Que signifie réellement l’immortalité pour l’être humain voué à la mort ?
Deuxième Partie : L’immortalité est-elle souhaitable avec les limites du corps biologique ?
V- Témoin des siècles qui passent et de l’histoire qui se répète identique à elle-même
Après le départ des Espagnols, la paix permit d’embellir et d’orner les églises de Plougasnou et de Saint-Jean. Car les habitants n’étaient plus sujets aux pillages fréquents de leurs productions fermières et de leur maison, voire de leurs maigres biens. Il était de même du cimetière autour du sanctuaire. Il était fleuri, décoré de coquillages nacrés, de sable comme une plage de sable fin. Certains jeunes gens tenaient à se fiancer au cimetière de leurs parents, grands-parents et même des défunts de leurs familles.
Quant à Hervé, il observait les changements qui s’opéraient au XVIIe siècle, comme l’écrit l’auteur de cet ouvrage : « Des nobles s’en allaient à Paris. On les revoyait aux beaux jours et leurs enfants prenaient de petits airs dédaigneux. Ces gens arboraient des dentelles et des broderies, se coiffaient d’une perruque à la mode de Versailles. Ces habits accusaient les différences de classe. Alors, les paysans adoptèrent le bragon braz, large culotte plissée, et la jaquette basque. Les femmes portèrent la coiffe avec des variantes, au lieu du simple bonnet. Des villageois étudièrent et devinrent des bourgeois aisés. Ils achetèrent des manoirs aux nobles que la vie de Paris ruinait peu à peu.
Quelle différence avec le temps des ducs ! Louis XIV, avec autorité, unifiait la France. Les actes officiels étaient écrits en français, mais à Saint-Jean, on ne parlait que le breton » (p.69).
Témoin de ces mutations, Hervé ne pouvait s’empêcher de penser au XIIIe siècle qui l’avait vu naître. En le comparant au présent siècle, il jugeait qu’il était plus clément que les suivants qu’il avait traversés. Cependant, « il y avait des pauvres, des malades et des brigands. Il y en a toujours ». Certes, aujourd’hui, les gens semblaient plus propres d’un point de vue physique et moral qu’en son temps de naissance. Mais, le XVIIe siècle, quelque brillant qu’il fut, n’était nullement à l’abri des grands fléaux telle que la peste qui avait sévi en 1631, puis en 1637, 1641.
Un jour, un bateau avait échoué, ballotté par les flots de la mer en furie. Quand la tempête s’apaisa, on découvrit des corps gisants de marins sans vie. Ils n’avaient pu s’échapper des griffes de la tempête. Se rendant à l’évidence qu’il n’y avait plus personne sur le bateau – ses occupants étaient tous morts – les côtiers s’organisèrent pour aller s’emparer du contenu du bateau. Les autorités locales, c’est-à-dire les garde-côte chargés de récupérer pour le compte du roi, les « bris et naufrage », arrivèrent trop tard sur les lieux. Quant aux causes du naufrage, on apprit quelques nouvelles, comme l’écrit l’auteur : « on sut plus tard qu’un survivant rôdait du côté de Lanmeur, abrité par les ombrages du Boiséon, puis on le perdit de vue. Il préférerait éviter toute recherche sur les circonstances du naufrage. L’enquête prouva que le noyer de la Cambuse était le capitaine, surpris en état d’ivresse. Quant au fugitif, ce devait d’être le second du bord » (p.75).
VI- Le siècle de la Révolution et de ses mutations majeures
« L’Impôt du dixième fut établi, les récoltes furent mauvaises ; l’hiver de 1709 fut extrêmement rigoureux. Le prix des grains monta » (p.77). Pendant ce temps, Hervé assistait aux changements de générations. C’étaient les arrières, arrières, arrières, arrières etc., petits enfants qui se mariaient à présent. Ceux-ci n’avaient plus aucun souvenir de leurs aïeux. Parmi eux, il remarquait la permanence de quelques traits physiques ou de quelques traits de caractères. Les Espagnols, pendant leur séjour en Bretagne, avaient dû laisser des descendants qui reproduisaient leur vocation de marins. C’était le cas de Jeffroy, le marin dont l’une des filles avait emboîté les pas de ses parents, comme l’écrit l’auteur : « C’était une pêcheuse de moules, vigoureuse et brunie par l’air de la mer. Elle passait son temps parmi les rochers. Elle était si vive qu’elle attrapait les crevettes et les petits poissons à la main, avec des gestes rapides de chatte… Elle amena son mari dans les éboulis du rocher, au pied des falaises, pour pêcher les ormeaux, pour dénicher, tels des serpent lovés sous les blocs, les congres aux mâchoires terribles. Jean-Marie les assommait, puis la mère Prédour utilisait leur chair pour la soupe maître du vendredi » (p.77). Ainsi, les enfants des descendants d’Espagnols devinrent, pour la plus grande majorité d’entre eux, des marins.
Un jour, Hervé entendit parler de changements politiques majeurs qui étaient en train de s’opérer à Paris. On parla de « l’activité des loges maçonniques, de l’Encyclopédie, de Monsieur d’Alembert et de Monsieur Voltaire.
– Nous sommes au siècle des Lumières, disait le baron, nous jouons le grand jeu ! » (p.79)
Toutefois, malgré ces mutations politiques et sociales à Paris, il n’en demeurait pas moins que des pèlerins venaient en masse à Saint-Jean. Ces citadins ne manquaient pas de se moquer des paysans, entre autres, de leurs chapeaux ronds, de leurs hauts-de-chausses très amples retenus par une cheville, soit le billebot. En matière de cuisine, ils méprisaient l’excès de poireaux, de fèves et de lard dans leurs plats. Dans les hôtels, ils exigeaient de manger de tournedos, de rôti de veau, de rosbif à l’anglaise etc.
