
La singularité du cerveau humain qui confère à certains individus la double vue ou bivision est reconnue dans les traditions religieuses hindoues ou bouddhistes comme le troisième oeil, don naturel ou faculté acquise par des procédés surnaturels
INTRODUCTION
Dison-le tout de suite : la double vision dont il est question dans ces investigations anthropologiques n’a rien à voir le phénomène de la diplopie, qui est une pathologie qui affecte certains individus parmi les Humains. En effet, cette pathologie est une altération visuelle qui transforme la perception ordinaire suivant une perspective de double vision. Cette altération de la vision peut être horizontale, diagonale ou oblique en fonction de la manière dont les images apparaissent au-dessus, sur le côté ou au-dessous. De plus, il peut affecter les deux yeux ou binoculaire ou un seul ou monoculaire. Il s’ensuit toute une série de définitions ou de modalités de perception suivant la manière dont la vue est affectée ou modifiée. Ce genre de maux physiques peut se soigner ou, plutôt, se corriger par l’intervention de la médecine réparatrice. Ce n’est donc nullement une faculté active du cerveau humain puisqu’il ne permet pas de percevoir les phénomènes surnaturels ou invisibles aux sens, notamment aux yeux ordinaires.
C’est pourquoi la notion de double vue est singulièrement complexe comme nous tâcherons de le prouver à travers nos analyses et les compilations de textes. Déjà dans les textes primo-testamentaires, la tradition judéo-chrétienne a retenu comme un exemple exemplaire la vision d’Ezéchiel, connue sous le nom de Vision du char de Yahvé. Celle-ci peut être considérée comme un modèle du genre visionnaire : à la fois expérience d’extase devant Dieu, source essentielle pour la grande Vision de l’Apocalypse, scène fantastique aux motifs complexes et insaisissables. Son potentiel créateur a ainsi nourri d’importants commentaires médiévaux, en particulier celui de Grégoire le Grand dont les Gloses bibliques sont pénétrées. Il est possible de citer à l’infini des cas similaires à travers les réalités du genre humain.
Avant de poursuivre nos investigations anthropologiques, nous avons compris que notre cerveau, frère jumeau de notre univers, a développé une singularité, voire une faculté de sur-aperception des phénomènes voilés aux sens ordinaires qui est aussi universelle que les peuples humains à la surface de la terre. A défaut de la connaître par contact physique comme on toucherait n’importe quel objet matériel, nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il s’agit, au fond, d’un développement tératogène spécifique au cerveau de certains individus humains, comme l’ectopie, soit une localisation anormale, congénitale ou acquise, d’un organe. C’est une telle anomalie physique que les sciences biologiques appellent « tératisme ». En d’autres termes, il s’agit (Dictionnaire Larousse) d’une « anomalie congénitale caractérisé par une monstruosité apparente ». Mais, dans le cas des cerveaux humains que nous nommons « cerveaux tératogènes », le tératisme n’est pas apparent ; il est interne au cerveau, c’est-à-dire non visible. C’est la structure même de tels cerveaux qui est connectée d’une manière si singulière qu’elle leur permet de manifester des forces ou des puissances positives ou négatives selon le penchant des individus doués de ce genre de cerveau. Ceux-ci se distinguent de tous les autres parce qu’ils disposent, ainsi, des sciences neuroniques (leur cerveau a lui-même une connexion neuronique) qui ouvrent à la vision de phénomènes invisibles comme des entités non perceptibles aux yeux ordinaires, voire l’esprit des vies silencieuses ou défunts.
I – La double vision ou double vue d’un point de vue philosophique et d’un point des sciences neuroniques ou figures ce qu’il est convenu d’appeler sorcellerie
A- La bivision intellectuelle et spirituelle
Le philosophe africain connu sous le nom de Saint Augustin, pétri de la Science philosophique de Platon, dans la droite ligne de ce maître à penser, conçoit que la vision des phénomènes complexes ne saurait se réduire à la vue sensible, myope et grandement bornée. Selon les analyses pertinentes d’une œuvre très éclairante sur sa philosophie[1], on sait que saint Augustin classe les procédés de vision selon une hiérarchie ternaire, où il distingue la vision corporelle « par les yeux », la vision spirituelle « par l’esprit humain », la vision intellectuelle « par une intuition de l’âme intellectuelle ». Dans cette troisième étape, la force intuitive de l’âme peut raisonner directement sur des idées, sans passer par les images que l’esprit emprunte encore au corps dans l’étape antérieure de la vision spirituelle. C’est dans ce degré le plus élevé qu’Augustin situe la « visio Dei » — où il s’agit d’ailleurs moins de la vision de Dieu, que de la contemplation de sa lumière et de sa vérité. Car comme l’affirme l’apôtre Jean, « Nul n’a jamais vu Dieu » et, ajoute Spinoza plus tard « pour oser parler au nom de Dieu ». La catégorie de vision dont nous traiterons relève, dans le vocabulaire du docteur africain, de la « visio spiritualis » qui recouvre tant les rêves que l’homme produit lui-même que les visions extraordinaires produites en lui par d’autres esprits.
Toutefois, sous l’angle philosophique et de la pensée théologique et de pure spiritualité, tout être humain, pour autant qu’il s’en donne les moyens pour accéder à la culture savante, peut réaliser la prouesse de s’élever et d’accéder au merveilleux monde de l’Intelligible de Platon et ainsi, de laisser son esprit se baigner dans la plaine de toutes les sciences possibles ; et d’être amplement éclairé par le soleil intelligible de l’esprit qui rend visibles toutes les sciences auparavant voilées par le monde souterrain et aveugle du sensible (nos cinq sens). Mais il n’en est tout autrement des cerveaux neuroniques qui sont capables d’autres figures de sur-aperception l’esprit des vies silencieuses soit les défunts. A l’inverse, ils ne sont pas nécessairement capables d’accéder, sans effort, à la première figure de l’Intelligible sans un effort conséquent du travail de l’esprit qui, par ce biais, se dégage progressivement de la gangue du ténébreux sensible. Mais ils n’ont nullement besoin de tels efforts sous l’angle des savoirs neuroniques qui leur ont été concédés naturellement. Telle est la raison pour laquelle l’usage de telles sciences-pouvoirs n’est pas aisé à manier. Car, de manière générale, la tentation du pouvoir l’emporte, chez de tels individus, sur celle de la science. D’où l’absolue ambigüité de leur personnalité au sens où l’inclination au mal l’emporte généralement sur celle du bien.

La fameuse et étrange vision du prophète Ezéchiel de Dieu sur un trône conduit par un char avec des anges et des animaux
B- La bivision des cerveaux neuroniques
Tout indique que ce qu’un anthropologue appelle dans l’un de ses ouvrages « La force du mal »[2] dérive de l’adoration triomphale d’Erebos. De quoi s’agit-il ? Ce nom a été donné par Hésiode[3] à une divinité primordiale et infernale née du Chaos ou Erebos qui personnifie les ténèbres, l’obscurité des Enfers. D’ailleurs, il est le frère et époux de Nyx (la nuit). Ainsi, cet attrait de mastigà ou fléau trouve ses origines dans le culte des forces spirituelles terrifiantes de la nuit (Nyx) et de l’enfer (Erebos). Nul ne peut regarder le visage gorgonesque et nocturne de ce qu’on nomme couramment la sorcellerie en Afrique noire s’il n’est lui-même destiné à supporter cette énergie noire répandue dans le Cosmos, origine des forces de désordre, de dysharmonie sociale et de catastrophe.
Et si ce phénomène est à ce point omniprésent et transversal de tous les peuples noirs, c’est parce qu’au-delà des crimes (sacrifices humains[4]) que ces croyances font commettre partout et depuis toujours, y compris dans l’état présent du monde, il est source de surpuissance spirituelle personnelle, de réussite sociale, politique immédiate. Mieux, la sorcellerie, sous toutes ses formes, favorise l’ascension rapide dans le monde du travail ou, plutôt, dans tous les secteurs des activités humaines. Dès lors, le pragmatisme comme modalité ou philosophie de l’existence des Africains imprègne tellement les esprits qu’aucune entreprise ne peut être envisagée sans le recours incontournable aux services d’un marabout ou d’un féticheur comme si personne ne peut aucunement réussir par ses propres efforts ou sa propre intelligence. Or aucune puissance adventice ne peut avoir nulle influence sur ce don inné qu’est notre intelligence propre. À la limite, on peut la perturber par l’empoissonnement de nature à troubler le fonctionnement normal des neurones. Mais on ne peut l’augmenter par les pratiques de la sorcellerie ou les pouvoirs inhérents aux facticités d’un marabout ou d’un féticheur, etc.
Ainsi, ce que l’on a coutume de nommer la sorcellerie, spécifique aux peuples noirs, est le facteur culturel permanent, authentique et actuel, obsédant et omniprésent. Par sa fascination mortifère et les croyances multiples qui en résultent, elle a donné lieu à une riche production d’ouvrages dans les champs des savoirs de l’anthropologie et des sciences humaines en général. En tant qu’elle est génératrice de pratiques sociales et religieuses, on ne s’est pas donné la peine de s’interroger sur les origines de ce phénomène singulier dans son genre ; et ceci en dehors de ses modalités universelles de transmission ou d’hérédité chez les peuples noirs de l’Afrique ou d’ailleurs. Même sur ce point, les versions des fameux interprètes et traducteurs qui ont été des intermédiaires incontournables entre les chercheurs européens et les détenteurs des savoirs des peuples noirs varient considérablement en fonction de leurs interprétations des faits culturels ou de leur niveau de compréhension de la pensée de ceux qui possèdent ces savoirs. La situation est telle qu’on ne sait plus à qui se fier pour voir clair dans cette forêt tropicale de connaissances relatives à la sorcellerie.
Toutefois, faute de comprendre la nature des phénomènes complexes des cultures des peuples noirs mieux que les autres anthropologues – il importe de savoir que les chercheurs africains ne sont pas nécessairement plus avancés ou plus éclairés que leurs homologues occidentaux sur cette thématique -, on peut se fixer pour objectif de chercher à comprendre l’origine de la sorcellerie suivant une triple perspective. D’abord, les croyances religieuses traditionnelles ou chrétiennes posent que le genre humain, entre autres espèces vivantes, est une créature de Dieu. Que les Humains soient, selon le langage commun, noirs, rouges, jaunes, oranges, blancs ou verts, etc., ils sont tous créatures de Dieu. De la même façon que les divers genres d’êtres vivants sont différents, de même il a créé les individus différents par la pigmentation de leur peau, mais aussi par les facultés physiques et intellectuelles. Ainsi, certains d’entre eux naissent avec des pouvoirs singuliers du cerveau comme la bivision qui est la faculté propre à certains sujets humains à la fois de voir les choses par les sens ordinaires comme tout le monde et de sur-apercevoir les phénomènes invisibles ; ou l’aptitude à opérer la décorporation au cours de la nuit ou même pendant le jour. D’autres individus naissent privés de tels pouvoirs.
Puisque l’organisation des sociétés traditionnelles africaines en univers parallèles, celui du monde onirique, malgré son caractère d’étrangetés, d’irréalité même – mais pour les gens de la nuit, c’est la substantialité de ce qui est de l’ordre de la réalité digne de ce nom – et des réalités fondées sur les perceptions des sens, ce monde des réalités de l’âme n’est plus un secret pour personne. Tel est le sens de la confession d’une femme qui avoue elle-même être possédée par les pouvoirs de la sorcellerie. En fait, au-delà de nos investigations scientifiques pluri-décennales sur ce phénomène qu’on appelle sorcellerie des peuples noirs, nous l’avons davantage compris en écoutant la confession publique de cette sorcière. Ce fait a eu lieu dans une communauté de prières appelée « Saint Michel » à Didyr, en l’occurrence celle créée par le priant ou berger Dieudonné Bado. Selon cette femme[5], appelons-la Nekilou, qui tient ce savoir de son arrière-grand-père, puis de son grand-père et qui l’a transmis à son père, initialement ; propos que nous traduisons suivant notre langage propre : « Dieu a accordé les pouvoirs de la bivision à certains individus dès le sein maternel. Ce faisant, il leur a confié la mission de veiller sur la vie des autres, c’est-à-dire tous les individus qui sont privés de telles forces surnaturelles. Mais, au cours du temps, les mutations de ces pouvoirs et les pratiques culturelles et cultuelles, comme la mise à mort des individus sans effusion de sang et la manducation d’une partie de leur être après lui avoir fait subir une transsubstantiation sous une figure thériomorphe, a fait perdre de vue totalement cette mission originaire. Désormais, être sorcier est un privilège inouï qui réside dans le pouvoir absolu que de tels individus exercent sur la vie des membres de leur famille dépourvus de la faculté de la bivision. Car nous savons tuer – c’est notre inclination naturelle -, mais ne savons pas sauver qui que ce soit. En ce sens, la sorcellerie est devenue une soif inassouvie de meurtres, de malheurs et l’origine des maux de toutes sortes que nous faisons planer quotidiennement sur notre entourage familial ; ou que nous infligeons à ses membres dépourvus de tels privilèges. Qu’on le veuille ou non, une impulsion irrésistible nous contraint d’user de nos pouvoirs dans le sens de ce que les autres, les non-sorciers appellent le mal ; et qui n’en est pas un pour nous.
C’est pourquoi, voyant la souffrance et les maux innombrables que les sorciers, c’est-à-dire moi et tous les compagnons et compagnes de ma société de la nuit, infligent en permanence aux non-sorciers, les mères sorcières – j’ai fait la même chose pour mes enfants – se sont accoutumées, comme par nécessité, à effectuer une sélection dans leur progéniture : les enfants qui sont dépourvus des pouvoirs sorcellaires sont tués soit dès le sein maternel, soit à la naissance. Ce crime vise à sauver ces malheureux enfants des divers problèmes que leurs frères de même père, ou ceux de la cour ou du clan tout entier[6] leur causeraient nécessairement pour prouver leur volonté de puissance. Ils peuvent les faire souffrir par jalousie tueuse (« bwen dur » en lyélé), au cas où leur destin les aurait conduits à une réussite dans une entreprise quelconque. Aussi, ce processus de sélection des enfants par les mères a permis la naissance de plus d’enfants sorciers que d’enfants « aveugles » (privés de la bivision) ; et qui explique le fait qu’il y ait plus de sorciers parmi nous. C’est pourquoi la sorcellerie est devenue, au cours du temps, un phénomène héréditaire. Car nos enfants héritent de nos pouvoirs soit par le sang de leur père soit, généralement, celui de leur mère. C’est pourquoi aussi, dans n’importe quelle famille restreinte ou élargie, il y a toujours plus de sorciers que non-sorciers. Mais c’est presque toujours nous, les mères, qui leur donnons la nature mortifère de la sorcellerie en les initiant par la consommation d’un minime morceau d’une victime de notre pratique d’anthropothériophagie[7].
