne s’épanouit que devant la bouteille entière » (p140).

     En somme, diverses preuves irréfutables, suivant les divers témoignages des Européens, hôtes à divers titres du royaume du Dahomey, ont prouvé que les Amazones pouvaient transcender leur féminité – celle-ci n’est nullement un inconvénient, mais un avantage malgré les préjugés du masculin – pour accéder au statut de la masculinité. Celle-ci ne doit pas être considérée en termes de vertus viriles au sens de l’incarnation du courage, de l’audace et de l’honneur. C’est ce que confirme un témoin d’une bataille des Amazones, un officier de l’armée et ethnologue britannique de la fin du dix-neuvième siècle, en l’occurrence, Alfred Burton Ellis. Selon lui « Les femmes soldats firent preuve d’un courage si extraordinaire qu’{agadja}prit la résolution de maintenir un corps permanent de femmes » [18] aux lieux stratégiques du royaume. Pendant ce temps, les Amazones iraient à la guerre « pour labourer les entrailles de l’ennemi ». Celles-ci, pour montrer leur mépris par rapport aux hommes, invitaient leurs collègues masculins à déterrer les racines du manioc ; ou alors, elles les invitaient à se battre contre elles dans un combat singulier jusqu’à la mort afin de pouvoir, ainsi, déterrer leur cœur. « Skertchly, écrit Alpern, entendit les Amazones humilier leurs homologues masculins en les traitant de « moutons, vautours ou autres épithètes similaires » (Alpern, p.128). Parfois, elles les incitaient à oser venir les voir afin de leur apprendre l’art de bien se battre au combat. Ainsi, à plusieurs reprises, les Amazones s’affirmaient avec autant d’agressivité que possible. Ce faisant, elles battaient les hommes dans leur propre jeu en exaltant leur féminité au-delà de toutes bornes.

     C’est pourquoi, en ce jeu de concurrence avec les hommes dans les arts de la guerre, elles ne pensaient nullement faire leurs preuves en tant que femmes – au sens ordinaire du terme – mais en tant qu’« hommes » en termes de vertus : courage, audace, témérité, volonté de puissance, de triomphe etc. Elles disaient même : « Nous ne sommes plus des femmes, nous sommes des hommes » puisqu’elles avaient été transfigurées par les vertus de la guerre. Tel est le sens de leur chanson suivante : « Nous sommes des hommes, non des femmes…

Quelle que soit la ville à attaquer,

Nous devons la conquérir ou nous enterrer nous-mêmes dans ses ruines ». Il y a encore cet autre chant dans lequel elles s’exhortent elles-mêmes à transfigurer leur nature dans tout ce qu’elles faisaient : « Qu’on marche de façon virile

Qu’on marche hardiment comme des hommes » (Alpern, p.129). Certaines n’hésitaient pas à traiter les hommes comme des femmes.

     On comprend qu’en vertu de ce sens élevé de leur honneur, lorsque des Amazones étaient capturées, elles préféraient être tuées plutôt que d’être faites prisonnières ou contraintes d’épouser leurs ennemis pour vivre la situation humiliante, voire vile des femmes ordinaires qu’elles avaient éviter absolument pour devenir Amazones. C’est pourquoi, elles faisaient en sorte que l’ennemi, agacé par leurs attaques verbales, finit par les tuer. En effet, les Amazones avaient prouvé, pendant des siècles que la gente féminine pouvait faire preuve des vertus suivantes, autant voire mieux que les masculins : la force physique et morale, la résolution et l’intrépidité dans les combats de corps à corps ou en groupe, la rigueur de la discipline, la loyauté, le fait d’être stoïque face à toute épreuve etc. La monstration de telles vertus avait contraint les peuples du royaume du Dahomey à changer vision du monde et de perception au sujet des Amazones comme le rapporte un témoignage : « A l’origine, on ne faisait pas confiance aux amazones, mais {que} maintenant elles constitu{ai}ent les troupes les plus utiles » (Alpern, p.130). Ces paroles guerrières, qu’elles aimaient chanter, le prouvent bien : «  Les Amazones sont prêtes à mourir à la guerre :

Il est temps de les y envoyer ».

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[1] Les Amazones de la Sparte noire- Les femmes guerrières de l’ancien royaume du Dahomey (L’Harmattan, Paris 2014)

[2] « Voyage au Dahomey, 1860 {i.e 1856} ». Le Tour du Monde (Paris), VII (1e sem. 1863, pp65-112. Extraits publiés dans ED, III (1950), pp. 89-95

[3] Warrior Women : The Amazons of Dahomey and the nature of War (Bolder, Co et Oxford, WestView Press, 2000)

[4] Description de la Nigritie (Amsterdam, Paris chez Maradan, 1789, BNEF Gallica)

[5] « Voyage au Dahomey », Le Tour du Monde, VII, Ier semestre 1863, Les Editions Chapitre.com, version Editions de 1863)

[6] Il se pourrait bien que les choses devaient se passer ainsi concernant les royautés féminines dans le monde. Par exemple, ce fut sans doute le cas de la reine Nzinga de l’Angola. Puisqu’elle avait un grand nombre de concubins, on peut tout à fait penser qu’elle ait désiré se faire enterrer avec certains d’entre eux. Ce fut certainement le cas de quelques reines de la Chine impériale dont certaines étaient particulièrement redoutables, abominables et criminelles. J’ai cité le cas de l’une de ces reines dans mon livre Eve fille d’Eve, le féminin intemporel- Vanité du soi-disant sexe fort (Thélès, Paris 2008). J’ai appelé ce genre de femmes « le féminin-masculin : soit des femmes dont la nature était totalement investie de celle du masculin. En d’autres termes, elles n’avaient que l’apparence du féminin.