Les marins du pays, qui revenaient d’Asie par les voiliers de la compagnie des Indes, ramenaient de belles soupières que les châtelains achetaient, le poivre pour assaisonner les sauces, des épices de toutes sortes etc. Grâce à ces aventuriers, qui avaient parcouru une partie de la terre, Hervé, qui aimait discuter les uns avec les autres, put découvrir la géographie des espaces immenses de la terre et la diversité des peuples. Comme l’écrit l’auteur « on se disait qu’en ces pays au nom étonnant, il y avait des hommes coiffés de plus, des rois nègres, des mandarins tout jaunes et vêtus de satin, un grand Mongol, des forêts où couraient des tigres, des lions, des girafes. On n’y voyait des sauvages qui se mangeaient entre eux, des idoles effrayantes badigeonnées de sang, des oiseaux aux plumes légères, hauts comme des hommes, et qui allaient, sur leurs longues pattes, plus vite que les chevaux arabes ! » (p.81)
Dans sa mise, c’est-à-dire sa tenue vestimentaire et sa carriole, Hervé était resté un homme de son siècle, soit le XIIIe siècle qui l’avait vu naître. En raison de son extrême pauvreté, son attelage ne brillait guère. Mais il ne tenait pas compte du regard ou des remarques de ses contemporains. Il pensait qu’on ne pouvait juger quelqu’un sur son apparence. En effet, selon l’auteur, « il avait gardé l’ancienne mode de cheveux taillés en rond, tout autour d’une écuelle coiffant la tête. Jeanne d’Arc était ainsi coiffée. On posait le bol sur le crâne et les ciseaux émondaient tout ce qui dépassait. Quant aux moines, ils y ajoutaient la tonsure. Hervé restait seul à garder cette mode. Les paysans bretons laissaient pousser leur chevelure et la coupaient en frange sur le font » (p. 82).
C’est avec un même étonnement qu’il alla, un jour, à la grande foire de Morlaix. Cette ville, à force de se développer et de s’étendre, lui était devenue étrangère. Il n’était nullement habitué à un tel grouillement d’être humains dans un espace aussi confiné tel que le centre-ville. En revanche, il était habitué aux bandits de grand chemin. Car, le soir, en rentrant chez lui, il fut attaqué par des malandrins qui voulaient lui voler sa bourse. Ceux-ci savaient, en effet, que les éleveurs rentraient chez eux, souvent éméchés, avec dans la ceinture ou en poche, l’or de leur vente de bétail. Hervé put s’en tirer en raison de sa longue expérience de situations semblables qu’il avait connues au cours de sa longue existence sur terre. Ce n’était pas le cas de certains paysans qui étaient attaqués. La stratégie des voleurs de grands chemins consistait à surprendre les paysans : certains d’entre eux montaient sur un arbre et au moment du passage de leur carrosse, ils se laissaient tomber du haut d’une branche d’arbre, par surprise sur eux.
Hervé entendit dire que la foule parisienne avait pris d’assaut la Bastille, la prison d’État et qu’elle s’en était emparée pour la détruire. Il opina que ce n’était qu’un début en vertu de sa longue expérience des bouleversements de ce genre sur la terre. Il savait que les propagandes pouvaient donner lieu à des conséquences graves, voire à des issues fatales. Il s’abstenait de juger de tels événements puisque tout jugement humain est nécessairement imparfait. Cependant, il redoutait la violence à laquelle les hommes sont généralement sujets. « Finalement, la révolution ne fut pour lui, vivant avec sa terre, ses bêtes, et un bon voisinage, que l’écho attardé de faits tragiques mais lointains. Puis, à la longue, elle l’atteignit » (p. 84). Car ces faits lointains ne tardèrent pas à toucher le monde paysan, voire les habitants de son pays et/ou de sa localité. En effet, « vingt-cinq paroissiens, présidés par le sénéchal, avaient signé, le 7 avril 1789, le cahier des doléances, enfin rédigé. Il demandait la diminution des impôts, avec une plus juste répartition, l’abolition des privilèges et de la corvée, le droit de vote pour les agriculteurs. Plougasnou et Saint-Jean formèrent leurs municipalités » (p.84). Hervé assista à la tentative de fuite, par mer, de certains nobles qui voulaient se mettre à l’abri de la barbarie de la Révolution. Ils étaient déguisés en gens ordinaires pour éviter d’être reconnus. Mais on ignorait d’où ils venaient. Sans doute, ils tentaient de fuir la France pour rejoindre l’Angleterre. Toutefois, les gardes – côte purent les arrêter, avec leur guide pour qu’ils soient jugés, et s’il y avait lieu, les condamner.
Cependant, la Révolution sema le désordre. Dans le pays, comme du temps des guerres de religion. Car la fuite des anciens de la paroisse de Plougasnou et la nomination d’un prêtre assermenté par le nouveau régime provoquèrent la zizanie chez les paroissiens. Hervé ne put s’empêcher de revoir, par les souvenirs séculaires « les Espagnols de jadis, et les brigands de la Fontenelle. Tout est toujours à recommencer et ce qu’on appelait la Révolution était surtout, en Bretagne, une nouvelle guerre.
Des groupes de chouans arrêtaient les gens sur le chemin de Morlaix ou sur celui de la Lanmeur et contrôlaient la circulation.
Ils se battaient avec les sans-culottes et l’on voyait souvent arriver dans les fermes des hommes ruisselants de sang ou soutenant leurs bras cassés. Les femmes préparaient en hâte de la charpie pour panser ces blessures, ou des attelles pour maintenir les membres brisés » (p.88).
Hervé déplorait cette violence et cet état de choses. Il avait l’impression que rien ne changeait malgré le temps qui passe, ni les luttes entre groupes factieux, ni la situation des paysans toujours soumis aux pillages des hommes plus aisés ou des groupes d’occupation. Car il lui était aisé de comparer : « tout comme les routiers d’Abranx, ou de Don Juan, les canonniers de la Convention, puis ceux du Directoire, se nourrissaient au détriment des paysans. Quand les volontaires faisaient halte à Terénez ou à Primel, les femmes pleuraient dans leurs chaumières.
– Ils sont venus prendre les poulets, le beurre, le cidre, gémissent-elles. Ils m’ont rudoyée, ils ont giflé le petit, ils ont brisé le crucifix ! » (p.89) Pendant ce temps, « Bonaparte, un Corse {…} se faisait parler de lui à Paris ! » Et dans la France profonde, il y avait de plus en plus de pauvres et de mendiants.
