Eléments d’analyse de l’anthropologie quantique

            L’anthropologie quantique (celle-ci est, pour nous, la science qui pose que l’être humain est au centre de l’interaction de la matière et de ses multiples structures comme l’énergie. L’Homme est matière/esprit à l’état d’être d’Energie et aussi dans la dimension du continuum de l’Espace-Temps. Il est une composante essentielle de la Réalité ultime et de ses multiples dimensions) que nous avons initiée à travers nos recherches scientifiques depuis quelques décennies a pour ambition de dépasser le champ des savoirs construit par la raison aristotélo-cartésienne. Celle-ci nous a illusionné pendant très longtemps (environ 4000 ans) sur la solidité de ses savoirs constitués supposés traverser la muraille de la structure du monde de l’apparence et/ou des sens. Cette si longue illusion s’explique fort bien : la forme rigoureuse des constructions de la raison nous a naturellement inclinés à recevoir cette belle apparence, faite, pourtant, de répétitions continues, comme la Science même. Elle s’est imposée, bien sûr, comme la conformité même du savoir, malgré, parfois, ses contradictions insurmontables, ses limites immanentes, son dogmatisme et son intolérance à l’égard de toute autre forme de vision et de pensée des phénomènes. D’autant plus que, en matière des sciences de la matière (Astrophysique, physique, biologie etc.), nous avons oublié que les résultats partiels obtenus, voire le déchiffrement de quelques pans cachés de l’univers sont dus aux bonnes questions que nous posons à la nature et qui nous répond en conséquence.

     Ces réponses de la nature, qui éclairent, certes, des zones d’ombre de notre raison, laissent une infinité d’autres champs dans l’obscurité comme des énigmes. Bref, l’éclairage étroit que nous obtenons ainsi, grâce à la médiation des élaborations de notre raison, nous laisse toujours dans l’Inscience, c’est-à-dire dans notre ignorance abyssale de la structure fondamentale du Réel opaque. Aussi, comme l’a bien démontré Nietzsche dans l’ensemble de son œuvre critique de la philosophie et de la science, les concepts construits par notre raison, qui sont censés nous instruire sur la nature intime des phénomènes, glissent sur la fine paroi des choses. Car ils n’en saisissent qu’une pâle image à défaut de les traverser pour atteindre leur structure élémentaire propre. Mais notre raison s’y mire et finit par s’y perdre.

     Dès lors, et depuis tant de siècles, nous sommes plongés dans la brume épaisse de ce que la philosophie et la théologie hindoues appellent « La Māyā  » soit la nature illusoire du Monde. Plus exactement, c’est l’Illusion cosmique qui conduit l’homme à prendre le phénomène pour le noumène, l’apparence pour le fond des choses. Car jusqu’ici, nos sciences ne sont rien d’autre qu’une belle croyance rationnelle ; mais croyance tout de même.

     Or, à la lumière des résultats de la physique quantique, qui lève le voile sur la structure élémentaire, toujours infiniment complexe et/ou composée de la matière – c’est ce qui met en déroute nos croyances scientifiques relatives à la belle apparence de nos constructions logico-mathématiques – nous conduit à une nouvelle vision du monde. Celle-ci, naturellement, bouleverse les données de l’anthropologie scientifique. En effet, en tant que telle, l’anthropologie est le creuset de l’ensemble des sciences. Elle est même le cœur de toute science puisque toutes les sciences y résonnent comme des échos venus des fins fonds de l’univers visible et invisible.

   Ainsi, en tant que science, c’est-à-dire construction de la raison, l’anthropologie doit faire sa mue : transcender, en s’inspirant des découvertes de la physique quantique ou physique des particules, sa raison classique constituée de pseudo-savoirs. Car, désormais, ce qui s’impose comme ultime explication des phénomènes humains et non humains, c’est celle de la macrostructure par la microstructure. Désormais, à l’image de la physique quantique, elle doit rechercher à opérer le dévoilement d’énigmes, à atteindre le déchiffrement des mystères – ainsi nommé par rapport à notre Inscience ou l’impuissance de notre raison – qui gisent dans les profondeurs de l’être de l’«Anthropos ». Car celui-ci est aussi complexe, aussi sophistiqué que l’univers lui-même qui le contient et lui confère en partie son éternité. En ce sens, toute science qui veut le réduire au pur mécanisme arbitraire de la raison aristotélo-cartésienne et croit ainsi le connaître n’est rien d’autre qu’une erreur de perspective. Comme telle, elle n’est qu’une étape dans son cheminement vers l’anthropologie quantique, science ultime de l’Homme. Sur ce point précis, soyons humbles et reconnaissons que l’« errare humanum est » ne se réduit pas seulement à une belle devise des nations, mais qu’elle est bien la qualification de notre nature intrinsèque condamnée à ne connaître et à ne découvrir la nature des choses profondes que par étapes successives.

     Car le monde n’est pas aussi aisément intelligible que nous le croyons ou le pensons. Nous le savons à présent. Il est toujours subtil dans sa dimension apparente et dans ses dimensions opaques. C’est pourquoi, l’anthropologie quantique est elle-même à la fois science et ouverture vers des lectures possibles des complexités de ce monde. A ce titre, elle propose des modalités d’intelligibilité des phénomènes humains, entre autres, toujours superposés. Car la simplicité n’est pas de ce monde, c’est-à-dire de l’ordre des réalités humaines. Au fond, toute chose ressemble à ce que les Polynésiens appellent, avec raison, « Laniakea » soit « l’horizon céleste immense » qui s’applique, certes, aux dimensions de l’univers visible par nos moyens technologiques d’inspection des cieux. Toutefois, ce concept peut tout aussi bien être applicable, par détournement de son sens ordinaire, à l’abysse des données relatives à l’être de l’«Anthropos » soit comme corps vivant, soit comme subtile essence douée de l’éternité des particules de la Matière qui la composent ; c’est-à-dire son être d’Energie.

      Par ailleurs, le schéma de la pensée ou système de représentation des phénomènes bio-physico-chimiques apparaît comme une connaissance essentiellement phénoménale. A titre d’exemple : le biologiste constate le fonctionnement mécanique de faits qui interagissent les uns sur les autres. Il les décrit et les interprète à partir de soi-même et non des phénomènes en question. Or, la plupart du temps, il ne cherche pas nécessairement à comprendre ce qu’il y a derrière ces processus, lesquels rendent réellement compte du mécanisme observé. C’est en ce sens qu’on peut soutenir, à juste titre, que le biologiste donne à croire que nous avons affaire à une science alors qu’il s’agit d’une lecture/interprétation possible de ce dont il a été témoin. Nul ne l’ignore à présent : le monde, qu’il soit physique ou humain, est complexe et sophistiqué. Aussi la nature en double sens, n’est rien d’autre qu’un puzzle inextricable. Donc, les concepts physico-chimiques ne nous garantissent pas un décryptable complet, voire une connaissance approfondie des organismes vivants. D’où la nécessité, nous l’avons déjà souligné, pour tout chercheur contemporain d’aller au-delà de la science mécaniciste instituée.

      C’est pourquoi aussi, tout chercheur contemporain doit avoir pour ambition de comprendre autrement les phénomènes autant vivants que matériels en construisant un ensemble nouveau de concepts ( ?) qui seraient seuls ou mieux en mesure de devenir une méta – science, une forme tout à fait inédite d’intelligibilité du monde humain et/ou matériel. Ainsi, en biologie, il est expédient de chercher à approcher les méandres de la vie par-delà le champ des définitions de ce phénomène que d’autres concepts instituent. Or une réalité scientifiquement définie n’est rien d’autre qu’un monde mécaniquement construit ; d’autant plus que la vie, à titre d’exemple, déborde de toutes parts le schématisme conceptuel : cette représentation idéelle arbitrairement élaboré par la raison. Ce sont donc des images de la raison qui externalisent cette tentative de saisie du monde nouménal, toujours en retrait par rapport à nos vaines tentatives d’appréhension et/ou d’intelligence intrinsèque. C’est en ce sens que Werner Heisenberg dit, avec raison, à propos de la Physique, qu’« en dépit du fait que les phénomènes physiques se produisant dans le cerveau appartiennent aux phénomènes psychiques, nous ne nous attendrions pas à ce qu’ils puissent suffire à les expliquer ». Aussi, « la physique classique peut être considérée comme une idéalisation dans laquelle nous parlons du Monde comme étant entièrement séparé de nous »[1].

     Dans le cadre des données de l’anthropologie quantique, nous analysons, ci-dessous, et à titre d’exemple, des pans de réalités humaines que la raison aristotélo-cartésienne semble ignorer faute d’être rigoureusement déterminés et donc aisément dissécables.

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I- Des diverses formes de l’art de communiquer avec les réalités « immatérielles » ou monde parallèle : les méthodes de divination, les cultes et figures théurgiques chez les Lyéla du Burkina Faso

   Les phénomènes insensibles c’est-à-dire non perceptibles physiquement, loin d’être absolument irrationnels, sont aussi des faits sociaux au carrefour de la connexion du religieux, du mystique et du spirituel ou du psychique. Quand bien même ils ne sont pas quantifiables au point de vue matériel, il n’en demeure pas moins que leur imprégnation des esprits est très forte dans le monde autant que dans les pays africains sub-sahariens, en général, et singulièrement chez les Lyéla. Ce qu’on pourrait appeler l’univers invisible apparaît comme la nuit de la raison aristotélo-cartésienne. Car elle ne peut le disséquer comme elle se plaît à le faire quand il s’agit d’objet matériel donné ou d’un outil du raisonnement comme le concept.

       En fait, la complexité du réel a tendance à la déborder de tous côtés en se dérobant à son pouvoir souverain d’analyse déterministe des phénomènes ; du moins, dans son schéma d’intelligibilité toujours réducteur et simplifié des phénomènes naturels et/ou immatériels, comme ceux liés au psychisme humain tels que la psychanalyse les a compris. D’ailleurs, nos travaux en cours sur les suprêmes pouvoirs du cerveau humain visent à bien montrer que c’est une erreur de la part de la raison aristotélo-cartésienne de penser qu’on peut tout comprendre, tout expliquer sous le seul angle du champ de perception et de pensée de celle-ci. En effet, les phénomènes de prédiction ou de voyance ne sont pas aussi absurdes qu’on nous imposé de les croire.