[7] Les Humains ont beau cherché à se distinguer des autres êtres vivants, la nature commune des uns et des autres prouve le contraire : ils sont réellement semblables. C’est surtout l’assomption de la responsabilité vis-à-vis de la progéniture qui montre que le comportement des mâles est identique de bas en haut de la chaîne. Quelle que soit l’espèce de vivants que l’on observe, à l’exception de quelques-unes comme les genres ailés, les mâles se battent pour féconder une femelle en chaleur. Tout se passe comme si ce qui est premier, c’est le plaisir sexuel sans se soucier des conséquences de cet acte. Dès la naissance de la progéniture, ils ne s’en préoccupent pas, laissant toutes les difficultés de nourriture à la seule responsabilité de la femelle. Les mâles humains se comportent globalement de la même manière à l’exception de quelques-uns ou du fonctionnement spécifique de quelques cultures. Certes, de nos jours, dans les pays du Nord, notamment en Europe, les jeunes mariés sont de plus en plus impliqués dans la prise en charge totale de leurs enfants, dès les primes moments de leur vie jusqu’à l’éducation culturelle.

[8] Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de Saint-Domingue (Philadelphie et Paris, Dupont 1797 ; 2eme édit., Paris, Guérin et Cie)

[9]Dans la plupart des cultures humaines, et dans ce cas de figure, dès lors que c’est la femme qui a l’organe pour engendrer l’enfant, elle a toujours été mise en accusation ; et ce, jusqu’au milieu du XXe siècle. Toutefois, on ne pensait jamais au fait qu’un homme pouvait aussi être stérile ; d’autant plus qu’on avait aucun moyen de le vérifier au cas où il n’avait pas plusieurs femmes. Même des rois soit tuaient, soit répudiaient leur épouse pour cause de stérilité en Europe come le roi Henri VIII d’Angleterre et ses six femmes. On peut donc dire que pendant des millénaires, les femmes ont pâti de cette anomalie de la nature.

[10] Hélas, les guerres contre les Français en 1890-1892 ont donné tort aux Amazones à travers le contenu de ce chant guerrier. En effet, non seulement le royaume du Dahomey a été détruit, mettant ainsi fin à la puissance du peuple fon en Afrique de l’Ouest pendant près de trois cents ans, mais en outre, malgré leur immense sacrifice au cours des combats, les Amazones historiques ont été décimées, mettant ainsi fin au règne des femmes guerrières à travers l’histoire humaine.

[11] A voyage to Africa with some account of the manner and customs of the Dahomian people (Londres, John Murray, 1820 ; réimpr. Londres, Franck Cass, 1771)

[12] Ce genre de situation familiale fait penser à la manière dont le droit romain octroyait au père de famille, soit le « pater familias », un pouvoir absolu sur les membres de sa famille, c’est-à-dire femme comme enfants ou même esclave.

[13] Travels in western Africa in 1845 et 1846, comprising a journey from Whydah, through the kingdom of Dahomey to Adofoodia, in the interior (Van Reusselaer Press, 2009)

[14] « Le royaume du Dahomey » (en deux parties) In Revue Maritime et Coloniale (Paris, août 1861, pp 329-358)

[15] Certes, il s’agit de croyances ou de superstitions fort bien répandues parmi les peuples de l’Afrique, noire, en particulier. Les détenteurs de tels pouvoirs mystiques font croire à leurs clients que quelques amulettes attachées sur leur personne, en cas de guerre, est de nature à les sauver des coups mortels en les rendant invisibles ou invulnérables. Or, si ces croyances étaient fondées, les peuples noirs n’auraient pu être vaincus par les Européens avec leurs armes propres. Même le royaume du Dahomey, malgré tout cet affichage d’objets de protection, avec ses redoutables Amazones, n’a pu vaincre les Français en 1890-1892.

[16] The Royal Women of Abomey – Thèse de doctorat – (Boston University, 1977)

[17] M. L’Abbé Laffitte : Le Dahomey. Souvenirs de voyage et de mission (Tours, A. Marne et Fils, 1873, BNF Gallica)

[18] Les peuples de langue ewe de la côte des esclaves  de l’Afrique de l’Ouest : leur religion, leurs manières, leurs coutumes, leurs lois, leurs langages etc., (Londres, Chapman and Hall, 1890 ; Oosterhout Pays-Bas, Anthropological Publications, 1966, p.183)

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