Elites politiques et recherche vaine de la gloire éternelle
VI- Peuples versatiles et inconstances des pouvoirs politiques
« Depuis que Napoléon est maître, les corsaires sont au travail ; ils y vont de bon cœur. La victoire profite à tout le monde !… Surcouf n’aime pas les trafiquants. Il a saisi un bateau américain rempli de noirs. Le capitaine les amenait en esclavage, pauvres gens ! Surcouf s’est fâché. Le capitaine allait être pendu, quand il gémit que sa famille était dans la misère. Surcouf lui fit grâce en l’engueulant. Il est rude, avec un cœur d’or {…}
Il y avait de nouveau un roi à Paris.
Napoléon était à Sainte-Hélène. Il y mourut {…}
Hervé, en 1845, se rendit compte qu’il était vieux.
Les sept cents ans de son existence ne pesaient guère plus sur sa chair et ses muscles que les trois quarts d’un siècle. Mais il éprouvait la lassitude des septuagénaires qui ont travaillé la terre et connu les intempéries. Son cœur lui semblait vieux comme le monde et cependant il vibrait encore d’allégresse aux claires matinées de juin quand l’Angélus du soir teintait parmi les feuillages » (p.p. 90-91).
Cependant, Hervé restait attaché à la nature, en particulier à la culture de son petit domaine familial de Ti-Coz. Il prenait soin d’un Courtil Fleuri d’œillets et de soucis. La contemplation de la pauvreté de ce petit coin de nature enchantait son âme d’enfant, malgré ses sept siècles d’existence. Son âme avait encore une candeur qui lui permettait de s’enthousiasmer même face aux choses menues de la vie. À cet âge multiséculaire, il pensait encore à ses parents et à tous ses voisins qui s’en étaient allés depuis des siècles. Par moment, il se laissait aller à la nostalgie, à la mélancolie, c’est-à-dire à une sorte d’amertume en se disant à soi-même : « Sept cents ans, c’est long trop ! » Mais il reprenait aussitôt :… « Et comme c’est peu de chose ! » Puis, baissant le front, fermant les yeux, il songeait à l’éternité, sachant qu’un jour viendrait où il quitterait le vallon de Traon-Mériade pour aller rejoindre les anciens, près du Seigneur Dieu » (p. 92).
Toutefois, la triste réalité du quotidien ne lui permettait pas de s’abandonner pendant longtemps à ses sombres méditations. Car les intempéries causaient la misère chez les paysans qui mourraient de famine, du manque de tout. D’où la foule de pauvres et de vieillards dont la charité ne parvenait plus à prendre soin. Les descendants de ses voisins Prédour durent quitter le pays pour aller travailler en ville. La ferme fut aménagé et modernisé. Des agriculteurs venus d’une autre localité vinrent s’y installer pour cultiver la pomme de terre.
Hervé eût, ainsi, de nouveaux voisins, les Roué. Comme les autres paysans, ils eurent beaucoup d’enfants. Un jour, le père Roué proposa à Hervé de lui acheter sa ferme si vétuste si délabrée qu’elle était branlante de partout. Mais il refusa parce que c’était son seul bien et sa seule raison de vivre. En outre, il était attaché à son joli vallon, à ses fleurs d’ajoncs, de genêts, d’épine blanche, les jacinthes sauvages etc. Les roses s’y épanouissaient en juin. Le paysage environnant lui semblait beau avec la mer et l’or des blés. Cependant, malgré l’échec de cette transaction, lorsqu’il tombait malade, ses voisins, en l’occurrence, la famille Roué, prenaient grandement soin de lui, jusqu’à la guérison. Ils étaient devenus, ainsi, très proches. Cette famille l’invitait de temps en temps pour dîner avec eux. Dans les discussions, il n’aimait pas parler de sa longévité séculaire de peur que l’on ne crie à la sorcellerie. En effet, au cours de sa vie et des siècles passés, il avait déjà été accusé de sorcellerie en raison de son grand âge et de son état physique qui était toujours pratiquement inchangé.
« À Saint-Jean, les nouvelles du monde n’arrivaient que lentement ou pas du tout. On savait qu’il y avait un nouvel empereur parce que les maires des communes après avoir prêté serment à Napoléon1er, à Louis XVIII, à Louis-Philippe, à la République, venaient, une fois de plus, de jurer fidélité de faire sonner les cloches en l’honneur de Napoléon III.
Les vieux, qui avaient entendu, jadis les carillons annonçant la naissance du roi de Rome, croyaient qu’il s’agissait encore de lui, ou peut-être de son père, le vainqueur d’Austerlitz, revenu d’exil. Ils oubliaient qu’il était mort à Sainte-Hélène. Peut-être ne l’avait-il jamais su !
Pour Hervé, ces empereurs en uniforme militaire ne valaient pas la bonne duchesse, devenue reine de France, qu’il avait vue sur le chemin de Saint-Jean, boitant, à peine, mais très bien jolie avec son bonnet soutaché d’or.
La guerre avec la Prusse avait été perdue. L’empire était remplacé par la République mais, pour Hervé, cela ne changeait pas grand-chose » (p. 97).
- de Coatfaval avait entendu parler de lui. Il fit le voyage en train de Paris à Morlaix pour le chercher et le conduire à Paris afin de lui montrer les splendeurs de cette ville. Il lui fit visiter les lieux les plus renommés de Paris. Mais, Hervé n’y était guère à son aise. Dès qu’il y arriva, ils se sentait étouffer : il lui manquait l’air pur de son vallon. Certes, il était impressionné par l’étendue de la ville, par la foule qui se pressait dans tous les sens, par la hauteur et les dimensions impressionnantes des bâtiments. Malgré tout, il ne pouvait se résoudre à vivre longtemps dans cette ville. Aussi, demanda-t-il à Monsieur de Coatfaval de lui permettre de repartir chez lui. Car Paris lui était trop étrangère et bouleversait ses repères spatiaux, sa vie ascétique, son modeste et simple Ti-Coz. À son retour à domicile, il savoura le calme de la campagne. En outre, « avec sa sagesse sept fois centenaires, {il} trouvait un calme bonheur à regarder vivre les autres dans la vallée du miracle, à leur donner un peu de joie avec quelques fleurs, quelques fruits, une belle légende et surtout son affectueux dévouement » (p.103).