Depuis le changement de notre monde provoqué par la christianisation et la disparition des anciens qui défendaient la vie des membres dépourvus des pouvoirs de sorcellerie des communautés (familles et clans) en imposant le strict respect des lois et des droits traditionnels dans les cours ou au niveau des clans – regardez comme nous sommes devenus à présent libres de faire tout ce que nous voulons, sans contrainte ni interdits ; et nous, les femmes, sommes devenues cheffes de cours après en avoir éliminé les hommes -, deux comportements opposés sont apparus : d’un côté, ceux qui, comme moi, chassent les âmes la nuit pour se repaître de leur substance ; et les proies qui sont dans une attitude perpétuelle de fuite devant nous. C’est pourquoi, dès le plus jeune âge, chacun de nous est aux prises avec cette réalité paradoxale de notre société. Mais nous sommes contraints, les uns et les autres, de recourir aux services des féticheurs et autres prêtres de nos religions traditionnelles ; ou des marabouts qui nous viennent du pays des Mossi. Nos proies courent constamment après eux pour tâcher de protéger la vie de leur âme des tentatives de prédation des uns et des autres. Quant à nous-mêmes, nous cherchons auprès d’eux davantage de pouvoirs complémentaires aux nôtres pour parvenir plus aisément à empoisonner, à appréhender et à tuer l’âme de nos proies.
Car il y a des âmes dénuées de sorcellerie, mais qui sont naturellement très fortes ; je veux dire, elles sont puissantes, donc, difficiles à appréhender et à tuer. Nous savons que Dieu les a, ainsi, créées dès le sein de leur mère[8]. Nous le savons avant même que de tels individus naissent. Quand nous concevons le projet de les tuer, même les plus puissants d’entre nous n’arrivent pas toujours à leur fin : les tuer pour notre compte ou pour nous approprier leurs forces naturelles. Car nous aussi, nous naissons différents les uns des autres comme les individus sont différents par leur intelligence, leur compétence, leur force physique ou morale. Parmi nous, il y a des sorciers-sorcières qui sont capables d’une multitude de thériomorphies ; disons une centaine de métamorphoses animales. Nous usons de leurs pouvoirs pour surveiller de près nos proies en permanence. Elles ne peuvent aucunement soupçonner qu’une mouche, qui se pose sur leur nez ou sur leur tête, est en train d’écouter leurs confidences pour nous les rapporter au cours de notre réunion nocturne. D’autres sont très puissants à tel point qu’ils sont capables de parcourir tous les horizons de l’espace terrestre pour nous ramener l’âme d’une proie dont nous avons programmé la mise à mort dans la nuit.
Généralement, tout ce que nos proies font pour se protéger de nous, nous le savons parce que nous les voyons faire, de jour comme de nuit. Qu’il s’agisse d’un fétiche ou d’un objet maraboutique qu’elles acquièrent pour se mettre à l’abri de nos attaques, nous cherchons à connaître sa limite. Et s’il est de nature à nous gêner ou à nous empêcher durablement d’approcher de son âme, nous détruisons, avec nos moyens, sa force propre à leur insu. Et nous nous moquons de leurs gesticulations sur l’autel de leur objet de protection qui n’en est plus un. Nous pouvons, ainsi, les tuer à notre guise. Où que nos proies ou que leur âme se trouvent sur la terre, nous possédons un « miroir magique » pour les percevoir ; et nous avons même nos avions pour aller immédiatement chercher cette âme en question pour la tuer en vue de satisfaire les besoins de la chose qui a pris possession de notre âme – vous dites notre diable – et qui nous confère notre pouvoir de sorcellerie… Aujourd’hui, après les grands tio (grand fétiche) qui nous venaient du Ghana et qui ont menacé pendant des décennies notre suprématie (mais malgré leur pouvoir qui pouvait surpasser les nôtres, nous avons réussi à les anéantir en tuant leurs possesseurs, leurs grands prêtres), il n’y a plus que l’efficience de la prière chrétienne qui peut nous combattre désormais ; et nous anéantir en détruisant nos pouvoirs, nos pratiques, nos fétiches ou en nous tuant. Car les priants parlent à Dieu qui leur confère une parcelle de sa puissance. C’est pour cette raison que je suis présente, assise devant vous aujourd’hui. Car « Saint Michel » m’a frappée et m’a réduite à l’impuissance absolue… »
Dans un autre contexte culturel africain, Mary André (1983)[9] a montré que chez les populations du Gabon, la notion d’‘invisible’, au cœur des représentations de la sorcellerie dans ce pays, ne renvoie pas à un arrière-monde métaphysique, mais à la relation doublement asymétrique qui unit le sorcier à sa victime : relation de prédation (prédateur versus proie) et de perception (voir sans être vu versus être vu sans voir). La victime peut aller chercher la délivrance dans les visions initiatiques du Bwete Misoko qui permettent paradoxalement de voir l’invisible, renversant ainsi la relation sorcellaire. Sorcellerie et contre-sorcellerie sont en définitive une affaire de perception.

Tout n’est qu’une affaire d’énergie du Cosmos à laquelle l’énergie du cerveau est branchée continûment
Suivant un autre point de vue relatif à ces faits culturels et biologiques, dans un entretien à Afrik.com, un chercheur camerounais rend compte des phénomènes de la double vue en Afrique noire en des termes semblables à la nature de nos analyses. En voici quelques passages significatifs de sa vision des faits invisibles aux sens ordinaires : «
Afrik.com : Comment expliquer le phénomène de la dissociation au profane ? Patrick Nguema Ndong : Nous n’avons pas qu’un corps. Le yoga parle de corps astral, de corps mental, du corps causal… Les yogis font différents exercices, justement pour se servir de leurs différents corps. Ou du moins pour arriver à la conscience. Chaque corps à sa conscience particulière. Notre conscience humaine n’est pas liée au corps. Par exemple, quand nous sommes dans un sommeil profond, le monde n’existe pas… Nous ne sommes même pas conscients de notre existence. Donc la conscience est indépendante du corps, parce que pendant la nuit, elle n’a pas besoin du corps. Où est-elle ? Les gens ne se savent pas. Sauf les sorciers, qui se servent de leurs différents corps consciemment. Dans toutes les cultures chamaniques, en Afrique, chez les Indiens d’Amériques, ou en Asie, on prend en compte que le fait que l’homme peut sortir de leur corps. Il est étonnant qu’on ne s’intéresse pas à ça dans les cultures judéo-chrétiennes. Alors qu’ailleurs c’est la base de tout. L’homme n’est pas seulement le corps physique. Et c’est sur cela que beaucoup se basent pour dire qu’il existe une vie éternelle, puisque qu’on n’a pas besoin du corps pour vivre.
Afrik.com : On entend souvent en Afrique parler de personnes qui se transforment en animaux. Comment peut-on expliquer cela ? Patrick Nguema Ndong : « Je n’ai jamais assisté à ce genre de transformation, mais je ne rejette pas le fait que cela puisse exister. Il y a eu des enquêtes au début du XX siècle et une résurgence dans les années 30 avec les Mao Mao (ethnie keyniane, ndlr). On a aussi beaucoup parlé des hommes léopards. Les Aniotos. C’était une secte fétichiste et anthropophage qui tuait des personnes en leur infligeant des blessures avec des griffes métalliques et en accusant les panthères. Ces gens-là faisaient croire qu’ils se transformaient en panthères pour aller tuer, alors qu’ils usaient d’artifices comme la cagoule en peau de panthère et des griffes métalliques. Mais à un tout autre niveau, le vrai sorcier aniota peut projeter sa conscience dans le corps d’une panthère, qu’il peut ainsi téléguider pour aller tuer quelqu’un. Ce principe est connu de tous, d’ailleurs à Libreville (Gabon, ndlr) nombreux sont les gens qui ne veulent pas voir un chat étranger venir dans leur demeure. Parce que le chat peut être la « caméra » d’un sorcier ».
Afrik.com : Avez-vous déjà été témoin de ce type de phénomène ? Patrick Nguema Ndong : « J’ai effectivement déjà vu des personnes capables de mettre leur conscience dans le corps d’animaux et de voir par leurs yeux ce qu’il se passait ailleurs – {En fait, l’âme du sorcier envoûte l’être de l’animal quel qu’il soit, et l’oblige à faire tout ce que cette âme du sorcier veut ; par exemple dévorer un être humain désigné comme une proie à éliminer de l’espace de la vie familiale ou sociale. Elle n’est pas l’animal en soit, mais elle l’enveloppe de sa volonté -}. Un exemple parmi d’autres : un jour nous allions, avec mon père au village dans le Nord du pays. A sept kilomètres du village, notre 4X4 s’embourbe. Nous étions coincés et la nuit commençait à tomber. On a vu passer un aigle de montagne qui nous a survolés et puis a fait demi-tour. Alors que nous nous demandions comment nous allions faire pour avertir les gens du village, nous les avons vus arriver, envoyés par mon grand-père, qui était réputé pour être un très grand sorcier. Une fois au village, je lui ai demandé comment avait-il fait pour savoir que nous étions embourbés. Il m’a demandé si je n’avais pas vu passer un aigle tout à l’heure. Et il m’a juste dit que c’était lui… Ma grand-mère nous a expliqué qu’il était avec lui dans la cuisine, mais elle m’a certifié qu’il ne bougeait plus et qu’il était comme endormi. Il avait projeté sa conscience dans l’aigle ».
Afrik.com : N’est-il pas dangereux de faire une émission mystique et de révéler quelques-uns des secrets de sorciers ? Patrick Nguema Ndong : « Il y a toujours des menaces, mais il semble que je sois protégé. J’ai véritablement commencé à m’intéresser aux choses mystiques à l’âge de 13 ans, à la mort de mon grand-père. Avant de mourir, il a chassé tout le monde de la hutte, même mon père, et a dit qu’il ne voulait voir que moi. Il a craché et a mis les mains sur ma tête et il a soufflé dessus. Il m’a également donné un coq et je suis sorti. Je n’ai pas compris ce que ça signifiait, mais les gens du village ont dit : « Pourquoi lui ? ». Beaucoup de vieux sorciers ont peur de moi parce qu’ils disent que je suis « le petit-fils de ». Peut-être que j’ai quelque chose… Il y a des sorciers qui m’ont menacé, mais, quand ils menacent, c’est qu’ils ne sont pas forts. Certains m’ont menacé et ils en sont morts. Sans que je ne fasse quoi que ce soit ».
II- La notion de double vue et d’obsession des vies humaines par des entités invisibles dans l’œuvre de Stephen King (Shining, l’enfant lumière, 1977)[10]
Une analyse fort éclairante a été déjà conduite au sujet des personnages de cette œuvre qui, dans les grandes lignes, rejoint notre problématique sur l’étrangeté de la double vue chez des sujets humains. Même si c’est un don, il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas toujours facile à supporter en raison de l’effraction des univers parallèles qu’il est capable d’opérer. Or la vision des entités de ces monde parallèles n’est pas de tout repos puisqu’elle est toujours tournée vers ce qui ne se voit et qui, pourtant, est en chemin vers la réalisation dans le champ des réalités triviales avec son lot de perceptions macabres. En outre, l’énergie dont ces entités sont faites est très éloignée ou différente de la nôtre, soit celle des êtres humains vivants.
Ainsi, selon les auteurs de cette étude, « la particularité de Shining est de mener deux reconnaissances contrefaites simultanées : celle de l’innommé, avec le don de voyance de Danny (ordre au paranormal) ; et celle de l’innommable, les pouvoirs de l’esprit de l’hôtel Overlook et son emprise sur le père de Danny (ordre du surnaturel). La conjonction des deux reconnaissances conduisent inexorablement à l’apparition du monstre et son affrontement dans une tentative d’infanticide sacrificatoire.
L’auteur de cette œuvre donne des explications multiples et laisse le plus longtemps possible le lecteur dans l’incertitude. En effet, le jeune Danny, cinq ans, possède le «shine», un don aux possibilités multiples qui est l’objet d’éclairages divers avant qu’il soit révélé dans sa plénitude. Sa mère, Wendy, croit que son garçon est exceptionnel, mais n’ose aller jusqu’à évoquer la voyance. Pour elle, Danny est né coiffé, donc particulier : « Elle avait conservé dans un bocal la membrane qui avait recouvert sa tête, dissimulant sa mignonne petite frimousse. Ce n’était pas qu’elle fût superstitieuse, mais elle tenait quand même à cette coiffe et, bien qu’elle ne crût pas aux histoires de bonne femme, il fallait bien admettre que son petit garçon avait été exceptionnel dès le début. Elle ne croyait pas à la double vue et pourtant… » (60)
A-Un voyant rencontre un autre voyant
« Danny est capable de lire dans les esprits quand il le souhaite : « Danny avait réussi, grâce à un immense effort de concentration, à sonder l’esprit de son père. Il y avait entrevu, le temps d’un éclair, un mot inconnu, incompréhensible, bien plus effrayant encore que le mot DIVORCE, le mot SUICIDE. » (38) Même à distance il peut suivre les pensées de son père dans sa voiture, percevoir si les choses vont bien ou non dans le ménage de ses parents, à la limite de la dérive. Il ne comprend pas les pensées complexes, mais peut saisir leur tonalité affective : « Il n’en déchiffrait que les grandes lignes ; dès qu’il voulait saisir l’idée dans sa complexité, elle se dérobait. Ses multiples ramifications étaient incompréhensibles pour lui en tant qu’idées, mais il pouvait les appréhender sous forme de couleurs, sentiments, états d’âme. (…) Les pensées de DIVORCE de Papa, plus complexes étaient d’une couleur sombre, inquiétante, du violet foncé veiné de noir. » (38) La voyance de Danny n’est pas limitée au présent : « Avec le don que tu possèdes, tu dois pouvoir voir dans le passé aussi bien que dans l’avenir, » (89) lui signale Hallorann, le cuisinier de l’hôtel, lui aussi voyant. Il est aidé dans sa voyance de l’avenir par une sorte de double, Tony, qui dans ce cas l’appelle : « Tony avait réapparu dans une cour voisine et, comme d’habitude, lui avait fait signe de venir : «Danny…, viens voir…» Danny avait eu l’impression de s’être levé pour aller voir, puis d’être tombé, comme Alice au pays des merveilles, au fond d’un trou profond. Il s’était retrouvé dans le sous-sol de l’appartement ; là, dans la pénombre, Tony lui avait montré une grande malle où son Papa conservait tous ses papiers importants, et notamment LA PIÈCE : « Tu vois? avait demandé Tony de sa voix lointaine et musicale. Elle est là, sous l’escalier. C’est là que là que les déménageurs l’ont entreposée. » (38) Quand son père cherche sa malle partout, pestant contre le transporteur qui l’avait égarée, Danny peut lui signaler qu’elle a été mise sous l’escalier de la cave.
Tony l’informe aussi par l’envoi de rêves : « Je savais que cet hôtel était mauvais, dit Danny à voix basse. Je le savais dès notre arrivée à Boulder parce que Tony m’a envoyé des rêves pour me prévenir. Quels rêves ? « Je ne me souviens pas de tout. Il m’a montré l’Overlook la nuit, avec une tête de mort sur la façade. Et il y avait un bruit de coups. Quelque chose… – je ne me rappelle pas quoi… – me poursuivait. C’était un monstre. Et Tony m’a mis en garde contre TROMAL. » (245) . Il ne sait pas ce que veut dire le mot TROMAL, dont les lettres inversées donnent : LA MORT. Danny a rencontré à l’hôtel le cuisinier Hallorann : « Quand nous sommes arrivés ici, Mr. Hallorann m’a fait monter dans sa voiture et il m’a parlé du Don. Lui aussi il a le Don. Le Don (…) C’est quand on comprend certaines choses, ou quand on sait des choses que les autres ne savent pas ou qu’on voit des choses que les autres ne voient pas. (…) Mr. Hallorann a dit que j’avais le Don moi aussi et même qu’il n’avait jamais rencontré personne avec un don pareil. (…) Mr. Hallorann m’a pris à part parce qu’il était inquiet, poursuivit Danny. Il m’a dit que l’Overlook était mauvais pour des gens comme nous. Il m’a dit avoir vu des choses. » (245) Autre caractéristique du don : on peut échanger mentalement, sans prononcer de paroles : « Nous avons parlé ensemble presque sans ouvrir la bouche. » King reprendra constamment cette possibilité de communication psychique.