II- La réalité quantique et ses mondes multiples invisibles

      Chez les hommes et dans leur multiplicité, la porte est ouverte à une infinie diversité des facultés et des modes de fonctionnement ; voire des modalités spécifiques à des saisies du Réel. Ce qui n’est pas intelligible par concept n’est pas forcément non vrai ni inexact. L’intelligibilité de la raison philosophique et, aujourd’hui scientifique, ce que nous avons fini par appeler la raison « aristotélo-cartésienne », est une tentative, parmi tant d’autres que l’infinie complexité du psychique humain tente de comprendre, de saisir. Elle le fait grâce à la construction du Réel par l’intermédiaire de mots appropriés à une compréhension des phénomènes, mais toujours provisoire, puisque ceux-ci changent de sens et de visage. C’est en ce sens qu’Albert Jacquard fait remarquer, à juste titre que « l’outil de notre connaissance est avant tout notre cerveau. Les sens sont nécessaires pour nous apporter des informations sur la réalité qui nous entoure, mais ces informations sont chaotiques, semblables à un amas désordonné de petits carreaux de toutes formes et de toutes couleurs. Notre cerveau les arrange en une mosaïque organisée, où il s’efforce de donner place et signification à tous les éléments reçus en vrac. Pour y parvenir, il invente des outils abstraits capables de transformer un amoncellement en structure : les concepts. Tous les mots que nous utilisons pour décrire le monde : force, vitesse, durée, champ, particule… sont des inventions humaines qui permettent de construire en nous un modèle plus ou moins fidèle de l’univers qui nous entoure… une image proprement humaine du monde » [1991 : 15].

       Si l’intelligence du réel sensible se saisit à partir de la réalité du mot qui structure notre esprit, le modèle même en lui procurant du même coup une sécurité intellectuelle, un confort moral et psychique dans la croyance que les choses sont effectivement comme il les perçoit et non pas autrement, des hommes ont donné aux même mots, c’est-à-dire au langage d’autres sens. Comme le verbe est créateur de réalités, ces sens n’ont pas forcément la même figure que celui qui est fondé sur l’intelligibilité matérialiste de notre monde. Ainsi, Alexandra David-Neel a longuement analysé l’extraordinaire pouvoir psychique acquis par les moines Tibétains par un long entraînement s’étendant sur plusieurs années. Dans cet ouvrage, Mystiques et magiciens du Tibet, elle montre comment certains moines appelés gomtchen sont capables de divination à distance qui s’opère dans un état de transe mettant en communication deux psychés s’informant mutuellement au sujet d’un problème existentiel (p.p.66-67). Elle démontre aussi comment ils sont aptes à se livrer à des « sports psychiques « , « comment l’on se réchauffe sans feu, parmi les neiges « , ou encore comment ils se communiquent des « messages à travers les airs « , (p.207). Enfin, certains, en l’occurrence, les loung-gom-pas, sont mêmes capables de parcourir de longues distances à pied portés par les seuls pouvoirs1 de l’énergie psychique. « Le loung-gom-pa, écrit-elle, est plus spécialement appliqué à un genre d’entraînement mi-psychique mi-physique, destiné à faire acquérir à celui qui le pratique une légèreté et une célérité supranormales. Le loung-gom-pa est un atlète capable de parcourir, avec une rapidité extraordinaire, des distances considérables, sans sustenter, ni prendre de repos ». (p. 207)

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         Dans un autre contexte culturel, plus proche de celui de l’objet de notre étude, en l’occurrence, le contexte africain, les travaux d’Albert de Surgy ont mis en lumière les fondements de la spiritualité des peuples noirs, jusque-là négligés par les études anthropologiques. Pire, les pratiques « fétichistes » mises en oeuvre par ces peuples pour se comprendre eux-mêmes, donner un sens à leur vie, voire pour accéder à une certaine intelligibilité de leur monde-environnement, ont été méprisées. Les efforts de cet anthropologue sont méritoires : montrer, suite à de longues études de plusieurs années sur le terrain (Togo, Bénin), que du dedans, il n’y a rien d’irrationnel dans les religions africaines. Parlant de sa tentative de théorisation de ces phénomènes supra-infra-sensibles ou immatériels, Albert de Surgy écrit notamment : « Fournissant un cadre rationnel à des rites redoutés abhorrés ou méprisés, devant lesquels les anthropologues ont cherché trop longtemps à se voiler la face et ils n’ont jusqu’à présent proposé que des interprétations réductrices, elle (la théorie développée) autorisera, sans risquer de les discréditer, à qualifier de fétichistes, pour bien en marquer la spécificité, non seulement les religions traditionnelles de l’ancienne Côte des Esclaves, mais aussi la plupart de celles de l’Afrique noire.

Compte tenu de son degré d’abstraction, cette théorie aura cependant un champ de validité bien plus vaste » [1995 ; Introduction, P.15].

     Dans l’un de nos articles, nous faisions remarquer qu’en raison de sa définition même, l’anthropologie doit s’intéresser à tout ce qui concerne l’Homme. La Science matérialiste, à la fin du XXe siècle, nous a suffisamment démontré qu’en matière de vérité, fruit de la connaissance en général, nous devons admettre notre humilité en reconnaissant qu’il n’y a point de certitudes à cet effet. Nous écrivions notamment : « L’anthropologie, qu’on peut définir comme l’étude générale de l’Homme, ne peut, sans se nier elle-même, épouser l’idéologie matérialiste scientifique concernant la connaissance de l’Homme sans quelque contradiction ou quelques réserves. La connaissance de l’homme, on le sait, ne peut se réduire à un seul angle d’étude, en l’occurrence, la scientifique matérialiste. Ce serait prendre le risque de le caricaturer. D’autant plus que la prétendue vérité scientifique réduite par l’opinion vulgaire aux seules sciences appliquées, qui fait le succès aujourd’hui de cette oeuvre de la raison humaine, est battue en brèche par les scientifiques eux-mêmes. La complexité de la nature des phénomènes qui rend vaine toute prétention à la vérité absolue, les conduit à une attitude plus modeste que celle de l’ignorant ou du vulgaire.

Dès lors, on ne voit pas pourquoi les recherches anthropologiques doivent, elles aussi, s’orienter dans des domaines sur l’homme qui soient uniquement de l’ordre de la positivité et négliger, du même coup, tout ce qui touche à la dimension abstraite de l’homme comme l’âme » [Anthropos : 95-2000].

       Fidèle à cette perspective, nous nous sommes attachés, dans nos recherches sur les Lyéla, à ne pas négliger les aspects non perceptibles par les sens de leurs réalités fondamentales, voire multiples. Car notre analyse vise à montrer, d’une part, que l’individu qui se conduit et fonctionne de façon dite rationnelle, du moins chez cet ensemble de clans, n’échappe pas totalement à la dimension « irrationnelle » de la vie par essence inextricable. D’où également la complexité de la nature de chaque sujet humain. Mais, d’autre part, elle révèle la bi-structuration de la société lyel, ce qui implique que le visible ne peut être intelligible que par référence à l’invisible qui lui donne sens.

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III- Divination et présages

       Selon le Robert, les deux termes ont un sens voisin. Le premier est défini de la manière suivante : « Le mot exprime l’action de découvrir les choses cachées par des moyens occultes et, par extension, l’action de deviner, de connaître instinctivement ». Quant au second, sa définition désigne, de façon moins précise que le précédent, les pratiques courantes chez les Lyéla, comme nous le verrons : « Le mot {présage} a été emprunté avec le sens augurel de « signe où l’on voit l’annonce d’un événement futur » et, par métonymie, « conjoncture, annonce bonne ou mauvaise que l’on tire du signe ». Nous avons retenu les deux aspects de la prédiction dans la mesure où on les rencontre dans les pratiques de ce peuple même si la première est plus courante que la seconde. La lecture des phénomènes infra-sensibles, chez les Lyéla, est possible en raison de leur conception de l’âme humaine et que nous analyserons plus tard. Tout se passe comme si, au regard de celle-ci, la division du temps en passé, futur et avenir nécessaire à notre orientation sensible, notre insertion dans le monde, n’existe pas. Le temps de l’âme est un présent2 dans lequel la vie sensible de l’individu se déroule. La question est seulement de savoir comment la lecture des événements qui arrivent dans la vie d’un individu est possible. D’où l’intérêt de rechercher, chez les Lyéla, l’origine de la divination, avant d’examiner rapidement ses causes.

     D’après notre professeur Joseph Bado de Sienkou, dont les informations ont été confirmées par Yombouè Vincent Négalo et les anciens de Goundi, avant l’émergence des modes de divination, autrefois la manière de vivre des hommes, par sa simplicité, sa clarté et sa moralité transparente, permettait une communication directe entre le monde des vivants et l’univers à peine voilé des vies silencieuses, c’est-à-dire des morts. Les premiers pouvaient voir l’esprit des ancêtres qui leur apparaissait pour leur annoncer des événements heureux ou malheureux qui devaient leur advenir. Mieux, « Dieu parlait aux hommes par l’intermédiaire des animaux. Ces derniers manifestaient des signes qu’on interprétait de façon clairvoyante. D’où l’importance de certains oiseaux au milieu ou à proximité des hommes, des animaux (domestiques et sauvages) ». Selon ces informateurs, la place des animaux totémiques dans les mythes fondateurs des clans tenait à cette proximité de l’ensemble des êtres vivants. Des animaux avaient toujours sauvé du danger ou de la mort l’ancêtre des Kwala, comme la tortue, le pigeon, la panthère etc.

       La rupture opérée dans cette intimité originelle des êtres vivants a préservé, par la suite, chez certains hommes, le don de la voyance, c’est-à-dire de l’art de communiquer avec les univers invisibles. Ils sont comme des élus, des chanceux par rapport au reste des hommes. Les récits relatifs à l’origine de la divination montrent bien le caractère d’élus de ce genre d’individus. Parmi tous ceux que nous avons recueillis, nous retiendrons seulement trois de sources différentes : les anciens de Goundi, une femme âgée de Bavila, Epio Kanzié, et notre instructeur Joseph Bado de Sienkou. Les deux premiers sont presque similaires ; le troisième récit, un peu plus détaillé, renvoie à une des modalités courantes d’initiation à la voyance.

