Antigone et la liberté.
Ecrit par : Pauline Khalifa, en TL, au Lycée Saint-Marc 2015, à Nivolas-Vermelle.
Quel être humain n’a jamais désiré ardemment la liberté ? Qui n’a jamais voulu être un être libéré de ses chaînes physiques et morales ? Dès que la notion du sujet a été définie clairement par René Descartes, de nombreux questionnements sont apparus à propos de la place de l’être humain, substance res cogitans et notamment la question sur la liberté individuelle demeure toujours un sujet de discussions philosophiques. Qu’est-ce que la liberté ? Si nous prenons l’étymologie de ce mot, nous obtenons deux termes : « libertas », à savoir « état de l’homme libre » et « liber » au sens de « l’homme qui demeure libre ». La liberté semble ainsi désigner un état d’âme, une attitude humaine. Si nous nous reposons sur la définition de la Déclaration des droits de l’Homme de 1791, nous apprenons que : « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Ainsi, nous pouvons présumer que le sujet humain est libre. La liberté englobe les faits, les gestes, les actions de l’Homme dans la mesure où ceux-ci ne nuisent pas à celles des autres. La liberté désigne le pouvoir de la volonté humaine de choisir ses fins, de prendre ses décisions et d’agir par soi-même sans être déterminé, ni influencé par quelconque facteurs intérieurs, voire déterminismes extérieurs. De cette façon, la liberté englobe plusieurs autres faits tels que le discernement du bien et du mal, les responsabilités, le devoir, la législation. La liberté semble être véritablement un mot à sens large et, de ce fait, encore aujourd’hui, des questions diverses se posent aux sujets de terme. En effet, il est difficile d’user de sa liberté mais également de voir ses limites, car en étant réaliste, la liberté ne peut exister sans oppositions à celles-ci. De plus, elle est constamment en relation avec des facteurs contraignants, ce qui prouve sa complémentarité mais également sa nécessité d’être. Cette union déterminante crée un équilibre humain garantissant la liberté de chacun, quel qu’il soit.
Le personnage d’Antigone a longtemps été un sujet d’étude et son mythe a été réécrit par de nombreux auteurs. Elle a été citée par Eschyle dans sa tragédie Les Sept contre Thèbes qui présente la lutte des deux frères d’Antigone, Etéocle et Polynice pour des affaires politiques et de conquêtes. Finalement, la mort des deux frères oblige le régent de Thèbes, Créon, à nommer un vainqueur et à déshonorer le second. Polynice est déclaré traître à son pays et Etéocle reçoit les honneurs. A partir de ce fait, Antigone va désobéir à son oncle, Créon, en offrant les hommages funéraires interdits à son frère, Polynice, et elle est ainsi punie. Antigone est également présente dans la tragédie de Sophocle en étant son héroïne éponyme et elle a inspiré d’autres auteurs comme Jean Cocteau ou encore Jean Anouilh. Antigone est un personnage majeur dans la notion de la liberté car elle est aussi bien son symbole, sa représentation humaine mais également son contraire, c’est-à-dire, une femme oppressée et fataliste et ce sont les raisons pour lesquelles elle est capable de soulever des interrogations beaucoup plus vastes et d’ordres philosophiques. En effet, bien qu’elle soit un simple personnage, une création issue de l’imagination d’un auteur qui connaît lui aussi la liberté de la façonner à l’image qu’il désire, mais également en fonction des obligations réelles de sa société et de la vie courante, elle demeure toutefois un reflet de notre réalité quotidienne, un sujet de dénonciation mais également de réflexion personnelle. Un auteur est libre de construire ce qu’il souhaite néanmoins, il est constamment tiraillé entre les devoirs, les obligations ou encore les règles de sa vie, les soucis de l’autocensure ou de la censure d’autrui, de la bienséance et de l’éthique. Dans ce cas, comment espérer créer un personnage entièrement libre alors que son créateur ne connaît pas cette attitude presque utopique ? Le fait que l’auteur connaisse des limites montre véritablement que sa création n’est pas libérée totalement de diverses entraves tout comme lui. En effet, elles sont liées non pas uniquement à ses aventures, à ses intrigues mais également à sa création, à son identité même. Dans ce cas, le personnage peut être analysé comme une sorte de miroir, d’être de papier, loin de nous par de nombreux éléments mais aussi proche par sa symbolique et ses enjeux philosophiques ou littéraires. En vertu de ces faits, pouvons-nous attester qu’Antigone est aussi si libre qu’elle ne parait ?
Pour répondre à cette interrogation, nous allons nous reposer sur la version originale de Sophocle puis sur la réécriture d’Anouilh.
I/ Des informations à connaître avant toute démarche
Les Labdacides.
Pour comprendre le personnage, il est majeur de se reposer sur l’histoire de sa famille car en effet celle-ci est déterminante.
Zeus, fou amoureux d’une jeune femme nommée Europe, fille d’Agénor, décide de la séduire et de l’enlever en prenant la forme d’un magnifique taureau blanc. Agénor recherche désespérément sa fille et demande à ses fils de l’aider dans cette tâche. Après avoir parcouru le monde, l’un de ses fils, Cadmos, consulte l’oracle à cet effet qui le rassure en lui demandant de suivre une génisse pour fonder une ville. Cette ville n’est autre que Thèbes, en Béotie qui veut dire « le pays de la génisse ». Cadmos, après avoir tué un dragon, disperse ses dents et obtient des compagnons belliqueux qui deviennent par la suite les Spartes. Par la suite, il va épouser Harmonie, l’une des filles d’Arès et le couple a un fils et quatre filles dont Sémélé, la maîtresse de Zeus. Cette dernière est trompée par Héra, jalouse de sa position, et meurt après avoir été consumée par la forme divine de Zeus. Son enfant est sauvé de justesse par son ancien amant et devient Dionysos. Cependant, la vraie et sinistre histoire débute avec Labdacos, le petit-fils de Cadmos. Littéralement, son nom signifie « le boiteux », ce qui prouve l’instabilité de son règne. A sa mort, il laisse un fils, Laïos qui est obligé de fuir chez Pélops. En partant, Laïos va enlever son fils qu’il aime à la folie, Chrysippos et provoque ainsi la colère d’Héra qui maudit cette famille dont sa descendance. Laïos, pour des raisons politiques, épouse Jocaste et l’oracle de Delphes les interdit tous deux d’avoir une descendance car selon lui elle causerait la perte de Thèbes. Cependant, ils ont un fils nommé Œdipe et, se souvenant de la malédiction et de l’avertissement de l’oracle, décident de l’abandonner et de le tuer. L’homme chargé de le faire sur le mont Cithéron n’en a pas le courage et préfère l’abandonner, en l’attachant par les talons, d’où son prénom « Œdipe » voulant dire « Pieds enflés ». L’enfant est trouvé et adopté par le roi de Corinthe, Polybe qui l’éduque comme son fils en lui cachant qu’il n’est pas son fils naturel. En devenant adulte, Œdipe commence par se poser des questions sur ses origines et en consultant l’oracle de Delphes, découvre son pénible destin : il doit tuer son père et épouser sa mère. Craignant la réalisation de la prophétie, il quitte sa famille et fuit Corinthe. A un carrefour, il rencontre un noble homme qui refuse de lui céder le passage. Impérieux et s’emportant, il le tue dans un excès de rage. Cet homme n’est autre que son père biologique, Laïos. Œdipe se dirige vers Thèbes et rencontre le Sphinx, le terrible monstre félin et féminin qui terrifie la ville. La créature lui pose cette devinette fort célèbre et, si Œdipe n’y répond pas, elle le tue : « Quel animal a quatre pieds le matin, deux à midi et trois le soir ? ». Œdipe trouve la réponse qui n’est autre que l’Homme, en lui expliquant que le matin il est encore un bébé qui rampe, le midi il est un adulte et le soir un vieil homme avec une canne. Le Sphinx, agacé, se suicide. Arrivé et acclamé comme héros de Thèbes, il épouse la reine Jocaste, sa mère biologique. D’elle, il a quatre enfants : les deux frères Etéocle et Polynice et les deux sœurs Ismène et Antigone. La prophétie se réalise et Thèbes est frappée par la peste. Tirésias avoue finalement la vérité à Œdipe. Jocaste, folle de douleur, se pend et Œdipe se crève les deux yeux avec les épingles d’or de sa femme, et s’exile à Colone, guidé par Antigone. Après son exil, une guerre éclate entre les deux enfants d’Œdipe, Etéocle et Polynice qui convoitent tous les deux le pouvoir. C’est la guerre des Sept contre Thèbes. Finalement, les deux frères s’entretuent et Créon, le frère de Jocaste, devient le roi. Etéocle est traité comme un héros alors que Polynice est considéré comme un traître car celui-ci, pour récupérer le pouvoir, s’était allié aux Argiens. Créon interdit la sépulture et les funérailles de Polynice : dans la croyance populaire, il ne peut rejoindre le royaume des morts et est condamné à errer éternellement. Cependant, Antigone brave l’interdiction de son oncle et va être gravement punie. Elle est enfermée dans le tombeau des Labdacides et se suicide. Son fiancé, Hémon, fils de Créon, va la rejoindre et se tue à son tour sur le corps de sa bien-aimée. Créon, quant à lui, est aussi puni car il va perdre sa femme Eurydice, morte de chagrin en l’accusant de son malheur.