Puisqu’il était adopté, aimé et admiré par les enfants de ses voisins, il prenait plaisir à leur raconter des histoires des siècles passés. Car la Bretagne a toujours été friande des histoires et des légendes comme l’écrivent, à titre d’illustration, des auteurs contemporains. « Si personne n’habite plus depuis klongtemps au lieu-dit « Pern Coz », le vieux village de Pern situé le plus en avant vers l’extrémité de la pointe, c’est parce que les deux jeunes filles de l’une des maisons du village ne répondaient jamais à l’appel matinal des cloches signalant le jour du seigneur. Aussi, un dimanche matin, pour les punir de ne pas être à l’église, deux chevaux blancs tirant une carriole noire aurait surgi des galets blancs de la grève de Pors neuv toute proche, les aurait attrapées et emportées. On ne les a plus jamais revues et depuis personne n’a voulu habiter là, c’est pourquoi le village finit par disparaître ». (Françoise Péron Emmanuel Fournier : Se confier à l’île –Locus Solus Région Bretagne, 2015, p. 91).
VII- Des bouleversements séculaires et de l’immutabilité de la nature humaine
L’Anthropos est une éternelle question sans réponse !
« Un siècle qui s’achève, c’est quelquefois l’histoire qui tourne. Un virage pour l’humanité. La fin du XVIIIe siècle, c’était la Révolution ; le début du XXe siècle apportait des menaces de guerre » (p. 104). Partout les choses – les réalités humaines – changeaient beaucoup. Ainsi, à Morlaix, beaucoup d’estivants parisiens venaient passer leurs vacances ; tout autant que des artistes qui y venaient pour peindre ou sculpter. De nombreux aéroplanes occupaient de plus en plus le ciel. Dans les champs, les femmes étaient de plus en plus nombreuses à suppléer l’absence des hommes. Elles cultivaient de tout, par exemple, du blé, des pommes de terre, des panais, des betteraves, des choux etc. En revanche, on ne dansait plus comme jadis au son du biniou et de la bombarde « lors des battages au fléau », sans doute en raison des nombreux deuils dans les familles.
Hervé, lors d’une forte tempête, perdit le toit de sa maison Ti-Coz. Il fut alors recueilli par l’un des descendants du père Roué. En contrepartie, il lui céda sa ferme qui fut transformée en porcherie. Malgré la réserve de son hôte, qui se méfiait des rempailleurs et des colporteurs, Hervé accueillit une petite fille qui vivait avec son oncle après le décès de ses parents. Ils venaient de la Normandie. Quand son oncle mourut aussi, elle ne savait où aller. L’hôte d’Hervé consenti à sa présence sous son toit à la seule condition qu’elle compense son hébergement par le travail. Jusqu’à son mariage, la petite Armande apporta à Hervé la chaleur humaine, les soins, l’attention, l’affection qu’il n’avait jamais connus auparavant.
« Il semble désormais, que le temps se précipitait… Hervé avait vu, naguère, dans un cinéma forain, un film où le mouvement était accéléré, si bien que les fleurs s’épanouissaient et se fanaient en une demi-minute.
Il assistait à l’extraordinaire développement du machinisme. Il y avait partout des autos, des motos, des postes TSF, on volait d’un continent à l’autre, un simple disque imitait tout un orchestre, on téléphonait à Paris ou à Marseille, on naviguait sous les eaux, on guérissait par piqûres, on bâtissait des maisons de vingt étages et des paquebots de cent mètres. Pour éclairer la ferme, on tournait seulement un bouton. Les champs étaient saturés d’engrais chimiques.
Mais on parlait chaque jour de la guerre, si bien qu’elle éclata en septembre 1939 » (p. 113)
Alors, la Bretagne subit à nouveau l’occupation étrangère. Hervé voyait beaucoup de bateaux partir de Diben pour gagner les côtes anglaises. Du fait des restrictions imposées, les gens durent vivre du strict nécessaire comme pendant la disette au temps jadis. Hervé se fit la réflexion suivante : « Nous revenons aux temps barbares, disait-il. J’ai vu maintes fois s’améliorer la condition humaine et, toujours au moment où l’on croyait toucher au bonheur, où la paix commençait à porter ses fruits, survenait un mauvais génie ou quelque fléau dévastateur. Mais Dieu a ses secrets et nous devons avoir confiance. Les beaux jours apparaîtront » (p. 114).
Hervé constata l’absence des touristes. Son pays était essentiellement occupé par des automobiles et des motos militaires. Les hommes étaient astreints au travail obligatoire pendant l’occupation nazie. Les Allemands autant que les maquisards passaient partout pour réquisitionner des véhicules, des bêtes, des victuailles, de l’alcool. Hervé pensa que rien ne changeait en temps de guerre, à travers les siècles.
Quel soulagement pour tout le monde d’apprendre que les alliés et les Français libres de Leclerc étaient arrivés en Normandie ! Les Américains s’apprêtèrent à débarquer sur les côtes normandes et bretonnes. Les soldats allemands étaient paniqués par cette brutale inversion des forces en présence ; d’où la débandade. Ils couraient dans tous les sens et commettaient le pire pour sauver leur vie. Mais, comme Hervé le remarqua : « Ces Allemands… n’’étaient, pris séparément, ni meilleurs, ni pires que d’autres hommes, mais la défaite et le péril les exaspéraient. Ils savaient que les Américains coupaient toute retraite » (p. 118).
La foule acclamait les vainqueurs, c’est-à-dire les Britanniques et les Américains autant que les Français libres. À Saint-Jean, la libération fut fêtée, mais discrètement parce qu’il y avait beaucoup de deuils dans les familles. Certes, la guerre était finie sans pour autant oublier ses excès ; ce que déplorait Hervé « la lutte laissait à vif des rancunes, comme autant des Guise et des Coligny, mais les haines s’atténuent, comme le chagrin, avec le temps » (p.121).