« La divination tire son origine de la zone sauvage. En effet, un jour, un homme se rendit en brousse où il se perdit. Des génies (êtres sylvestres) bienfaisants des lieux le recueillirent chez eux, lui donnèrent à boire et à manger. Plus tard, ils lui posèrent sur la tête une calebasse en lui disant : « Par ce geste, tu es désormais apte à prédire l’avenir ». Ils lui signifièrent ainsi qu’il lui appartenait de dire le bien et le mal qui arriverait aux hommes. Enfin, ils le reconduisirent sur le chemin de son village où il réapparut en plein jour, après un temps assez long de disparition et, par la suite, de recherches infructueuses pour le retrouver ».

     Ce récit reproduit, avec assez de fidélité, les faits tels qu’ils ont cours d’ordinaire chez les Lyéla, en particulier, et chez d’autres peuples du Burkina Faso. Ils manifestent, avec quelque évidence, la proximité des hommes avec les êtres sylvestres dont le Père François-Joseph Nicolas a montré l’importance dans les traditions africaines. Nous retiendrons deux de ces faits pour illustrer notre propos. Le premier nous a été rapporté par Yomboué Vincent Négalo. En 1961, il revenait de Batondo et rentrait à Réo par la route de Koukouldi. De passage dans ce village, une femme qui menait une existence monacale, avait fait bâtir une petite maison sur une colline, non loin de la route Koudougou-Dégoudougou. Il la vit sortir précipitamment de sa maison et le héler vivement. Après l’avoir invité à se déchausser avant de pénétrer dans sa demeure, elle lui révéla alors ce qui devait arriver à l’une des co-épouses de son frère aîné à Bianouan (Côte d’Ivoire), Beyon Barthélémy Négalo, si aucun sacrifice n’était fait sur leur Kwala pour l’éviter. Elle lui indiqua, à cet effet, des sacrifices propitiatoires à faire à Batondo. Celui-ci s’exécuta sans tarder. Une année plus tard, c’est-à-dire au cours du premier trimestre 1962, la deuxième femme de ce dernier avait failli mourir par un coup de fusil accidentel. Quelques balles lui avaient juste effleuré le cuir chevelu.

       Yombouè Vincent Négalo nous informa que cette étrange femme qui vécut seule dans cette maison jusqu’à sa mort, avait disparu dans les collines de son village de Koukouldi. Des habitants de ce village voisin, tout autant que des cités voisines se succédèrent pour chercher en vain, pendant quelques années, la jeune fille alors âgée d’une dizaine d’années. Plus tard, elle réapparut dans son terroir-village, en pleine maturité physiologique, ayant comme charge sur la tête un panier contenant divers objets qui devaient servir ultérieurement d’objets cultuels et de moyens thérapeutiques.

       Le deuxième fait a un rapport avec un personnage du même genre que le premier. Ce dernier vivait seul3 à N’suta au milieu de son village d’accueil au Ghana. Sa maison était pleine de divers médicaments qui lui étaient fournis de manière étrange puisqu’on ne le voyait jamais aller chercher des plantes, des feuilles, des racines, des écorces dans la forêt comme les autres thérapeutes traditionnels. Nous apprîmes qu’il venait du village de Bavila au Burkina Faso. Il avait également disparu dans les collines étant jeune. Les recherches pour le retrouver furent vaines. Il réapparut quelques années plus tard. Pour éviter les travaux forcés imposés par l’administration coloniale, il dut s’enfuir définitivement au Ghana.

      Quant au deuxième récit relatif à l’origine de la divination, il nous apparaît plus schématique : « Un jour, un homme se perdit dans le bois. Dans ses errements, il tomba sur un couple. Celui-ci l’accueillit et décida de partager sa nourriture quotidienne avec lui. Pour récompenser le couple de sa générosité, l’homme allait chercher l’eau nécessaire à la préparation de la nourriture. Ce couple devint comme des parents pour lui. Alors le conjoint enseigna à l’homme un savoir occulte. Ainsi naquit la divination qui n’est pas une science naturelle mais acquise par un apprentissage ».

    Le dernier récit est beaucoup plus détaillé et il donne des renseignements qui nuancent l’affirmation selon laquelle la divination est acquise suite à un apprentissage. Il montre un autre aspect, assez courant chez les Lyéla, de la voyance : certains objets ou plantes ont la vertu de conférer le don de la divination qui supprime la notion du temps d’apprentissage.

« Un jour, un homme envoya son jeune fils en brousse afin d’aller chercher des mottes de termites pour ses poussins. Au cours de son errance, le jeune homme vit une très belle pierre. Il se pencha pour la prendre mais il ne le put. Alors, il décida d’en prendre la moitié et d’un coup de hachette, il tenta de la fendre en deux. Une poussière en jaillit qui lui tomba dans les yeux et le rendit aveugle. Il se frotta en vain les yeux. Il entendit une voix venant d’un bosquet voisin qui lui recommanda d’aller se laver les yeux avec l’eau qui se trouvait sous un arbuste. Il s’exécuta et il retrouva la vue. La pierre lui dit alors :  » Comment se fait-il que tu ne m’aies pas vu au point de porter ce coup terrible à l’objet qui m’héberge ?  » en parlant de l’esprit qui l’habitait. Le jeune homme lui répondit :  » En venant de chez moi, je ne savais pas que tu étais ici « . L’esprit de la chose (la pierre) reprit :  » Vas, désormais, tout ce qui arrivera à quelqu’un d’autre, tu le verras avant lui et tu le lui diras « . Ainsi naquit la divination ».

       Tous ces récits tentent de faire comprendre que n’importe qui ne peut être devin. Que la voyance soit acquise par un apprentissage ou par l’intermédiaire d’une médication, elle présuppose toujours une sorte de privilège réservé à quelques-uns. Nous le verrons, ces personnes ont, dans leur nature, des inclinations particulières qui leur confèrent la faculté d’acquérir et d’exercer la divination. Mais leurs pouvoirs ne sont pas de même nature. Ainsi, les vura sont des devins et qui appartiennent à une congrégation religieuse et mystique à laquelle on ne peut adhérer librement : il faut avoir été élu, dès sa naissance et avoir été, de fait, initié. Ils font leur divination par des moyens très variés. Selon les anciens de Goundi, « la science du vur est comparable à celle d’un lettré. Pour un analphabète, les lettres d’un livre ne signifient rien. Ainsi, celui qui n’est pas vurbal est complètement ignorant des pratiques propres au vur 4 ».

       On rencontre des individus qui disposent, comme don de voyance, d’une sorte d’intuition supra ou infra sensible qui leur permet de percevoir des réalités inconnues des gens ordinaires. Du moins, cette faculté psychique, sans doute, est plus fine, plus aiguë et plus certaine dans la perception des phénomènes immatériels quand les individus eux-mêmes sont impliqués dans des événements qui doivent leur arriver. En revanche, il y a des incertitudes lorsqu’ils prédisent des choses relatives à la vie d’autrui. Voisine de ce don, on peut mentionner la perception aiguë des sorciers qui lisent dans l’âme d’autrui comme dans un livre. Cette acuité de la vue des sorciers qui transperce l’enveloppe des réalités structurées par nos sens, est toujours innée : elle est intrinsèque à l’âme de la sorcellerie et qui n’est rien d’autre qu’un produit du cerveau humain dont jouissent les individus en question. Tous les soignants ou guérisseurs doivent, eux aussi, avoir une âme de sorcier, mais avec une inclination au bien. Ils sont antinomiques des sorciers « mangeurs d’âmes » qu’ils combattent sans répit jusqu’à la fin de leur vie. Le soignant est, de facto, devin : c’est le pilier sur lequel repose l’efficacité de sa thérapie.

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     Il y a, enfin, des gens qui prédisent, avec plus ou moins de précisions, des faits futurs à partir de rêves dits prémonitoires ou onirimancie. Mais tout le monde n’a pas le privilège de ce type de songe. C’est en ce sens que Joseph Bado de Sienkou remarque dans ses notes que « celui qui a des rêves prémonitoires (onirimancie) est un chanceux. Il est aimé des génies sylvestres qui lui révèlent en rêve ce qui doit advenir. Il aurait pu autrefois être un bon devin. Avoir des rêves prémonitoires n’est pas une mauvaise chose. Certes, on peut le soupçonner de sorcellerie s’il annonce des choses qui s’avèrent vraies5 plusieurs fois. Autrefois, on appelait une telle personne Lwarna (celui qui sait), le sage. Elle doit néanmoins prendre garde de ne pas dévoiler n’importe quoi devant n’importe qui, de peur qu’elle ne soit accusée de sorcellerie ».

     Les Lyéla, comme beaucoup d’autres peuples de l’Afrique sub-saharienne, accordent une grande importance aux devins dans la réalité sociale. En effet, il est habituel d’aller consulter la « sagesse » d’un devin pour diverses raisons. Ce peut être en vue d’éviter un problème à venir que l’on pressent ou qui a été signalé par un autre. Pour savoir quelle est la nature des maux dont on souffre, c’est encore auprès des devins qu’on va chercher la raison, voire la solution. Ils ne sont tranquilles qu’une fois la cause supposée ou réelle du problème exhumée. C’est pourquoi, Albert Jacquard affirme qu’en général, les Africains sont sujets à un excès de recherche du sens des phénomènes. Tout se passe comme si l’on a peur du futur ou de l’inconnu. En ce sens, ils ne peuvent vivre sans avoir une certaine perception de leur avenir. Mais les devins ne sont pas d’une égale prescience en raison de la complexité de leurs objets de clairvoyance.

IV- Moyens et objets de divination6

     Les modalités divinatoires sont presque indéfinies chez les Lyéla comme dans le reste de l’Afrique de l’Ouest. Elles sont fonction du type et du niveau de savoir des individus qui les pratiquent. Nous en indiquerons quelques-unes.

       En fait, toute personne qui a des dispositions aux sciences dites occultes peut acquérir la possibilité de consulter par les cauris qui est un des usages les plus répandus parmi cet ensemble de clans : soit en suivant un apprentissage de plusieurs années auprès de maîtres expérimentés, soit en « se lavant le visage » avec un produit particulier extrait de plantes dont la vertu procure immédiatement cette voyance. Quel que soit le moyen employé, le principe est le même : savoir interpréter les événements passés, présents ou futurs de quelqu’un, après le jet répété de ces objets et selon la disposition des coquillages au sol.