Danny peut aussi communiquer à distance par une sorte de cri mental, et envoyer ainsi des appels : « Si tu as des ennuis, appelle-moi. Si tu pousses un grand cri comme celui de tout à l’heure, il se peut que je l’entende jusqu’en Floride », lui recommande Hallorann (90)
Enfin grâce à son don, Danny est en mesure de communiquer avec les puissances invisibles : il « laissa partir son esprit à la recherche de son père et le localisa dans le bal. Il essaya de pénétrer un peu plus avant dans ses pensées. » (320) L’hôtel réagit avec violence : « (ARRÊTE DE LIRE SES PENSÉES, PETIT MORVEUX!). Cette semonce mentale lui donna la chair de poule. » (321)
Son don, comme celui que Carrie s’est découvert et exercé à utiliser, est encore perfectible : « Il te faudra encore bien des années avant de savoir dominer ce don. » (85)[11]

B – Le point de vue médical : polarité paradoxale de la sur-aperception des phénomènes invisibles par des sujets humains et le dogmatisme du discours médical supposé scientifique, toujours sûr de soi et d’être dans le vrai
Ses parents consultent le docteur Edmonds, qui joue le rôle du « scientifique » de service «fermé», et ne trouve médicalement rien d’anormal à Danny. Intellectuellement, il est intelligent, mais sans doute un peu trop imaginatif : « L’imagination est un vêtement trop grand que les enfants mettent longtemps à remplir. Celle de Danny est encore beaucoup trop grande pour lui. (…) À ma demande, il est entré en transe ici, devant moi. Ça ressemblait tout à fait à votre description de ce qui s’est passé dans la salle de bains hier au soir. Tous ses muscles se sont décontractés, son corps s’est affaissé et ses yeux sont devenus exorbités. C’était un cas clinique d’autohypnose. J’en étais stupéfait. Je le suis encore. » (148). Mais Wendy insiste : « Quelquefois ce qu’il raconte me fait peur. C’est comme si… Comme s’il avait le don de seconde vue ? interrogea Edmonds, souriant. – Vous savez qu’il avait une coiffe à la naissance, dit Wendy d’une voix presque inaudible. Le sourire d’Edmonds se transforma en un gros rire franc. Soyons sérieux. Ce n’est pas la perception extra-sensorielle qui est à l’origine de ces phénomènes. C’est tout simplement notre bonne vieille perception humaine, que Danny possède au plus haut point. Mr. Torrance, Danny savait que votre malle se trouvait sous l’escalier de la cave parce que vous aviez sans doute regardé partout ailleurs. Il est arrivé à cette conclusion par voie d’élimination, tout bêtement. » (149)
Danny a raconté au docteur Edmonds ses rapports avec Tony, le compagnon irréel qui lui apparaît de temps en temps. Ici encore le docteur ne se montre pas surpris : « L’imagination créatrice de Danny fait de Tony un ami invisible exceptionnellement intéressant. Ce que Tony apprend à Danny est souvent utile ou agréable, parfois même étonnant. Naturellement Danny en est venu à attendre ses visites avec la plus grande impatience. » (148) Le docteur ne pense d’ailleurs pas qu’on doive se laisser impressionner par les prétendues révélations de Tony : « Danny reconnaît lui-même que toutes les prévisions de Tony ne se réalisent pas. Celles qui n’ont pas de suite étaient fondées sur une perception erronée des choses, c’est tout. Danny fait inconsciemment ce que tous les soi-disant mystiques et voyants font consciemment ou cyniquement. » (150)
Vient enfin le type d’explication psychiatrique que King a en horreur4, et qu’il minimise pour Danny : « J’ai l’impression que Danny était bien parti pour faire une véritable psychose. Tous les ingrédients y étaient : milieu familial compromis, imagination débordante, ami imaginaire si réel pour lui qu’il finit par le devenir pour vous. Au lieu de «passer avec l’âge», sa schizophrénie enfantine aurait pu croître et embellir. » Maintenant que les liens familiaux se resserrent, les conditions auraient changé : « À mon avis, Danny se trouve dans des circonstances idéales pour guérir. Et je pense que le fait qu’il distingue si bien le monde de Tony du monde réel en dit long sur sa santé mentale. Il m’a dit que vous ne songiez plus au divorce et je crois qu’il a raison, n’est-ce pas ? (…) Il n’a plus besoin de Tony et il est en train de l’éliminer de son organisme. Tony ne lui apporte plus de visions agréables, mais des cauchemars tellement affreux qu’il ne veut même pas s’en souvenir. Pendant une période difficile de sa vie, il s’est laissé totalement envahir par Tony et Tony ne va pas se laisser évincer facilement. Mais il n’en a plus pour longtemps. Votre fils est comme un petit drogué qui se désintoxique. » (151)
En résume, un psychotique potentiel ordinaire qui, par chance, n’a pas sombré dans la maladie, mais sans don particulier. On a assisté, avec cette démonstration, au fait qu’un phénomène surprenant devient banal quand on peut le rattacher à une composante connue du psychisme humain. Chez King, ce sont le plus souvent des médecins qui donneront l’interprétation de la « science officielle » à un fait étrange et de rationaliser ainsi le surnaturel5. Ainsi s’établit une « polarité représentation mimétique / affirmation d’une réalité non mimétique qui engage la fiction sur la voie de l’irrésolution et de l’expérience de l’impossible. »[12]
C- L’avis des parents
Wendy accepte avec réticence cet avis, plus pour se rassurer que vraiment convaincue : « Une question lui monta aux lèvres, la même que Jack et elle lui avait déjà posée tant de fois : « Comment sais-tu cela ? » (…) Car il savait réellement, elle en était convaincue. Tout ce que le docteur Edmonds lui avait dit sur ses pouvoirs de déduction et sur la logique de l’inconscient n’était que des balivernes. » (190)
Jack, qui semble avoir des notions de psychologie, se rend aussi compte du phénomène, mais fait le chemin inverse de Wendy. Il essaie de rationaliser le cas, davantage sans doute pour se convaincre que fermement rassuré par son explication : « Nous savons que de temps en temps il a ce que j’appellerais, faute d’un autre mot, des transes. Quand il est en transe, il voit… des choses qu’il ne comprend pas. Peut-être que Danny a vraiment vu du sang sur les murs de la suite présidentielle. Pour un gosse de son âge, le sang et la mort sont des choses quasiment interchangeables. Chez les enfants, de toute façon, les facultés visuelles sont plus développées que les facultés conceptuelles. (…) Ce n’est que quand nous devenons adultes que nous apprenons à nous servir des concepts, laissant les images aux poètes… » (263)
Un jour Danny revient avec des marques au cou et Jack cherche une explication dans l’hystérie : « D’abord, ce sont peut-être des stigmates, dit-il. (…) Il y a des chrétiens très croyants dont les mains et les pieds se mettent à saigner pendant la semaine sainte. L’apparition des stigmates s’apparente à certaines pratiques des yogis. Tout cela est bien connu de nos jours. Les savants qui comprennent les rapports entre le corps et l’esprit – je veux dire qui les étudient, car personne ne les comprend vraiment – pensent aujourd’hui que l’on peut contrôler certaines fonctions physiologiques. On peut, par exemple, par un simple effort de concentration, ralentir le battement du coeur, activer le métabolisme, augmenter la transpiration et même provoquer des saignements. » (263)
L’explication de Jack ne convainc pas Wendy, qui avait d’abord cru que c’était le père qui en était responsable : « D’accord, mais ce n’est pas tout de même en tombant qu’il s’est fait ces marques au cou. Je veux bien être pendue si ce ne sont pas des doigts qui les ont faites. » La réponse de Jack devient alors suspecte. Il avait utilisé jusqu’à présent des explications acceptables pour Wendy. Le voici au pied du mur, se sentant presque captif de l’hôtel, mais ne souhaitant pas que le déroulement des choses soit différent. Ce qui implique qu’il ne doit pas affoler son épouse. Jusqu’à présent rationnels, ses arguments s’orientent maintenant vers le paranormal, mélangeant la transe et l’inconscient, notions communément admises, à des spéculations hasardeuses sur les conséquences de visions à caractère spirite, des «résidus psychiques» localisés provenant des morts : « Imagine qu’il soit entré en transe, dit Jack, et qu’il ait eu la vision de quelque scène violente qui se serait passée dans cette chambre. Une dispute ou un suicide. Bref, une scène où les émotions sont au paroxysme. Comme il se trouve dans un état d’hyper-réceptivité, il est profondément troublé par ce qu’il voit. Son inconscient, pour visualiser la scène avec plus de vérité, ressuscite cette morte, ce cadavre, cette charogne… (…) Je ne suis pas psychiatre, mais cette explication me paraît très bien coller. Cette morte-vivante incarne des sentiments morts, des vies disparues qui résistent à la dissolution…, mais en même temps, comme elle vient de son inconscient, elle fait aussi partie de lui, elle est Danny. Dans l’état de transe, son moi conscient est submergé, et c’est son inconscient qui tire les ficelles. Alors, quand la morte cherche à l’étrangler, ce sont les mains de Danny qui lui serrent le cou. » (265) Jack ne tient pas à ce que son fils passe pour une victime et le rend, somme toute, seul auteur de sa mésaventure.
Si Wandy ne se rend pas à ces arguments, elle accepte néanmoins l’explication spirite, pour elle seule explication de l’état de Danny : « La vérité, c’est que nous ne comprenons rien à ce qui s’est passé. Qu’est-ce qui nous prouve qu’il ne tombera pas de nouveau dans l’un de ces trous d’air psychiques et qu’il n’y rencontrera pas d’autres monstres? » (265) Le mot est lâché et Wendy se trouve prête à accepter l’impensable et le lecteur à admettre le monstre qui poursuivra Danny dans les couloirs. »
D- LE DOUBLE [13]
La fascination de l’existence d’un double se perd dans la nuit des temps. Quels que soient les doubles, leurs caractéristiques font qu’ils participent à la vie des humains et les modifient. La place du double dans toute l’oeuvre de King fera l’objet d’une étude ultérieure qui examinera la diversité de ces doubles.

Notre cerveau est capable de faire émaner de son sein une doublure de soi-même qui prend la figuration d’une entité spirituelle
« Tony, le double de Danny, ne sera pas vraiment explicité par l’auteur et son mystère subsiste. Ce double a d’abord l’utilité de lui servir de compagnon : « Il aimait se concentrer parce que quelquefois Tony venait. Le plus souvent, il ne se passait rien ; sa vue se brouillait, la tête lui tournait et ça s’arrêtait là. Mais, d’autres fois, Tony paraissait à la lisière de son champ de vision, lui faisait signe de venir et l’appelait de sa voix lointaine. C’était arrivé deux fois depuis qu’ils étaient à Boulder, et il se rappelait la surprise et le plaisir qu’il avait ressentis en voyant que Tony avait fait tout ce chemin depuis le Vermont pour le rejoindre. » (38) King se souvient aussi d’Alice : « Je me brossais les dents et je pensais à ma leçon de lecture, dit Danny. Je réfléchissais très fort. Et… et alors j’ai vu Tony au fond du miroir. Il m’a dit qu’il voulait me montrer quelque chose. (…) Il était dans le miroir. (Danny insista sur ce point.) Au fond du miroir. Ensuite, j’ai traversé le miroir. Après, je ne me souviens de rien, jusqu’au moment où Papa m’a secoué. » (127). Tony lui annonce l’avenir, parfois sous forme d’images mentales, comme celle de l’hôtel, que Danny ne connait pas encore : « Danny… Dann…y leva les yeux et vit Tony qui, au bout de la rue, à côté d’un panneau de stop, lui faisait signe de la main. Comme toujours à la vue de son vieil ami, une bouffée de plaisir lui réchauffa le coeur, mais cette fois-ci une pointe d’angoisse s’y mêlait, comme si Tony avait dissimulé derrière lui une ombre, un spectre… (…) Une partie de lui-même s’était levée pour suivre Tony dans le gouffre de ténèbres où il avait disparu. Danniii…i…i…y. Peu à peu, l’obscurité s’anima de tourbillons blancs et d’ombres tourmentées ; des gémissements sourds déchirèrent le silence. Ils étaient pris dans une tempête de neige en montagne ; les tourbillons blancs étaient des bourrasques de neige et les ombres tourmentées des sapins que tordait le vent. La neige recouvrait tout. Elle est trop épaisse, dit Tony d’un ton désespéré qui lui glaça le coeur. Jamais nous ne pourrons nous en sortir. Une forme massive surgit des ténèbres. » (40) D’affreux rêves prémonitoires amènent Danny à appeler Tony, qui lui donne ce conseil : « N’y va pas, Danny… » (64) L’utilisation du rêve fait aussi partie des procédés d’anticipation[14].
Danny ne sait pas trop ce qu’est Tony par rapport à lui : « Qui est Tony ? demanda Hallorann pour la deuxième fois. Maman et Papa l’appellent mon « camarade invisible », dit Danny, articulant les mots avec application. En fait, il n’est pas invisible, du moins pas pour moi. Quelquefois, quand je fais de gros efforts pour comprendre quelque chose, il vient me dire : «Danny, je veux te montrer quelque chose.» Avant qu’il ne vienne, je m’évanouis, il fait tout noir. Et après je fais des rêves… » (86) L’apparition de Tony ne serait donc pas liée au «don» de Danny, qu’Hallorann possède aussi et dont il aurait reconnu une des caractéristiques dans ce «camarade invisible» si cela avait été le cas. Mais peut-être que le don de Danny, exceptionnel, pourrait aussi justifier l’existence de son double Tony, son ami de rêve. Il a précisé des caractéristiques de Tony au docteur Edmonds, qui représente la normalité et la raison : « Toujours méfiant, Danny dit: – Je ne sais pas qui est Tony. – Est-ce qu’il a ton âge ? – Non. Il a au moins onze ans. Il est peut-être plus âgé, mais je l’ai jamais vu de près. Il pourrait même être assez grand pour conduire une voiture. – Tu ne le vois que de loin ? – Oui, monsieur. – Et il vient toujours juste avant que tu ne t’évanouisses ? – En fait, je ne m’évanouis pas. Je m’en vais avec lui et il me montre des choses. » (140) Mais Tony n’a pas de pouvoir sur le déroulement des événements : « Tony n’aurait pas pu fermer la porte à clef puisqu’il n’existe pas. Il voulait que je le fasse et je l’ai fait. C’est moi qui l’ai fermée à clef. Quelquefois il me montre ce qui va se passer dans l’avenir. » (141) En fait, dans les pages suivantes, Danny, par l’intermédiaire de Tony, «voit» ce qui va se produire dans l’avenir.