Les thèmes majeurs philosophiques d’Antigone de Sophocle et de Jean Anouilh :
*La liberté
*La conscience
*La volonté
*Les valeurs humaines (révolte, dignité, empathie…)
*La mort
*Le temps
*Le risque
*La justice
*Autrui
Les personnages
Antigone : Elle est l’héroïne de la tragédie. Fille d’Œdipe, elle appartient à la lignée des Labdacides maudite. Elle est également la nièce de Créon et la fiancée de Hémon. Antigone sait se montrer audacieuse, souvent impulsive même si elle sait manier l’art de la rhétorique. Après avoir offert un rituel funéraire à Polynice considéré comme un traître aux yeux de Créon, elle est condamnée à être emmurée vivante et elle préfère se donner la mort.
Créon : Il est devenu le régent de Thèbes après l’exil d’Œdipe à Colone. Il est l’oncle d’Antigone et le père de Hémon. Il est autoritaire, tyrannique, sévère, trop sûr de lui et déteste la désobéissance. Créon condamne Antigone à la prison à perpétuité dans le caveau des Labdacides car elle a bravé son interdit.
Etéocle : Il est l’un de deux fils d’Œdipe et va mourir de la main de son frère, Polynice, lors de la guerre des Sept contre Thèbes. Il est du côté de Thèbes et l’ennemi des Argiens. Etéocle convoite le pouvoir et décrit depuis son enfance comme le rival de Polynice, comme un enfant au devenir sanglant et violent.
Eurydice : Elle est la femme de Créon. Eurydice accuse Créon de la mort de son fils et, désespérée, elle se donne la mort en haïssant son mari.
Hémon : Il est le fils de Créon et le fiancé d’Antigone. Il tente de raisonner son père sur la condamnation d’Antigone mais ce dernier refuse d’accéder à sa demande. Après le suicide d’Antigone enfermée dans le caveau des Labdacides, Hémon, dans un excès de rage tente de tuer son père et échoue. De sa propre main, il préfère rejoindre sa bien-aimée dans la mort.
Ismène : Elle est la sœur d’Antigone. D’une nature tranquille, elle ne semble pas préoccupée du sort de ses deux frères qui se sont entretués. En revanche, lorsqu’Antigone est attrapée par Créon, elle va tenter de le persuader de la libérer et se propose comme complice. Sa propre accusation est vaine car Antigone et Créon l’écartent définitivement de cette entreprise.
Polynice : Il est le second fils d’Œdipe et le frère d’Etéocle. Il est l’un des belligérants lors de la guerre des Sept contre Thèbes en soutenant les Argiens qui souhaitent conquérir Thèbes. Il meurt en même temps que son frère sur le champ de bataille. Créon, le régent de Thèbes, va lui accorder le statut de traître à la patrie et interdit ses obsèques, c’est-à-dire que Créon le condamne à ne jamais connaître le repos dans la mort et donc à devenir une âme errante. Antigone, sa sœur, va lui offrir les derniers rites funéraires, ce qui le délivre de son triste sort.
Des contextes historiques différents
Pour la version d’Anouilh
La pièce en elle-même est une réécriture moderne et française d’Antigone où se mêlent les problèmes de l’époque de son auteur. Même si la pièce connaît de grandes modifications, à savoir, l’ajout de personnages comme par exemple la nourrice, elle est une représentation originale qui reste relativement fidèle à la version originale de Sophocle. Antigone a toujours des caractéristiques qui font d’elle une tragédie. Néanmoins, elle ne peut être considérée comme une « pure » tragédie classique car certains éléments manquent. Cependant, la présence d’un chœur, d’un prologue, de vingt-quatre heures, et de personnages nobles et fatalistes rappellent fortement les mises en scène grecques. Mais cela ne suffit pas pour la représenter comme telle. Cette pièce a été jouée la première fois le 14 février 1944 durant l’Occupation allemande en France et dénonce implicitement l’oppression nazie en mettant en scène un tyran, une dictature vichyste qui n’est autre que Créon et une résistante, Antigone. Anouilh dit même : « L’Antigone de Sophocle, lue et relue et que je connaissais par cœur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges. Je l’ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre. » En effet, le contrôle du pays par l’occupant allemand engendre une véritable crainte quant à l’avenir de la France et la question de la libération est omniprésente dans les consciences libres et insoumises. Ainsi, Anouilh utilise le théâtre comme une forme de propagande permettant de diffuser un message d’espoir, pour insuffler aux consciences la volonté de se battre, d’œuvrer pour la libération en présentant le sacrifice comme minime pour une cause altruiste et générale.
Cependant, cette interprétation est fortement discutable et demeure un sujet de débats inépuisable car Antigone ne serait pas, aux yeux de certains critiques littéraires, une résistante dans ses arguments, son attitude, ses dires. Elle serait plus « une victime », « une prisonnière » qui ne sait pas la raison pour laquelle elle doit mourir mais qui veut tout de même perdre sa vie pour rien. La particularité du travail d’Anouilh repose sur la suppression des éléments qui font des personnages des membres de la famille royale. En effet, ils appartiennent à cette classe noble mais ils n’ont pas le comportement, l’étoffe, ni le vocabulaire soutenu de celle-ci. C’est la raison pour laquelle les personnages sont accessibles et plus proches de nous qui sommes capables d’éprouver de l’empathie pour leur sort. Les personnages perdent de leur prestige.
Pour la version de Sophocle
Lorsque Sophocle présente Antigone en 442 avant J.-C, il est âgé de près de cinquante-trois ans et a déjà remporté une vingtaine de prix lors de concours de pièces de théâtres tragiques. En effet, vers 468 avant J.-C, il bat Eschyle et depuis cette victoire, il est toujours couronné premier ou second et demeure un auteur prestigieux. Nous pensons qu’il est l’auteur de près de cent-vingt pièces dont Antigone, Œdipe Roi, Œdipe à Colone ou encore Electre. Sophocle aurait rédigé Antigone dans ses premiers travaux même si elle est la fin du cycle d’Œdipe car celle-ci marque la fin de la malédiction des Labdacides. Cependant, nous n’avons pas assez d’informations pour l’assurer. Le personnage d’Antigone, contrairement à la version d’Anouilh, semble plus sentimental, plus expressif et donc plus marquante, touchante quant aux manifestations des émotions qu’elle produit sur nous. La pièce de Sophocle est une véritable tragédie grecque et atteste véridiquement l’ingéniosité des Grecs à qui l’on doit toute notre littérature et notre théâtre. Elle est rythmée par l’arrivée (le parodos) et la sortie (l’exodos) d’un coryphée et d’un chœur dynamiques et commentant les actions et les paroles des personnages en chantant, mais également par des vers minutieux (le trimètre iambique). La particularité de ces vers demeure dans la musicalité précise et le rythme qu’ils engendrent. En outre, les vers grecs sont très différents de nos vers français et classiques. Les vers grecs fonctionnent comme des partitions musicales, c’est-à-dire avec des syllabes de diverses durées, qui créent des dialogues actifs d’où la réelle difficulté aujourd’hui de pouvoir imiter le jeu de scène en langue d’origine.
II/Antigone est-elle aussi si libre qu’elle ne paraît ?
I/ Antigone connaît des libertés
1° L’héroïne, étant libre, est capable de prendre des décisions et de choisir.
Antigone est une humaine et bien qu’elle soit une créature frêle et fragile, elle est capable d’écouter ses désirs, de se maîtriser et de les juger dignes ou indignes car elle est un être pensant, une substance res cogitans d’après Descartes. Cette fragilité corporelle, cette éternelle fragilité comparée aux autres éléments du monde est compensée par la faculté de penser, d’où le pouvoir de l’esprit humain comme le présente Pascal dans ses Pensées. Si Antigone est consciente et pensante, alors elle est véritablement un sujet réfléchissant aux conséquences, aux enjeux de ses décisions. De plus, étant considérée comme un sujet libre, elle se doit d’être hors de toutes formes de perversion et d’influence extérieure mais également intérieure. Ainsi, Antigone prend la pénible décision, qui va la conduire à sa perte, d’offrir des funérailles interdites à son frère Polynice contre la volonté de Créon, son oncle. A partir du moment où l’héroïne décide et agit, alors elle prouve qu’elle est responsable et qu’elle prend connaissance de son positionnement par rapport au régent, c’est-à-dire qu’elle acquiert un statut de lutte, d’opposition. En outre, elle est un sujet actant car tous les textes tragiques lui accordent une place d’exception en la nommant comme héroïne éponyme. De plus, sa prise de risque montre qu’elle croit en des valeurs supérieures qu’elles souhaitent inculquer à Créon par l’affront qu’elle lui fait. Et, contrairement aux premiers réflexes de la plupart des hommes, Antigone ne se protège pas du tout du risque qui n’est autre que la punition de Créon, à savoir la mort : elle l’affronte directement sans se dissimuler ni le fuir. Sur ce point, elle montre son obstination et sa croyance en sa cause, en sa propre justice, celle du droit naturel, insérant de façon universelle dans la raison humaine ; et qui transcende les droits et les lois écrits par les hommes ; ceux-ci sont variables et particuliers. Elle juge même son oncle car, d’une part, elle lui présente sa propre vision extérieure qu’elle a de Créon et également la vision des autres citoyens de Thèbes, tyrannisés et effrayés par le régent, et, d’autre part, elle tente de montrer l’absurdité du décret de Créon et blâme son comportement despotique, appliquant ainsi sa liberté d’expression. Antigone est véritablement une femme libre moralement car Ismène essaye de la dissuader d’accomplir son entreprise funéraire et, enfin, de reculer face à Créon, une fois faite, en acceptant de se résigner et de se plier sous son joug et à sa dite supériorité accordée par son pouvoir politique et non pas par ses valeurs humaines. Créon fait de même et, pourtant, Antigone ne s’écarte pas de sa position : elle reste dans l’opposition, la lutte et non la conciliation et enfin l’acceptation, la résolution du problème. En outre, sa liberté est garantie par sa pensée individuelle allant à l’encontre de celle de sa sœur Ismène qui préfère rester dans le détachement, le silence et l’acceptation du sort de celui qui a été son frère en adoptant une attitude de soumission, et de Créon qui tente de faire taire Antigone par l’intimidation, les menaces, la violence et le châtiment. Cependant, Antigone écarte ces influences extérieures pour croire véridiquement et sérieusement en ses propres valeurs humaines et use ainsi de sa liberté morale et également d’expression.