       La divination dans le sable se fait de deux façons : l’une consiste à y tracer des traits symboliques de manière apparemment arbitraire et sans ordre. Selon leur longueur, ils sont révélateurs de ce qui est advenu ou adviendra à un individu. Ce qui surgit de l’interprétation des signes ne peut avoir que des rapports directs avec la personne concernée par la divination en question. L’autre manière relève d’une véritable science des signes symboliques. Le géomancien trace sur le sable, dans un sanctuaire, une infinité de signes représentant les faits et les événements de la vie d’une personne. Après avoir effectué le tour d’horizon de celle-ci, voire de la vie en général, il ferme la maison pendant un certain temps. Des souris viennent sur le sable et parcourent l’ensemble des signes symboliques : avec leur queue et leurs pattes elles y laissent des traces. Le devin retourne dans ce lieu avec son client pour en prendre connaissance et traduire ce qui est ainsi révélé à son sujet. Cette lecture peut se répéter plusieurs fois à propos du même fait afin d’en obtenir le plus de précisions possibles, ainsi que la réécriture. Ce genre de voyance peut durer plusieurs heures et de l’avis commun des gens elle est la plus fiable et la plus sérieuse. On admet, en effet, que les génies de la terre ne peuvent se tromper.

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       Il n’y a pas d’apprentissage de la divination dans l’eau. Il s’agit d’un art inné ou, s’il ne l’est pas, d’une acquisition immédiate par l’ « ouverture des yeux » aux réalités occultes suite à l’opération suivante : on mélange dans l’eau dont on se sert pour se laver les yeux des produits extraits de diverses plantes. Ce sont les vertus de celles-ci qui confèrent la voyance. Après cette initiation, il suffit de mettre ce même produit dans l’eau contenue dans un petit pot en terre cuite pour se mettre en situation divinatoire. On admet que l’âme de la personne qui est venue apprendre des choses sur sa vie y apparaît avec les faits la marquant ou structurant sa réalité invisible et le devin n’a plus qu’à les lire et les traduire à la personne intéressée. Chez beaucoup de marabouts, lorsque le produit est prêt dans un récipient utilisé à cet effet, ils font appeler un pré-adolescent encore puceau : celui-ci est invité à se pencher sur le récipient pour regarder le fond de celui-ci, puis à dire à l’assistance tout ce qu’il perçoit comme phénomènes qui se passent dans cette eau.

     Entre autres procédés de divination, on peut mentionner la nécromancie7 et l’art de convoquer l’âme du défunt par l’intermédiaire d’un médicament ou des génies sylvestres. La pratique de la nécromancie n’est pas courante. On y a recours lorsque la mort d’une personne demeure obscure malgré les révélations des devins. Le nécromancien convoque l’âme ou substance immortelle du mort pour l’interroger directement. Cette cérémonie s’opère dans les profondeurs de la nuit. Les commanditaires, c’est-à-dire les membres de la famille du défunt reconnaissent le timbre de sa voix.

       L’art qui consiste à convoquer l’âme d’un vivant est courant chez les Lyéla. Il a quelque chose de semblable aux méthodes du nécromancien. En effet, après s’être acquitté d’un certain nombre d’éléments indispensables à la préparation de la cérémonie, il attend l’heure où tout le monde est censé dormir. Selon nos informateurs, le praticien employant cette méthode enverrait des messagers, généralement des génies sylvestres, pour aller chercher l’âme de la personne que l’on veut interroger dans le royaume des défunts. Celle-ci s’exprimerait sur toutes les questions qui font l’objet de la cérémonie comme si la personne elle-même était présente.

     Telle est l’histoire de Béli Bayala qui a eu lieu à Goumédyr, un quartier de Réo dans les années 1970. Cet homme était un sorcier, c’est-à-dire doué des mêmes pouvoirs que le « nyctosophe » dit mangeur d’âme. Ainsi, pendant la nuit il assisterait, en tant que simple observateur, aux scènes de sorcellerie, au cours desquelles la société secrète déciderait de la mort de certaines personnes du village. Comme cet homme avait l’outrecuidance de révéler ces cérémonies sabbatiques qui devaient rester secrètes, la société des sorciers de son Kwala, excédée par ces indiscrétions, aurait décidé de le faire taire en le tuant. Mais, Béli Bayala avait autant de pouvoir qu’eux car il était sous la protection de puissantes théurgies. Il semblerait qu’il réussissait toujours à fuir quand les membres de cette société secrète venaient chercher son âme pendant la nuit. Quelques-uns auraient eu alors l’idée d’aller appeler cette âme chez un homme qui s’adonne à ce genre de pratique dans le village de Sanguié. Celle-ci serait venue et leur aurait dit qu’elle se cacherait dans un tronc d’arbre, la nuit, juste avant leur sortie habituelle. Elle leur aurait indiqué la place de l’arbre en question. A la question :  » Comment faire pour te tendre un piège ? « . Elle aurait répondu :  » Venez m’y attendre avant que je ne n’aie eu le temps de me glisser dans ma cachette « . Ce qui aurait été fait comme l’âme l’aurait recommandé.

       D’après nos informateurs de ce quartier de Réo dont Yomboué Vincent Négalo, quelques jours plus tard, Béli Bayala aurait raconté à tout le monde qu’il allait bientôt mourir puisque les autres sorciers auraient réussi, grâce à un spiritiste, à découvrir la cachette de son âme ou substance vitale, détruite aussitôt qu’appréhendée. Cette pratique montre le lien assez ténu entre structure invisible et univers visible. Par son intermédiaire, en effet, on accède du plan de la première au niveau du second.

      Cette sorte de divination repose sur le principe suivant : l’âme humaine est censée avoir une connaissance complète des faits, même les plus infimes, de la vie du corps qu’elle habite, voire la date exacte de sa mort. Ce que le devin révèle péniblement ou confusément, l’âme vient et l’expose clairement. Ce ne sont pas ceux qui appellent les âmes qui engagent l’entretien mais bien les membres de leurs familles qui entreprennent la communication. Comme l’âme ne peut mentir (le mensonge est lié au corps et aux diverses formes de relations que celui-ci entretient dans la vie avec les autres êtres humains) elle dit toujours ce qui est. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de personnes mal intentionnées à son égard, elle peut exposer ses points faibles, voire donner les moyens de pouvoir la détruire. Parfois, quand il ne s’agit pas d’un conflit entre sorciers, les commanditaires peuvent ordonner au praticien soit de lui infliger une maladie inguérissable, soit de lui porter un coup mortel au moment de sa manifestation sur la scène. Le mystère demeure quant à la manière dont celui-ci exécuterait de tels actes. Lorsqu’il s’agit d’un coup de poignard porté à l’âme, on l’entendrait gémir ou pleurer de douleur. Aussitôt qu’elle rejoindrait son enveloppe corporelle, celle-ci se mettrait à se plaindre de douleurs à l’endroit précis où le coup aurait été porté. Puis, la personne en question finirait par s’éteindre.

   L’âme que ce genre de praticiens parvient à appréhender, par délégation de génies sylvestres, s’apparente à celle que les sorciers eux-mêmes tuent au cours de leur cérémonie nocturne. Selon certaines traditions des Lyéla, l’homme a plusieurs âmes ; mais il y en a surtout deux qui nous intéressent ici. L’une est immortelle et invisible. Si elle était visible, disent-ils, l’homme aurait cherché des moyens pour l’unir définitivement à son corps et ainsi éviter la mort. L’autre symbolise la substance vitale, laquelle est mortelle. C’est elle qui peut apparaître aux voyants avant la mort. On la voit sous forme de fantôme soit comme signe annonciateur de la mort de quelqu’un, soit même après le décès de celui-ci.

     Si les sorciers tuent l’âme des personnes qui ne sont pas doués des mêmes pouvoirs qu’eux, ils n’épargnent pas non plus celle de leurs partenaires qui enfreignent les lois secrètes de leur collège. Ainsi, quand l’un d’entre eux doit mourir, les autres s’emparent de son âme qu’ils soumettent à leurs pratiques habituelles. En général, chez les Lyéla, ce sont les liens familiaux qui font de chacun une proie potentielle pour les sorciers de sa fratrie.

    D’ordinaire, nos informateurs établissent deux catégories de devins chez les Lyéla : Les bons et les mauvais. Ils classent parmi ceux du premier genre des hommes ou des femmes thérapeutes traditionnels qui ne quittent jamais leur domicile. Ils jugent qu’il n’est pas nécessaire d’aller vendre leur science ailleurs. Ceux qui ont besoin d’eux vont les trouver sur place. Cependant, on peut exceptionnellement aller les chercher pour une mission importante ou pour un cas de maladie grave provoquée, par exemple, par les sorciers de la famille. Tout à fait à l’opposé de ceux-ci, il y a les mauvais devins dont la science occulte semblerait insuffisante pour la pratique de ce genre de fonction. Qu’ils soient prêtres théurgiques ou soignants traditionnels, ils se déplacent de pays en pays, de région en région, de ville en ville et de village en village pour vendre leurs pratiques. On admet qu’ils promettent beaucoup à leurs clients mais ils accomplissent peu de choses pour satisfaire aux besoins de ceux-ci. Ainsi, dans les villes dites modernes des pays africains, ils prétendent pouvoir aider quelqu’un à devenir ministre et bien d’autres prodiges de ce genre. Quand ils échouent dans leur mission, ils disparaissent après avoir abusé de la crédulité de leurs clients8.

       Parmi les autres actes divinatoires assez répandus chez les Lyéla, on peut citer, entre autres, ceux-ci : la thymomancie qui s’apparente à l’intuition suprasensible, voire à une forme de voyance. Il désigne celui qui est devin par le coeur et non par l’inspiration du divin lors d’une séance de possession. Il existe aussi la science des augures ou présages : la divination s’opère à partir des comportements de certains animaux, essentiellement domestiques. Ainsi, lorsqu’une poule s’ébat dans la poussière hors d’une cour, quitte brusquement ce lieu et, en caquetant, fonce avec précipitation au milieu de la concession comme si elle était pourchassée, c’est l’annonce du décès d’un adulte dans cette cour. Cette poule est tuée puis cuite à la braise sur le champ et mangée. Cependant, son immolation n’empêche pas pour autant le mal de se produire. Il en est de même de l’accouplement de chiens au coeur de l’enceinte familiale. Eux aussi connaissent le même sort. Certains mouvements ou alignements dans le vol des oiseaux du ciel figurent parmi les présages chez les Lyéla ; ou encore, certains croassements de corbeaux ou le gazouillis des petits oiseaux.