En somme, quand le don de double vue vous tombe sur la tête, en même temps qu’un motard, il y a de quoi sourire… Il y a matière à s’interroger aussi. C’est ce que l’héroïne de Gil Egger ne manque pas de faire, surtout quand le don de lire l’aura des autres est donné à la suite d’une expérience de coma proche de la mort – le near death experience, des Anglo-Saxons – et qu’il semble permettre des diagnostics médicaux. « Chaque personne avait une émanation floue qui l’enveloppait. Elle la distinguait avec les yeux de son double ; avec ses yeux normaux, il ne lui semblait pas qu’elle voyait quelque chose. La plupart avaient une sorte de tête floue et gigantesque, figée, pleine de remous, derrière eux. Elles dodelinaient mollement au rythme de la musique, se gonflant et se dégonflant. »
III – Des pouvoirs du cerveau humain : débats et controverses sur la place des phénomènes dits surnaturels et non perceptifs par les sens ordinaires
L’entrée de ce terme en anthropologie n’a pas non plus changé de signification depuis le XIXe siècle. Il est tellement enfermé dans son étymologie qu’on ne cesse de tourner autour de lui sans pouvoir changer son sens afin de l’adapter ainsi aux réalités culturelles des peuples chez lesquels un tel phénomène humain peut occuper une place centrale, comme ceux de l’Afrique subsaharienne, entre autres. Ainsi, selon Le Robert[15], le terme de sorcier (ère) dérive du latin sorcerius, lui-même issu d’un mot populaire sortiarius ou « diseur de sort ». Ce mot provient lui-même de sors, sortis, ou « sort », « tirage au sort » et « oracle, prophétie ». En d’autres termes, « le mot désigne une personne à qui est attribuée un pouvoir dû à un pacte avec le diable… ». Nous verrons à quel point, pour la réalité socio-culturelle de beaucoup de peuples, cette définition est vague, imprécise et restreinte, voire insatisfaisante. Même celle qui est donnée par Le Bordas n’est pas plus convaincante. Comme le précédent dictionnaire, lui aussi fait dériver le lot sorcier de sort, au sens où le sorcier est celui qui « jette des sorts ». Les quelques précisions fournies par ce dictionnaire limitent le sens de ce terme en un usage particulier et en un contexte culturel et temporel donnés : « dans les pays chrétiens du Moyen Age et jusqu’au XVIIe siècle, personne qu’on disait être en relation avec le Démon, lequel était supposé lui donner un pouvoir surnaturel, généralement maléfique ».
Certes, cette dernière définition apporte des éléments nouveaux qui sont plus précis et qui ont une portée plus universelle. Le sorcier est celui qui « jette des sorts », qui dispose d’un « pouvoir surnaturel » dont l’inclination fondamentale est maligne. Ces trois éléments se retrouvent dans les diverses formes de sorcellerie chez beaucoup de peuples, comme nous le prouverons dans ces présentes recherches, fruits de nos récentes investigations sur le terrain au Burkina Faso et nos réflexions subséquentes. Cependant, en tant que pouvoir surnaturel inhérent à la structure de l’essence biopsychique humaine, la sorcellerie déborde ces éléments en question. Telle est l’hypothèse que nous adoptons dans nos travaux : montrer que la sorcellerie, par-delà toutes les représentations culturelles, généralement négatives, est un des merveilleux pouvoirs du cerveau humain ; ce qui nécessite de penser autrement les phénomènes humains à travers les manifestations et l’agir de ce pouvoir.
Mieux, il convient de redéfinir autrement cette disposition immanente à la nature humaine. En effet, la sorcellerie est une structure psychique symbiotique disposant de capacités inhérentes ou acquises, voire des forces transpsychiques émergentes, susceptibles de métamorphoses diverses et de perception suprasensible dans l’être des « transhumains » ou symbiotes. Un tel panpsychisme appréhende les phénomènes au-delà de leur apparition à travers l’expérience sensible communément partagée. C’est même l’une des premières puissances que nos ancêtres communs ont dû commencer par développer pour faire face, avec quelque assurance dans leurs actions, aux mystères de leur univers écologique et dont les peuples subsahariens, grâce à leur science de l’efficience de la Nature, ont pu cultiver quelques puissances, comme nous nous attacherons à le démontrer.
De la nécessité d’inventer de nouveaux concepts anthropologiques pour rendre la nature humaine plus intelligible
Pour mieux comprendre la conception de l’essence de l’être humain, chez les peuples africains subsahariens, on peut se référer à la manière dont les auteurs des Merveilles de l’art nigérien analysent le rapport de l’être humain à la nature tant dans la sphère occidentale que dans celle des civilisations africaines. Car la pertinence de cette analyse consiste à montrer que le lien de l’être humain à son environnement physique relève de conception ontologique spécifique. Ils soutiennent que l’ontologie des peuples africains, à l’instar de leurs ancêtres, en l’occurrence, les Anciens Egyptiens, dont ils ont hérité les savoirs, en partie du moins, a pour fondement « une certaine forme de dynamisme, dans la croyance en une croissance immanente » (31).On pourrait y ajouter qu’il s’agit d’une ontologie émanentiste en ce que l’on a foi en la puissance efficiente de la Nature, c’est-à-dire le monde physique d’où émergent, de façon continue, des énergies que l’homme peut capter et utiliser de diverses façons : soit sous forme psychique ou spirituelle (telle est la forme d’appréhension de ces énergies chez les peuples sub-sahariens), soit sous forme matérialiste (suivant le mode de maîtrise de ces forces en Occident). Ces observations conduisent les auteurs en question à écrire que les peuples occidentaux « voient le monde matériel comme un ensemble de matière statique qui peut se mouvoir ou être mû sous l’impulsion de stimuli appropriés ; les peuples de cultures tribales tendent à concevoir les choses comme des objets à quatre dimensions, la quatrième dimension ou dimension du temps étant prédominante. Dans cette conception, la matière n’est que le véhicule ou la forme extérieure visible de l’énergie ou de la force vitale. Ainsi, c’est l’énergie et non pas la matière, l’état dynamique et non pas l’état statique qui est la vraie nature des choses. Cette énergie est accessible à l’homme par des moyens rituels et c’est là la vraie base de toute croyance tribale. Cette croyance est plus directement intelligible à ceux qui sont versés dans la physique moderne qu’à tout autre européen et en fait elle paraîtrait dans sa forme plus dépouillée se rapprocher plus de la vérité scientifique objective que de la conception statique de la matière qui est la nôtre » (1998 : 31).
Dans cette optique, ce qui est fondamentalement en jeu, c’est la recherche des voies et moyens d’accession à l’extraordinaire énergie médiatisée par les mondes des esprits ou entités invisibles. Ces forces apparaissent comme une adéquate mixité entre celles qui émanent du monde physique, la terre-mère de la vie, et celles qui surgissent de l’au-delà du cosmos visible. Toutes ensemble peuvent faire irruption dans la vie et la réalité humaines si elles sont sollicitées par des courroies appropriées que sont, entre autres, les masques. Pour y parvenir, il convient de s’initier à la voyance. Celle-ci est définie par François Neyt, dans son étude consacrée aux Luba du Zaïre, comme « un discernement de la vérité », plus encore « une révélation des choses obscures et cachées ». (1993 : 21)[16].
Toutefois, et en dernier ressort, c’est toujours le cerveau qui est le maître du jeu à la fois de la mise en branle des forces de la nature et de leur adéquation avec les désirs, les intentions, voire l’efficience de leurs effets. Que l’on utilise le verbe pour agir, comme les prières pour guérir des pathologies graves à distance, c’est encore les pouvoirs de notre cerveau qui est au cœur et au fondement de tout. C’est le cerveau qui inspire, agence, opère, articule les divers aspects des actions humaines. Quelles que soient l’organisation ou le niveau de complexité des sociétés ou des cultures des peuples, c’est le cerveau humain qui règne en tout et sur tout. Qu’on le veuille ou non, il est le dieu qui inspire les fondements des religions et leur gestion singulière. Rien de tout ce que le genre humain fait, entreprend, imagine, espère, désire, veut, ambitionne ne lui échappe, comme le montrent les travaux ci-dessous relatifs aux pratiques thérapeutiques populaires en milieu rural en France depuis le moyen jusqu’à nos jours.

Si tout est énergie dans le Cosmos, alors le corps humain est lui-même une source inépuisable d’énergies pouvant faire des mains des sources inépuisables de guérison
VI-Pratiques thérapeutiques dites populaires et critiques, voire méfiance de la médecine dite scientifique[17]
Selon André Julliard (chercheur au CNRS), comme bien d’autres anthropologues contemporains, qui osent défier le discours dogmatique de la science instituée, voire son scepticisme relatif aux univers non perceptibles par les témoignages des sens, « parmi les nombreuses raisons scientifiques et autres, expliquant cet engouement, nous en retenons une seule d’ordre sociologique. Pendant cette période, les études sur « la médecine populaire » sont portées par la critique de l’autorité et des savoirs de la médecine universitaire qui s’inscrit dans le prolongement des mouvements de contestation sociale de la fin des années soixante. Aussi la plupart du temps, les ethnologues ont été questionnés autant sinon plus par les usagers et les professionnels de la santé que par les confrères spécialistes du sujet.
D’une manière schématique, nous distinguons au moins trois types de demandes. D’abord, la presse écrite et audiovisuelle qui amalgamant médecine, magie, sorcellerie, religion et parapsychologie, passionne ses lecteurs et auditeurs par « le retour de l’irrationnel » et ses aspects économiques. Combien de guérisseurs en France par rapport au nombre de psychiatres, de médecins ou de prêtres ? Quels sont leurs revenus et biens immobiliers ? Pourquoi les classes sociales supérieures représentent-elles une grande partie de leur clientèle ? Autant de questions auxquelles personne, et surtout pas l’ethnographe, ne peut apporter la moindre enquête chiffrée. Elles enferment ces pratiques entre superstition, dérision et psychologie. De surcroît, elles contribuent à la confusion en ajoutant l’épaisseur des activités financières occultes.
La médecine « officielle » ensuite, se montre réticente voire hostile à toute reconnaissance de pratiques médicales dont elle ne contrôlerait pas l’encadrement universitaire. Les tradipraticiens des campagnes et les techniques médicales rituelles sont condamnés sans appel. Les autres pratiques sont jugées dangereuses même si l’acupuncture, l’homéopathie, l’ostéopathie et la chiropractie sont inscrites dans le Code Général de la Santé Publique. Principaux griefs à leur encontre : les médecines parallèles favorisent l’automédication et n’apportent aucune preuve scientifique de leur efficacité. Cependant, les positions officielles défendues par le Conseil de l’Ordre, sont loin d’être unanimement appliquées par le corps médical. On n’évoquera ni le médecin généraliste qui prescrit de l’homéopathie pour retenir voire attirer la clientèle, ni le service hospitalier qui renvoie au rebouteur foulures et luxations pour éviter le plâtrage. Dans ce contexte, la demande provient surtout du personnel soignant hospitalier et libéral que les médecins généralistes accompagnent quelquefois. Elles concernent massivement la relation soignant-soigné. Quelles sont les représentations ordinaires de la maladie, de la souffrance, du corps, de la vieillesse ou de la mort ? Comment prendre en charge un patient d’origine sociale et culturelle « étrangère » ? Le questionnement cherche des modes d’emploi que l’ethnographie est incapable de fournir.
Enfin, les consommateurs (patients, travailleurs sociaux, profession médicale libérale, etc.), parfois regroupés en association telle les «groupes d’autogestion de la santé», contestent l’approche médicale universitaire, technocratique et du corps souffrant. Les démarches font converger une critique radicale de l’allopathie et l’élaboration de solutions « alternatives » ou « naturelles ». Dans ce sens, leur militantisme est curieux de l’approche globalisante du corps dont il crédite systématiquement les médecines « traditionnelles » : une image que bien souvent les données ethnographiques réduisent à un désir !
L’analyse de cette esquisse souligne entre ces trois discours, un point de rencontre par défaut. Aucun d’eux en effet, n’intègre les pratiques thérapeutiques à caractère religieux dans le champ de ses compétences, critiques ou revendications. Chacun prend ses distances au nom de la raison scientifique dont la définition les oppose pourtant de manière radicale. Guérisseur « hors technique », saint guérisseur, imposition pentecôtiste des mains (etc.) deviennent les « incroyables » des hebdomadaires, l’obscurantisme du progrès médical ou l’exotisme quelque peu nostalgique des médecines douces. En somme, la marge de la marge de la médecine savante ou pour pousser le trait, la troisième parallèle de la médecine parallèle !
A – Leveurs de maux : portraits
Or, il existe une catégorie de guérisseurs, numériquement très présents dans le paysage médical actuel, qui utilisent un outil qui fait appel aux dogmes du catholicisme. Ce sont les leveurs de maux qui soignent en récitant une prière thérapeutique. Je prendrai deux exemples qui proviennent d’une étude réalisée entre 1974 et 1985 dans le Jura méridional et la Bresse (département de l’Ain)[4].
1) Joseph Guillaud est un agriculteur retraité sur la rive gauche de la Saône aux confins de la Bresse de l’Ain et de la Bresse bourguignonne (Saône et Loire)[5]. Jusqu’en 1975, il cultivait une vingtaine d’hectares dont la plus grande partie des terres céréalières était louée, et exploitait une dizaine de vaches laitières.
Il est connu pour être fort dans les verrues : autrement dit, il possède le don de lever ces excroissances épidermiques d’origine virale. La consultation est des plus simples puisqu’elle se limite à connaître les nom et prénoms du patient et voir la ou les verrues quelle que soit la partie corporelle infectée. La rapidité de l’acte fait que les patients le consultent à toutes heures du jour et de la soirée, n’hésitant pas à interrompre le cours des activités professionnelles, des repas et même des réunions familiales. L’échange de paroles est bref bien que le solliciteur insiste toujours pour donner des informations supplémentaires : durée de l’infection, effets secondaires tant médicaux que sociaux (la gêne dans l’utilisation du corps), etc. Joseph Guillaud et tous les leveurs, essaient toujours d’abréger ce dialogue pour à la fois reprendre au plus vite son occupation du moment et ne pas être mêlé à l’événement dont le mal à traiter n’est que la forme élémentaire[7].
Le traitement se fait a posteriori et en l’absence du patient qui ne revient que très rarement rendre compte du succès de l’opération. Il s’agit d’un rituel nécessitant une préparation assez longue qui maintenant qu’il ne travaille plus dans les champs, ne saurait passer inaperçu dans le village. Il faut cueillir sept brindilles de bois non fruitier et les enterrer dans un lieu qui cette fois-ci doit impérativement être tenu secret. Pendant l’enfouissement, il récite une prière connue de lui seul et dans laquelle il ajoute pour chaque cas le nom de patient. Mais, m’a-t-il précisé, pendant que je ramasse les bois (…) je répète tout le temps son nom et je garde devant les yeux l’image de ses verrues, mais c’est pas facile de faire tout ça. Lorsque le végétal sera totalement putréfié, les verrues seront complètement tombées : délai que le leveur évalue à un mois. Mais elles peuvent disparaître dès le début du processus de décomposition : c’est-à-dire, dès le lendemain de la cure.
Depuis sa retraite et sentant ses forces physiques décliner, Joseph Guillaud a aménagé la technique du rituel. Pour éviter à chaque fois, la fatigue de la longue recherche d’un lieu nouveau, caché et anonyme dans la commune, il enfouit les brindilles dans un pot de fleur, une marmite ou une lessiveuse remplie de terre fraîche. Un pot égale un cas en traitement qu’il surveille ainsi à demeure. Il les laisse dans sa cour où parmi les bacs à fleurs, les instruments agricoles et la volaille, ils passent totalement inaperçus. Les conditions environnementales sont respectées car soumis aux intempéries, c’est pareil que si c’était dans un pré.