Chaque année, depuis des siècles, les reliques de Saint Jean attiraient toujours autant de pèlerins avec autant de joie, de foi et d’espoir de guérison miraculeuse pour ceux d’entre eux qui souffraient de maux d’yeux. On leur imposait les reliques sur les paupières. Hervé remarqua que les changements que les êtres humains connaissaient étaient inessentiels : ils consistaient dans les us et coutumes et l’art de se vêtir. Ainsi, il remarqua que les vieilles femmes seules portaient la coiffe aux ailes de tulle qu’on appelait la touken. Quant aux jeunes filles, elles n’en portaient que les jours de fête. Des jeunes garçons se mettaient à réapprendre à jouer au biniou et à danser les danses bretonnes anciennes.
Hervé était impressionné par l’affluence de la jeunesse sur le plateau au printemps. Il constata que ce qui changeait aussi chez les êtres humains, c’étaient les genres de jeux. Jadis les concours de « papegault», soit le jeu de la soule, attiraient les gens ; puis ce fut les courses à pied sur les prairies, les luttes bretonnes etc. Aujourd’hui, le football et le cyclisme déchaînent les passions et l’enthousiasme. À ses yeux, ce qui changeait aussi, c’était la technique, notamment en matière d’armes et des moyens de transport. Il était impressionné par le nombre d’autos garées dans les parcs de stationnement.
Aux yeux d’Hervé, le temps semblait figé, identique à soi-même malgré la frénésie des acteurs qui l’occupent, l’espace d’un siècle. Tout change mais, en réalité, rien ne change. Tout se passe comme dans une sorte d’arrêt instantané du temps immobile. Les remarques suivantes de l’auteur de ce livre traduisent bien une telle image fixée par-delà le cours continu des siècles.
« Un soir d’été, il {Hervé} alla se promener dans le cimetière ou veille, depuis des siècles, la lanterne des morts.
Deux marins étaient là, prenant le frais.
Ils causaient de la pêche, des marées, des bateaux.
Deux enfants se poursuivaient en riant, sur les allées sablées.
Le curé passa, égrenant son chapelet.
Un jeune homme et une jeune fille, appuyés à l’arc triomphal qui forme l’entrée du champ des morts, se tenaient par la main et causaient à voix basse. Ils souriaient, puis redevenaient très graves. Des oiseaux s’attardaient dans le ciel et l’on entendit la rumeur de la mer.
Hervé hocha la tête. Ce qu’il voyait là, dans cet enclos, ne différait guère de ce que l’on remarquait cinq ou six siècles auparavant.
– On invente beaucoup de choses, se dit-il, mais les humains changent peu… Je le sais mieux que personne !
Il se dirigea vers la côte et, quand il aperçut la mer, il s’arrêta. Il parla pour lui seul :
– La mer… Elle ne vieillit pas, elle ne s’use pas, elle a la couleur du ciel. Elle fait penser à l’éternité… Ce soir, elle est calme et douce…
Puis il revint lentement au village » (p.p.122-123).
Dès lors, qu’un être humain meurt aujourd’hui, là, à l’instant même, bébé, jeune, adulte ou vieux, quelle importance ! C’est toujours, finalement mourir, c’est-à-dire quitter son corps, ne plus être la chair que l’on voit, que l’on touche, dont on peut jouir dans l’acte sexuel. On se fait silence, on devient l’absence absolue : quitter définitivement le monde des corps matériels et vivants, tangibles. Comme le dit l’Ecclésiaste, il y a peut-être un temps pour toute chose. « Il y a un temps pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel. Un temps pour enfanter, et un temps pour mourir ; un temps pour planter et un temps pour arracher le plan ». Mais cela n’enlève rien au fait que mourir maintenant ou demain, c’est, en dernier ressort, c’est exactement la même chose – on ne peut comptabiliser le nombre exact des plaisirs éprouvés au cours de son existence, ni leur degré d’intensité – puisqu’il faut mourir.
Tout n’est que splendeur transitoire chez les êtres humains
VIII- Quelles leçons philosophiques peut-on tirer de cette histoire quasi mythique ?
D’une part, selon l’Ancien Testament, Dieu a accordé à chaque être humain la possibilité de vivre pendant 120 ans. De nos jours, on prétend que les sciences du vivant, notamment les neurosciences auraient affirmé que le code génétique permet de vivre pendant 125 ans. Quoi qu’il en soit, tout se passe comme si l’existence individuelle a été moulée dans les limites absolues d’un siècle. Car ce qui change, de façon inessentielle, ce sont les mœurs, les représentations d’une époque, la vision du monde des peuples humains d’un temps, d’une époque. Chaque être humain est condamné à connaître et à vivre ces réalités insérées dans son laps de temps, comme son éternité, au-delà desquelles, il pourrait s’aventurer en terrain inconnu. Dès lors, chacun est invité à prendre soin de son existence présente, celle qui est comprise dans son siècle donné ; à la vivre le mieux possible, à l’occuper avec bonheur, douceur et sérénité. Puisque nous n’avons qu’une seule existence, si nous manquons de la vivre avec plénitude, alors nous aurions tout échoué.