       La voyance, dans la noix de kola, séparée en deux est une pratique courante dans tout le Lyolo ; de même que la science des haruspices qui consiste, après l’immolation d’une bête, en général une volaille, sur l’autel d’une théurgie, à procéder à une fine divination à travers ses entrailles. Le prêtre théurgique coupe la volaille en deux pour l’examiner. Certains voyants lisent le destin des individus immédiatement à travers les traits du visage9. La chiromancie qui consiste à deviner à travers les lignes de la main, existe aussi chez les Lyéla. Mais elle est très faiblement connue en raison du contact corporel qu’on s’attache à éviter entre les individus. En revanche, ce qui est plus courant, ce sont les divinations opérées à partir des prodiges, des accidents, des phénomènes naturels dans le ciel. Ainsi en est-il de ce qu’on nomme ordinairement une étoile filante : quand celle-ci est d’une brillance ostensible, durable dans sa manifestation, ce phénomène est perçu et interprété comme l’annonce imminente de la mort d’une personnalité célèbre10 dans le Lyolo ou dans le pays.

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 IV- Des cerveaux quantiques : de leurs actes mortifères et de leurs limites intrinsèques

    Ainsi, toutes ces méthodes divinatoires tendent à une même finalité : montrer qu’on peut lever le voile sur la structure cachée, à partir du visible. Mais, ce dévoilement est lui-même ambigu : d’abord, il ouvre à des moyens d’accès à la destruction de la vie de quelques membres d’un kwala quand le désir mortifère des sorciers se heurte à des difficultés, à des obstacles pour atteindre la vie de quelqu’un. Ensuite, il déploie des couloirs lumineux permettant de réparer ce qui est encore réparable, sur le plan du visible. Dès lors, les maux causés, les désordres provoqués par la structure inapparente, et qui ont des incidences sur le plan visible ne peuvent réordonner dans le sens du bien et de la vie -la cohésion sociale, la concordance interindividuelle – qu’à partir de ce même monde souterrain. L’analyse de la sorcellerie ordinaire permettra de comprendre un peu plus ce mode de fonctionnement social. Elle montre comment le risque de basculer sous le pouvoir des pratiques sorcellaires est omniprésent : il guette tous les membres de cette communauté, qu’ils soient vigilants ou non.

     Les différentes formes de théurgie ou fétichisme : efficacité et limites du pouvoir des « sciences occultes » chez les Lyéla

          En général, les Lyéla admettent que les hommes qui pratiquent les sciences dites occultes sont d’inégale force et d’inégale science. Personne ne peut prétendre être plus fort que tous les autres1. Chaque système de pouvoir occulte a des faiblesses ou des failles par lesquelles ses ennemis peuvent le détruire ou le désagréger. Cette faiblesse réside en ceci : quelle que soit la nature du pouvoir d’une théurgie dont on dispose, celle-ci comporte toujours un interdit concernant un totem. Enfreindre ce tabou peut signifier que l’on contraint la puissance inhérente à la théurgie à partir. Dans le cas du Djandjou, avec l’oeuf de canard, la viande de porc… on peut neutraliser la déité protectrice du groupe ou de la famille. Un tel geste ouvre la porte aux agissements nuisibles des sorciers « mangeurs d’âmes ».

       Selon nos informateurs, quelqu’un peut décider de s’entourer de beaucoup de forces occultes pour se protéger de l’attaque de ses ennemis potentiels. Ceux d’entre sa famille qui le côtoient quotidiennement chercheront à découvrir les faiblesses de ses moyens de protection afin de l’atteindre. S’ils parviennent à leur but, ceux qui les lui ont donné reconnaîtront la supériorité de leurs adversaires. Aussi, une protection de ce type n’est pas sûre. En général, plus on s’éloigne des pratiques de sa région ou de son pays, plus les théurgies que l’on acquiert ailleurs peuvent avoir un effet durable et efficace car on ignore leur mode de fonctionnement, c’est-à-dire leur système d’efficience, leurs tabous ou les points de leurs faiblesses. De ce fait, on les suppose plus puissantes que celles qui sont familières. Ces systèmes restent donc hermétiques les uns aux autres et gardent leurs mystères. Il y aurait un grand risque pour un prêtre théurgique, voire un sorcier « mangeur d’âmes », à vouloir rentrer dans l’intelligence d’un système pour pouvoir le désorganiser et l’affaiblir. Il est censé perdre la vie s’il n’y accède avec précaution et minutie. C’est un peu comme une bataille rangée : chaque camp a sa logique de guerre. Il cherche à comprendre et à connaître la stratégie de l’adversaire pour l’attaquer et l’anéantir.

       Dans ce contexte, on ne peut jamais dire qu’on est assez fort, assez puissant pour ne point redouter les ruses d’un ennemi potentiel, à moins de remplir une maison de dieux, de théurgies protectrices. Même si cela était possible, on n’est encore sûr de rien. C’est un monde redoutable de peur et d’effroi. Dès lors, de nombreux Lyéla restent attachés à la croyance en leur théurgie, même s’ils sont chrétiens. Dans cette psychologie, l’un n’exclut pas nécessairement l’autre. Ce sont deux portes de salut possibles : l’une pour la vie terrestre et l’autre pour l’au-delà.

     Dans cet univers où il y a toujours plus puissant que soi dans l’usage des forces occultes, selon Yomboué Vincent Négalo, un prêtre théurgique ne peut dire, de façon absolue :  » Je peux vous guérir ou résoudre vos problèmes par l’intermédiaire de mes appuis occultes « . D’abord, nul n’a la science infuse, quel que soit le domaine considéré ; ensuite, il y a une limitation des forces sollicitées qui agissent un peu à l’image des individus humains plus forts les uns que les autres et chacun ayant ses propres limites. Ce qui confère à la théurgie son pouvoir spécifique, quel que soit son aspect, c’est le médicament (poudre noire, rouge, ocre… selon son mode de préparation) qu’il contient. Or, il est extrait d’une plante qui a une vertu particulière destinée à soigner telle maladie. L’efficience de la théurgie et sa limite résident dans celles des vertus de ce médicament. En fait, il n’y a pas de comparaison ni de hiérarchisation à établir entre les fonctions des diverses théurgies ou médicaments : chacune suit ses propres lois ou modalités d’être.

       Sur ce point précis, nos informateurs n’hésitent pas à affirmer que les Lyéla connaissent, probablement autant que d’autres peuples du monde, des choses extraordinaires relatives aux secrets de la nature. Malheureusement, ils auraient tendance à les envelopper dans une nébuleuse de mystères et à les faire fonctionner essentiellement dans le sens de la dynamique du mal. Ainsi, beaucoup d’hommes et de femmes dans toutes les régions du Lyolo disposent des recettes secrètes pour provoquer la foudre. Comme le disent nos instructeurs, il s’agit de la composition d’un certain nombre d’éléments naturels (feuilles, racines, écorces, morceaux de peau d’animaux etc.)2 qui provoquerait la foudre utilisée généralement contre un ennemi pour détruire ses biens ou lui ôter la vie. En revanche, ces mêmes personnes ne pourraient pas provoquer la pluie dans les régions qui en auraient besoin.

       Parmi les détenteurs de théurgies négatives ou nuisibles, chez les Lyéla, il y a les jeteurs de sorts. Ce sont des espèces de délinquants dans le monde des sciences occultes, qui peuvent se livrer à des actes de crapulerie gratuite sur une personne, membre de leur famille ou sur tout autres personnes rencontrées lors de célébrations festives. C’est même l’un des rares cas où, dans l’exercice du mal, on outrepasse le strict cadre de la famille. On les distingue généralement des sorciers « mangeurs d’âme » parmi lesquels figure bon nombre de femmes. Blaise Bayili décrit un certain type de sorciers, en l’occurrence le fièrè, de la manière suivante : « s’agissant [de ce dernier], ordinairement homme, c’est un individu consciemment et volontairement responsable de son état et de ses actes. Physiquement, rien ne le distingue apparemment des autres hommes… mais volontairement adonné au culte de la méchanceté. Cependant, on relève quelquefois certains traits qui trahissent son état, tels que les yeux sanguinolents, le visage qui est rendu vilain et souvent bestial (diabolique), portant la marque de l’horreur et surtout de la méchanceté… Intrinsèquement méchant, insolite et solitaire, le fièré est de ceux-là dont parle le P. Tempels quand il dit qu’ « il est en certains hommes une méchanceté sans rémission. C’est la méchanceté totale, superlative  » (1961 : 84) ». […]. Semeur de panique par la maladie et la mort, le fièré, ennemi par excellence de la vie, est redouté et le Lyél témoigne à son égard d’une terreur d’épouvante et d’une intense répulsion. Démasqué et pris sur le fait, il est, le plus souvent, expulsé du village » [1998 ; P.P.263-264].

Concernant la nature du sorcier, en général, et du fièré, en particulier, cet auteur parle d’une double personnalité : l’une « asociale » est maléfique mais inconsciente : elle est même indépendante de l’autre qui est en accord avec les normes sociales.

       Les sorciers qui ont un don d’ubiquité, en particulier la nuit, peuvent commander à leur âme de prendre par métamorphose, toutes les formes vivantes possibles (chien, chat, hibou, lion, panthère etc.). Pour leurs réunions nocturnes, tous les espaces leur sont accessibles. En effet, privés de la pesanteur du corps et des limites de celui-ci à franchir les obstacles de l’intangibilité de la matière, leur esprit, ou plus exactement, leur âme maléfique traverse, à l’image des neutrinos, la matière de part en part. Ils peuvent ainsi faire leurs sabbats soit dans les arbres, soit dans le creux des baobabs, soit sous terre, soit dans les clairières selon leur volonté. En général, selon Blaise Bayili, les sorciers volontaires consentent à une alliance à vie avec des forces maléfiques dont celles de Satan. Mais une telle alliance a un prix : sacrifier la vie de personnes intimes, chères, telle que celle du premier enfant mâle, de la première ou de l’épouse préférée parmi les coépouses. Cela présuppose qu’un tel individu dispose d’autres vies pour dédommager les sorciers du clan de sa femme ainsi sacrifiée. Autrement, il y laisserait sa propre vie.