Dans la version de Sophocle (édition Le Livre de Poche).
L’auteur montre, dès la scène d’exposition, le problème majeur de la pièce qui n’est autre que les funérailles interdites de Polynice : « […] rien qui apaise ni avive ma peine, depuis l’heure où toutes deux, nous avons perdu nos deux frères, morts en un seul jour sur un double coup (Ismène, p 1) », « Créon, pour leurs funérailles, distingue entre nos deux frères : à l’un il accorde l’honneur d’une tombe, à l’autre il inflige l’affront d’un refus ! (Antigone, p 2) ». Il met en lumière également le désir d’Antigone de lutter contre la parole du roi Créon, ce qui fait d’elle une femme libre par sa pensée et libre de ses actes. Elle est tout-à-fait consciente de ses actions et du sort qui pourrait l’attendre si elle brave les interdictions de son oncle : « Vois si tu veux lutter et agir avec moi (Antigone, p 2) ». Elle justifie d’ailleurs cette audace en expliquant que le devoir du sang doit être à tout prix respecté car cela est, pour elle, essentielle et non négligeable. C’est une question d’éthique mais également d’honneur : « C’est mon frère – et le tien, que tu le veuilles ou non. J’entends que nul ne soit en droit de dire que je l’ai trahi (Antigone, p 2). » Cependant, nous pouvons constater que l’amour fraternel est relativement absent dans les raisons d’Antigone : elle fait cela par égard pour autrui et non par amour du moins présenté explicitement. Le lien du sang devient ainsi l’un des enjeux majeurs du texte : « Mais l’autre était son frère, et non pas son esclave (p 20, Antigone). » Antigone agit par le devoir de la famille, par le respect de cette unité qui est pour elle sacrée mais toutefois se dégage de la notion du pur devoir pour en faire l’une de ses valeurs universelles comme la loi ou le droit naturels, d’où la preuve qu’Antigone est libre de choisir ses priorités.
Dans la version d’Anouilh (édition La petite vermillon).
Antigone a l’étoffe d’un sujet cartésien à partir du moment où elle a recouvert le cadavre de son frère d’un peu de terre. Antigone devient maîtresse de cette révolte et elle est libre de ses actes : « Alors, voilà, cela commence. La petite Antigone est prise. La petite Antigone va pouvoir être elle-même pour la première fois. (Le chœur, p 55) ». Par le choix et l’opposition audacieuse faite à Créon, elle est reconnue comme une conscience à part entière : « Je recommencerai. (Antigone, p 65) » De plus, elle donne diverses raisons et justifie ses actes : « Je le devais […] Je le devais tout de même. (p 65) », « C’était mon frère. (p 66). » Et lorsque Créon lui demande si elle connaît la peine qui l’attend en bravant son interdit, elle lui rétorque le plus simplement du monde : « Oui, je le savais. (p 66) ». Antigone a agi en connaissance de cause et cela montre qu’elle a réfléchi longuement : « J’étais certaine que vous me feriez mourir au contraire. (p 68) » Elle n’ignore pas que Créon est capable de tuer quiconque désobéit à ses ordres et pourtant, elle risque sa vie. Antigone, si elle n’avait pas été libre, n’aurait pas pris de décision et aurait ignoré Créon et son devoir de sœur envers son frère. Cependant, selon Sartre dans L’existentialisme est un humanisme, ne pas choisir de choisir est également un choix donc, concrètement, elle reste une héroïne et un sujet libre. Néanmoins, dans son cas personnel, Antigone use de sa liberté et de son discernement pour juger le pour et le contre et les enjeux : à savoir, la vie ou la mort. Son choix de s’occuper de son frère mort entraîne un autre choix : la mort. C’est seulement lorsqu’elle risque volontairement sa vie qu’Antigone devient une figure humaine digne et un symbole de liberté car cette dernière a une valeur encore plus honorable dans la prise de position difficile et vitale. En effet, la liberté est un droit universel pour chaque être humain mais devient véritablement prestigieuse lorsque l’on joue une vie, ou que nous sommes dans une situation critique car elle nous rend vivants.
2° Antigone, maîtresse didactique de son destin.
Un être humain bâtit sa vie selon ses désirs, mais également les circonstances ou évènements qui se présentent à lui. Ses expériences lui permettent de construire sa personnalité, mais également son futur. Si nous partons de cette formule : « Ta vie sera ce que tu en feras », nous comprenons alors l’idée que l’Homme agit et qu’il est libre totalement de construire son existence selon ses choix. Ainsi, cette citation semble supprimer les déterminismes extérieurs et intérieurs en insistant sur l’être humain débarrassé de toute entrave physique et morale. Antigone prend la décision de braver l’interdit de Créon, à savoir la justice d’un seul homme et de ce fait, elle est dans l’illégalité, mais sous le regard des croyances religieuses de l’époque. Antigone ne peut, pourtant, pas être condamnée. Se pose ainsi un nouveau problème : jusqu’où peut-on utiliser notre liberté individuelle dans le cadre d’une législation et d’une justice qui codifie la liberté à sa manière ? Par ce fait, Antigone, par la notion manichéenne du discernement du bien et du mal présentée ici sous la famille à respecter, à honorer par les funérailles contre le refus des obsèques, devient un sujet libre. Cependant, il est vrai que si Créon a interdit un fait, elle ne devrait pas enfreindre l’interdiction. En revanche, dans le cas présent, le régent de Thèbes est un véritable tyran, injuste, irrespectueux et rejetant la loi divine qui oblige par ce fait le respect du mort et des rituels funéraires accordés à son égard dès lors, Antigone n’a pas enfreint la loi supérieure aux hommes et ne pourrait être punie. Les raisons pour lesquelles Antigone est maîtresse de son destin sont les suivantes : avant tout elle refuse d’obéir à Créon tout en ayant conscience du sort funeste qui l’attend si elle est découverte, puis, en connaissance de cause, elle s’y oppose en se moquant de lui ou en tentant de le convaincre. Et, enfin, elle ne recule pas devant sa tâche et en quelque sorte se sacrifie pour ses valeurs en refusant le bonheur promis en épousant Hémon. Antigone sait pertinemment que sa conduite l’emmène directement à la mort. Elle force son destin et précipite sa mort, en choisissant pourtant cette issue au lieu de vivre dans la soumission avec sa sœur Ismène, son oncle et son fiancé. Le terme « maître » vient du latin « magister » et de l’ancien français « maistre » qui renvoie à l’idée de l’enseignement, de la guidance et du commandement et, sur ce point, Antigone prend en main son destin et le force à obtenir ce qu’elle désire : l’enterrement de son frère mort par les obsèques et l’humiliation de Créon. De plus, Antigone apporte un enseignement à la plèbe de Thèbes qui la soutient dans sa tâche en refusant son châtiment.
Cette leçon concerne : l’amour, le respect de la famille ; la révolte, la lutte, le soulèvement quitte à mourir pour ses valeurs universelles et véridiquement humaines ; la dénonciation des abus du pouvoir tentant de réduire à la soumission et à la terreur un peuple ; le destin que l’on peut maîtriser par ses choix. Ce sont uniquement ces faits qui attestent le statut de maîtresse du destin, maîtresse de sa propre vie, accordé à Antigone.