D’autre part, et en vertu de cette donnée essentielle, rêver d’immortalité est vain. C’est que dit l’Ecclésiaste, P »aroles de Qohelet, fils de David, roi à Jérusalem ». Ces paroles de sagesse résonnent comme une réalité éternelle concernant la vie et les activités humaines. « Vanité des vanités, tout est vanité. Quel profit trouve l’homme à toute peine qu’il prend sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche, il se hâte vers son lieu et c’est là qu’il se lève… Tous les fleuves coulent vers la mer et la mer n’est pas remplie… Toute parole est lassante ! Personne ne peut dire que l’œil n’est pas rassasié de voir, et l’oreille saturée par ce qu’elle a entendu »[1]. Car l’histoire d’Hervé, même si elle fictive, nous montre bien que rien ne change fondamentalement par-delà l’illusion des siècles qui semblent se succéder Elle nous montre, comme d’arrêt sur image, que les humains vivent dans un présent de l’espace éternel. Leur histoire et la succession des siècles ne sont qu’une construction imaginaire et intellectuelle. Certes, les êtres humains ne cessent d’inventer beaucoup de choses matérielles pour se divertir de l’ennui de leur mode de vie, de leur condition d’être en ce monde. Il n’y a rien de plus insupportable que l’ennui. En lui, le temps individuel paraît s’étirer de manière incommensurable. Or, c’est dans l’ennui que l’être humain fait face à soi-même, qu’il est contraint de se regarder ou de s’observer, de se plonger dans le néant profond qui habite son être et le constitue. C’est pourquoi, il est en proie à toutes sortes de créations comme les moyens techniques pour se défendre, pour massacrer les autres, ses supposés ennemis ; ou pour se déplacer dans l’espace à la conquête des lieux à occuper. Il ne peut donc rester tranquille, en paix et serein. C’est en ce sens que Pascal écrit avec pertinence et justesse que « nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. (Pascal, Pensées et opuscules, Pensée 172, p.408, Hachette). Cette pensée profonde est une évidence qui caractérise tout être humain sans exception. Telle l’une des figures de notre égalité à tous ; grands ou petits, riches ou pauvres, princes, rois ou présidents, nul n’échappe au sentiment de sa vanité, de son inanité. Les habits et autres riches apparats nous donnent le sentiment, l’espace d’un instant fugitif, que nous sommes quelque chose. Mais quoi ?
Enfin, au-delà de son temps, on devient totalement étranger au regard des générations du siècle suivant. Car l’esprit humain est façonné par les réalités d’une époque donnée, de son temps, depuis son enfance en passant par l’âge adulte jusqu’à sa vieillesse. On prend acte de ces faits dans les conflits de générations au sein des familles et d’une société donnée. En effet, les anciens ne comprennent nullement les comportements de leurs enfants et petits-enfants. Tous les parents et grands-parents en font l’expérience au quotidien. Ils s’accrochent à la manière dont leur esprit a été façonné par leur propre temps comme la réalité de référence qui devrait servir d’exemple à tout y compris à leurs descendants et aux descendants de ceux-ci. Aussi, n’hésitent-ils pas à comparer le monde que leur mentalité a façonné à celui des générations suivantes : « De notre temps, les choses ne se passaient pas ainsi… » ne cessent-ils de répéter comme une antienne.
C’est pourquoi, à propos des rêves scientifiques contemporains de transhumanisme, on pourrait soutenir que ceux-ci relèvent d’une mythologie. C’est vrai, il y a également de la mythologie en science. Et cela ne date nullement d’aujourd’hui. Chaque millénaire a ses mythes scientifiques. Qu’on s’en tienne aux rêveries des neuroscientifiques et autres technologues contemporains. Selon eux, il est temps de passer à la dimension de «l’Homme augmenté » grâce aux machineries technologiques. Mais, devenir immortel n’est-il pas alors un rêve insensé et vain pour l’Homme ? En effet, depuis que l’homme est devenu conscient de sa condition de mortel par rapport aux dieux immortels, il s’est toujours engagé dans une recherche continue du secret de l’immortalité. L’élixir d’une longue vie et les travaux alchimiques arabes, européens, chinois sur le thème de la pierre philosophale témoigne d’une volonté millénaire et universelle de vaincre la maladie et la mort pour rester jeune éternellement. Un rêve qui pourrait, avec les moyens technologiques, et dans une certaine mesure, se réaliser, en partie du moins. Or, le vieillissement ou sénescence et la mort ne sont que la conséquence inéluctable d’une lente dégénérescence cellulaire : passée l’enfance, toutes les cellules se dégradent plus ou moins vite, au fur et à mesure de leur duplication. Un duplicateur de cette usure est illustré par les télomères, cette boucle d’ADN non codante qui se trouve à l’extrémité de nos chromosomes. A chaque division par mitose, les télomères perdent quelques-unes de leurs bases, et ils raccourcissent. C’est le biologiste russe Alksei Olovnikov qui le découvre en 1971.
Pour éviter cet écueil, l’homme veut marier son corps avec les machines-robots. Déjà, on est passé aujourd’hui aux cœurs artificiels, aux pompes à insuline ou encore aux implants cochléaires (l’implant cochléaire est un implant électronique qui vise à fournir un certain niveau d’audition pour certaines personnes atteintes d’une surdité profond), qui jettent les premiers ponts entre un système palliatif et le principe du cyborg, à savoir l’alliance entre une machine et un être humain pour se rendre plus performant. Sur ce point, des hypothèses évoquent récemment la possibilité, via les nanotechnologies, les nanorobots et l’intelligence artificielle évoluée, de piloter de véritables reconstructions d’organes. Mieux encore, pour les partisans de l’extension de la vie, il s’agit d’accéder à une forme de jeunesse éternelle par remplacement permanent des organes. Des tels développements posent évidemment de nombreuses questions éthiques : problèmes de surpopulation, d’accès aux ressources mais aussi d’humanité à deux vitesses.
La science rêve même, et telle l’étape suivante de l’ambition démiurgique de l’espèce humaine, d’atteindre un niveau élevé d’humain qu’on appelle le « transhumanisme » : il s’agit d’une transformation profonde et irréversible de l’être humain. Les transhumanistes refusent en effet, les limites du corps ; ils cherchent donc à les dépasser par tous les moyens technologiques mis à leur disposition. Après tout, si certaines méduses sont capables de devenir immortelles en inversant les mécanismes de vieillissement, l’homme pourrait mobiliser son intelligence pour tenter d’en faire tout autant, quitte à s’affranchir de la nature. (In Numéro Spécial Evolution-De l’apparition de la vie à l’Homme-« Toutes les Sciences », Bimensuel N° 2 Décembre 2012-Janvier 2013 et « Les Dossiers clés de la Science », Trimestriel Juin-Juillet-Août 2013).
Rêveries ou mythologie techno-scientifiques ?