       En ce qui concerne leur activité maléfique, Blaise Bayili les décrit de la manière suivante : « ils opèrent aussi bien de façon nocturne (ils sortent complètement nus, pour hanter les cimetières où ils déterrent des parties de cadavres en putréfaction, en vue d’en fabriquer des sortilèges) que diurne. Ils opèrent par empoisonnements et par envoûtements divers, telle la projection sur une personne, de ce que les Lyéla appellent mishina (aiguilles), qui se transforment dans le ventre de la victime en toutes sortes d’êtres ou de choses (lames de rasoirs, serpents, cailloux, fourmis etc.) selon la spécificité du sortilège. Le père Hebga qui connaît bien ce type de sorcellerie au Cameroun, appelle ces « aiguilles » du terme moderne « missiles » et les anti-sortilèges « antimissiles ». Sans être des cannibales mystiques comme les cààlè, les fièré peuvent aussi capturer et tuer le double d’un individu… » [1998 ; P.P.161-162].

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V- Méthodes et moyens employés pour combattre les forces du mal

        Parmi les objets de protection, il y a des spécificités à établir dont l’essentiel peut se ramener à deux catégories : les théurgies privées et les théurgies sociales ; celles qui viennent du Burkina Faso ou des pays voisins sahéliens et celles qui viennent du Ghana, quel que soit leur statut, individuel ou collectif. Nous examinerons tour à tour la singularité de chacune.

       Selon qu’elles sont privées ou collectives, les théurgies ont un nom particulier en Lyélé. Il y a, d’abord, le nebil que le Glossaire du Père François-Joseph Nicolas définit ainsi :  » Talisman, objet cultuel, siège des forces de l’animal auxquelles on rend un culte « . Le nébil qui veut dire, à l’origine, « queue d’un animal », apparaît comme un genre de théurgie en raison de son action spécifique et de son statut généralement privé. Mais, son efficacité est le résultat d’une combinaison d’éléments, la synthèse d’un tout complexe, voire le concours des vertus de plusieurs objets dont la queue de l’animal sert à le confectionner. Ensuite, il y a le k’o que le même auteur définit de la manière suivante : « K’o, k’émé. Différentes manifestations de la divinité chtonienne ; source ou siège de forces captables qui peuvent aider l’homme dans ses nécessités ou besoins. Cônes de terre qui polarisent ces forces ». Le k’o tient son nom du terme générique « arbre ». Car, dans la confection d’un k’o, il y a toujours l’écorce ou les racines ou, éventuellement, les feuilles d’un arbre spécifique, siège originaire d’un djinna particulier. Fabriquer un k’o avec l’essence de cet arbre, c’est en même temps capter son énergie qui est utilisable en bien ou en mal. Mais, le capteur d’une telle énergie se garde bien, jusqu’à sa mort, de révéler le susulu (interdit) de ce k’o de peur que les sorciers ne procèdent à la déstructuration de son système de fonctionnement.

       Parmi les nebila, il y en a qui sont strictement à usage personnel et d’autres dont l’efficacité s’étend aux membres d’une famille, d’une cour ou de tout un kwala. Ceux qui acquièrent le nébil à usage personnel sont généralement non sorciers et ils mettent ainsi leur âme à l’abri de la prédation des sorciers de la famille, entre autres, le père (éventuellement), les frères, les demi-frères, les oncles ou la mère. C’est la menace sous laquelle il se trouve qui le contraint à s’en procurer. Cependant, comme son culte exige des sacrifices de poulet ou d’animaux et qu’il ne peut être en aucune façon discret, l’auteur d’un nébil doit déclarer son acquisition au chef de cour et de famille. Ce que disent les Lyéla, c’est qu’avant même qu’un tel acquéreur entre l’enceinte familiale avec sa théurgie, les sorciers peuvent déjà avoir jaugé son efficacité. Si celle-ci est inférieure à leur propre puissance, celle de leur pouvoir sorcellaire ou de celle de leurs théurgies sorcellaires, ils la contraignent à quitter l’objet censé le symboliser. Dans ce cas, si l’acquéreur est non sorcier ou aveugle, « non voyant » comme le sorcier qualifie le non sorcier chez les Lyéla, il ignore qu’il ne possède qu’une coquille vide. Dès lors, ce qui devait lui arriver lui adviendra malgré le culte, les sacrifices, la dépense de son énergie psychique ou physique. En revanche, si le djinn de la théurgie acquise par un membre de la cour est plus puissant que la force des sorciers de la famille, ils s’emploieront à rechercher les moyens de la neutraliser, de détruire son système de fonctionnement de manière à avoir accès à la prédation de l’âme de leur victime. Car un tel djinn les gêne dans leur besogne mortifère nocturne. Les sorciers ne baisseraient jamais les bras ni n’oublieraient comme le reconnaissent les Lyéla. Et toute la dynamique de ces sociétés réside essentiellement dans cette lutte permanente des uns contre les autres dans le but de détruire les puissances et/ou théurgies protectrices de la vie des individus ou des membres d’une famille.

       La théurgie peut être acquise par un chef de famille, un chef de cour. Dans cette optique, son efficience s’étend à tous les membres de sa famille. Cette démarche suppose que le chef de cour en question est un aveugle qui a une nombreuse famille et quelques biens. Dès lors, en vertu de sa nature de non sorcier, il expose le tout à la ruine possible causée par la jalousie de ses dabia ou frères de clan. Cependant, la dynamique conflictuelle est la même que précédemment. Une théurgie puissante est un frein au libre exercice des activités sorcellaires des membres de la famille ou du kwala. Par conséquent, les sorciers entreprendront de détruire sa logique de fonctionnement : d’abord de l’intérieur de la cour, en utilisant les services ou les pouvoirs sorcellaires des femmes qui, en général, ne redoutent rien, quitte à perdre leur propre vie dans cette aventure ; en outre, elles doivent obéissance aux volontés des sorciers membres du kwala de leurs maris. Elles savent qu’en cas de décès de ces derniers, elles peuvent toujours se remarier à un autre homme du même clan. Ensuite, une action extérieure peut aussi être entreprise par les frères ennemis du kwala ou dabia qui vont chercher à acquérir des théurgies plus puissantes afin d’arriver à leur fin : ruiner les biens du frère du kwala visé, voire appréhender la vie des membres non sorciers de sa famille. Dans certains cas, la conjugaison des deux actions, intérieure et extérieure, finit par aboutir et le dabi (demi-frère ou frère de clan) en question est ainsi tué.

       Les Lyéla acquièrent la plupart de leurs nébila (théurgies sous forme de « queue d’animal ») hors de leur propre contexte culturel. Elles proviennent soit d’un autre peuple, comme les Moose, les Peul, les Dagari, les Lobi, les Samo, les Gourmantché du Burkina Faso ; soit d’un pays voisin comme le Mali, le Niger, le Ghana, le Togo ou le Bénin. Par leur « origine étrangère », elles constituent une sorte d’inconnu pour le pouvoir des sorciers Lyéla et leurs théurgies mortifères. Les djinns, par essence étrangers, qui sont liés aux objets matériels les symbolisant, comme l’électricité à une prise de courant, à une ampoule ou à un cable conducteur etc, s’imposent aux autres phénomènes de même nature, sorcellerie ou théurgies sorcellaires, tant que leurs failles demeurent cachées. Cependant, la persévérance des sorciers finiraient par en venir à bout, par lever le voile sur l’efficience de certaines de ces théurgies, Nébila ou k’èmé grâce notamment à l’intelligence des femmes sorcières.

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    Quant aux K’èmé ou théurgies qui tiennent leur efficience de la substance d’un arbre, ou théurgie qui tient son efficience leurs pratiques rituelles sont toujours plus ouvertes ou plus sociales. On y adhère soit individuellement soit collectivement. Toutefois, en raison de leur couverture sociale, qu’ils soient de provenance burkinabé ou ghanéenne, les K’èmé doivent être déclarés à deux instances majeures dans le village : au chef de l’autel de terre, au sacrificateur de l’autel du Kwala. Dans les deux cas, il y a une opération sacrificielle qui consiste à tester la nocivité ou non des djinnas de ces théurgies. S’il s’agit de K’o qui nuit à la vie humaine3 et dont le culte a une dimension sociale, les autorités en question le déclarent hors la loi. Dans un tel cas, deux sanctions sont possibles : soit on invite l’auteur de ces puissances à les rapporter où il les a acquises, soit, en raison de leur caractère nocif, on ordonne que les objets censés représenter ces djinnas, soient enterrés. Cet acte vise à les exclure de l’espace villageois.

         Comme exemple de K’o acquis au Burkina Faso, chez les Moosé, nous retiendrons le Ganzourgou de Casimir Beyon Bado. Cette théurgie porte le nom du village d’où elle provient. Elle confère à son acquéreur, qui se considère comme sorcier bénéfique, une force supérieure à celle des sorciers du Lyolo et de leurs théurgies sorcellaires particulières. Il est donc redouté comme tel. Il ne craint pas d’user librement de la parole concernant les pouvoirs et les activités des sorciers, et d’estimer que le monde immatériel n’a pas de mystère à ses yeux. Ce Ganzourgou est peu répandu dans le Lyolo. Car il n’est pas aisé de l’acquérir en raison de son coût élevé. Pour toute opération, son détenteur demande des frais élevés au-dessus des moyens des gens ordinaires.

       Casimir Beyon Bado nous avait proposé de nous démontrer comment, chez les Lyéla, les sorciers appréhendent et détruisent l’âme humaine. Non seulement, en plein jour, nous pouvions assister à l’opération de bout en bout, et même, à titre de document à conserver pouvant servir de témoignage de l’existence et de la réalité de tels phénomènes « parapsychiques », de la filmer. En contrepartie, il nous demandait une somme de 100.000 Fr. CFA4 (environ 152, 45€) à l’époque où nous étions encore étudiant. Cet homme peut même se permettre des actes de violence sur la personne des sorciers.

       S’agissant des k’èmé en provenance du Ghana, il y en a essentiellement deux qui sont fort répandus dans tout le Lyolo : le Tougali et le Djandjou ou Djaindjou ou encore g’én-g’u. Comme les deux sortes de théurgie fonctionnent de la même manière et que nous disposons plus d’informations sur le Djandjou, nous retiendrons d’étudier celui-ci. Ce nom est plutôt un surnom qui a été attribué aux djinnas de cette théurgie en raison de son efficace. Etymologiquement, Djandjou signifie consommer ou manger (g’u) de force (g’en). A l’époque où nous avions connu son acquéreur (1979), celui-ci était âgé d’environ soixante ans. Il est décédé dans les années 1990.

