Le temps serait-il une invention mathématique ?
Introduction
Le sens commun emploie souvent le terme d’existence comme un synonyme de « vie ». Par exemple, il arrive que nous nous plaignons que « notre existence n’est pas une vie » en vertu de nos problèmes existentiels spécifiques, parfois de notre mal-être. Or, la philosophie autant que les sciences du vivant montrent bien que tout ce qui existe n’est pas « vivant » ; du moins, si l’on entend par là le fait que tout vivant est destiné à mourir. D’un meuble, d’un théorème comme celui de Pythagore, on peut dire qu’ils sont, mais que l’être humain seul existe. « Exister », au sens large, ce n’est donc pas seulement être en vie, mais se projeter, s’autodéterminer.
De même qu’ils ne semblent pas être « en vie », un certain nombre d’êtres que le sens commun dit « exister » sont également soustraits aux effets destructeurs du temps. A titre d’exemple, le Dieu de la Bible est représenté comme « l’Éternel» ; on peut tout aussi bien reconnaître qu’une démonstration mathématique ou une loi physique paraissent bien être des vérités « éternelles », elles aussi. Sans doute, avant qu’une intelligence humaine ne la perçoive intuitivement et ne la formule par après, d’une certaine façon elles étaient « vraies ». De ce point de vue, elles ne cesseront pas à l’avenir d’être vraies, quand bien même la postérité finit par les oublier. Doit-on, pour autant affirmer que ces vérités sont hors du temps ? Sont-elles affranchies du temps ?
Selon les philosophes dans leur ensemble, l’être humain, parce qu’il est conscient de lui-même et de l’écoulement de la durée, se construit un rapport tout à fait spécifique eu égard au temps ou ce qu’on appelle tel. De ce fait, « exister » a un sens particulier pour lui. Non seulement l’existence humaine est dite « temporelle » dans la mesure où le temps est ce en quoi se déroule son existence, c’est-à-dire qui la conditionne, mais elle est fondamentalement une relation consciente aux trois dimensions du temps comme nous l’avons vu précédemment avec Saint Augustin (cf., la Première Partie).
Selon cet auteur, le temps est ressouvenir du passé, attention au présent et attente de l’avenir. Cette conception augustinienne a conduit Bergson à distinguer l’inscription dans le temps des choses, c’est-à-dire qui seraient simplement « dans » le temps considéré comme objectif ou scientifique, et le temps interne à la conscience humaine, qui vit l’écoulement de la durée selon des rythmes qualitativement différents. En ce sens, l’expérience du temps est relative à la manière dont on vit les événements selon qu’ils sont heureux ou malheureux, joyeux ou pénibles. Dans cette perspective, un être humain n’a pas toujours l’impression que deux heure « passent » à la même vitesse au travail ou au cinéma. Tel est le sens de notre présent projet : démontrer que nous sommes les proies de notre propre perception du temps, en particulier dans la sphère des mondes sous influence occidentale.
I- Analyse psychologique de la gestion individuelle du temps
Nous courons toujours après le temps qu’on s’invente
Une thérapeute de Lyon, Madame C. Bosc, lors d’une discussion impromptue dans son cabinet, à propos du temps, utilisa la métaphore suivante pour traduire la situation misérable de l’être humain par rapport à cette fiction en question : « tout se passe comme si chacun de nous, en Occident, du moins, était comparable à une mouche prise dans la toile d’une araignée ». Désormais, le moindre mouvement de cette proie accélère sa condamnation à mort. Prisonnière involontaire de cette toile, on sait que, quoiqu’elle fasse, qu’elle se tienne coite ou qu’elle bouge, elle est condamnée à la dévoration par l’extraction prochaine de ses entrailles par sa prédatrice. Par rapport à l’empire du portable et/ou du Smartphone sur notre conscience, nous sommes comparables à cette pauvre créature. Mais il y a une différence de taille : si la situation scabreuse de la mouche dans la toile de l’araignée est involontaire, il en va tout autrement de notre cas : il s’agit d’une addiction volontaire eu égard à l’attrait, aux charmes discrets de cet objet, source de nos multiples tourments dont nous n’avons même plus conscience. Madame C. Bosc ajoute : « nous nous laissons envahir par un flot d’images, d’informations, parfois dérisoires, futiles, voire inutiles même, et nous nous plaignons, par après, de ne plus avoir du temps pour nous ». Mais alors qu’est-ce que le temps ?