Dans la version de Sophocle
Antigone dénonce la justice tyrannique de Créon. Ce dernier dit : « Ainsi, as-tu osé passer outre à ma loi ? (p 18) ». Cette parole révèle d’ores et déjà le fonctionnement de la législation et de la justice de Thèbes : Créon est le seul à l’avoir instauré et, il est l’unique homme à être apte à juger. Antigone lui réplique : « Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée ! […] je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! (p 18)» Elle s’oppose volontairement à Créon, ce qui la rend libre de ses paroles et de ses actes et la rend vivante dans le sens où sa conscience est reconnue comme l’opposante du régent de Thèbes. Antigone aurait pu éviter sa triste fin en évitant d’agacer Créon en lui désobéissant et également par ses paroles audacieuses et narquoises. Cependant, elle a préféré lui tenir tête. En connaissance de cause, elle sait, depuis le début, le châtiment à venir et, pourtant, elle n’a pas cherché à reculer. De cette façon, Antigone s’adresse à sa sœur en ces termes : « Ton choix est fait : la vie, et le mien, c’est la mort. (p 22) ». Elle participe au phénomène de la catharsis qui n’est autre que le fait d’expurger les passions par la terreur et la pitié. Ceci fait référence à Socrate, dans le Phédon de Platon. Ainsi, Antigone a un rôle purement didactique car elle nous apprend comment elle utilise sa liberté et sa volonté pour des causes qui nous tiennent à cœur au point de se sacrifier. Et, de cette façon, elle est altruiste : « Ma vie, depuis longtemps, j’y ai, moi, renoncé afin d’aider les morts. » (p 22). Antigone est également appréciée de Thèbes et lui enseigne la justice : « c’est dans la gloire, au milieu des louanges, que tu te diriges ainsi vers la retraite ouverte aux morts, sans avoir subi l’épreuve des maladies épuisantes, sans avoir vu ton courage payé d’un bon coup d’épée au combat. Seule entre les mortels, c’est de toi-même, et vivante, que tu descends dans les Enfers ! (Le coryphée, p 33) »
Dans la version d’Anouilh
Antigone évoque la notion de choix, fait qui prouve qu’elle est un être connaissant le discernement et le sens de la directive : « Tu as choisi la vie et moi la mort. (Antigone, p 98). Elle est libre et elle encourage Thèbes à se soulever contre Créon : « Tu l’entends, Créon ? Elle aussi. Qui sait si cela ne va pas prendre à d’autres encore, en m’écoutant ? (Antigone, p 98) ». Ce fait atteste véritablement qu’Antigone promeut la liberté d’expression et meurt en l’emportant dans son tombeau. Antigone a choisi la mort : « Quand elle a dû y renoncer, elle a trouvé autre chose tout de suite. Ce qui importait pour elle, c’était de refuser et de mourir (Créon, p 100). » Refuser, voilà la preuve qui montre qu’Antigone est libre. Ce verbe est par excellence l’attestation de la volonté de révolte d’Antigone et ce n’est autre que l’expression de sa liberté. Par la négation, elle s’oppose à la conscience d’autrui, à Créon, et elle acquiert sa liberté car elle est reconnue comme une rivale, une ennemie redoutable capable d’user de sa liberté morale pour blâmer le roi. Si Créon veut la faire taire, l’emprisonner, c’est uniquement parce qu’elle sait manier habilement sa liberté et sa rhétorique pour le détrôner, pour l’humilier. Créon a peur d’elle car elle fait preuve d’audace et qu’Antigone peut tout à fait rallier des citoyens à sa cause. En outre, elle est une menace à éliminer car sa liberté se dégage dans ses paroles, son attitude et cette audace est un risque. Antigone devient presque une figure d’une martyre, d’une résistante ne craignant point pour sa vie et usant de sa liberté dans ce moment critique de Thèbes. Elle utilise sa voix pour dénoncer l’injustice de Créon : elle est réellement un sujet libre et délivrée de l’oppression du tyran.
3° Le refus de son bonheur.
Un être humain devrait avoir trois objectifs majeurs dans sa vie : d’une part, il cherche à connaitre le bonheur, le bien-être suprême recherché depuis la prise de conscience de son existence et sa maturation intellectuelle ; d’autre part, il veut accéder à la vérité suprême et résoudre les problèmes liés à son existence ; et, enfin, il souhaite connaître le monde autour de lui en accumulant les connaissances et les représentations qu’il en a. Antigone est une exception et nous pouvons le constater sur le premier enjeu lié au bonheur. Fiancée au fils de Créon, elle aurait pu connaître la joie d’avoir un mari, de fonder une famille, d’avoir des enfants et d’être, plus tard, grand-mère et de connaître une vie sereine et de quiétude. De plus, étant d’un sang noble, elle n’a pas à connaître les difficultés de la plèbe comme la pauvreté, le souci de l’argent, la famine ou encore la misère et sa vie n’aurait pas connu ceux-ci. Au lieu de s’abaisser à cette destinée, à cet avenir plaisant, Antigone prend la décision de se préoccuper de son frère mort et non des vivants au point qu’elle se met en péril pour un être qui a été proche d’elle et qui n’est plus, pour une question d’honneur, d’éthique, religieuse. Cette attitude met en valeur son courage et le sens du sacrifice. Refuser ce qui nous est promis et le « bonheur facile », ou du moins, le confort est une liberté, un désir d’exigence envers soi-même et envers les autres. De cette façon, Antigone est insatisfaite et compromet sa vie par sa définition du bonheur résidant dans l’altruisme, l’attention accordée à son proche et au dévouement pour un autre que soi. Cet autre aurait pu être Hémon, mais il est une altérité ; ce proche n’est autre que Polynice et le lien du sang maudit renforce cette impossibilité de l’ignorer et de le laisser sans obsèques. En analysant le terme « bonheur », nous savons que son étymologie latine, « bonum augurium » qui signifie « bon présage ». Sur ce point, le bonheur serait de l’ordre du destin et non pas du maîtrisé. Ainsi, la mort de Polynice, si soudaine, permet de garantir le bonheur d’Antigone même si elle ne veut pas, comme tout autre homme, mourir. Pourtant, c’est son suicide qui montre l’achèvement de sa mission altruiste et, ainsi, elle se délaisse, abandonne sa vie pour son devoir. Antigone est réaliste et sait que son bonheur ne peut être garanti par Hémon. C’est la raison pour laquelle elle préfère vouer sa vie à la mort car elle serait plus heureuse en sachant Polynice en paix, en ne laissant derrière elle aucune descendance maudite qui pourrait perpétuer le châtiment divin. Elle ne regrette nullement ses actes et préfère éviter la souffrance de l’emprisonnement à perpétuité dans le caveau des Labdacides, en passant sa vie peut-être à haïr Créon. Ainsi, Antigone refuse une situation sereine, un avenir plaisant et facilement accessible. Elle est libre car elle choisit et à partir du moment où elle décide, réfléchit et enfin agit, elle n’est plus une victime ou du moins soumise à quelque projet.
Dans la version de Sophocle
Antigone ne craint pas la mort, qui est, pourtant, le risque ultime de l’homme, l’adversaire redoutable qu’on ne peut pourtant éliminer et préfère mourir pour une cause honorable que mourir en n’ayant rien tenté pour sa famille, pour l’alter et le proche : « Subir la mort, pour moi n’est pas une souffrance. C’en eût été une, au contraire, si j’avais toléré que le corps d’un fils de ma mère n’eût pas, après sa mort, obtenu un tombeau. De cela, oui, j’eusse souffert … (Antigone, p 19) », « Je ne vois pas de honte à honorer un frère (p 20, Antigone) ». Antigone, en choisissant la mort, refuse son bonheur et Créon la prive également de celui-ci : « Hadès saura pour moi couper court à ces noces. (p 23) » En revanche, c’est uniquement Antigone qui décide et non Créon car ce dernier accède à sa requête et pense qu’en lui donnant la mort, sa nièce est punie de son audace. Or elle a choisi son sort. En outre, Créon n’est pas le véritable maître de Thèbes car Antigone a choisi sa mort et les dieux l’ont désignée pour cela. Le roi est le sujet des dieux et non leur égal. Créon pense qu’il est presque un dieu car il a le droit de vie et de mort sur Antigone. Néanmoins, elle demeure libre car elle a poussé Créon à la tuer. Antigone dit même à Ismène qui tente de la suivre dans la mort : « Ton choix est fait : la vie, et le mien, c’est la mort. (p 22) » et cela atteste du courage et de la volonté de l’héroïne de refuser la vie tranquille promise par la soumission.
Dans la version d’Anouilh
Antigone, en parlant à Ismène, lui dévoile sa volonté de s’opposer à Créon. Néanmoins sa sœur tente de lui démontrer l’inutilité de ses actes et les conséquences dramatiques en raison de la puissance politique de Créon : « Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi. (Ismène, p 26). » Dans cette version, la loi des dieux n’est pas évoquée et Ismène s’appuie uniquement sur la loi humaine pour dissuader Antigone. Puis, sa sœur évoque son mariage à venir : « Et Hémon, Antigone ? (Ismène, p 30) » et Antigone lui répond, sèchement, au point qu’Hémon devient une simple réification, un objet comme un autre et non l’être aimé : « Je parlerai tout à l’heure à Hémon : Hémon sera tout à l’heure une affaire réglée (Antigone, fermée, p 30). » Lors de la discussion avec Hémon, Antigone est évasive lorsque ce dernier mentionne leur bonheur commun à venir : « Un bonheur, oui… (Antigone, p 38) » et enfin elle refuse de l’épouser définitivement, au lieu de revenir sur sa décision : « Voilà. C’est fini pour Hémon, Antigone (Antigone, p 44). » Créon essaye d’apaiser la révolte d’Antigone : « […] la vie, ce n’est peut-être tout de même que le bonheur (p 92) ! » et Antigone rétorque : « Que sera-t-il, mon bonheur ? (p 92) » De plus, lorsque le roi lui parle de son fiancé, Antigone décline son offre de bonheur : pour elle, le bonheur ne peut exister car Hémon risque de devenir un autre, d’être influencé : « J’aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis […] s’il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s’il doit apprendre à dire « oui », lui aussi, alors je n’aime plus Hémon ! (p 93) » Antigone préfère ainsi mourir et acquérir sa propre liberté que de souffrir du temps et des autres.