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     Le but de Djandjou est, en tout premier lieu, de protéger ses adeptes contre le pouvoir des sorciers. Il aide ainsi à l’accroissement des familles en permettant aux femmes stériles d’être fécondes. Deux serviteurs du Djandjou ont eu l’autorisation du maître de nous instruire, en l’occurrence, Koffi Beli Bationo et Brama Bamouni5. Comme nous étions incrédules sur l’existence des sorciers, ils commencent par insister sur ce point : « Le sorcier existe. Il tient son pouvoir de sorcellerie de Dieu lui-même. Mais, il y a deux sortes de sorciers : une espèce maléfique qui manduquent la chair des âmes humaines transfigurées en un animal quelconque ; et une bonne espèce qui protège sa famille contre le pouvoir destructeur des mauvais sorciers.

       Dieu lui-même autorise le pouvoir négateur du sorcier dans la mesure où il les dote de ce pouvoir dès la conception. Il permet que certains individus viennent au monde uniquement pour tuer et manduquer les autres, ceux qui en sont dépourvus ou même pourvus et faibles, à l’image des fauves par rapport aux autres animaux ».

     Quelle est l’essence du K’o lui-même ? Ces informateurs comparent l’esprit du Djandjou à l’air. Il est semblable au vent. C’est la force en tant que telle. Il est visible par le maître. Celui-ci lui parle comme on parlerait à quelqu’un. Le sorcier aussi le voit. Mais, la nuit, les sorciers et le K’o n’émettraient pas le même genre de lumière : celle du K’o est rouge ; mais elle peut être blanche, comme la lumière électrique ou celle d’une météorite dans le ciel afin de confondre des sorciers pris en chasse. Car la lumière émise par l’essence ensorcellante est essentiellement blanche.

        Pour comprendre ces phénomènes singuliers de lumière émise tant par les djinns des théurgies que par le pouvoir sorcellaire, nous nous fonderons ici sur deux exemples. Le premier a rapport à la manifestation de l’esprit de Djandjou au campement de Yambakro, à Bianouan, dans la propriété de notre père. Il s’agit du fait suivant : « C’était pendant les congés de Noël 1984 durant lesquels ma compagne Sylvie Brunel (de Die) et moi-même passions quelques jours au campement. Une nuit, réveillé par une envie d’uriner, alors que je contemplais la magnificence du ciel étoilé, je vis au fond des champs de caféiers un phénomène étrange : une grosse boule de lumière rouge se tenait entre ciel et terre, au niveau des caféiers. D’autres petites boules de couleur identique montaient et descendaient comme s’il pleuvait des étoiles écarlates. J’étais d’autant plus abasourdi et fasciné par ce que je voyais que ces feux ne consumaient pas les plantes. Il n’y avait pas non plus de rayonnement comme la clarté du soleil, ni de bruit. Elles étaient là comme figées.

      Après quelques minutes de fascination, je me précipitai pour réveiller ma compagne afin qu’elle vienne partager ma découverte. Elle put à son tour constater le phénomène, mais la plus grosse et la plus belle des boules avait disparu. Nous restâmes là, à les observer, serrés l’un contre l’autre, jusqu’à ce que cette vision s’évanouisse dans la profondeur de la nuit. Nous n’eûmes pas l’audace d’aller voir de plus près ce qui se passait6.

    Dès le lendemain matin, mon père à qui nous avions raconté notre découverte nocturne, nous dit ceci :  » Nous le savons ; ce sont les enfants qui s’initient à la voyance qui nous l’ont dit en consultant les cauris ce matin. D’après eux, ce phénomène était la manifestation de Djandjou. » Mais on ne m’avait pas dit qu’il s’était expressément manifesté à moi afin que je sache qu’au-delà de ces objets hideux posés pêle-mêle, nourris du sang des victimes immolées, il y a son esprit qui vit et que seul celui-ci agit effectivement dans l’intérêt des hommes . »

        Le deuxième fait est lié au rayonnement émis par l’âme sorcellaire. Nous en faisions mention dans notre manuscrit d’où ces passages sont extraits. C’est même cette luminosité produite par l’essence du sorcier qui explique, d’ailleurs, pourquoi nous nous permettions de les qualifier de nyctalopes ou voyants de la nuit. En effet, nous nous fondions sur les analyses d’E.E.Evans Pritchard selon lesquelles « l’âme de la sorcellerie peut quitter sa demeure corporelle à toute heure du jour ou de la nuit, mais en général les Azandé disent qu’un sorcier envoie son âme en course durant la nuit, quand sa victime est endormie. Elle vogue dans les airs, émettant une lumière brillante. Pendant le jour, cette lumière n’est visible qu’aux sorciers et aux exorciseurs abreuvés de médecine, mais la nuit chacun peut avoir la rare infortune de l’observer. Les Azandé disent que la lumière de la sorcellerie est comme la lueur de la luciole.

       Cette lumière n’est pas la sorcellerie en personne, traquant sa proie, mais une émanation de son corps… Le sorcier est sur son lit, mais il a dépêché l’âme de la sorcellerie pour ôter la partie psychique des organes de sa victime (…) l’âme de sa chair, que lui et ses compagnons de sorcellerie dévoreront. Tout l’acte de vampirisme est un acte incorporel : l’âme de la sorcellerie retranche l’âme de l’organe ». [1972 : 66-67].

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     Cette longue citation traduit, presque terme à terme, les aveux discrets que nous fit un jour, un jeune sorcier du nom de Dominique Sibiri Nébié. Avant d’échouer en ce lieu, il fut élève pasteur chez les Baptistes. Il chassait avec la Bible les puissances ensorcelantes dont le pouvoir ne dépassait pas le sien. Mais il avoua son impuissance, malgré la Bible, à déloger du corps des sorciers « mangeurs d’âmes », leur esprit maléfique. Nous avons retenu de son instruction deux faits nouveaux : d’abord, pour sortir de leur corps, comme ce jeune homme a lui-même l’habitude d’opérer, les sorciers doivent faire une prière ou acte rituel qui réveille l’essence spirituelle sorcellaire en eux et faciliter sa désincarnation. Sous cette forme invisible pour les personnes normales, cette essence spirituelle peut parcourir le monde entier selon son désir, ses volitions : il n’y a pas d’espace infranchissable pour elle, ni de lieu inaccessible. Elle peut aller sous les mers, sous la terre, dans les airs sans aucun obstacle. Mais, ce n’est pas la personne dite sorcière qui est capable de telles prouesses, de tels mouvements dans l’espace et dans le temps. La pesanteur de son corps le tient dans l’inertie de la matière, reconnaît-il ; c’est la faculté sorcière de sa psyché qui est capable de telles possibilités supra-humaines.

       Ensuite, au sujet des lumières émises par les sorciers la nuit, Dominique nous permit de mieux comprendre ce phénomène. Selon lui, en effet, quand le pouvoir psychique supranormal ou l’esprit, suivant son langage, sort de son enveloppe corporelle, il y a alors comme une adéquation absolue entre la volition et sa réalisation. Ainsi, tout peut devenir lumineux selon le désir de la substance sorcellaire : « Je peux ordonner à mes yeux d’émettre une lumière faramineuse ou petite pour m’éclairer et cela se fait ; je peux dire à mon bras : « deviens lumière » et cela s’accomplit parce qu’il se transforme en une épée lumineuse. Je peux transformer autant mes ongles, mes pieds, mes mains, ma tête ; bref, je peux ordonner à tout mon être de se métamorphoser en lumière et il s’illumine tout entier. Ce sont ces effets que tout le monde peut voir la nuit sans apercevoir la nature même de la substance qui l’émet, à moins d’être soi-même sorcier ».

         D’après les disciples de Beyon Bagoro, maître du Djandjou, du fait de la différence de la lumière émise par l’esprit du K’o et par les sorciers, lorsque ceux-ci tiennent une réunion en vue de tuer quelqu’un par l’annihilation de son âme, s’ils voient apparaître cette sorte de lumière rouge, ils savent immédiatement que ce n’est pas un des leurs. Aussitôt, ils s’empressent de se disperser. Mais, celui qui est pris par l’esprit du K’o est contraint, le jour, de venir avouer publiquement ses méfaits sur l’autel du Djandjou. Le K’o, selon nos informateurs, a la faculté de prendre toutes les formes possibles, toutes les métamorphoses (avatars) possibles. Il peut même apparaître sous la forme d’un parent connu. Il a aussi le pouvoir de traverser, en peu de temps7, tous les espaces, et d’exécuter la mission dont il est chargé par son maître. Le K’o est aussi une création de Dieu limitant le pouvoir négatif ou anti-social du sorcier. Il est semblable à une âme, à un esprit. Il vient habiter les objets qui le représentent. Seul l’esprit du K’o, qui y est incarné, les anime d’un pouvoir agissant pour le compte de son maître et dans l’intérêt de tous ses adeptes, voire de toute la communauté sociale.

         Comment s’opère le mode d’action de l’esprit du K’o sur l’âme ensorcelante ? Nos instructeurs disent ceci : le Djandjou, en tant qu’esprit voit agir le sorcier. L’âme de celui-ci, naturellement douée d’une puissance extra-physique, lui permet de sortir de son enveloppe corporelle de manière consciente et d’agir sur les autres âmes qui se meuvent, quant à elles, de façon inconsciente. La différence entre l’âme non-sorcière et l’âme sorcellaire8 réside en ce que la première ne quitte le corps que pendant le sommeil : nous en avons des perceptions pendant nos rêves. Elle effectue, au cours de la nuit, une partie de ce que nous ferons nous-mêmes le jour. Quant à la seconde, c’est, en tant qu’elle est consciente qu’elle sort de son enveloppe corporelle et, comme telle, elle se saisit des autres âmes en promenade ou dans leur enveloppe corporelle au moment précis où leurs possesseurs s’apprêtent à dormir. Elle les appréhende toujours dans le but de leur causer du mal, comme les maladies graves ou la mort selon des figures variées inspirées par le désir du sorcier lui-même.