Puisque philosopher n’est pas l’apanage des seuls philosophes, ni seulement de ceux qui ont une formation philosophique, mais de tout être humain, comme le reconnaît expressément et à juste titre René Descartes, nous pensons que les remarques de cette thérapeute sont une figure de l’acte de philosopher. C’est ce que conçoit Descartes quand il écrit : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée… Cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on appelle le bon sens ou la raison est naturellement égale en tous les hommes… » (Discours de la méthode, première Partie). Dans cette perspective de l’aptitude de chacun des êtres humains à philosopher, nous allons nous fonder sur les réflexions pertinentes de Madame C. Bosc pour interroger notre rapport au temps, en particulier, en vertu de notre servitude volontaire par rapports aux moyens techniques censés nous donner un repérage chronologique au quotidien. On le sait, chacun de nous a son agenda, et il y tient pour organiser les activités de son existence. C’est ainsi qu’il pense maîtriser son temps par la gestion quasi mathématique de ses tâches à moyen ou à long terme. Malheureusement, cette discipline qu’on s’impose de la sorte se retourne contre nous-mêmes. Ainsi, nous pensons qu’il existe réellement quelque chose qu’on appelle « le temps », lequel nous commande désormais et nous contraint de toutes parts. Nous oublions qu’en réalité nous sommes prisonniers de cet art puissant de la « manufacture » culturelle à la manière dont l’eau s’éprend de la glace.
Dès lors, l’objet technique que nous avons au poignet, notre horloge posée devant nous pour bien nous tenir en laisse comme un chien par son maître, notre réveil bien installé sur la table de nuit etc., matérialise ce quelque chose d’innommable, ce concept abstrait, fruit de notre esprit qu’on appelle « le temps ». En réalité, ce n’est pas celui-ci qui nous rend prisonniers, tel un objet pris dans la glaciation ; c’est au contraire tout ce qui le matérialise qui fait émerger notre conscience hors de nous-mêmes pour aller volontairement nous éprendre par lui, telle la glu qui fait adhérer et adjoindre deux objets de nature différente. Or, si le temps était réellement une chose tout à fait indépendante de l’espace de notre conscience, comment comprendre que tous les descendants d’homo sapiens répandus sur notre commune Terre n’aient pas la même perception de cette fiction, ni non plus la même modalité de la vivre ? Nous montrerons ultérieurement, c’est-à-dire dans la troisième partie de notre enquête, que même les religions dites révélées (le Judaïsme, la Christianisme, l’Islam, l’Hindouisme, le Bouddhisme etc.,) qui nous parlent du temps de Dieu, n’ont guère la même conception de ce phénomène.
Comment peut-on suspendre l’envol de notre temps imaginaire ?
De même, les calendriers élaborés par les diverses civilisations n’ont jamais été les mêmes à travers leurs histoires respectives ; ni dans une même époque donnée. Selon que l’on vive en Occident, en Afrique (hors de l’influence de la civilisation européenne), en Asie (Japon, Chine etc.,), en Orient, la correspondance des calendriers est impossible, au même titre que la perception du phénomène en question. A titre d’exemple, ceux qui ont l’heur de partager la vie des nomades dans les déserts savent à quel point ces populations se moquent totalement du temps dont la conscience humaine est prisonnière en Occident. Tout se passe comme si elles existaient en dehors de toute idée du temps, de toute mesure ou division artificielle du temps. C’est le vide absolu à l’image de l’absolue tranquillité, voire éternité du temps. D’où leur inclination à se moquer des touristes occidentaux qui sont accrochés à leurs montres et à la mesure de la durée qu’elles affichent sur leur cadran comme un être absolu qui les domine tout entiers. Ils ne cessent de parler de gain ou de perte de temps.