II/ Antigone, bien qu’elle connaisse des libertés, n’est toutefois pas un être véritablement libre et détaché de ses entraves.
1° La malédiction des Labdacides
Antigone est déjà déterminée par les dieux et son destin est tracé et cela montre sa fatalité : elle est condamnée par les dieux avant même qu’elle ait pu naître et doit remplir son rôle jusqu’au bout de femme opposée à Créon. Elle ne peut espérer une échappatoire car elle est dans le collimateur des dieux et qu’aucun être humain, fragile et chétif qu’il soit, n’est en mesure de supprimer ou d’éviter son sort fixé par des puissances divines, supérieures et parfaites. En tous les cas, Antigone en a conscience et se résigne : c’est la raison pour laquelle elle n’essaye ni de fuir Thèbes, ni de se soumettre à Créon car simplement elle le sait au fond d’elle-même. Tout homme est déterminé par diverses causes intérieures et extérieures qu’il ne peut annihiler. En outre il est obligé de vivre avec elles et de les accepter. Cette conciliation est similaire au cas d’Antigone : elle n’est plus en mesure d’être libre car elle est déterminée non pas uniquement par les facteurs d’un être humain qui sont, à vrai dire, normaux, mais en plus par les dieux eux-mêmes ! Une liberté aurait pu être envisageable à partir du moment où les déterminismes n’étaient pas de l’ordre du divin, de l’ordre de l’abstraction pure et métaphysique. Mais dans le cas d’Antigone, sa liberté est littéralement affaiblie. Antigone, par la malédiction des Labdacides, perd relativement son étoffe d’héroïne et son statut d’être humain : elle est presque réifiée, traitée comme un simple pion sur un immense échiquier dépendant de la volonté et du désir des dieux. Elle est un jouet pour les dieux. De cette façon, la notion de liberté devient polémique et profondément modifiée par le statut d’Antigone. Elle est à elle toute seule un paradoxe. De plus, ses oppositions face à Créon et les raisons de celle-ci deviennent ainsi vaines : elles perdent leur estime, leur sens, leurs valeurs comme si elles faisaient partie d’un plan, d’un stratagème mis en place depuis bien longtemps. Les revendications d’Antigone sonnent, d’une part, comme un dernier cri pour la rattacher à la vie, d’autre part, comme une ultime condamnation que l’héroïne a déjà envisagé en elle mais avoué explicitement, haut et fort à Créon et Ismène : la mort. La malédiction a été lancée depuis bien longtemps et elle continue sur les générations à venir : elle a déjà condamné Œdipe, Jocaste, Polynice, Etéocle et elle condamne Antigone et également Créon qui va perdre sa sûreté, son bonheur, sa toute-puissance accordée par son haut statut politique et voir qu’il reste un homme comme un autre pouvant autant souffrir que sa nièce. Par ce fait, tous ces individus ont perdu leur liberté avant même de l’avoir acquis, et ils ne sont pas prêts à l’obtenir de nouveau.
Dans la version de Sophocle
La malédiction est évoquée dans le deuxième stasimon à la page 24 dans la première strophe : « Quand les dieux ont une fois ébranlé une maison, il n’est point de désastre qui n’y vienne frapper les générations tour à tour » ; et également dans la première antistrophe : « Ils remontent loin, les maux que je vois, sous le toit des Labdacides, toujours après les morts, s’abattre sur les vivants, sans qu’aucune génération jamais libère la suivante : pour les abattre, un dieu est là qui ne leur laisse aucun répit. » Antigone a été déterminée depuis des années et sa famille est responsable de son mal. Citer la malédiction des Labdacides montre le désir de l’auteur de nommer le mal et de présenter la réelle souffrance de l’héroïne en insistant sur son sort fataliste. Aucune échappatoire ne peut être envisagée, car les actes divins influencent ses agissements et la conduisent à la mort : « Quand l’homme confond le mal et le bien, c’est que les dieux poussent son âme dans la plus désastreuse erreur, et il lui faut alors bien peu de temps pour le connaître, le désastre ! (Antistrophe 2, p 25) » Antigone ne peut compter sur personne, pas même sur elle-même car les déterminismes des Labdacides empreignent son être entier et chaque décision la pousse un peu plus vers sa triste fin voulue par les dieux, à savoir la mort : « Tu touches là au plus cruel de mes soucis, au sort lamentable, cent fois ressassé, de mon père, et, du même coup, à tout notre destin, à nous, les Labdacides. Ah ! fatal hymen d’une mère ! incestueuses étreintes… (Antigone, antistrophe 2, p 35) »
Dans la version d’Anouilh
La malédiction des Labdacides n’est pas souvent exprimée. En revanche, nous en apprenons un peu plus par le biais du prologue : « Mais Œdipe et ses fils sont morts. (p 11) », « […] les deux fils d’Œdipe, Etéocle et Polynice qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués. (p 12) ». Elle a conscience de son statut : « Je suis la fille d’Œdipe, je suis Antigone. Je ne me sauverai pas. (Antigone, p 56) » et elle connait son destin. Lors de la discussion entre Créon et Antigone, nous comprenons également mieux cette malédiction qui la lie : « L’orgueil d’Œdipe. Tu es l’orgueil d’Œdipe. (Créon, p 68). », « Papa est devenu beau qu’après, quand il a été bien sûr, enfin, qu’il avait tué son père, que c’était bien avec sa mère qu’il avait couché, et que rien, plus rien, ne pouvait le sauver (Antigone, p 96). » En connaissant la malédiction qui pèse sur la famille d’Antigone, nous sommes en mesure de dire véritablement qu’Antigone est prisonnière de celle-ci et qu’elle est son prolongement définitif. Créon est aussi touché par la malédiction car il perd sa femme et il est puni d’avoir été orgueilleux en croyant pouvoir tuer Antigone alors qu’elle-seule – ou du moins le destin, l’a fait bien avant lui. Le châtiment d’Antigone n’a pas contribué à sa véritable mort car étant déjà maudite et déterminée, nulle échappatoire n’est envisageable. Aussi, Antigone est loin d’être ignorante de sa position car elle sait que la mort de ses frères, de sa mère et la sienne à venir n’est pas un pur hasard : « Tu as choisi la vie et moi la mort. (Antigone, p 98) » et c’est la raison pour laquelle elle exècre le bonheur des Hommes dont Créon, car elle a conscience qu’elle est incapable depuis qu’elle est née de le connaître ou de l’approcher par sa condamnation et son destin mortuaire déjà signés. Créon dit même : « Antigone était faite pour être morte. (p 100) »
2° L’accomplissement de son destin
Si, Antigone est un jouet des dieux, alors elle n’est pas en mesure de contrôler et d’avoir une emprise sur son destin même si elle est persuadée du contraire. La malédiction est une atteinte à sa liberté et impose son avenir à Antigone. En outre, le terme « malédiction » vient du latin « maledictio » au sens de la calomnie et de la médisance ; d’où l’aspect profondément pessimiste ancré dans le tragique. Antigone est moquée par les dieux en accomplissant son destin choisi par ceux-ci. Sa vie est marquée par la fatalité et sa tâche assignée devient pour elle une obligation. L’étymologie du mot « destin » vient du verbe latin « destinare » qui signifie destiner. Si nous analysons le terme « destin », nous pouvons voir qu’il est en relation avec « ce qui est prévu, décidé, mis en place ». Ainsi, nous sommes dans le domaine de la mise en place en avance, du plan, de la stratégie. D’où l’idée que le destin est comme le mécanisme d’une machine qu’on ne peut arrêter. Ce « mal » existe avant même la prise de conscience, avant même que l’être humain ne soit dans la caverne de Platon et qu’il n’en sorte. En outre, Antigone ne fait que suivre ce qui a été décidé pour elle et ne peut se délivrer de cela car une puissance supérieure ou un phénomène métaphysique indescriptible a déjà choisi pour elle. Si nous analysons de nouveau le terme « destin », nous pouvons voir que nous ne pouvons maîtriser le destin car étant de l’ordre de la métaphysique, de l’abstraction et presque de la croyance, nous ne pouvons pas le saisir, le plier, le détourner par notre volonté. Il est quelque chose de vain, d’inévitable qui marque notre vie dès notre naissance. Ainsi, Antigone, étant un être de papier issu de l’imagination d’un être humain déjà déterminé, n’est pas une exception, d’autant plus nous que pouvons dire qu’elle est deux fois déterminée. D’une part, si Antigone est vue comme notre égale, alors elle est une humaine avec ses déterminismes normaux. Cependant, elle connaît la punition divine, ce qui ajoute un poids sur sa vie. D’autre part, si nous la regardons sous l’angle d’une création, elle est déterminée par son auteur qui trace sa destinée, obtenant presque le statut d’un dieu-humain ayant décidé ses faits et gestes, ses situations, ses aventures et enfin son sort. Antigone, déterminée par deux substances pensantes, est dans l’obligation d’accomplir son devoir et de mourir par la suite. Ainsi, la notion de liberté est fortement discutable à propos de l’étude de cas d’un personnage mais aussi à propos de notre propre nature humaine.