C’est pourquoi, à propos des rêves scientifiques contemporains de transhumanisme, on pourrait soutenir que ceux-ci relèvent d’une mythologie. C’est vrai, il y a également de la mythologie en science. Et cela ne date nullement d’aujourd’hui. Chaque millénaire a ses mythes scientifiques. Qu’on s’en tienne aux rêveries des neuroscientifiques et autres technologues contemporains. Selon eux, il est temps de passer à la dimension de «l’Homme augmenté » grâce aux machineries technologiques. Mais, devenir immortel n’est-il pas alors un rêve insensé et vain pour l’Homme ? Il serait totalement désorienté, décontenancé, voire terriblement effrayé. En outre, rien n’indique que ceux qui sortiraient de leur congèle ne connaîtraient pas une mutation profonde (si les fonctions vitales continuent leur processus vitaux) au d’être de devenir comme des zombies et, donc, inaptes à la vie des humains de demains. Ceux-ci pourraient être tentés de le tuer pour garantir leur sécurité telle qu’ils l’auraient construite.
Or, il n’y a point de perfection dans le monde humain. On a tendance à idéaliser ce qui est passé et dont on ne connaît plus les vrais contours, la teneur réelle des faits ; et aussi le futur sous le concept de « progrès » censé apporter le meilleur. En revanche, la réalité présente, celle à laquelle notre existence tangible S’arc-boute, est considérée comme amère, malaisée à vivre, douloureuse, frustrante et décevante même. C’est pourquoi, chacun de nous préfère rêver des lendemains qui chantent ou des passés glorieux, plutôt que de se heurter à la rudesse de son temps présent, le seul qui nous appartienne en propre selon la pensée de Pascal. Ce faisant nous errons sans cesse du passé au futur que nous ignorons toujours.
La tragédie de l’être humain, comme souligné ci-dessus, tient au fait essentiel qu’il est conscient de lui-même et de l’écoulement de la durée. Il a un rapport tout à fait spécifique au temps. De ce fait, « exister prend sans doute pour l’homme un sens particulier. Non seulement l’existence humaine est « temporelle » au sens où elle a le temps pour cadre et pour condition, mais elle est relation consciente aux trois dimensions du temps : remémoration du passé, attention au présent et attente de l’avenir. Ce qui conduit à distinguer l’inscription dans le temps des choses qui seraient simplement « dans » le temps, et le temps interne à l’esprit humain, qui vit l’écoulement de la durée selon des rythmes qualitativement différents : on n’a pas toujours l’impression que deux heure « passent » à la même vitesse au travail et au cinéma etc. Et pourtant, il n’y a pont de temps réel en dehors de la conscience humaine. C’est ce que montre si bien Augustin : « Il est dès lors évident et clair que ni l’avenir ni le passé ne sont et qu’il est impropre de dire: il y a trois temps, le passé, le présent, l’avenir, mais qu’il serait exact de dire : il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l’avenir. Il y a en effet dans l’âme ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs: un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à l’avenir, l’attente. Si l’on me permet ces expressions, ce sont bien trois temps que je vois et je conviens qu’il y en a trois ». (Saint Augustin, Confessions (vers 400), trad. E Khodoss, livre XI, § XIV, XVIII et XX).
En outre, l’humain est le seul animal qui existe en ayant conscience du caractère irréversible du temps, notamment par rapport à sa propre vie. Il sait que, malgré ses occupations quotidiennes diverses et variées, chaque moment qui passe rapproche, en tant qu’existant singulier, de sa mort. Il comprend, et il le sait aussi, que le temps qu’il nous est donné de vivre n’est pas infini. Dès lors, la mort peut être pensée comme la fin de l’existence humaine, aux deux sens du mot « fin » : à la fois terme ultime, et but assigné, depuis sa naissance, à l’existence individuelle de tout un chacun. Puisque la mort est notre avenir inévitable, tel est alors l’événement qui fait advenir le temps, par exemple, lorsque la prise de conscience subite du vieillissement, et de l’imminence de la mort, arrache un homme à toutes les routines et l’oblige à s’appréhender lui-même comme pur existant, ou, selon le mot de Proust, comme un bloc friable de « temps vivant vécu » (Marcel Proust : Matinée chez la Princesse de Guermandes, Cahiers du temps retrouvé, Gallimard,192, p.36). C’est, du moins, ce qu’il exprime en ces termes : « Nous ne voyons que nos corps parce que ce n’est pas dans la catégorie du temps que nous nous voyons. Sans cela nous nous verrions prolongés de ces jours innombrables que nous avons vécus. […] Vingt-trois années, si hautes déjà de l’accumulation de leurs milliers d’heures étaient déjà sorties de moi et faisaient au-dessous de moi une colonne oubliée de temps vivant vécu par moi. Nous n’avons d’autre temps que celui que nous avons ainsi vécu et le jour où il s’écroule, nous nous écroulons avec lui ».
Ce livre de Jean de Trigon donne quelques leçons sur l’impermanence de la nature humaine et la vanité de ses actes dans le temps
D’abord, les paysans ont toujours souffert des pillages de leurs productions pendant les périodes de guerres. Ils sont comme soumis aux mêmes conditions de souffrances, d’injustice de la part des Rois, des princes, des conquérants et des guerriers. Aussi loin qu’on remonte dans le passé des humains, on retrouve exactement la même situation, comme si aucun changement ne s’opérait dans le temps. Tout indique que si l’on naît dans une famille pauvre ou d’agriculteurs, on est comme condamné à subir l’injustice du monde des humains. On ne vit pas, mais on survit. On est dépourvu d’une puissance de tutelle qui pourrait se pencher sur le sort funeste de cette catégorie d’humains soit pour la défendre, soit pour lui rendre justice d’une manière ou d’une autre. Ces humains semblent destinés au statut éternel des « damnés de la terre ». Les siècles sont supposés passer, mais rien ne change d’un iota dans leur vie, car en temps de paix comme en temps de guerre, ils sont toujours victimes d’une manière ou d’une autre. Triste fatalité !