On comprend alors la remarque qu’un guide mauritanien a faite un jour à l’un de ses clients français : « Tu dis que tu vas gagner du temps, mais pourquoi faire ? » A supposer que ce gain de temps soit réel, la question que ce guide pose tient à l’usage que son client pourrait bien en faire. Perte de temps ou gain de temps revient au même : c’est un stress psychologique. L’écrivain Sylvain Tesson, l’aventurier des grands espaces, a fait l’expérience à maintes reprises du bonheur de vivre autrement les choses sous l’angle d’une espèce de présent « éternel ». Par exemple, lors d’une émission sur France Info (« Chronique, les aventuriers, de Régis Picart – émission du 13 août 2011-), à propos du temps, il dit : « De temps en temps, j’oubliais complètement qu’il y aurait un demain, j’oubliais complètement qu’il y avait eu un hier, et j’habitais profondément l’instant. […] La grande leçon, c’est que tout à coup, il faut avoir la politesse de laisser passer le temps. » Autrement, la conscience finit par se fourvoyer très rapidement dans des chimères qu’elle considère comme des faits réels alors que c’est elle-même qui se conditionne à vivre sous ses modalités fictives. Ce faisant, elle est toujours hors d’elle-même et ne manque de se perdre dans des divertissements ou des préoccupations vaines devenues des nécessités, des obligations ou, pire, des impératifs catégoriques. D’où l’urgence à tout prix de vouloir tout réaliser hic et nunc.
C’est pourquoi, la plupart du temps, nous ne savons plus nous donner quelque liberté pour réaliser une tâche à long terme, une semaine, un mois ; même si cela relève encore et toujours de l’organisation administrative des activités humaines qu’on appelle temps. De nos jours, tout est programmé de telle sorte que toute démarche, toute entreprise, toute action devient chronophage. Même si c’est une organisation imposée du dehors à notre conscience, comme un « factum », qui finit par nous ruiner psychologiquement, par nous ronger la conscience, par nous écerveler, personne ne songe à se révolter contre cette machination, cette fiction temporelle dite scientifique. Tout se passe comme les effets du sentiment de la passion qu’Emmanuel Kant analyse fort bien. Selon lui, la passion agit telle une pathologie de la raison, à l’instar d’une « Phtisie » ou tuberculose qui la ronge en profondeur. On comprend alors qu’il puisse écrire que « la passion est une maladie résultant de l’absorption d’un poison ou d’une constitution viciée, qui a besoin d’un médecin interne ou externe de l’âme, capable de la guérir tout à fait, ce qui est très difficile, du moins de lui administrer des palliatifs… La passion est une maladie, qui résiste à tous les moyens thérapeutiques… Un enchantement qui exclut l’amélioration morale {…} La passion se complaît donc dans la servitude du passionné. Aussi, comme la raison ne cesse cependant pas de faire appel à la liberté interne, l’infortuné soupire dans ses fers, soudés avec ses membres » (Anthropologie du point de vue pragmatique, J. Vrin, Paris, pp 109 et119).
Cette situation du passionné par rapport à son sentiment devenu exclusif et pathologique en lui est similaire à notre conscience eu égard au fameux temps ; du moins dans la zone de la sphère occidentale. Même irréel, il nous commande de l’intérieur de nous-mêmes, ne laissant aucune chance à notre liberté. Pire, il a réussi à prendre possession de celle-ci. Désormais, ce n’est plus nous qui agissons, c’est lui qui agit en nous, nous secoue, nous ébranle. Il nous ferme toutes les autres possibilités d’horizon comme l’envol vers autre chose, comme d’autres modalités de penser et d’exister. Nous sommes devenus passifs, quasi inertes tant qu’il ne nous secoue pas ; autant dire qu’il le fait en permanence, à notre insu ou avec notre consentement implicite. Il est devenu nous. La preuve : désormais, sans notre dose de stress du temps, nous sommes comme désemparés. Puisqu’il se plaît à nous conduire par le bout du nez, puisqu’il possède notre vie et règne souverainement sur celle-ci, nous refusons de remplir réellement notre existence. Nous fuyons constamment tout ce qui nous invite (nos connaissances, nos amis etc.,) à la plénitude du vivre. Notre excuse, sur ce point, est la suivante : « je n’ai pas le temps » de m’occuper des autres, de me libérer de mes servitudes quotidiennes, pour goûter à la douceur des choses dans leurs moindres nuances, au pur plaisir d’être avec les autres, à la contemplation de la beauté des choses, du monde, de la nature à travers ses paysages ; voire au plaisir intense du « droit à la paresse », au « ne rien faire ».