Au début des années quatre-vingt, il introduit une innovation supplémentaire concernant la nosographie de cette pathologie virale. Il distingue maintenant deux types de patients selon que le nombre de verrues dépasse ou non la demi-douzaine. Il récitera sa prière uniquement dans les cas relevant du premier groupe. Pour les autres, je ramasse les bois et je dis le nom comme d’habitude et rien d’autre et ça marche. C’est quand il y en a beaucoup [de verrues] qu’il faut être plus fort alors je dis ma formule. Les modifications répondent à la nécessité d’adapter le rituel à l’évolution sociale (et biologique) de la vie. Aussi, chacune d’elles n’est adoptée qu’après un temps d’expérimentation : j’ai essayé plusieurs fois de suite ma méthode et ça a toujours marché, alors je continue, mais si ça marche pas, je refais comme j’ai appris.
2) À l’est du département, Jean-Marie Boguet barre la brûle en récitant trois fois de suite la même formule secrète. Il insiste bien sur cette appellation car étant libre penseur, il ne veut pas que l’on dise de lui qu’il récite une prière religieuse. Avant chaque reprise de la formule, il trace une croix avec son pouce (droit ou gauche) sur la brûlure. Il la barre par un geste soit appuyé soit de simple effleurement selon la profondeur de la plaie. Mais dans tous les cas, il cherche le contact tactile. C’est une attitude très rare car d’ordinaire le praticien refuse de «toucher» par peur de la contagion métaphorique du mal.
Âgé de 61 ans, connu pour son érudition d’historien, Jean-Marie Boguet exerce la profession d’avocat dans une petite ville du Bugey : ses patients viennent le consulter en urgence dans son bureau. Il explique sa pratique de barreur en minimisant les aspects religieux ou magiques et en maximalisant les aspects empiriques et scientifiques. C’est la pellicule grasse qui recouvre le corps humain et par conséquent le pouce qui réhydrate la chair brûlée, apaise la douleur et agit enfin comme un cicatrisant. S’il admet que la croix est bien un symbole de l’Église, il pense que son « réemploi » à des fins thérapeutiques lui fait perdre sa signification première. Elle devient une technique médicale populaire qui contraint à passer le doigt sur la totalité de la surface blessée : observation qui cadre avec sa théorie !
Chez ce notable issu d’une vieille famille bourgeoise, la revendication publique de sa fonction de barreur n’est pas uniquement de l’ordre du service médical. Elle est inséparable de sa démarche d’historien qui réfléchit sur les savoirs et savoir-faire des campagnes et en même temps, ressent comme une fidélité au passé le devoir de valorisation des valeurs de la société paysanne dans son milieu social. De même, sa démarche n’est pas totalement innocente d’une certaine provocation contre sa classe d’appartenance qui sans le rejeter, le tient quelque peu à l’écart.
Ces deux exemples de conditions sociales opposées, dessinent les grands traits du guérisseur par prière qui se rencontre dans la France de la fin des années soixante-dix. Est leveur de maux, toute personne qui possédant au moins une prière ou une formule à caractère thérapeutique, accepte parallèlement à un métier principal, de la réciter sur tout patient venant consulter. En règle générale, chaque texte correspond à une seule affection. Et si certains leveurs en possèdent plusieurs dizaines, voire quelques centaines, par exemple chez les guérisseurs bressans, la moyenne se situe autour de la demi-douzaine de formules.
Par exemple dans la Brie (Seine et Marne) des années soixante, Roger Lecotté recueille des prières contre les brûlures, les diarrhées, les maux de dents, les points de côté, les échardes, les fièvres, l’épilepsie, les maladies de peau, les hémorragies, les hémorroïdes, les panaris, l’hydropisie, la scarlatine, les douleurs rhumatismales, les maux d’yeux, les entorses, les zonas, les verrues et les dartres. Mais des ouvrages qui en cette fin de XXe siècle, perpétuent la tradition du Médecin des pauvres, en proposent beaucoup plus : près d’une centaine pour Les invocations des saints qui ajoutent les abcès, l’anémie, l’eczéma, l’engelure, la hernie, l’incontinence d’urine, les hémorroïdes, l’enflure des jambes, les névralgies, les oreillons, les maladies secrètes et vénériennes, etc.
À quelques exceptions notoires (épilepsie, convulsions, cancer, tumeur), ces catalogues nosographiques concernent des maladies et accidents qui entravent brusquement le travail d’un corps que les prières décrivent minutieusement dans ses usages d’outil et de force de production. Elles reflètent les préoccupations de toute société agraire qu’elle soit de l’ancien régime d’où elles sont issues ou de la fin des paysans (milieu du XXe siècle). Sur une exploitation agricole, l’invalidation « d’un bras » mettait automatiquement en péril sa survie économique. À l’horizon d’une crise de verrues, des maux de reins ou d’un accès de fièvres pour peu qu’ils perdurent, se profile toujours l’angoisse de la disparition sinon biologique du moins sociologique (faillite, expulsion judiciaire). De nos jours encore et bien que dans la société urbaine, le corps enregistre l’appartenance moins à un territoire qu’à un temps social, ces maux qui par ailleurs n’ont peu ou pas du tout intéressé la recherche médicale, restent donc d’actualité et les prières avec eux.
Le leveur de maux demeure « un praticien de proximité », un voisin que l’on consulte aussi par commodité et par conséquent, en dehors de toutes convictions religieuses ou scientifiques. Tout le monde m’a sous la main, me disait l’un d’entre eux, on vient chez moi nuit et jour, 7 jours sur 7 et 365 jours par an. Quel médecin fait ça ?

Envoyer la guérison à distance : mains parallèles d’un homme avec une lumière blanche
Il reçoit un don &emdash ; c’est-à-dire une prière &emdash ; sous forme orale ou écrite (depuis le XIXe siècle), de la part d’un guérisseur en activité. Ce n’est donc pas une capacité corporelle innée (fluide, énergie, pouvoir ésotérique) comparable au don du magnétiseur ou du radiesthésiste. Les règles de transmission sont extraordinairement variées et très peu ritualisées. C’est une voisine agricultrice qui a donné sa prière à Joseph Guillaud venu faire lever des verrues aux doigts. De patient, il est ressorti leveur : elle la lui a fait réciter plusieurs fois et il l’a copiée sur papier une fois rentré chez lui. En raison de son âge, de sa condition de veuve et des rapports de bon voisinage avec elle, il n’a pas osé s’opposer à ce véritable « coup de force ». Il faut noter rapidement que les transmissions intrafamiliales ne sont pas aussi fréquentes que nous pourrions le penser : elles représentent la moitié seulement des cas que j’ai rencontrés en Bresse et Bugey.
C’est également une voisine qui révèle sa formule pour la brûle au cours d’une conversation où Jean-Marie Boguet recueillait ses souvenirs d’enfance. Mais dans ce cas, la transmission s’est accompagnée de trois obligations : le secret par lequel la formule ne peut être connue que de l’initiateur et du successeur ; le devoir de la céder à une seule personne avant sa mort ; l’exigence que l’héritier soit du sexe opposé.
Les deux premières prescriptions sont inhérentes à toute manipulation de dons. Le secret remplit au moins deux fonctions sociologiques. D’abord, il confère un caractère unique, et donc le pouvoir, au savoir possédé alors que depuis le XVIIIe siècle, colportage, foires, marchés, pèlerinages et aujourd’hui, vente par correspondance et librairies spécialisées diffusent largement les prières. Ensuite, il abrite les innovations intellectuelles et expérimentales par lesquelles à l’exemple de Joseph Guillaud et Jean-Marie Boguet, l’actuel propriétaire adapte ses dons à la modernité sociale dans laquelle vivent lui et ses patients.
B- Le don de prière
Par rapport aux savoirs étiologiques ordinaires, la prière ne se différencie pas des autres techniques médicales. De même que pour les médecines végétales (pharmacopée, homéopathie), techniques (reboutage et autres praxies) et même universitaires, elle perçoit la maladie comme une force extérieure qui réside dans l’environnement attaché à l’homme. Celle-là agresse le corps lorsqu’il se présente en défaut de protection, c’est-à-dire, lorsqu’il commet une erreur ou une faute par rapport aux règles du savoir commun sur la santé, l’hygiène ou l’alimentation. Elle se répand dans l’organisme à partir des symptômes visibles («l es points d’impacts ») : les verrues et les dartres pourrissent le sang; les maux de dents montent dans le cerveau[17] ou encore, les coliques liquéfient le coeur et les poumons. À terme, cette force dont l’intensité se mesure à la géographie corporelle des symptômes, à leur degré de persistance ou encore aux effets somatiques de sa progression dans le corps humain, menace l’individu de mort biologique. La thérapie consiste à la refouler hors du corps en nettoyant en quelque sorte à rebours le chemin organique qu’elle a parcouru. En conséquence, si elle n’est pas à proprement parler un exorcisme puisqu’il n’y a pas d’entité ayant pris possession de la personne, elle peut être classée dans « les thérapies par lavage » dont les tisanes et macérations sont les techniques les plus représentatives.
La prière procède également à cette expulsion en recourant aux puissances divines et à la force des mots. Un exemple avec cette belle prière roumaine par laquelle Maria la guérisseuse bouscule, maltraite et j’aimerai dire, « bourr e» le mal hors du ventre par les jeux de rimes, d’assonances, de répétitions, d’arithmétique, de couleurs et d’analogies :
« Fuis, mal de ventre,/Maudit/Ne t’étends pas/Ne prends pas/Ne T’infecte pas/Ne te surinfecte pas/Car à [nom du patient]/ Tu ne peux rien faire/Toi, mal de ventre de cochon/Toi, mal de ventre de vache/Toi, mal de ventre de chien/Toi, mal de ventre de brebis/Toi, mal de ventre/De quatre-vingt-dix-neuf/Sortes/Ne t’étends pas/Ne prends pas/Ne t’infecte pas/Ne te surinfecte pas/Fais demi-tour/Car à [Untel]/Tu ne peux rien faire/Laisse-le/Avec le sommeil/Avec Dieu/Avec la rosée du champ/Avec le jour où il est né/Fuis, mal de ventre enflé/Fuis, mal de ventre infecté/Toi, mal de ventre noir/Toi, mal de ventre blanc/Toi mal de ventre rouge/Toi mal de ventre bleu/Toi mal de ventre de quatre-vingt-dix-neuf/Sortes/Ne t’étends pas/Ne prends pas/Ne t’infecte pas/ Ne te surinfecte pas/ Fais demi-tour/Car à [Untel]/Tu ne peux rien faire/Laisse-le/Avec le sommeil/Avec Dieu/Avec la rosée du champ/Avec le jour où il est né/Toi, Mère Sainte/Et Pure/Descends des cieux/Par un escalier de fer/Et marche de jardin en jardin/Et trouve à [Untel]/Une maîtresse/Et marche de gué à gué/Et trouve pour [Untel] le remède/De ma bouche/Moi, Maria l’incantatrice/Grande guérisseuse… »
On crédite cette prière d’une efficacité symbolique bien que depuis longtemps, l’ethnologie ait démontré les limites du décryptage du vocabulaire et de la grammaire des symboles dans la compréhension du processus thérapeutique. Mais qu’elle soit symbolique ou empirique, elle est d’abord efficace c’est-à-dire technique et pratique. Ce rappel oblige qu’il faut avec l’ethnologue, admettre au moins deux conséquences de ce caractère matériel. D’une part, « les mots qui guérissent » et la force du mal identifiée ici sous le nom de « maux de ventre », ont une vie énergétique autonome et agissante sans laquelle la prière n’aurait ni sens ni fonction. D’autre part, l’appel à la puissance des divinités (la Vierge Marie dans l’exemple) reconnaît la réalité de leur existence et de leur bienveillance à l’égard des hommes jusque dans l’échec de la cure qui incrimine toujours une erreur humaine de manipulation du texte, sans jamais remettre en cause leur intervention. Par conséquent, paroles thérapeutiques et de dévotion s’emboîtent dans le don qui accentue la priorité de l’une ou l’autre des fonctions selon les convictions du leveur, de son patient ou des circonstances de la récitation (cure thérapeutique, pèlerinage, culte de dulie personnel).
En général, le texte suit un plan de base en trois parties qui admet tous les arrangements possibles : suppression ou ajout, réarrangement de l’ordre, etc. Il se reconnaît aisément dans la « Prière pour arrêter le mal de dents » :
« Sainte Apolline assise sur la pierre de marbre, Notre Seigneur passant par là, lui dit : Apolline, que fais-tu là ? Je suis ici pour mon chef, pour mon sang et pour mon mal de dents. Apolline, retourne-toi, si c’est une goutte de sang, elle tombera et si c’est un ver il mourra. Cinq Pater et cinq Ave Maria en l’honneur et à l’intention des cinq plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ et faites le signe de la croix sur la joue avec le doigt en face du mal que l’on ressent, en disant : Dieu t’a guéri par sa puissance ».
La première partie [S. Apolline assise … un ver il mourra] rapporte l’histoire de l’acte thérapeutique originel qui fonde l’utilisation médicale actuelle de cette prière. En mettant en scène l’affrontement de deux forces contraires, elle renseigne sur l’étiologie de la maladie concernée. D’un côté, la puissance meurtrière des « maux de dents » est décrite avec soin. Elle emprunte deux visages : soit celui de l’action pénétrante du ver, soit celui de l’extravasation du sang dans la mâchoire. Mais quel que soit son mode opératoire &emdash ; et la prière prend la précaution d’intervenir à la fois sur l’un et l’autre &emdash ; elle n’a qu’un seul objectif : atteindre le cerveau, le chef de sa victime. De l’autre côté, la force de guérison est exercée par un thaumaturge (Jésus-Christ) et un médiateur (sainte Apolline) sur les rôles desquels nous reviendrons plus loin. Irmgard Hampp souligne l’importance de la divinité guérisseuse en classant cette prière dans un type de récit narratif qu’il nomme : rencontre du mal et du soigneur surnaturel.
Les prières catholiques d’action de grâce [Cinq Pater…. Notre Seigneur Jésus-Christ] constituent la seconde partie qui peut également prendre la forme d’une neuvaine. Avec le Credo, le Pater (enseigné par Jésus-Christ) et l’Ave Maria sont les trois piliers de la liturgie romaine. Depuis le VIe siècle, l’Église reconnaît aux seuls deux premiers le statut « d’incantations sacrées » et fait obligation de les employer à la place de celles dont l’origine païenne est attestée. Aussi, dans les prières thérapeutiques, elles remplissent au moins deux fonctions officielles. D’abord et jusqu’au début du XXe siècle, elles garantissent au Médecin des pauvres, l’orthodoxie chrétienne et morale, face à une censure toujours suspicieuse envers le colportage qui le diffusait à l’échelle européenne. Ensuite et en tant que « mots au plus près de Dieu », elles sont immanquablement récitées pour renforcer l’efficacité intrinsèque de la prière thérapeutique.
Pater et Ave Maria n’existent pas dans tous les textes et en outre, n’ont pas de position fixe : ils peuvent occuper la place médiane ou finale mais se situent plus rarement en introduction. Cette oscillation imprimée correspond à la fluctuation de son emploi chez les guérisseurs des années 1970-1980. En effet et sans pouvoir donner une statistique précise, beaucoup de ceux que j’ai rencontrés, ne les récitent pas (ou plus ?) car ils les jugent sans incidence notoire sur l’efficacité de la prière. Ceux qui continuent à respecter la prescription, le font uniquement pour raison thérapeutique. La récitation mécanique est un moyen de se concentrer sur le patient pendant que s’effectue la gestuelle médicale. De même la neuvaine est comprise comme un accompagnement à distance, un soutien thérapeutique pendant le processus de sa guérison. Enfin, seuls les leveurs catholiques pratiquants continuent fidèlement leur exercice : mais leur nombre se réduit à l’image de la population des catholiques pratiquants.