Dans la version de Sophocle
Le destin influencé par le divin impose à Antigone sa vie : « Mais c’est un terrible pouvoir que le pouvoir du Destin. Ni la richesse ni les armes ni les remparts ni les vaisseaux noirs que battent les flots ne sauraient lui échapper. (Strophe 1, p 28) », « Elle n’en a pas moins subi l’assaut des Parques aux longs jours, elle aussi, ma fille ! (Antistrophe 2, p 29) » Antigone ne peut, comme un pion, agir comme elle le désire –et encore, a-t-elle réellement conscience de sa fatalité ? En réalité, elle le sait : « Tu touches là au plus cruel de mes soucis, au sort lamentable, cent fois ressassé, de mon père, et, du même coup, à tout notre destin, à nous, les nobles Labdacides. (Antistrophe 2, p 35) ». Elle dit également : « Quel droit divin ai-je offensé ? (p 37) » Antigone souligne ici l’incompréhension de mériter la mort et pourtant, elle doit accomplir son destin d’où son obstination : « Ces honneurs funèbres pourtant, j’avais raison de te les rendre, aux yeux de tous les gens de sens. » (p 36) Perdre la vie la dérange fortement : « Infortunée, je n’aurai plus le droit de contempler l’éclat de ce flambeau sacré ; et, sur mon sort que nul ne pleure, pas une bouche amie pour pousser un gémissement !» En revanche, Antigone est condamnée et obligée.
Dans la version d’Anouilh
Créon lui demande : « Quel jeu joues-tu ? (p 70) » et Antigone lui répond : « Je ne joue pas. » Elle continue : « Il faut que j’aille enterrer mon frère que ces hommes ont découvert (p 71) » et ajoute : « Et il faut faire ce que l’on peut. ». Antigone insiste sur son devoir et sa responsabilité d’offrir une sépulture à son frère, ce qui montre déjà qu’elle se donne un objectif à remplir. Cependant, lorsque Créon tente de comprendre son acte et la raison pour laquelle elle le commet : « Pour qui alors ? (p 73) », Antigone rétorque: « Pour personne. Pour moi. » Elle perd son étoffe d’héroïne pour obtenir un statut d’hypocrite car elle ne mentionne pas l’affection qu’elle a pour son frère ou le lien du sang qui l’obligeraient à accomplir son acte : celui-ci semble ainsi désintéressé et presque banal. Et de cette manière, nous pouvons voir qu’Antigone est forcée d’accomplir son destin : « Faites comme moi. Faites ce que vous avez à faire. Mais si vous êtes un être humain, faites-le vite. (p 73, Antigone) ». De plus, dès la scène du prologue, Antigone est décrite comme consciente de son fardeau mais la fatalité l’empêche de s’en délivrer : « Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune. (Le prologue, p 9). » Elle devient une simple comédienne qui va jouer sa vie pour nous et non les dieux car toute notion du divin est supprimée chez Anouilh : « Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout… (Le prologue, p 10) » Etant assignée à un rôle, Antigone ne peut s’en détacher : cela est comme un contrat qui scelle sa vie. Après avoir joué, elle meurt obligatoirement et c’est l’unique condition imposée pour ne pouvoir vivre qu’un instant.
3° La mort comme finalité
Antigone, après avoir été punie, est emmurée vivante et se donne la mort violemment en se pendant. Dans un excès de désespoir ou du moins, après avoir accompli son devoir, elle préfère mourir que de souffrir toute sa vie dans un caveau mortuaire. Pour elle, la mort apparaît comme une délivrance. De plus, elle s’est rendue compte que d’une façon ou d’une autre, les dieux voulaient sa mort car ils lui ont imposé des épreuves, des souffrances comme la mort de sa mère, de ses frères et l’exil de son père dans le but de l’attirer vers la fin de sa vie et de la frapper par la solitude, sans aides, sans issues possibles. Livrée à elle-même, Antigone est fragile et doit se comporter avec maturité en agissant par elle-même sans pouvoir demander conseil. La liberté demeure dans le choix et, enfermée, Antigone n’a plus de choix car elle est prise au piège et ne peut donc se délivrer hormis par la mort – et encore, la mort connaît des limites si l’on envisage les croyances religieuses de l’époque. Si nous interprétons son acte final et décisif, Antigone est obligée de se donner la mort et c’est la raison pour laquelle son destin a fait d’elle une prisonnière de Créon. Seule dans son caveau, Antigone ne peut plus rien espérer pas même la clémence de Créon : tous deux se sont comportés avec orgueil, alors les dieux tentent de leur donner une leçon. Antigone perd sa liberté de choisir car la mort s’impose comme l’unique choix et même si elle avait pu choisir la vie, les dieux auraient fait en sorte de précipiter sa fin par la famine ou encore l’amaigrissement progressif ; d’où son emprisonnement. Quant à Créon, il est puni aussi car sa femme se laisse mourir de chagrin. La mort apparaît ainsi comme une finalité obligatoire et inévitable. Antigone n’aurait pas pu choisir sa vie car cette dernière n’est pas éternelle parce qu’elle est constamment conclue par la mort. On ne peut choisir la vie ou la mort car si l’on choisit la vie, la mort est toujours la continuité de notre choix. Dans le cas d’un suicide, si l’on choisit la mort, alors on accède directement à la fin de sa vie et on refuse celle-ci. Les croyances religieuses de l’époque insistent sur l’histoire des Moires, les trois divinités responsables de la vie humaine et du destin. Si l’on prend le cas d’Antigone, sa vie a déjà été décidée par les Moires : à partir du moment où l’une coupe le fil de la vie, l’individu meurt. Le destin d’Antigone a déjà été tracé par la mort comme chaque être humain sauf que celle d’Antigone est prématurée si l’on se préoccupe de son jeune âge. Mourir, dans le cas de l’héroïne, est une obligation et non pas de l’ordre du choix, même si elle utilise sa liberté d’agir en prenant cette lourde décision. En outre, cette décision aurait pu être considérée comme le fruit de sa liberté dans la mesure où les dieux n’avaient pas déterminé Antigone par la malédiction. Néanmoins, dans le cas de celle-ci, la décision devient une obligation, et non pas une suggestion car les dieux ou le destin lui-même forcent sa mort. Ainsi, Antigone a perdu sa liberté et nous pouvons nous demander si réellement elle l’a eue un jour.
Dans la version de Sophocle
Antigone et Hémon deux décèdent tous deux : « Ils sont morts et les auteurs de cette mort, ce sont ceux qui leur survivent. (p 47) » Antigone est enfermée et sa mort est implicite : « nous allons à la grotte où la vierge a trouvé sa chambre nuptiale – chambre de mort et lit de roc ! (Le messager, p 49) » Eurydice met fin à sa vie en accusant Créon de la cause de son malheur : « Ta femme est morte, la mère de ce mort – mère au plein sens du mot ! La malheureuse vient de choir sous un nouveau coup du fer. (Le serviteur, p 51) », « C’est la morte qui t’a dénoncé elle-même comme l’auteur de tous ces meurtres, de ceux-ci, de ceux-là. (Le serviteur, p 52) ». Le roi, étant aussi un proche de la famille des Labdacides, est puni : « Voilà qui n’est pas fait pour reporter sur d’autres la charge qui pèse sur moi ! (Créon, p 52) ». La malédiction est levée et la finalité est la mort : « Il ne faut jamais commettre d’impiété envers les dieux. Les orgueilleux voient leurs grands mots payés par les grands coups du sort, et ce n’est qu’avec les années qu’ils apprennent à être sages. (Le coryphée, p 53) »
Dans la version d’Anouilh
Antigone sait que son avenir est déjà tracé et qu’elle ne peut plus agir sur celui-ci : « Elle pense qu’elle va mourir. (Le prologue, p 10) ». Elle s’oppose à Créon car, selon elle, sa vie est vaine et qu’elle est déjà condamnée : « Je suis là pour vous dire non et pour mourir. (Antigone, p 82) », « Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles (Antigone, p 116) ». Antigone attend sa mort qu’elle désire ardemment car elle sait que c’est son rôle et qu’elle n’a jamais été libre : « Ce qui importait pour elle, c’était de refuser et de mourir. (Créon, p 100). », « Enfin, Créon ! (Antigone, p 99) ». La mort est l’unique choix pour Antigone même si Anouilh tente de montrer le contraire et qu’elle a choisi sa voie. Antigone a déjà été déterminée depuis bien longtemps : « Je ne sais plus pourquoi je meurs. (Antigone, p 115) » et elle est condamnée pour les fautes de ses ancêtres : « Comme mon père, oui ! (Antigone, p 95) ». Antigone se suicide car la mort est l’unique solution dans son tombeau : « Antigone est au fond de la tombe pendue aux fils de sa ceinture… (Le messager, p 118) » La mort d’Antigone permet le retour de la tranquillité de Thèbes : « Mais maintenant, c’est fini. Ils sont tout de même tranquilles. Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. […] Et ceux qui vivent encore vont commencer tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms. C’est fini. Antigone est calmée […] Son devoir lui est remis. Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes et sur le palais vide où Créon va commencer à attendre la mort…(Le chœur, p 123) » La mort emporte tout de l’être humain. Qu’il soit libre ou entravé, sa finalité est la même.