« Madame, mon portable, c’est ma vie »
Comme le reconnaît Madame C. Bosc, nous préférons nous laisser envahir « par le flot des images, des informations » de notre objet d’aliénation : le portable et/ou le Smartphone. Le journal « 1 » a consacré un numéro spécial sur l’empire de cet objet technique sur notre conscience. Entre autres, pour bien montrer notre aliénation sans possibilité (ou presque) aucune d’un retour en arrière, un journaliste rapporte l’exemple d’un élève auquel une enseignante a soustrait son Smartphone par abus d’usage en plein cours. Comme cet adolescent a perdu tout le sens de sa liberté, il était désemparé sans son sacré objet de domination psychologique. Nous citons longuement cet article pour signifier, si besoin est, le sens de nos analyses présentes : « Madame, mon portable, c’est ma vie »
« Sur l’île déserte, disent- ils, ils n’hésiteraient pas une seconde : l’essentiel, l’indispensable tout-en-un, le smartphone, serait leur compagnon de solitude. D’ailleurs, lorsqu’il arrive qu’on en confisque un dont la sonnerie importune a malheureusement interrompu une lecture de votre poète préféré, l’enfant martyr est prêt à tous les compromis : « Oui, tout, madame, punition, heures de colle, ce que vous voulez, mais pas mon téléphone ! »
Et cette question qui fait frémir vos oreilles professorales : « Je fais comment moi maintenant ? » On comprend : comment se réveiller sans son alarme préprogrammée, comment s’habiller sans préalablement consulter l’appli météo, comment marcher jusqu’au collège sans sa playlist musicale dans les oreilles, comment apprécier les moments entre copains ou son déjeuner sans les prendre en photo pour nourrir son fil Facebook ? « Madame, je vous jure, mon portable, c’est ma vie. » Pas certain que le rétroéclairage illumine vraiment la vie de nos jeunes. Mais ne soyons pas plus royalistes que le roi, nous qui dégainons aussi le fameux appareil en guise de GPS, d’agenda ou même de coach sportif. À chaque génération son utilisation, c’est ce qui fait son succès. Reste que son usage, souvent addictif, n’est sans doute pas inoffensif à un âge où se forgent les identités. Deux mots s’imposent : « immédiateté » et « narcissisme ».
« Immédiateté » parce que, dans notre monde impatient, la technologie apporte des réponses instantanées à presque toutes les questions, pourvu qu’elles ne soient pas trop existentielles. On fait tourner le moteur de recherche davantage que son moteur cérébral. Outre les difficultés de concentration ou encore la baisse des capacités de mémorisation qu’entraîne la fréquentation trop assidue des écrans interactifs, d’un point de vue éducatif, on remarque surtout que se perd la hiérarchisation de la valeur de l’information. Les professeurs-documentalistes, entre autres, ont la tâche ardue de développer à l’usage des élèves une véritable méthodologie de l’identification et du tri des sources. Il n’est pas toujours évident de séparer le bon grain de l’ivraie et lorsque je les soupçonne d’entretenir davantage leurs connaissances des petits drames de la téléréalité et des people que leurs neurones, ils me rétorquent qu’ils sont aussi abonnés aux alertes de BFM… Une information livrée dans un instantané spectaculaire sans recul ni analyse critique ».