Tout compte fait, c’est la connexion neuronique opérée d’une certaine manière qui confère à certains individus des pouvoirs de guérison de toutes formes de pathologies, graves ou bénignes
La troisième partie [… et faites le signe … par sa puissance] énonce un procédé médical. Quatre techniques, seules ou en association, reviennent de manière quasi systématique :
– la bénédiction dont la plus courante, est sans doute les trois Pater et trois Ave au moment de nommer le nom de la personne, Disant Dieu t’a guéri. Amen (Le Médecin des pauvres : Oraison pour guérir promptement de la colique) ;
– la conjuration barre du signe de la croix, la partie corporelle désormais propre de toutes traces du mal. C’est en même temps, un acte de purification final et une protection contre tout retour du mal en cet endroit ;
– l’exorcisme ordonne au mal de quitter le corps du patient comme dans cette prière recueillie en Wallonie : « Mal de ventre qui attaque N…, je t’arrête au nom du Père qui nous a créé(s), au nom du Fils qui nous a racheté(s), au nom du Saint-Esprit qui nous a sanctifié(s) […]. L’intimation se déploie ici en une charge courageuse et résolue[26]. Par l’injonction : je t’arrête, le leveur se dresse résolument face à une « existence » nommée par la proposition substantive : Mal au ventre ». Dans cette épreuve de force, il mobilise à ses côtés, la Trinité des personnes dans le Dieu unique (répétition de : au nom du). Centre de la foi chrétienne, Elle manifeste l’alliance irrévocable de l’amour qui rend impossible à Dieu d’exister et de persister sans l’homme. Autrement dit, au nom de cette solidarité avec l’homme, Dieu ne peut pas laisser l’un d’eux dans la solitude au moment d’une telle épreuve de force. Cependant, cette interprétation théologique n’est pas forcément d’actualité chez des leveurs qui à l’image de la population des croyants, sont de moins en moins familiarisés avec les figures de la liturgie catholique. La Trinité, Dieu et Jésus-Christ sont devenus des synonymes pour beaucoup d’entre eux, même chez ceux qui par leur âge ont subi un catéchisme rigoriste. L’appel à la Trinité est avant tout un appel à la puissance de Dieu ;
– le remède empirique, le plus souvent à base végétale, est généralement recommandé en usage externe (pommade, huile) comme dans la Prière contre la morsure de la vipère : […] tu prendras neuf feuilles de ronces et de la graisse de porcelin, et tu frotteras la plaie, de chaque feuille, jusqu’à neuf, en mettant un morceau de graisse dessus, tu guériras toi […] et la bête périra (Le Médecin des pauvres).
Dans le corpus imprimé et de colportage du domaine français, la prière à sainte Apolline constitue certainement un texte relativement long. Il en existe de plus grande dimension encore, à l’égal de la prière roumaine, que l’on trouve surtout dans les ouvrages spécialisés tels ceux de l’Abbé Julio. Dans les carnets de guérisseurs auxquels j’ai eu accès, il sont beaucoup plus ramassés à l’image de l’Oraison pour guérir toutes sortes de brûlures que l’on peut lire dans Le Médecin des pauvres : Par trois fois différentes, vous soufflerez dessus en forme de croix et direz : feu de Dieu, perds ta chaleur comme Judas perdit sa couleur quand il trahit Notre Seigneur au Jardin des Olives, et nommez le nom de la personne disant : Dieu t’a guéri par sa puissance, sans oublier la neuvaine à l’intention des cinq plaies de Notre-Seigneur-Jésus-Christ, ainsi soit-il. Nous pouvons légitimement penser à un abrégé de la précédente : une version adaptée et amputée du récit de l’acte thérapeutique originel.
Enfin, il faut rappeler que la parole n’est pas la seule texture des dons : le chant, le murmure et la gestuelle sont également des formes usuelles de récitation. Il faut ajouter pour être complet que dans mon expérience de terrain, l’application du don est pratiquement toujours muette. Deux exceptions : un leveur de maux chuchote sa prière pour les dâtres plus par habitude que par obligation rituelle, tandis que pour lever les zonas, un autre doit dire la prière pour les verrues de nuit (loin du patient et de toute oreille indiscrète) et à haute voix.
C- Les intentions du don
Le texte à sainte Apolline est suffisamment explicite par lui-même pour rendre superflue toute analyse démontrant que le don est ouvert à de multiples fonctions. En plus de la base thérapeutique nécessaire, chaque prière en compte au moins quatre :
– sorcellaire car nous l’avons vu plus haut, cette fonction est concomitante au rituel de lever le mal ;
– conjuratoire qu’il peut remplir de deux manières différentes. Le plus souvent et nous l’avons déjà noté, il contient une formule soutenue par une gestuelle (tracer d’une croix avec le pouce, la tête ou le souffle) qui protège contre le retour du mal. Quelquefois, le texte écrit sur papier libre, s’emploie à la manière d’une amulette. Le Médecin des pauvres contient un seul texte de ce genre avec l’Oraison précieuse pour nous préserver des nuées qui est précédé d’un véritable mode d’emploi ;
L’oraison suivante a été trouvée sur le sépulcre de Notre-Dame, en la vallée de Josaphat, et a tant de vertus et de propriétés que celui qui la lira ou la fera lire une fois par jour, ou qui la portera sur soi en bonne intention et dévotion, ne peut périr ni par le feu, ni par l’eau, ni en bataille, aura bonheur et victoire sur ses ennemis; on ne peut lui faire dommage ni gêne, et a tant d’avantages, que si une personne était tombée en péché mortel, Dieu lui donnerait la grâce de s’en relever avant sa mort. Elle verra la vierge Marie à son aide et réconfort.
(En la répétant trois fois, comme ayant trois propriétés différentes)
« O glorieuse vierge Marie, mère de Dieu, dame des anges, bénigne et pure espérance, et reconfort de toute bonne créature. Plaise à vous dame et mère des anges, nous garder le corps et l’âme, et nous prions votre précieux fils de vouloir bien nous préserver de tout péril et danger, de l’ennemi d’enfer et tentation par les mérites de son amère passion, faites cesser mortalité, guerre, et conservez les fruits de la terre, afin que nous puissions vivre en concorde.
O mère de Dieu, pleine de miséricorde, ayez pitié des pauvres pécheurs, et nous garder de l’infernal tourment et nous mener au royaume céleste où nous nous trouverons tous devant Dieu, le père important, à qui nous demandons à genoux, qu’il lui plaise lui pardonner, comme à Madeleine et au bon larron, lorsqu’il lui demanda pardon sur l’arbre de la croix ».
Une femme en mal d’enfant, sur laquelle on mettra la dite oraison, sera d’abord délivrée.
Malgré son caractère « généraliste », sa facilité d’usage et qu’elle soit largement connue en France, Allemagne, Belgique ou Italie, cette oraison n’a pas la faveur des leveurs de maux exerçant dans la décennie soixante-dix ;
– une fonction ensuite de glorification qui se présente sous la forme moins de louanges analogues à celles contenues dans l’oraison précédente, que de l’adhésion sans faille à la réalité et la matérialité de la bienveillance de Dieu envers les hommes. Car en définitive, ces textes dans leur immense majorité, recensent les interventions divines : en invoquant les circonstances de l’une d’elles, le don est aussi un remerciement réitéré au soutien de Dieu ;
– enfin, une fonction cultuelle se fait à travers demandes d’intervention ou requêtes de protection. Dans ce sens, plusieurs d’entre elles servent au cours de pèlerinages aux saints guérisseurs locaux soit qu’elles sont données par le leveur soit qu’elles sont achetées par le patient qui dans les deux cas, devient son propre thérapeute. Le Médecin des pauvres propose l’une de ces prières pour soigner la fièvre charbonneuse[30] encore très redoutée il y a une trentaine d’années :
« O Jésus, mon sauveur, Dieu et vrai homme, je crois fermement que vous avez répandu votre sang pour nous, je crois dans l’Eucharistie, que vous avez souffert pour nous, et répandu votre sang précieux de votre grâce, ne m’oubliez pas dans votre sainte grâce, pour la maladie dont j’implore notre saint Patron ; intercédez pour nous. Ainsi soit-il ».
Au pied de l’autel, il faut intercéder le Patron de l’endroit où est le malade ; ensuite, vous prendrez du lierre, le plus proche de la terre, et du savon qui n’ait pas servi ; vous battrez le tout ensemble avec de la jeune crème ; vous appliquerez cela avec l’oraison, et l’on est proprement guéri.
On notera rapidement que c’est l’intermédiaire divin qui doit être nommé pour personnaliser la prière au cas traité. L’absence du patient dans l’écrit, indique fort probablement qu’il doit prendre en charge le pèlerinage et la fabrication du remède à base végétale. Dans le cas contraire, le leveur de charbon doit se déplacer jusqu’au lieu de résidence. C’est une charge qu’il n’assumera pas car elle grève trop lourdement son emploi du temps professionnel. D’autre part, le déplacement n’est pas sans risques à la fois religieux car les saints restent énigmatiques voire ambigus, et sociologiques. Sa venue répétée dans des paroisses étrangères le cataloguerait sûrement en tant qu’expert doté de pouvoirs dépassant ses dons : seul le leveur de maux recherchant la professionnalisation de ses dons aura intérêt à assumer ce type de reconnaissance.
Au total, il est clair que l’expression du contenu de ces textes, dépend totalement de l’intention de l’orant. De manière générale, les prières orales auxquelles nous avons eu accès sous le sceau du secret, vont vers la simplification pour se concentrer sur la visée thérapeutique. L’exemple est significatif avec cette prière contre le charbon qu’un agriculteur du Bugey m’a fait lire en 1978. Son père l’a copiée sous la dictée d’un leveur de maux alors que son troupeau de moutons devait souffrir de cette maladie : « Dieu est Vrai Homme, je crois que vous avez répandu votre sang pour nous, je crois dans l’eucharistie et que vous avez souffert pour nous. Ne m’oubliez pas dans votre sainteté pour la maladie et j’implore saint Jean qu’il me guérisse ainsi soit-il ».
D- Face aux divinités
Les ouvrages éditant de nos jours des prières thérapeutiques et de protection, puisent abondamment dans le calendrier des saints qui en 1981, célèbre près de 1500 fêtes[34]. Par contre, les prières provenant de la littérature de colportage du XIXe siècle, invitent peu d’entre eux. Les 25 textes du Médecin des pauvres convoquent les saintes Anne, Apolline et Claire, les saints Paul (2 fois), Jean (2 fois), Pierre (2 fois), Simon, Valentin, Antoine de Padoue, Cosme et Damien (2 fois). Seuls Pierre et Jean, en association, guérissent directement les maladies des bestiaux dans une et des yeux dans une autre. Autrement, les saints représentés souvent par les apôtres, entourent de manière conviviale Dieu, Jésus-Christ et la Vierge Marie qui de loin, restent les premiers thérapeutes. Aussi, lorsqu’on compulse un ensemble de prières imprimées ou manuscrites (carnets de leveurs), on éprouve le sentiment, voire l’émotion profonde de lire une vie apocryphe de Jésus-Christ.
Et cette histoire nous est familière pour au moins deux raisons. D’abord si le Christ, fidèle au personnage évangélique, demeure celui qui marche sans cesse, il ne chemine plus dans une géographie lointaine, mais dans un relief commun à toutes campagnes de l’Europe occidentale. Les éléments du paysage ne sont plus étrangers à l’orant qui parce qu’ils ne sont justement jamais identifiables avec précision, peut les particulariser à n’importe laquelle des toponymies locales. Le Fils de Dieu se rencontre aux détours d’un bois, d’un pré, d’un rocher, d’une clairière ou d’un carrefour de chemins. Il est à l’écoute des paysans sur leurs lieux de travail comme Il l’est dans la forêt où saint Simon … s’en va à la chasse ; il a chassé lui et ses chiens trois jours et trois nuits, sans rien trouver qu’une mauvaise bête venimeuse de plusieurs couleurs, qui l’a mordu lui et ses chiens. Saint Simon a poussé un si haut cri, que Notre Seigneur Jésus-Christ l’a entendu et lui a dit… (Prière contre la morsure de la vipère). Il intervient immédiatement, dans le moment même où la maladie, les maux et les accidents endommagent la force physique du corps humain ou animal. Les prières secrètes ramènent le Christ « par chez nous ».
Ensuite, les récits de guérison ne sont pas sans évoquer les paraboles du Nouveau Testament que l’Église a largement vulgarisées grâce à l’imagerie imprimée des catéchismes, des images pieuses et très tôt, de la bande dessinée. Les prières secrètes reprennent cette tradition oratoire où le Christ redonne la vue, délivre l’épileptique et dissipe les mauvais esprits, etc. La différence ne porte pas seulement sur le contenu évangélique qui n’est pas absent des dons, mais sur le processus narratif. Ici, le Christ livre en quelque sorte chaque récit avec les explications concrètes concernant son sens (étiologie de la maladie, évaluation de la force du mal) et son application par l’homme : rituel thérapeutique, remède, neuvaine, saint Patron, etc. Il fait, en quelque sorte, partager l’un des secrets de son pouvoir créateur.

Guérison à distance : guérisseuse spirituelle travaillant sur internet en s’adressant aux clients ou patients
Par conséquent, et lorsqu’il n’est pas directement guérisseur, le saint ne remplit pas à proprement parler, des fonctions de médiateur entre le thérapeute divin et le leveur d’aujourd’hui. Pas plus d’ailleurs qu’il ne représente le patient sur lequel va s’appliquer la prière secrète.
Il se présente plutôt en annonciateur. D’un côté, il attire l’attention de la Vierge Marie, de Jésus-Christ ou de Dieu, parfois en invoquant sa propre situation telle sainte Apolline et ses maux de dents, sur la souffrance &emdash ; on pourrait dire sur la peine &emdash; humaine ordinaire. De l’autre, il rassure le guérisseur actuel qui dans la solitude du secret, est questionné par la propriété et la nature d’un savoir dont très souvent, il a hérité sans l’avoir vraiment recherché. Il lui annonce que :
– d’abord, les pouvoirs de la parole, les obligations rituelles et la lutte avec les forces de la maladie constituent un bien réel et efficace parfaitement social et moral ;
– ensuite, et par la chaîne de propriétaires anonymes qui l’ont transmise jusqu’à nos jours, la prière restitue le lien entre le premier maillon (le fondateur divin) et les trois derniers connus du seul praticien actif : le transmetteur et le successeur probable. Elle l’avise que son devoir de soignant n’est ni unique ni exceptionnel sinon dans l’espace social du moins dans le temps historique.
Donc, le saint agit bien à l’égal de l’annonciateur de la crise de sorcellerie qui confirme à la victime de la répétition du malheur biologique son état d’ensorcelé[35]. Lors de chaque récitation du texte, il y a effet de communalisation de la pratique : le leveur actuel a le sentiment d’appartenir au groupe de personnes qui ont accès ou ont eu accès à la connaissance du contenu de la prière. Le saint occupe une place de choix à la fois parce que le Christ la lui a révélée et qu’il est le premier témoin, patient ou manipulateur du texte.