Puis, on apprend que la Bretagne, bien que ses côtes aient été très souvent occupées par des peuples étrangers, le peuple de ce pays a toujours résisté, suivant divers moyens, à la domination des occupants. Cette résistance continue lui a donné des traits de caractère bien homogène et une forme d’authenticité. Dire « peuple homogène » ne signifie pas absence de mixité génétique. En Bretagne, il y a eu beaucoup de mélanges de populations par le biais des semences des individus, tels les marins originaires de diverses origines, régions du monde et pays, et des troupes d’occupation comme les Espagnols, les Irlandais, les Français, les Anglais etc. Malgré un tel mélange génétique, les Bretons ont conservé quelque chose de culturel qui a toujours triomphé des différences en digérant harmonieusement la diversité génétique et même culturelle. C’est l’un des peuples de la France qui a goûté, très tôt, à la liberté grâce à l’heureuse influence des Irlandais, peuple libéral dans l’esprit. Mieux, les paysans bretons étaient bien propriétaires des terres cultivées et des fruits de leur travail. Ils ont seulement souffert des pillages des divers occupants. Toutes ces données ont pétri le caractère des Bretons en leur conférant ce qui fait qu’ils sont ce qu’ils ont toujours été : une singularité libre, un tempérant bienveillant, bref, un quelque chose d’authentiquement breton.
Ensuite, à travers le renouvellement des mariages, des naissances, des morts, tout semble figé. C’est la répétition du même, certes avec des acteurs différents, mais c’est toujours la nature qui triomphe par sa résistance au moindre changement : on compte les années, les siècles, les millénaires, on croit avancer dans une espèce de phénomènes qu’on appelle le Temps, mais qui est une espèce d’espace figé, une scène de théâtre, un décor qui change seulement d’acteurs et de matériaux d’habillage et où se déroulement continûment les actes qui constituent l’histoire, les cultures, les traditions des humains. En ce sens, le temps n’est rien d’autre qu’une organisation administrative des humains pour s’insérer et pour vivre ou survivre dans un espace donné. La preuve : personne n’a jamais vu concrètement le passage d’une année sur l’autre, du 31 décembre de l’année passant au 1er janvier de l’année suivante. En dehors du fait psychique, ce n’est rien : une pure illusion, voire un jeu des sociétés, un prétexte pour se réjouir et célébrer des moments de bien-être. Car la fête fait oublier les problèmes quotidiens de son existence, qui n’est pas une sinécure.
Enfin, ce livre saisit, en l’espace d’un trait de l’esprit, l’enchaînement douloureux des pouvoirs politiques. Aussi loin qu’on puisse remonter dans le passé des hommes, on assiste toujours au même jeu du pouvoir. Une scène semble être installée au-dessus des peuples. Sur celle-ci, on a les acteurs qui partagent la même folie : prendre le pouvoir et, quand on l’a acquis, employer tous les moyens nécessaires, parfois étranges, pour le conserver aussi longtemps que possible. On se trahit sans arrêt, on intrigue les uns contre les autres en cherchant leurs faiblesses respectives pour mieux les abattre. Entre eux, il n’y a pas de parole d’honneur qui vaille, pas de serment. Seuls comptent, non pas les moyens, qui toujours violents, meurtriers, impitoyables etc., mais essentiellement les résultats. On est prêt à empoisonner, à tuer mère, père régnant, frères et sœurs pour arriver à ses fins : accéder au pouvoir exécutif pour dominer le peuple, pour jouir des privilèges inouïs liés à l’exercice du pouvoir, surtout le pouvoir exclusif, autocratique.
Dans ce jeu mortifère, les élites ignorent totalement la souffrance des peuples dont ils se disent rois, princes, chef d’Etat etc. Comme le pouvoir ou sa conquête obéit à une espèce de loi d’essence nocturne (une sorte de matière noire tapie au plus profond de la nature humaine ), là aussi, ce livre nous enseigne que rien, absolument rien ne change dans la scène des jeux de massacres entre les acteurs. Les jeux de la soi-disant démocratie ne change rien à l’affaire. Les partis politiques se déchirent, mentent au peuple pour avoir leurs suffrages, se trahissent sans arrêt, se complaisent dans la démagogie, voire quand ils le peuvent, ils éliminent les uns les autres pour occuper seuls la scène et, donc, entrer en possession du pouvoir exécutif comme le combat des mâles pour la fécondation des femelles chez les grands fauves et autres animaux non humains. Cette situation entraîne la passivité et la soumission des peuples où se jouent l’éternel conflit du pouvoir politique.
Tel est le sens de ce passage du brillant livre d’Etienne De la Boétie : « Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent, ou plutôt se font rudoyer, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes. C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte {abandonne} sa liberté et prend le joug, et, pouvant vivre sous les bonnes lois et sous la protection des Etats, veut vivre sous l’iniquité, sous l’oppression et l’injustice, au seul plaisir de ce tyran. C’est le peuple qui consent à son mal, ou plutôt le recherche. S’il lui coûtait quelque chose à recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais point – bien que, qu’est-ce que l’homme doit avoir de plus cher que de se remettre en son droit naturel et, par manière de dire, de bête redevenir homme ? » (La servitude volontaire, arléa, Paris 2007, p. 17). Le problème que cet auteur a négligé est le suivant : quoique l’humain soit naturellement libre, il a une propension à vouloir dominer les autres si aucune loi positive ne vienne limiter une telle liberté qui, à première vue, se manifeste comme sans limite. C’est ce qui conduit, dans les communautés humaines, à un état de désordre, d’insécurité, de violence et d’agressivité à tous les niveaux. Car l’être humain est peu rationnel ou raisonnable. Aussi, par rapport au chaos, il préfère encore, non pas sa soumission aux lois civiles qui protègent sa liberté, mais sa servitude en confiant son sort à un autre humain fort, dominateur, sécurisant même dans l’oppression et la privation de sa liberté. Dès lors, l’autonomie politique, c’est-à-dire le triomphe des lois qui préservent la liberté civile n’est pas de mise chez les humains vivant en communauté. Il fait toujours preuve d’une espèce de liberté naturelle qui se pose et s’affirme comme sans limite au regard de la vie et de la liberté d’autrui.
Eternité de la matière. Oeuvre de Claire Cirey, artiste plasticienne
[1] La Bible de Jérusalem (Desclée de Brouwer, Paris 1975)