Tout se passe comme si le miasme nous colle à la peau, au point de nous nous conduire à un dérangement physique et psychologique continuel. Toute notre existence contemporaine se résume tout entière ou presque à l’omnipotence temporelle de l’unique réalité de cet objet technique. D’un point de vue psychologique, nous agissons comme quelqu’un qui est atteint d’un TOC (trouble obsessionnel compulsif). Dans l’espace public, dans les transports en commun, dans les bureaux etc., nous avons les yeux braqués sur lui. Dans nos poches pleines de ces objets, nous ne sommes assurés d’être encore nous-mêmes que lorsque nos mains ne cessent de les tripoter : ils sont bien là. Et très vite, comme ils nous démangent la cervelle, nous nous emparons pour nos usages habituels. Toutefois, bien que nous soyons prisonniers de ces merveilleux objets, nous ne sommes pas pour autant libérés de la tutelle du temps. Là aussi, il se fait envahissant, nous dérange perpétuellement par la nécessité de lire les « infos » (généralement des pseudo-informations, c’est-à-dire on réfléchies »), les emails, voire les réponses immédiates de nos amis et connaissances virtuelles de par le monde grâce à Facebook, entre autres. Nous n’arrivons plus à désengorger, désencombrer, soulager, décompresser notre cerveau. Si un extra-terrestre venait à nous observer depuis son état d’être invisible, il ne manquerait pas, faute de comprendre le sens de notre comportement, de faire les réflexions suivantes : « les êtres étranges qui ont la tête penchée sur ou tendue vers l’écran d’un objet technique ; ceux qui ont les yeux tellement rivés sur le beau miroir de l’objet de toutes les tentations que plus rien ne semble exister pour eux en dehors de lui seul ».
Peut-on encore vivre sans mon portable ?
« Je n’ai pas le temps ! » n’a qu’un sens, à vrai dire : c’est la course effrénée pour remplir à tout prix son temps. Mais, cette fuite dite en avant de soi-même par rapport à soi-même cache mal chez l’individu, chez chacun de nous peut-être une inquiétude existentielle. En d’autres termes, « je n’ai pas le temps » parce que j’ai trop de choses à réaliser à la fois. Il est vrai, soit dit en passant, que nous sommes confrontés à des offres infinies dans tous les domaines de l’action humaine : loisirs, consommation etc. Nous sommes devenus avides de tout. Ce faisant, nous nous enchaînons nous-mêmes puisque l’impératif catégorique se résume en ceci : il faut rentabiliser la moindre once de minute dont nous disposons encore par toutes sortes d’actes au quotidien : lire des « infos », téléphoner en permanence et de manière compulsive (un autre nom de prurit psychique), consulter ses emails etc. Nous perdons ainsi la force de faire face à la volonté de vivre pleinement l’ennui, voire des moments d’inaction. Tel est, d’ailleurs, le sens pertinent et profond de la pensée de Pascal quand il écrit que, tant que nous vivons, nous sommes toujours en proie à une infinité de divertissements sans lesquels nous paraissons malheureux. Même nos pensées sont incapables de rester ancrées dans le présent concret. Elles se livrent à une perpétuelle oscillation entre le passé et l’avenir occultant ainsi le présent, seul moment où toute action est possible. Ce faisant, notre conscience semble malheureusement. Dès lors, selon lui, « nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ». (Pensées et opuscules, Pensée 172, p.408, Hachette).
L’omnipotence des objets techniques sur notre existence quotidienne
Avec une telle vie mouvementée, nous pensons combler notre vide ; atteindre la plénitude comme une forme quasi complète de bonheur alors que nous courons au devant « des illusions » remarque encore Madame C. Bosc. La conséquence de tout ceci tient au constat suivant : nous négligeons les choses essentielles comme les échanges en famille où les membres, après le repas, se retirent en leur chambre respective pour retrouver leurs objets de leurs addictions respectives – c’est, du moins, ce que nous confia un jour un père de famille, fort désolé du changement de cet état présent de sa propre famille – (le Smartphone, les ordinateurs et leurs faisceaux virtuels, la fascination de leurs images) : parler avec ses amis tangibles, concrets, présents par la plénitude de leur être, se livrer au bonheur d’une balade dans la nature, dormir de manière optimale selon les besoins de notre cerveau ( puisque les sciences du vivant nous parlent de l’horloge biologique dite « circadienne » qui serait définie comme étant une structure interne capable d’indiquer à notre organisme ce qu’il doit faire, comment il doit réagir sur un cycle de 24h) ; s’adonner à une activité épanouissante dans le réel concret en prenant congé des modes du virtuel. L’affirmation d’une telle modalité d’exister nous achemine vers l’appréciation de la saveur de la vie, de notre propre vie. Donc, on ne devrait pas dire, « je n’ai pas le temps », mais plutôt, « je suis le temps » parce que ce phénomène n’est pas indépendant de ma conscience qui lui confère la plénitude de sa réalité, de son effectivité ; et qui consent à en être volontairement asservi.