Il me semble que les leveurs les plus âgés et surtout les leveurs agriculteurs, vivaient pleinement encore au début des années soixante-dix, ce sentiment de communalisation. Il se traduisait par un comportement particulier de pratique que l’ethnographie tentait de saisir dans les nuances d’attitudes. Le premier leveur rencontré en Bresse en 1975, a patiemment essayé de me le décrire lorsque je lui demandais de me parler du Christ : je ne suis qu’un valet [de ferme] dans toute cette histoire [car] j’exécute les ordres d’en haut, on peut le dire comme ça. Alors moi, je veux bien enlever des verrues puisque c’est comme ça qu’on m’a dit de faire. Mais une fois que c’est fait, c’est fait, je retourne travailler pour moi [dans son exploitation agricole] sans plus y faire.
Aussi et face à la présence du Fils de Dieu, les leveurs de sa génération n’adoptent une position ni d’infériorité soumise ni de supériorité impérieuse. Elle est plutôt un retrait à la fois par rapport à l’histoire de la guérison originelle et à l’événement du mal présenté par le patient. Cette conduite est un emboîtement subtil :
– d’une expression de reconnaissance pour la compétence du thérapeute divin qui en quelque sorte, entre dans une relation d’amateur averti à spécialiste ;
– d’une sollicitation distante du pouvoir surnaturel. Réciter la prière secrète, c’est avant tout rappeler à la divinité son acte thérapeutique fondateur et sa conséquence sociologique : la création d’une filiation de thérapeutes dont le leveur est maintenant le représentant vivant.
En conséquence, il est difficile de caractériser l’adresse à Dieu, Jésus-Christ ou à la Vierge Marie dans le cadre thérapeutique. En effet, elle n’exprime aucune demande d’aide ou d’intervention. De même, aucun texte répertorié ne contient de formule pouvant dominer et commander la divinité thaumaturge (magie). On peut dire que l’orant évoque &emdash ; et non invoque &emdash ; le thérapeute divin. En rappelant l’acte thérapeutique originel, il souligne la parole donnée tout en refusant de le presser et d’acculer dans son engagement. Il y a dans la prière un aspect « négociation » que l’on retrouve dans « les manières » de rappeler les règles de bon voisinage, appeler l’entraide ou vendre le surplus de sa production et qui composaient encore les relations de sociabilité rurale à la fin des années soixante-dix. Le leveur appelle le thérapeute divin sans vraiment solliciter son aide, et il récite le texte sur le patient sans prendre ouvertement parti dans la suite de l’événement biologique. Il se tient à distance à la fois du pouvoir de la prière dont la nature en grande partie ignorée, risque de déborder dans sa vie familiale et professionnelle ; et, de la force du mal dont le contact peut être nuisible à sa propre vie physique.
En 1990, les leveurs agriculteurs ont pratiquement disparu avec la population agricole qui ne représente plus que 6% de la population française. Leurs successeurs sont surtout employés, commerçants et professions libérales. Parallèlement, la pratique ne se situe plus par rapport à l’acte thérapeutique originel déjà quelque peu écarté par les transmetteurs. Les interrogations de la nouvelle génération portent plus sur la nature du don derrière le pouvoir des mots. Seule, la position de distance par rapport au patient et au secret, perdure dans les centres urbains où la prière continue d’être récitée. À la fin de cette décennie, il faudrait entreprendre de nouvelles recherches ethnographiques &emdash ; mais le sujet semble avoir passé de mode &emdash ; pour cerner au mieux les évolutions textuelles et contextuelles. Nous pourrions notamment en fonction du « retour du religieux » annoncé tant par les sociologues que par les médias, poser la question de son éventuel renouveau dans ces textes ».
V – La communication avec les vies silencieuses (les âmes des défunts) : l’expérience inouïe de Michèle Decker, femme au foyer et mère de famille belge
(Michèle Decker : La vie de l’autre côté (Presses du Châtelet, Paris 2004)
Préface de Didier Van Cauwelaert
“J’ai rencontré Michèle Decker le 30 janvier 2002 au Festival Science-frontières de Cavaillon, ce rendez-vous annuel des prix Nobel de demain, qui confrontent en public leurs découvertes, leurs interrogations et les techniques de censure plus ou moins repérables qu’on utilise à leur encontre. De l’astrophysicien au biologiste, de l’écopharmacien au spécialiste des catastrophes naturelles, du sociologue traqueur de sectes à l’agriculteur en guerre contre les OGM, tous se retrouvent avec le même plaisir d’amitié pour une semaine de rêve lucide : le seul moyen de changer un jour le monde, en aidant l’évolution des consciences pour qu’elles résistent au désespoir, au fatalisme, à la raison d’État.
Ce jour-là, dans le salon des petits déjeuners de l’hôtel du Parc, une dame énergique et paumée, traînant trois énormes sacs d’où dépassaient des plans roulés, des cahiers, des classeurs et des feuilles en vrac, interpellait vigoureusement les clients sur un ton de détresse : «Bonjour, y a-t-il des scientifiques parmi vous ? » Des têtes se levaient, des doigts, des croissants. Alors Michèle Decker allait se présenter, demandait à chacun sa spécialité, plongeait dans ses sacs : «Vous êtes astronome ? Ça doit être pour vous. » Et l’heureux élu recevait une liste de données, des graphiques, ou des pages de calculs entrecoupés de dessins. «Dites moi si ça veut dire quelque chose pour vous ; moi je reçois, mais je ne comprends rien.» Peu à peu, les importunés encore mal réveillés abandonnaient leur tasse, se levaient pour examiner les pièces, échangeaient les documents distribués à l’aveuglette. « C’est pas pour vous embêter, mais je suis belge, je vis àla campagne et je n’ai personne à qui parler de ça : j’en peux plus », expliquait la dame en vidant ses sacs pour qu’ils trouvent leur bonheur.
Étonné par cette scène, mais déjà en retard pour la conférence que je devais donner sur les rapports entre la science et l’imaginaire, je traversais la salle en finissant ma tartine, slalomant entre les groupes où fusaient des commentaires variés : Dans le hall, je tombe sur le grand dessinateur et sinologue Patrice Serres, affalé dans un fauteuil, absorbé par l’étude d’une immense feuille déroulée couverte de symboles hermétiques. Je m’approche. « C’est dingue, murmure le géant barbu aux lunettes embuées, c’est l’alphabet présinaïtique. Elle a même écrit le nom du général Bébi..; Ces cinq idéogrammes, je les connais. Les quatre autres, là, ce sont des variantes simplifiées du sinaïtique. Mais les trente caractères restants, je ne les ai jamais vus … »
Et il m’explique qu’en 1997, alors qu’on pensait que l’alphabet sinaïtique était le plus ancien du monde, on en découvrit un autre, dans la Vallée des Rois, avec des parentés certaines, mais datant de 1800 av. J – C. Selon toute probabilité, il avait été composé par des étrangers nomads : à partir des idéogrammes égyptiens désignant les mois lunaires, ils avaient coupé chaque dessin en deux pour obtenir vingt-quatre caractères, et fixer ainsi phonétiquement leur langue. Quant au général Bébi, qu’on situe historiquement de manière précise, il était chargé par le Pharaon de contrôler les marchands dans la Vallée des Rois. Or, cinq ans après cette découverte, aucune publication n’avait encore été effectuée, et il était donc impossible qu’une campagnarde belge connaisse ces idéogrammes. Des années de travaux sur l’origine de l’écriture chinoise avaient amené Patrice Serres à étudier cet alphabet avec un chercheur duCNRS, mais les initiés dans son cas se comptaient sur les doigts d’une main. «Et ce n’est pas tout, enchaîne-il, regardez la structure en escargot qui porte les caractères : c’est exactement de cette manière qu’écrivaient les présinaïtiques. Mais qui lui a donné ces infos? »
C’est là où le problème commence. Michèle Decker est femme de gendarme, elle élève ses trois enfants et cultive son potager dans un village perdu près de la frontière luxembourgeoise ; c’est une personne tout d’une pièce, autodidacte, les pieds sur terre et la main à la pâte. Un jour, dans des circonstances que vous allez découvrir en lisant son témoignage, l’au-delà surgit dans son train-train quotidien. «L’autre côté», plutôt, comme elle le nomme avec un mélange de prudence et de modestie. Et commence alors une double, une triple vie. Les consultations médiumniques, les «nettoyages» de maisons hantées, le radioguidage des âmes errantes, les demandes de guérison lorsque la médecine avoue son impuissance, et, entre deux lessives et trois ménages, ces « données» reçues par écriture automatique ou saisie intuitive sur son ordinateur. Ces pages de graffitis alphabétiques, de formules chimiques, de souvenirs de civilisations disparues, de calculs d’architecture expliquant les pyramides ou les cathédrales, ces descriptions de bactéries soignantes, ces consignes pour fabriquer des alliages inconnus … Tous ces kilos de papiers auxquels elle ne comprend rien, et qu’elle empile dans des paniers à linge.
L’authenticité, la portée et la nature inexplicable de certaines « données» sont évidentes pour les scientifiques qui, toutes disciplines confondues, se sont penchés sur le contenu de ses paniers à linge. D’autres informations demeurent pour eux incompréhensibles, noyées dans un charabia qui, par contraste, exalte la clarté du reste. Quant à ses motivations, au sens de sa démarche, c’est avant tout l’instinct de survie. Tiraillée entre les vivants et les morts, la pression de sa famille, le harcèlement des accros du tarot qui lui demandent leur avenir, leur guérison ou un retour d’affection, et l’insistance de « l’autre côté» qui dévide ses messages sans lui demander son avis, Michèle était au bord de craquer lorsque je l’ai rencontrée. Elle n’en pouvait plus de ces heures perdues à prendre sous dictée des révélations dénuées de sens pour elle, et sans usage pour les autres. Elle avait même lancé à ses « informateurs» un ultimatum : « Ou vous m’envoyez un scientifique pour m’expliquer ce que j’écris, ou j’arrête tout.» Huit jours plus tard, le biologiste Gilbert Maury, élève de Rémy Chauvin, entendait parler des données reçues par cette Belge inconnue, et, dans l’intention de la confronter à des spécialistes, l’appelait pour l’inviter au Festival Science-frontières.
Aujourd’hui, deux ans après le « choc» de Cavaillon, Michèle Decker reste en contact avec certains chercheurs qui tentent de décrypter ses messages, et la font participer à leurs travaux. Mais les retards, les obstacles, les malentendus et l’opposition viscérale des cartésiens sectaires sont aussi puissants qu’au temps du physicien Yves Rocard, adulé en tant que père de la bombe atomique française, mais coupable d’avoir travaillé avec des sourciers pour comprendre le mécanisme de détection des très faibles signaux géophysiques. Alors Michèle en est toujours au même point, déchirée entre ce qu’elle voudrait et ce qu’on attend d’elle, sans savoir où cela mène, sacrifiant son temps, sa santé et sa vie de femme pour rester disponible aux demandes des chercheurs, sans se dérober pour autant aux appels au secours d’ici-bas comme aux sollicitations « d’ailleurs ».
Préambule
“Pour moi, le monde fut longtemps ce qu’il semblait être, tout simplement. L’«au-delà», le « domaine des esprits», l’« invisible», tout cela m’était étranger. Et soudain, en avril 1984, cet univers a basculé. Je me suis mise à voir et à sentir des images et des forces que j’étais seule à percevoir. Pourquoi est-ce arrive ? Pourquoi m’est-ce arrivé à moin? Je l’ignore. Mais c’est ainsi, Depuis cette date, je vois ce « côté-ci» de la vie, mais j’en vois aussi 1’« autre côté », celui de ces présences cachées qui vivent autour de nous, nous accompagnent jour après jour et suivent, tout comme nous, le cours du temps. Nombre de personnes se posent la question de savoir si nous sommes « seuls en ce monde», s’il existe « autre chose», un univers « parallèle », «invisible ». Or cette question, pour moi, ne se pose plus. Non, nous ne sommes pas seuls. La vie est un tout dans lequel visible et invisible sont inséparables. Visible et invisible ne font qu’un. Ils évoluent et nous font évoluer l’un par l’autre. Ce sont les deux côtés de la vie. Pour ce qui me concerne, ils me sont désormais donnés ensemble. Aussi extraordinaire et incroyable que cela paraisse.
Même l’idée que je me fais de la mort a changé. Je crois désormais que mourir signifie simplement passer d’un état vital à un autre. Curieusement, ce passage peut même avoir quelque chose de vivifiant ; il peut générer sérénité et harmonie.
Je dis ignorer pourquoi j’ai été «choisie» pour ce destin, j’ignore pareillement de quoi sera fait mon avenir. Suis-je censée aller « plus loin» encore ? Mystère. Ce dont je suis profondément persuadée, c’est d’avoir reçu une sorte de fonction à occuper, une mission à accomplir, à laquelle je me consacre de toute la force de mon âme, au mieux de mes capacités”.
1) Une visite de grand-père
“Je ne saurais oublier le 12 avril 1984 qui était un lundi. Ce jour-là, mon mari et moi avions rendez à 11heures chez le notaire. Nous allions devenir propriétaires de la maison où je suis née, où j’ai grandi.
J’habite Aubange, en Belgique. Ce village situé tout près de la frontière française n’est pas grand, mais il figure à mes yeux une sorte de trait d’union entre le Luxembourg et la Gaume, entre la Lorraine joyeuse et la mystérieuse Ardenne. J’ai le privilège de vivre à la campagne, aussi je peux profiter des arbres, des plantes et des fleurs. La nature représente pour moi une présence vitale. Nous demeurons à quelques pas des pâturages, et je vois souvent de ma fenêtre le troupeau de vaches remonter paisiblement la rue. Le matin, la vie s’éveille doucement : les bruits, les parfums.
C’est deux jours plus tard, que tout a commencé. Vers le début de l’après-midi, j’ai cru entendre un bruit faible et singulier, une sorte de chuchotement venait de l’une des chambres à l’étage. Doucement. j’entrouvre la porte. La pièce est vide. Le bruit cesse. Pourtant, quelque chose me surprend. Une odeur. Une odeur qui m’évoque immédiatement un souvenir familier – mais que je ne puis encore définir.
C’est alors qu’une étrange impression s’empare de moi. Un sentiment d’insécurité. Presque de la peur. Et cette odeur qui flotte dans l’air, que j’essaie toujours d’identifier … Je suis certaine qu’elle appartient à mon enfance. Tout à coup un déclic se produit en moi. Je revois mon grand-père, mort depuis treize ans. À ce moment-là, je suis envahie par une vague de souvenirs qui me serrent le cœur. Mon grand-père était un homme simple. Il avait mené la vie sans histoire d’un ouvrier d’usine. Après le travail, il s’occupait à des travaux domestiques. Il aimait plaisanter, jouer avec les enfants. Un jour, il a été emporté par un cancer, et son départ a laissé un grand vide en moi.
Il me semble maintenant qu’il est là, dans cette chambre. Non pas comme un souvenir, mais comme une présence effective. Je ne crois pas aux fantômes. Je ne me soucie ni des esprits ni des revenants ! Mais il règne autour de moi un climat étrange. En vérité, je ne vois rien de précis. Mais je ressens une présence. Quelque chose ? Quelqu’un ? L’air remue doucement, mais de façon perceptible.
Je murmure, peut-être pour moi-même :
– C’est toi, grand-père ? Que veux-tu ?
L’odeur, aussitôt, devient plus nette. J’ai l’impression, certes étrange, d’une réponse – une réponse proche, douce, secrète. Et ce parfum remonté de jadis me rassure. Bientôt, j’entends des pas sur le plancher. Je reconnais ceux de grand-père, cette façon bien à lui de traîner ses pantoufles. Comment est-ce possible ? Je ne peux contenir mes larmes.