III/ Antigone est un être de papier, un miroir d’une humaine qui représente notre condition universelle et notre difficulté d’être libre.
1° Le combat pour acquérir notre liberté
Antigone met en lumière notre volonté en tant qu’Homme d’accéder à une liberté totale. Cependant, la liberté n’a de valeur que si elle connaît des oppositions, des obstacles à son effectivité. Pour pouvoir conquérir notre liberté, nous sommes constamment obligés de la faire valoir, de la hisser et enfin de la faire briller face aux opposants. De cette manière, la liberté semble être un combat perpétuel et éternel car la différence de chaque individu entraîne des rivalités, des mécontentements et des démarches inextinguibles au point que notre vie se résume en « un état de guerre de tous contre tous » d’après Hobbes. Ainsi, la liberté est loin d’être innée même si tout sujet pensant est capable de l’expérimenter, car il faut apprendre en faire un bon usage. De plus, certains hommes, qui jouissent de cette liberté naturelle sont soumis à l’embrigadement, à la manipulation ou encore à l’influence d’autrui. Le personnage d’Antigone obtient sa liberté par le sacrifice. Mais auparavant, elle l’a utilisée pour une cause considérée comme juste, à savoir, une raison morale. Elle s’en est également servie pour dénoncer les erreurs de Créon. La liberté est dénuée de sens dans l’inactivité ; elle doit être dynamique, autrement elle perdrait sa valeur. Elle droit être quelque chose à stimuler et qui nous stimule en nous poussant à agir. En outre, elle pourrait être le fruit de notre volonté qui nous donne la force de vivre et sans celle-ci notre état d’homme serait diminué. Si la liberté peut être une lutte, une révolte, alors elle exige d’être constamment vigilant, et d’avoir de la détermination pour faire preuve du sens de la justice. En effet, le cas de Créon montre que l’abus de la liberté – dans le cas de son pouvoir et son orgueil, conduit l’individu à la tyrannie, à la violence, à l’injustice. La liberté est plus qu’un droit : elle fait également partie de l’ordre du discernement. Car toute liberté a des limites sans lesquelles elle n’aurait pas de sens d’exister. Aussi, si notre liberté s’accorde avec notre sens de la justice, en lien avec notre capacité de discerner le bien et le mal, alors l’être humain serait capable d’être efficace dans ses revendications. Christiane Rancé dans son livre Simone Weil : le courage de l’impossible présente la vie de combat menée par la philosophe Simone Weil, qui, en tant que grande humaniste, s’est battue pour défendre la cause ouvrière. En outre, elle a accepté de partager leurs mêmes conditions d’existence qu’eux, quitte à dormir sur le sol dans la nuit, à travailler comme eux, à tomber malade. Elle a fait preuve d’audace, de courage et de détermination pour tenter d’améliorer leur vie. Simone Weil a étudié les hommes dans les milieux les plus misérables, les plus pauvres dans le but de mieux comprendre autrui. Elle a été surnommée « La Vierge Rouge » car elle a voué sa vie à la philosophie et aux autres au point de la surnommer « prêtresse de l’amour divin engagée auprès des plus faibles. » En menant des luttes pour l’amélioration des conditions ouvrières, Simone Weil a démontré la nécessité d’utiliser sa liberté pour des causes humanistes. Dans ce cas, la liberté peut devenir l’expression de notre intelligence lorsqu’elle est liée à notre raison, à notre volonté, à autrui et au fait de vouloir un monde meilleur. Désirer un monde meilleur pourrait presque être considéré comme un vœu puéril, naïf. Cependant le désirer en donnant des preuves concrètes, des arguments universels, semble moins absurde. Utiliser sa liberté pour l’altérité permet d’ouvrir sa conscience – qui n’est plus uniquement introvertie.
En outre, notre conscience est ouverte au monde et à ses représentations et elle devient efficace par l’œuvre de la liberté. La conscience sans liberté n’est pas vraiment une conscience. En effet, « conscience » vient du latin « cum » et « scientia » qui signifient : « avec, accompagné de savoir, connaissance » d’où l’idée que notre conscience est une forme de connaissance inépuisable. Si cette « connaissance unique » venait à être mise en relation avec la liberté (« libertas », « liber » au sens d’une délivrance, d’une indépendance totale), alors elle serait capable de bâtir de grandes choses. En revanche, si la liberté est un combat, alors notre conscience doit se mettre en péril, risquer des situations et des échanges. C’est ce que propose André Breton dans Signe Ascendant en s’inspirant de Sade. En effet, dans la section « Les Etats Généraux », l’auteur utilise la figure du Marquis de Sade pour démontrer l’importance de se battre pour ses droits et sa liberté. En analysant le poème, nous pouvons ainsi assurer que le combat est le propre de l’être humain mais qu’il n’a pas seulement un aspect négatif. En d’autre terme, il est l’expression de sa liberté et de sa volonté et nous permet de promouvoir la force humaine caractérisée par sa conscience. En se révoltant, Antigone atteste véridiquement l’incommodité de l’Homme à éveiller sa liberté. Cette dernière est pourtant un bien précieux que personne ne peut nous retirer. C’est la raison pour laquelle la liberté est une constante menace pour les régimes autoritaires. Parce qu’elle est une abstraction, on ne peut pas la saisir totalement, ni la comprendre. Antigone a compris cela. Et, c’est pourquoi elle provoque Créon : le roi ne peut rien faire car elle est un être libre. La tuer ou la faire taire ne fait que montrer la faiblesse de ce dernier. En revanche, la puissance et la force d’Antigone sont réellement mises en valeur. Agir est le fruit de notre liberté et l’acte d’agir passe souvent par la prise de risque, par l’audace. Ainsi, la liberté est souvent associée au danger.
2° La liberté doit être comprise.
Comprendre les limites de sa liberté et en quoi consiste celle-ci est le meilleur moyen d’être un être humain libre tout en étant conscient de ses limites. La liberté n’est pas une acquisition totale. Elle est presque un combat. Dans la vie humaine, presque toute découverte ou toute chose nécessite une expérimentation minutieuse et un apprentissage rigoureux. En effet, comment pouvons-nous envisager l’usage de sa liberté si d’ores et déjà nous sommes incapables de la définir ? Antigone d’Anouilh explique rapidement l’enfance de l’héroïne éponyme et nous pouvons ainsi comprendre comment Antigone a pu réussir à trouver le courage de s’opposer à Créon, en soutenant des arguments justifiés, et en s’affirmant comme une figure libre. Cependant, être libre ne veut pas dire que nous sommes indépendants, délivrés de toutes responsabilités, devoirs, lois ou encore obligations : Antigone en est un très bon exemple. En outre, même si celle-ci connaît des libertés, elle demeure également contrainte. Si l’on prend la version de Sophocle, nous constatons que le lien du sang – ici enterrer son frère – suscite un devoir qu’Antigone remplit. Notre liberté n’est pas infaillible et, parfois, elle ne peut lutter contre certains faits.
Par exemple, prendre la décision de ne pas payer ses impôts est une liberté en revanche, cette dernière se confronte à des conséquences menaçantes, comme le fait d’avoir une amende, qui vont à leur tour réduire la noble valeur de la liberté. La liberté, quand on mentionne ce terme, a presque une dimension honorable et l’on s’imagine tout de suite qu’elle est associée à une cause humaniste. Alors, pourquoi ternir celle-ci pour une bagatelle quand son pouvoir est bien supérieur ?