II- Temps du monde et temps de la conscience
A- N’y a – t -il qu’un seul temps aux horizons de notre réalité ?
Chacun de nous semble baigner dans une sorte d’«évidence» immédiate de ce qu’on a convenu d’appeler le temps. Nous l’avons montré auparavant, notre vie quotidienne se passe à planifier l’avenir en remplissant son agenda, à nous étonner de « manquer de temps » pour accomplir des obligations multiples. Pire, selon notre âge, nous regrettons de voir le temps passer trop lentement, faute de divertissements. Ceux-ci, comme Pascal l’a montré, conditionnent fondamentalement notre vie en ce monde ; et personne ne semble y échapper. Ce sentiment d’évidence résulte du fait que toutes les réalités naturelles sont soumises aux effets du temps. Selon Einstein et la physique moderne, le temps n’est plus une donnée absolue conformément au postulat de la physique, notamment celle de Newton, mais une variable. Cette physique classique soutenait que les phénomènes physiques sont tous précisément situables « à l’intérieur » d’un seul et unique temps objectif et absolu, tel un cadre fixé par le Créateur de toute éternité. Donc, toutes les lois physiques doivent être formulées en tenant compte du facteur « temps ». A titre d’exemple, la troisième loi de Kepler sur le mouvement des planètes, pour ne citer que celui-ci, énonce ainsi que « les carrés des temps de révolution sont proportionnels aux cubes des moyennes distances des planètes au soleil ». Une telle loi signifie-t-il, pour autant, que le temps fait partie du monde matériel, comme les objets corporels qui semblent tous situables dans le temps ? Toutefois, ce temps « objectif » et « mesurable », auquel toutes les activités sociales se réfèrent, n’est pas très bien connu, même si de multiples instruments aident les êtres humains à mesurer avec une précision progressive les intervalles de temps supposé.
Pourtant, on le sait à présent, le temps commun, que ce soit celui de la vie quotidienne qui rythme les activités sociales, ou celui des physiciens, ne se réduit pas à cette propriété d’être mesurable. Il est aussi ressenti, vécu, éprouvé par les êtres vivants que nous sommes sous la double figure d’un temps créateur, qui porte toutes choses à maturité, et d’un temps destructeur. C’est ce dont témoigne, dans la mythologie de la Grèce antique, l’image de ce dieu inquiétant, Kronos ou l’équivalent de Saturne à Rome. Il s’agit de la personnification du temps (Chronos en grec), qui dévorait ses enfants au fur et à mesure de leur naissance. Comment comprendre le lien entre le temps vécu et le temps mesuré, envisagé comme ce qui enveloppe toute existence ?
Les remarques de Saint Augustin sur l’imperceptibilité du temps ou sur la représentation qu’on en a sont solides et quasi indépassables. Selon l’analyse de ce Père de l’Eglise, et philosophe platonicien, il est, dès lors, évident et clair que ni l’avenir ni le passé ne sont et qu’il est impropre de dire : il y a trois temps, le passé, le présent, l’avenir, mais qu’il serait exact de dire : « il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l’avenir. Il y a en effet dans l’âme ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs : un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à l’avenir, l’attente. Si l’on me permet ces expressions, ce sont bien trois temps que je vois et je conviens qu’il y en a trois » (Confessions livre XI, §§. XIV, XVIII, XX). Dès lors, en dehors de la perception de ce fameux phénomène par la conscience humaine, existe-t-il le temps en soi-même, c’est-à-dire comme réalité absolue au même titre que l’espace ?
L’espace temporel
III- Finitude de l’existence et expérience du temps
A- La conscience de la mort est-elle spécifique à l’homme ?