       Dès qu’une âme est prise, les sorciers la transforment, par le pouvoir d’un nébil de la même essence que leur psychique mortifère ou d’un médicament dont ils ont seuls le secret, en un animal quelconque qu’ils désirent manduquer. La victime n’est jamais consommée sous sa forme humaine normale (naturelle). La viande de la victime est invisible aux yeux du non-sorcier. Cependant, Djandjou a un médicament qui permet à ses prêtres de la faire apparaître sous la forme visible par tout le monde si telle est la volonté de son maître. Mais, si le non-sorcier s’avise de la consommer, il meurt ou devient fou pour le reste de sa vie. Ce qui montre le caractère non naturel des choses relevant de la sorcellerie, reconnaissent nos instructeurs.

        Ils affirment que le k’o surveille et guette le sorcier dans tous ses agissements. Si celui-ci décide, soit par jalousie mortifère, soit par quelque envie ou acte crapuleux, soit pour toute autre raison, de tuer un de ses adeptes, l’esprit du k’o l’appréhende au moment précis où l’âme ensorcellante se saisit de celle de son adepte. Il la sauve ainsi et la remet dans son enveloppe corporelle personnelle. Quant à l’âme du sorcier, il la bat, l’envoûte en la contraignant, sous peine de la mort de son possesseur, à avouer publiquement son méfait.

       Deux cas inclinent le k’o à détruire la puissance sorcellaire d’un individu et à causer sa mort physique : d’abord, lorsque l’esprit du k’o a donné deux avertissements à l’âme du sorcier au sujet de la vie d’un de ses adeptes qu’elle guigne dans l’intention de l’appréhender et de la tuer. A la troisième tentative, le k’o, en colère, tue le sorcier. Aucun pardon n’est possible, quel que soit le nombre des animaux immolés à titre de sacrifices propitiatoires. Le deuxième cas a lieu lorsqu’un sorcier maléfique aspire à tuer un de ses adeptes, malgré le bien que ce dernier n’aurait de cesse de lui faire. C’est un cas d’iniquité qui ne connaît pas de pardon. Par exemple, un homme possède une relative richesse, son frère est sorcier. Le riche comble de dons matériels de toutes natures et de moyens pécuniaires son frère pauvre. Si celui-ci, malgré tant de générosité, tente de tuer son frère aisé, les djinnas du k’o le détruisent en peu de temps ; même s’il avoue son méfait9, aucun pardon n’apaise la colère du dieu.

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       Finalement, en nous fondant sur les informations précédentes, il est possible de parler d’insécurité psychologique dans laquelle se trouve le non-sorcier. Sur le plan des réalités souterraines, elles montrent une menace constante qui pèse sur la vie des uns et des autres dans le contexte de ces société où prédominent l’organisation et l’esprit communautaires sur les plans de la double structure ambivalente, la visible et l’invisible. Pour illustrer l’importance de cette situation d’instabilité individuelle, il nous semble pertinent de rapporter ici un passage d’une analyse faite dans un écrit inédit et dont la teneur diffère peu de ces recherches.

      » Dès lors, l’individu non sorcier épuise l’essentiel de son énergie spirituelle et physique, ses biens matériels à tâcher de parer aux forces nuisibles de la sorcellerie qui trament des pièges invisibles contre lui et le traquent sans arrêt. La dynamique fondamentale de la société elle-même réside dans le culte théurgique anti-sorciers « mangeurs d’âmes » : lutter toujours et constamment contre une force nihilisante et destructrice, perçue comme une zone d’ombre dans et à la périphérie de la société. Dans ce contexte, occupé à tenter de sauvegarder son existence psychique et physique, l’individu n’a ni le loisir, ni l’énergie nécessaire pour s’adonner aux travaux qui permettent une vie plus confortable, plus épanouie pour soi-même et pour le groupe social. Il en est de même des activités qui élèvent l’esprit au-dessus des nécessités vitales et matérielles et facilitent le bonheur personnel ; celui-ci apparaît même comme une injure au regard des problèmes ou des malheurs quotidiens des autres. Ce pan de la réalité de nos sociétés nous plonge encore dans une sorte « d’état de nature » où la crainte prédomine sur tout le reste parce que l’on demeure constamment sur le qui-vive, parce que chacun voit dans l’autre son ennemi potentiel.

      Dans ce type de société communautaire, même si l’individu est tout amour, même s’il n’en veut à personne, il y aura toujours des gens pour lui causer des ennuis. En outre, l’épicurisme africain aidant, tout homme aspire au bien-être matériel et au succès social. Pour y parvenir, on a recours aux faiseurs de bonheur, aux puissances redoutables du monde infra-sensible ; on est prêt à éliminer un concurrent soit en le rendant malade, soit en le tuant. Pour peu que l’on veuille jouer à l’ange, au bon chrétien dans ce contexte d’hostilité généralisée, on tombe dans des pièges ».

Notes de bas de page

1 Il y a, dans certains pays du Sahel, notamment au Burkina Faso, au Mali, au Niger, au Sénégal etc., des séances publiques de démonstration de force. Chaque prêtre théurgique s’y présente avec tout ce qu’il sait et peut réaliser. Il en fait la démonstration devant les autres qui vont tenter d’affaiblir la prestation des rivaux.

2 Dans la conception d’une théurgie, tout se passerait comme pour l’électricien quand il met en marche une prise électrique. Un certain nombre de matériaux est indispensable pour qu’elle fonctionne. C’est donc l’agencement de ce tout, la combinaison adéquate des éléments qui confère à la prise son efficience. De même, le prêtre théurgique qui a une certaine maîtrise des vertus des plantes les utilise autrement que matériellement pour obtenir une efficience qui accède à une autonomie de fonctionnement, qui a un système interne de modalité opératoire. Il maîtrise de bout en bout cette logique efficace invisible. Il peut détruire l’énergie potentielle qui y réside s’il le désire. Mais, à la différence de l’électricité qui est une force physique et les composants visibles, c’est-à-dire perceptibles, l’efficience de la théurgie est au service de la manipulation d’un homme. Elle entre en sympathie avec son psychisme pour opérer selon sa volonté. Et sa manifestation s’apparente à celle d’une entité invisible comme si un être incorporel, un djinna, par exemple, en avait pris possession.

3 L’individu méchant qui acquiert un nébil à l’énergie nocive à la vie humaine n’est pas astreint à un tel contrôle social. Mais, l’on n’ignore pas dans le village ou sur le Kwala qu’il en possède. On tolère de telles acquisitions tant qu’elles restent dans l’ordre du privé. S’il tue quelque membre de sa cour, ce n’est pas une atteinte à l’ordre social comme pourraient le faire, par exemple, les djinns d’un K’o.

4 Soit 1000 FF ou 100000 Fcfa après la dévaluation du C.F.A.des années 1990, soit 152, 45 €.

5 Nous avons déjà souligné que tout serviteur de ce genre de théurgie, sauf exception, est toujours un voyant ou sorcier bénéfique. Ceux d’entre eux qui finiraient par être séduits par les sirènes des sorciers « mangeurs d’âmes » sont tôt ou tard tués par les esprits ou djinns de la théurgie. Cette condition de la voyance doit être remplie pour que les djinns puissent avoir accès aisément à leur psyché dont l’essence est proche de celle de toutes les entités immatérielles. C’est ainsi qu’ils le possèdent et peuvent parler par son intermédiaire. La psyché du voyant ou du sorcier bénéfique est un canal, une courroie de transmission des messages du monde parapsychique ou invisible aux sens ordinaires, c’est-à-dire au monde physique et visible.

6 Ce phénomène a, sans doute, une explication physique puisque la raison matérialiste s’emploie à tâcher de rendre compte de tout à travers les grilles de sa propre intelligibilité. Nous avons tendance à nous accorder avec son raisonnement sur les faits matériels dès lors que nous n’en avons pas une autre visible qui pourrait autant emporter l’adhésion de la raison. Cependant, son explication des phénomènes est-elle pour autant et dans l’absolu la mieux fondée ?

7 Concernant les prouesses de l’homme blanc dans le domaine de la matière, science et technologies, Blaise Bayili écrit : « C’est en ce sens que la mentalité paysanne (traditionnelle) considère le Blanc (l’homme blanc, l’européen) comme un « sorcier » car connaissant et produisant des choses d’une façon extraordinaire. Comment, par exemple, parler à une personne (qui nous entende) à une distance de 10.000, 100.000, etc. km ? Cela ne peut assurément qu’être de la sorcellerie » [1998 ; P.P.260-261]. En effet, l’âme ensorcellante qui est aussi esprit comme celui du K’o est capable de triompher de situations impossibles, de voyager dans les airs en parcourant des distances sans limites, ou de franchir celles imposées par la matière physique à la matière corporelle.

8 Nous empruntons ce terme « sorcellaire » au vocabulaire du chercheur André Mary dans La naissance à l’envers, essai sur le rituel du Bwité Fang (1983, L’Harmattan, Paris).

9 Dès que l’âme ensorcelante de quelqu’un est appréhendée par les djinns d’une théurgie, le salut de ce dernier et, donc de son âme, réside essentiellement dans la confession publique sur l’autel de la théurgie. Il doit, en outre, dénoncer le nom de ses complices. Mais, ceux-ci protestent toujours de leur innocence et nient le fait d’être sorciers. La puissance du sorcier réside dans sa capacité à être toujours dans l’ombre. On ignore tout de lui tant qu’il n’est pas pris en flagrant délit. De plus, il y a la loi du silence qui règne impérativement dans cet univers. Etre découvert, c’est courir le risque d’être exposé, dans son essence mortifère, au regard de tous. Car le sorcier est à la fois craint mais surtout honni. Etre reconnu comme tel est une ignominie sociale lourde à porter. Dès lors, celui qui est pris est ridiculisé par ses propres compères afin de rester dans l’ombre. Au pire, ils le réduisent, par la puissance de l sorcellerie, au silence et le condamnent ainsi à la mort. Même en cet état, ils s’en approprient encore pour satisfaire leur désir irrépressible de manducation.

[1] In Physique et Philosophie (A. Michel, coll. « Science d’aujourd’hui », p. 128, Paris 1971)

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2 réflexions sur “Eléments d’analyse de l’anthropologie quantique

  1. bako dit :

    En tout cela m’a beaucoup intéressé ; il faut le noté que mon père était un de ses adeptes . surtout le maitre de du djandju Beyon BAGORO je l’ai connu. lire ça cela m’a fait beaucoup plaisir.

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