Kant, dans ses Réflexions sur l’éducation, insiste sur la nécessité de devoir se servir de sa liberté. Pour cela, il explique que la contrainte est, paradoxalement, obligatoire car nous vivons en société avec une législation, une culture et que la liberté fonctionne perpétuellement avec des contraintes. Ces contraintes garantissent notre sécurité et notre propre liberté. L’auteur tente de montrer la difficulté de l’exercice de la liberté en se soumettant à une contrainte légale. Ainsi, il nous conseille d’accepter les contraintes que l’éducation nous enseigne afin d’être conscients que notre liberté est limitée, mais réelle. Kant propose un apprentissage et une éducation conforme à l’esprit de l’enfant. Ce dernier doit être libre de faire tout ce qu’il désire sauf ce qui est néfaste pour lui-même, par exemple jouer avec un couteau, tout en évitant de nuire à autrui et à sa liberté. Puis, l’on doit montrer à l’enfant qu’il ne peut parvenir à ses fins qu’en laissant les autres atteindre les leurs. Enfin, il faut exercer une contrainte constante sur lui – ce qui a pour but de le conduire à l’usage de sa liberté grâce à la culture. Il faut lui apprendre à être indépendant et libre par rapport à autrui. En revanche, Platon, dans le Gorgias, le dialogue entre Polos et Socrate, démontre que nous confondons souvent la toute-puissance avec la liberté car cette dernière est notre force et nous donne l’audace de croire que tout est possible au point que dans certaines situations nous nuisons gravement à autrui. Tel est l’exemple du tyran, qui n’est pas libre car il est habité par des passions l’entravant. C’est pourquoi, il est incapable de discerner le bien du mal. De même, Créon est loin d’être libre contrairement à Antigone. Celle-ci a gardé des rudiments de son éducation : entre autres, elle respecte la loi divine et éthique qu’on lui a enseignée. De ce fait, elle reste humble, pieuse et capable encore de choisir. En revanche, Créon a été aveuglé par son pouvoir politique, son orgueil, sa domination et la grandeur de son statut de roi au point qu’il est prisonnier de ses représentations illusoires et de son désir de rivaliser presque avec les dieux. Ainsi, la liberté est une faculté précieuse, noble dont l’Homme ne comprend pas toujours l’enjeu, l’importance.
3° La liberté menacée par les déterminismes intérieurs et extérieurs
Pour être garant de sa liberté, il est nécessaire d’avoir conscience des différents obstacles présents dans l’acquisition totale et la compréhension de celle-ci. En tant qu’être humain, nous sommes fragiles, et perdus dans un monde vaste de représentations et, contrairement aux autres créatures, nous avons une différence qui fait de nous des êtres singuliers. En effet, nous sommes doués d’une conscience exerçant une influence majeure sur notre vie. En outre, elle nous permet d’user de notre liberté dans des circonstances précises grâce à notre volonté et de notre discernement. En revanche, même si nous sommes des êtres pensants, nous sommes liés à la fatalité et à des phénomènes cosmologiques et physiques. Ces derniers ne dépendent pas de notre nature, ni de notre volonté : ce sont des déterminismes. De cette façon, l’être humain est condamné à être soumis à ceux-ci, à ne pouvoir espérer une délivrance totale. Si l’Homme se plie constamment à ceux-ci et se replie en se résignant totalement, il va finir par oublier qu’il est doué de liberté. Or cette dernière est nécessaire à sa vie. La liberté humaine connaît de nombreux obstacles et si l’attitude humaine est la fuite, l’abandon, alors la raison pour laquelle il la détient est vaine. Parmi les déterminismes menaçants de notre liberté, nous connaissons l’habitude, les coutumes, les préjugés, les opinions, les régimes autoritaires qui nous réduisent à la servitude. Il est ainsi majeur pour nous de nous dégager de ces entraves dans le but de développer au maximum notre capacité à devenir des êtres libres et critiques, capables de prendre position en faveur d’une cause commune juste ou contre une situation injuste.
Marc-Aurèle, dans ses Pensées montre que l’humanité est soumise à des déterminismes et, qu’étant des êtres déterminés par des phénomènes divers, il est habité par la fatalité où il est condamné à être contraint perpétuellement. Selon l’auteur, la liberté est loin d’être un élément concret ou abstrait, elle est inhérente à la raison. En effet, elle serait une attitude. Ainsi, la liberté ne serait pas proprement une acquisition par un combat comme le démontre Antigone. En revanche, selon Marc-Aurèle, la liberté est immanente à l’être humain. Toutefois, sa stabilité est constamment menacée. De plus, Spinoza dans son Éthique, rejoint la pensée stoïcienne en pensant que la liberté est une illusion. En effet, le désir est l’essence même de l’Homme car il est perpétuel, renaissant, souvent nuisible à celui-ci. Aussi, aucun être humain ne peut avoir tout ce qu’il désire car il est déterminé et décrit comme un être limité bien qu’il ait des désirs infinis. Selon cet auteur, le libre-arbitre n’est pas un élément expérimentable car l’être humain est déjà déterminé par différents phénomènes intérieurs et extérieurs. En outre, si l’Homme détenait le libre-arbitre, il n’aurait pas à regretter ses actions, ni à faire le mauvais choix : il serait capable d’être juste dans toute situation. En revanche, le libre-arbitre est illusoire car seul Dieu est libre. Ce dernier l’est parce qu’il est, comme le dit Platon, parfait et omniscient. Ainsi, il ne ressent pas le manque. Spinoza, dans la troisième partie de son ouvrage, montre que le pouvoir de la langue et les appétits humains prouvent la dépendance de l’Homme par rapport à ses propres désirs (du latin « appetitus » à savoir penchants naturels, instincts, désir ; « désir » du latin « cupiditas » au sens de la recherche immodérée, de la cupidité). En outre, il est réduit au souvenir d’antan, comme les sensations de plaisir qu’il a vécu, et il va les rechercher inconsciemment pour les revivre. Ainsi, l’être humain croit agir librement alors qu’il est déterminé. Il se croit libre par sa raison, son entendement, sa conscience, mais il est ignorant des causes, de ses actes. Antigone est déjà déterminée et n’a pas ignoré les causes à venir ; ce qui prouve qu’un minimum de degré de liberté est présent en l’Homme. Peu importe si l’on considère Antigone en tant qu’être de papier ou humaine, nous pouvons réellement comprendre que sa liberté est constamment menacée par des déterminismes tout comme nous. Ainsi, il semble évident d’accepter les différents obstacles qui nous contraignent et, si possible, de s’y opposer, dans le but de pouvoir développer notre liberté. Cette interrogation sur la liberté demeure toujours d’actualité car, aujourd’hui, et avec les différents conflits éthiques et religieux, nous sommes obligés de nous remettre en question et de réfléchir à propos de celle-ci.
En définitive, Antigone pourrait tout à fait être considérée comme un symbole de la liberté car elle-même en a fait l’expérience. Elle représente pour Sophocle la sacrifiée, la courageuse et la noble femme donnant sa vie pour s’occuper de la dépouille de son frère mort. Elle obéit à la loi morale des dieux en se dressant face à Créon, représentant la tyrannie et la loi des hommes laquelle est défaillante et imparfaite. Pour Anouilh, elle est la résistante prête à tout pour humilier le dictateur, étant née pour s’opposer constamment à l’injustice. Elle meurt pour Thèbes et encourage le peuple à se soulever contre Créon.
Néanmoins, Antigone est déterminée par divers éléments qui nous empêchent véridiquement de la considérer comme une réelle héroïne, libre dans ses choix et dégagée de toutes entraves. Dans les deux textes, l’héroïne perd de son étoffe noble pour devenir une humaine comme une autre, frappée par les contraintes, les devoirs et ses désirs. Pour nous, elle est un être de papier créée par un auteur lui-même contraint pour des raisons différentes comme la notion d’autocensure, de choix, d’enjeux, d’intérêt ou d’audience.
Cependant, Antigone est le reflet de notre condition humaine, d’où l’intérêt d’étudier ce texte en voyant en lui un aspect didactique concernant plusieurs points comme l’utilisation de sa liberté, l’esprit d’union et d’humanité, la révolte pour une cause universelle, l’opposition à la tyrannie et aux préjugés, l’audace et la prise de risque qui font de nous des êtres critiques, libres avec une volonté forte. En revanche, ces difficultés présentées dans les deux textes nous poussent à nous remettre en question, à devenir des hommes meilleurs par la catharsis, et à nous interroger sur notre statut d’être humain. Antigone, en raison des enjeux littéraires et philosophiques majeurs, est un véritable chef-d’œuvre tant dans l’écriture que dans la symbolique car cette œuvre et son personnage nous offrent la possibilité de mieux comprendre notre propre nature humaine.
Bibliographie :
Œdipe Roi, Sophocle et Anouilh.
Roméo et Juliette, Hamlet, Shakespeare.
Antigone, Sophocle, Anouilh et Cocteau.
Simone Weil Le courage de l’impossible, Christiane Rancé p 148 et 187.
Les Sept contre Thèbes, Eschyle.
Des principes premiers du gouvernement, Traité de la nature humaine, Hume.
Critique de la faculté de juger, Réflexions sur l’éducation, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Kant.
Traité sur la Tolérance, Voltaire.
Discours de la servitude volontaire, La Boétie.
Essais de théodicée, Leibniz.
Traité du gouvernement civil, Locke.
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty.
Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Tournier.
La Philosophie dans le boudoir, Les 120 journées de Sodome, Sade.
Du contrat social, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau.
Gorgias, Platon.
La crise de la culture, Arendt
Traité du destin, Cicéron
L’imagination, L’existentialisme est un humanisme, Sartre.
Éthique, Spinoza.
De la démocratie en Amérique, Tocqueville.
Phénoménologie de l’esprit, Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel.
Discours de la méthode, Méditations métaphysiques, Descartes.
Pensées, Pascal.
Le Phédon, Platon.
Pensées, Marc-Aurèle.
Cours de philosophie sur la liberté, la conscience, autrui et dissertation philosophique sur le risque.
« Le la », ou « Les Etats Généraux », Signe Ascendant, André Breton.
Le Prince de Hombourg, Heinrich von Kleist.