S’il y a une singularité de la manière spécifiquement humaine d’exister, par opposition à la simple « vie » animale, alors elle tient sans doute au fait que les êtres humains savent qu’ils vont mourir. Et telle est, selon Pascal (Pensées), la grandeur de l’Homme. Même s’il est imprudent de dénier à l’animal tout pressentiment de sa fin, il n’en demeure pas moins que la clarté de cette certitude est une propriété distinctive de l’homme. On comprend, du reste, que les Grecs usaient généralement de l’expression « les mortels » pour désigner l’humanité, ainsi distinguée de ses dieux (les « immortels »), et des animaux. Ces derniers, sans doute moins individués que les êtres humains, pourraient apparaître à nos yeux comme autant d’exemplaires interchangeables de telle ou telle espèce vivante, dans la nature. Cette conscience qu’a l’homme, non seulement de son individualité personnelle, mais, d’abord, de sa finitude, serait-elle à l’origine de la culture ? C’est ce dont témoignent les recherches de la paléo-anthropologie qui posent que les rites funéraires et le culte des ancêtres sont présents chez l’homme dès la préhistoire, et absents, en revanche, des sociétés animales dont on a, d’ailleurs, une très mauvaise connaissance. Tout se passe comme si l’entrée dans la culture se signalait par l’effort de l’homo sapiens pour arracher ses morts à la nature. Social et familial, le rite funéraire « marie le parent aux entrailles de la terre », explique Hegel, et préserve, par-delà sa mort, son statut de « compagnon d’une communauté » (Hegel : Phénoménologie de l’esprit (1807), trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 307).
Par ailleurs, comme nous l’avons montré auparavant, on pourrait être tenté d’utiliser le terme d’existence qui, étymologiquement (latin, existentia), désigne un mouvement de « sortie », pour désigner en propre l’être de l’homme, qui consiste à se projeter vers des possibilités, et à pouvoir se rapporter, notamment, à la possibilité de son propre anéantissement. En ce sens, et suivant la pensée de Jean-Paul Sartre (L’existentialisme est un humanisme), seul l’homme existe. Or, son existence devrait, pour être saisie dans sa spécificité irréductible, être pensée d’abord sous deux aspects principaux : comme un mode d’appartenance à la dimension du temps, et comme relation à la mort.
Dès lors, le temps de l’existence, à la différence d’une succession régulière de « moments » homogènes et quantifiables, se caractérise d’abord par son hétérogénéité et sa dimension qualitative comme Bergson l’a fort bien montré. Il comporte, par exemple, l’alternance d’un long et lent mûrissement, et de l’avènement d’un instant créateur, celui de la décision ou de l’action. Le temps objectif compte des moments indéfiniment identiques. Ainsi, selon Bergson, « Seul le moi éprouve le temps dont l’essence est la durée » ( Les données immédiates de la conscience, 1888). Pour démontrer que le temps vécu n’est pas de même nature que le temps mesuré par la science, Bergson se fonde sur l’exemple que l’horloge. Elle lui révèle que nous confondons temps et espace en considérant l’espace comme un équivalent de temps : « Quand je suis des yeux, sur le cadran de l’horloge, le mouvement de l’aiguille qui correspond aux oscillations du pendule, je ne mesure pas de la durée, comme on paraît le croire ; je me borne à compter des simultanéités (…) En dehors de moi, dans l’espace, il n’y a jamais qu’une position unique de l’aiguille et du pendule, car des positions passées il ne reste rien »( Matière et mémoire, 1939). En effet, en mesurant le temps physique, nous ne faisons que mesurer de l’espace. Ainsi, compter soixante secondes, c’est juste remplacer à soixante reprises une oscillation par une autre, dans de l’espace. Ces juxtapositions de positions n’ont aucun lien entre elles, n’indiquent que l’instant présent : elles n’ont ni épaisseur, ni durée. Cette impression de « durée » que nous ressentons dans l’intervalle de ces oscillations provient de notre conscience, de notre propre moi puisque nous trouvons quelquefois que le temps passe trop vite, ou qu’il s’écoule trop lentement.
Nous l’avons montré précédemment, le temps nivelé de la vie quotidienne décompte le passé (en regrettant ses « pertes de temps »), s’affaire à un présent soucieux de l’« actuel » et rythmé par les « actualités », et escompte des « gains de temps » à l’avenir. Ainsi, Sénèque, dans De la brièveté de la vie, montre que nous aurions tort de nous plaindre de n’avoir pas reçu une vie assez longue. Nous éprouvons ce sentiment parce que nous gaspillons le temps qui nous est imparti et, donc, nous croyons que l’existence nous paraît trop brève. C’est en ce sens qu’il écrit : « Les hommes occupés d’affaires n’en tirent aucun parti, car ils n’ont pas le loisir de porter un regard en arrière ; et quand ils l’auraient, des souvenirs mêlés de regrets ne sont point agréables. C’est malgré eux qu’ils se rappellent le temps mal employé… Nul homme ne se reporte volontiers dans le passé, si ce n’est celui qui a toujours soumis ses actions à la censure de sa conscience, qui jamais ne s’égare » (De la brièveté de la vie, chap. X-§2 à 5).
La Chimère qui ronge notre conscience
B- Du présent et/ou de l’instant comme seul espace réel qui est imparti
Dans l’existence, en revanche, seuls comptent les instants dans lesquels un être humain, prenant en vue d’un seul coup d’oeil, la situation dans laquelle il est placé, se saisit d’une possibilité qui n’appartient qu’à lui. Ce faisant, n’est-ce pas la seule possibilité du déploiement de notre liberté ? L’instant apparaît, ainsi, comme une dimension privilégiée de l’espace perçu comme temporalité : celle d’un présent qui prend soudain un sens, quand l’existence, devenue capable de s’éprouver elle-même grâce à la mise en suspens de la préoccupation quotidienne, comme le montre si bien Rousseau dans Les rêveries du promeneur solitaire (Garnier/Flammarion), est parfois mise en demeure de décider d’elle-même. Car c’est dans l’instant seul que nous consommons la vie sous les diverses figures des moyens, comme sources et pourvoyeurs de plaisir, qu’elle nous octroie. Toute chose se goutte dans les dimensions de l’instant. Comme la joie infinie, profonde qui nous élève jusqu’aux confins de nos cieux prochains. L’existence se fait alors tout entière affrontement ou résignation, libération ou servitude. « Vous qui êtes des vivants et des enfants du temps, s’exclame Kierkegaard, ne sentez-vous pas que l’existence tremble, n’entendez-vous pas la musique guerrière qui appelle, ne percevez-vous pas la précipitation de l’instant qui fait que même l’aiguille des heures ne peut plus le suivre ? » (In Étapes sur le chemin de la vie (1845), rééd. Gallimard, coll. « TEL », 1993, p. 399).
Existe véritablement celui pour qui quelque chose devient, ainsi, instant plénier. Il se sent réclamé, « interpellé », comme on dit aujourd’hui, par l’urgence ou l’instance d’une possibilité. Tout autant que celle du sujet singulier, l’existence même des choses qui l’entourent peut se manifester subitement à lui avec une vigueur inédite, une présence dense. C’est ainsi que Roquentin, le héros de La Nausée de Sartre, en fait l’expérience un jour sur un banc public à Paris : « Toutes ces choses, doucement, tendrement, se laissaient aller à l’existence comme ces femmes lasses qui s’abandonnent au rire et disent : « c’est bon de rire » d’une voie mouillée, elles s’étalaient, les unes en face des autres, elles se faisaient l’abjecte confidence de leur existence. Je compris qu’il n’y avait pas de milieu entre l’existence et cette abondance pâmée. Si l’on existait, il fallait exister jusque-là, jusqu’à la moisissure, à la boursouflure, à l’obscénité. Dans un autre monde, les cercles, les airs de musique gardent leurs lignes pures et rigides. Mais l’existence est un fléchissement » (In Œuvres romanesques, Gallimard/ « La Pléiade », 1981, p. 150 sq). Cependant, qu’est-ce qui, davantage que la mort, peut se voir attribuer ce statut d’instance perpétuelle, toujours là à l’arrière-plan, capable à tout instant de transformer l’insouciance en angoisse ? C’est la conscience de celle-ci qui nous fait apprécier les saveurs de notre existence éphémère en nous éloignant de tout attachement, plus que de raison, aux choses matérielles ; ces fausses propriétés privées qui finissent par nous posséder bien plus qu’on ne les possède. Elles appartiennent, en fait, au monde que nous laisserons un jour, c’est-à-dire aux autres. La mort nous fait vivre dans l’être, notre être bien plus que dans les illusions de l’avoir.
Fiction ou réalité ?