Je reste figée un moment, comme si je craignais de troubler par un geste intempestif cet instant mervilleux. Puis je suis ramenée à la vie ordinaire par la voix de Jonathan, mon petit garçon de quatre ans. Il m’appelle du rez-de-chaussée. Il a faim !

Quand la vie quitte le corps physique, l’esprit se retirant de fait de lui, devient invisible aux vivants. Car le corps physique est sourd au langage des vies silencieuses ; hormis les individus doués de la bivision, qui peut communiquer avec lui
2) La chose dans la cave
Huit jours plus tard, j’entends à nouveau un bruit inhabituel, qui semble cette fois venir de la cave. On dirait une série de coups sourds, comme si quelqu’un frappait contre les murs.
Et justement, je dois descendre chercher du bois. Sauf que m’envahit subitement une impression pénible. Je frissonne. J’ai très peur. J’hésite. Mais il faut aller chercher du bois ! Finalement je me décide. m’engage dans l’escalier.
Pas de bruit, rien ne bouge. Je chantonne – comrrs une petite fille qui essaie de conjurer sa peur. Je commenee à remplir mon panier de bûches … Et je ressens une vive douleur à la main, comme si l’on venait de me mordre. Paniquée, je remonte I’escalies d’une traite. Examinant ma main sous la lumière, j’y trouve quatre petites marques à l’intérieur et à l’extérieur du poignet. Et cette blessure est douloureuse. Comme une morsure. Ou comme une brûlure.
Le souffle me manque. Que se passe-t-il, dans cette maison ? Je suis seule avec les enfants. Michel ne rentrera du travail que vers 11 heures ce soir. Je ne sais que faire.
Je m’aperçois alors que j’ai laissé en bas le panier et les bûches ! Or il fait assez frais, bien que nous soyons déjà en avril. Si je ne redescends pas chercher mon bois, nous n’aurons pas de feu dans la maison, et les enfants risquent de prendre froid.
Quand je me présente à nouveau au seuil de l’escalier, j’ai les jambes qui tremblent. La réserve de bois est à main gauche au pied des marches. Mais en bas, il y a cette chose mystérieuse. Cette chose qui mord et m’épouvante. Le geste qui me vient est un réflexe, le vieux réflexe catholique, le signe de croix effectué rapidement pour demander protection à Dieu. Je m’engage dans l’escalier. Je descends avec précaution. Je me saisis vivement du panier de bûches. Et je remonte les marches quatre à quatre.
A son retour, Michel s’étonne de me trouver oppresée. Je lui demande de s’asseoir. Je lui explique. Mon récit le plonge dans un certain désarroi – ce qui n’a de surprenant. Michel est quelqu’un qui aime verifier avant de croire. Il a besoin d’éléments concrets. Il recherche les faits avant de porter un jugement. Ce n’est pas pour rien qu’il exerce le métier de gendarme. Mais il sait d’autre part que je n’ai pas l’habitude de reconter des histoires. Il ne doute pas de moi. Il est simplement perplexe.
-Les esprits, dit-il, ce n’est pas trop ma tasse de thé.
Je lui demande de descendre à la cave. Il fait. Rien ne se passe.
Cette nuit-là, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je voudrais à toute force sentir à nouveau la présence de mon grand-père, retrouver le sentiment de sécurité que j’éprouvais avec lui. Intérieurement, je l’appelle : « Grand-père ! Grand-père ! Viens, je t’en prie ! » C’est comme l’appeler à mon aide. Et finalement il se passe à nouveau quelque chose. Soudain je la ressens cette présence, Elle me fait l’effet d’une marée bienfaisante. Il ne s’agit pas d’une idée ! Il ne s’agit pas de ce sentiment ordinaire que chacun éprouve en songeant à telle personne comme à une force rassurante. Michel, par exemple, qui dort auprès de moi, est dans ma vie une force rassurante. Grand-père, c’est tout autre chose. Il n’est pas seulement auprès de moi. Il est à la fois dans mon être et tout autour. C’est une présence ressentie, directe, émotionnelle. Au point que j’en ai les larmes aux yeux. Je sens cette présence se rapprocher. Elle effleure ma joue d’une caresse. Je me détends. Je suis renvoyée au passé. Au temps où j’étais petite fille. Quand grand-père m’impressionnait si fort. Quand je l’admirais pour sa grande taille et sa force, pour ce regard rieur qui lui donnait une expression si rassurante. Grand-père un homme endurant. Il était simple et bon. Il aimait le contact de la terre. Il avait possédé avec ma mère un petit élevage de lapins qui leur servait à mettre de l’argent de côté en cas de besoin … Emportée dans mes souvenirs, bercée par la caresse de sa présence, je m’endors doucement en murmurant :
– Reste avec moi cette nuit, grand-père. S’il te plait.
Plus tard, cette même nuit, c’est mon fils qui me réveille en réclamant à boire. Je descends à la cuisine. Je lui prépare un biberon. Au moment où j’éteins la lumière, prête à remonter, j’entends Jona than qui dit en riant :
– Fais encore des ronds, monsieur, s’il te plait !
Je pénètre dans la chambre de mon fils. Je lui
demande avec qui il parle.
– Avec le monsieur ! me répond Jonathan. Il est parti.
– Et il est comment, ce monsieur ?
– Grand. Il m’amuse en faisant des ronds avec ses mains. C’est qui, maman ?
– Je ne sais pas, mon poussin. Bois ton biberon et rendors-toi vite.
Le lendemain matin, je décide d’aller raconter toute l’histoire à ma mère. J’emmène Jonathan avec moi car il y a un point que je souhaite vérifier.
Ma mère écoute mon récit avec attention ; elle est stupéfaite.
– Ne te tourmente pas, finit-elle par dire. Tout cela peut sûrement s’expliquer d’une façon ou d’une autre.
Tu finiras bien par comprendre. Et puis, si c’est vraiment ton grand-père qui se manifeste, tu n’as rien à craindre.
Je mande à maman de sortir ses albums de photos et de les feuilleter devant Jonathan. Et c’est alors que je vois le regard de mon fils se fixer sur un vieux
-Tu vois, maman, c’est lui, le monsieur qui jouait avec moi. Il est gentil, non ?
C’est une photo de mon grand-père. Maman a les larmes aux yeux. Nous sommes bouleversées. Nous vivons un instant merveilleux .
En effet, Jonathan n’a jamais connu son arrière grand-père. Âgé aujourd’hui de vingt-quatre ans, il se souvient encore de cette rencontre nocturne dans sa chambre, de la visite à ma mère et de la vieille photo de l’album.
3) Premiers échanges
Deux jours plus tard, je suis occupée à ranger les chambres, quand j’entends une voix d’homme qui appelle du rez-de-chaussée :
_ Michèle, Michèle !
_ Oui ! Je descends …
J’ai cru reconnaître la voix de mon père. Je dégringole l’escalier.
-Papa ? Tu es là ? Mais en bas, personne.
Cette fois, j’ai une réaction de colère. C’est comme si un étranger rôdait chez moi ! Est-ce un esprit ? Est -ce un fantôme ? Est-ce autre chose ? Peu importe de quoi il s’agit. Ce dont je ne puis douter, c’est qu’il y a quelque chose, ou quelqu’un. Et que cela me derange ! Assez de ces bizarreries ! Je ne les tolérerai plus. En tout cas pas sans demander des comptes et réclamer la paix…
Une fois en bas, je ne crains pas d’affronter le ridicule qui consiste à parler toute seule. Mais suis-je vraiment seule ? M’adressant à ce qui semble vivre dans ce lieu, je lance :
– Je ne sais pas qui tu es, mais sache que je suis ici chez moi, et toi non!
C’est alors qu’une idée me vient. Une amie m’a dit un jour qu’il est possible de communiquer avec les êtres invisibles en utilisant du papier et un crayon. Est ce vrai ? Je l’ignore. D’après cette amie, les esprits peuvent quelquefois dicter le message qu’ils veulent faire passer. Jamais je n’aurais imaginé avoir recours à ce procédé ! Jamais je n’aurais même pensé que ce bout de conversation se révélerait un jour d’une quelconque utilité. Mais je suis une personne pratique. Je me dis que la situation est inhabituelle. Et que je cherche un moyen de m’en sortir. Pourquoi ne pas essayer un «truc bizarre », si c’est la seule solution qui se présente ? Quelquefois, quand on n’arrive pas à enlever une tache d’un vêtement, est-ce qu’on ne décide pas de recourir à un « vieux truc bizarre» lu quelque part, il y a bien longtemps ?
– Acceptes-tu de me parler ? Si oui, je remonte chercher ce qu’il faut …
Quelques minutes plus tard, j’ai un carnet et un crayon en main. L’interrogatoire peut commencer.
– Qui es-tu ? dis-je.
Je sens un contact sur ma main, comme si l’on essayait de la guider … Le crayon tenu par mes doigts est en train de former des mots liés les uns aux autres, que je ne comprends pas.
– Ce n’est pas du français ! dis-je, étonnée.
Je me retrouve bientôt avec sous les yeux une page emplie de phrases apparemment écrites dans une langue étrangère, et qui n’ont aucun sens pour moi. En remontant l’escalier, je songe à un ami qui pourrait peut-être m’éclairer. Il s’appelle Henri. Il enseigne les langues. C’est un homme ouvert, dont la curiosité s’exerce dans de multiples domaines. Je sais en outré que le “paranormal» fait partie de ses centres d’intérêt. Je lui téléphone sur-le-champ. Il accepte de venir à la maison le jour même.
Henri ne semble pas surpris le moins du monde par le récit de mon aventure. Je lui présente la feuille de papier couverte des phrases nées de mon expérience d’écriture automatique. C’est de l’allemand, me dit-il. Il ajoute qu’il est question dans ce texte d’un homme du nom de Franz. Il propose que nous descendions ensemble à la cave, et que j’essaie à nouveau d’entrer en contact avec cet “esprit» par le même moyen.
Dans la cave, mon corps est comme parcouru de vibrations. J’ai véritablement le sentiment d’une présence. De nouveau ma main se met à former des phrases en allemand. Henri les traduit mot à mot. En voici le résultat :
“Je souffre. J’ai été égorgé dans cette cave pendant la guerre par des partisans de ton pays. Je t’ai blessée parce que c’était la seule façon d’attirer ton attention. De toute façon, même si j’avais voulu te faire du mal, je n’aurais pu le faire car ton grand-père se serait interposé.»
Bien sûr, tout cela paraît impossible. On dirait une histoire inventée. Sauf que cette page couverte d’un texte allemand était indubitablement une réalité, un fait concret, observable. Certes, c’était extraordinaire ! Mais l’extraordinaire ne faisait encore que commencer …
La silhouette est bottée. Ses bottes semblent toucher le sol. Elles brillent. Elles réfractent la lumière du plafonnier, une clarté assez faible à laquelle la lumière du dehors qui tombe obliquement par soupirail. L’être lui-même, me semble-t-il, est « dense », Pourtant, on dirait qu’il n’est pas «en couleurs ». Mon impression est celle d’une image de télévision en noir et blanc. Deux filets de sang s’écoulent long de son médius et de son annulaire – or ce n’est pas rouge, mais noir. Sous sa casquette, je tingue des cheveux très clairs, probablement blonds. Le visage est marqué. Les yeux sont lourdement cernés. La joue gauche porte un gros hématome. Et la gorge est percée d’un trou.
Je suis transie et j’ai peur.
Le regard de cet être me transperce. Décidant de changer d’angle d’observation, je fais un pas à gauche. Le soldat, ou l’image du soldat, ne bouge pas. Son regard reste fixe. L’expérience, pour moi, est effrayante. Et pourtant, derrière ce masque douloureux, je devine la souffrance d’un enfant que l’on a perverti, et qui cherche désespérément à communiquer.
Je suis au pied de l’escalier. Henri est assis à côté de moi sur les dernières marches. Le soldat a un geste pour désigner le sol. Au même instant, je suis de nouveau parcourue de frissons. Ma main recommence à s’activer. Une phrase en allemand s’inscrit dans mon carnet. Je déchire la page et la tends à Henri.
– Que dit-il ?
– Il dit qu’il habitait un petit village en Allemagne, où ses parents étaient décédés depuis longtemps.
Tant bien que mal, je parviens à maîtriser ma peur et à articular :
– Que puis-je faire pour toi, Franz ?
Ma main court sur la feuille de papier. Henri traduit
Aussitôt :
– Il te demande de l’aider à retrouver les siens.
Soudain l’apparition semble se fondre dans le sol. Son image pâlit ; elle a maintenant l’apparence d’une surexposée. Bientôt il n’y a plus rien. Là où se dressait Franz voilà une minute, je ne distingue plus qu’une légère brume qui ne tarde pas à se dissiper.
Silencieusement, nous regagnons le rez-de-chaussée. Je propose un café à Henri.
– Ce n’est pas de refus, dit-il.
Il a eu très froid dans la cave. Je lui demande ce qu’il a vu quand nous étions en bas. Il n’a vu que moi en train d’écrire calmement, répond-il. Je lui raconte la vision.
– Je n’ai jamais vécu personnellement ce genre d’expériences, dit-il. Mais j’ai lu beaucoup de récits de cet ordre. Je n’ai aucune raison de ne pas te croire. D’autant qu’une chose est sûre : tu ne connais pas un mot allemand. Tout cela ressemble fort à la matérialisation d’un esprit. L’esprit d’une personne morte. D’ailleurs, les récits que j’ai lus mentionnent souvent cette même impression de froid glacial. Mais tout le monde n’a pas la capacité de percevoir ce type phénomènes. À mon avis, il va falloir te faire à l’idée que tu possèdes un don…
4) La délivrance de Franz
Toutes ces questions ne referont surface que deux semaines plus tard. Certes, voilà qui peut paraître bizarre, mais il faut comprendre que ces événements étaient en train de prendre place dans le déroulement d’une existence « normale », mon existence, laquelle était déjà bien remplie puisque j’avais la charge de famille. C’est seulement après coup que je les ai remis en perspective. Sur le moment, ils n’avaient pas encore pris tout leur sens. Je n’avais aucune peine à les relativiser pour continuer de m’occuper de ce qui me semblait le plus important.
Quinze jours plus tard, donc, nous avons la stupéfaction, mon mari et moi, d’apprendre par la rubrique nécrologique du journal que M. François vient de mourir dans un accident de la route. Et je sens à ce moment là que tout remonte à la surface : la cave, Franz, l’enveloppe …
Oui, me dis-je, le moment est certainement venu de l’ouvrir, cette fameuse envelope ! Je la prends. Je l’examine. Je la tourne dans tous les sens. C’est une banale enveloppe de papier kraft, soigneusement cachetée avec de l’adhésif. Elle ne porte aucune mention. À en juger par son épaisseur, elle doit contenir une dizaine de feuillets. Je finis par me résoudre à l’ouvrir, non sans éprouver un trouble profond.
Quelle n’est pas ma surprise de trouver, à l’intérieur, de simples feuilles de papier où sont recopiées des prières à saint Michel et à saint Jean ! J’avoue que je suis déçue. Je m’attendais à quelque chose d’utile. Je songe à Mélanie, à sa passion pour la religiosité. Puis je décide de m’intéresser à ces prières d’un peu plus près. Saint Michel, curieusement, est mon saint patron. Et c’est aussi, dans la tradition, le saint qui terrasse le démon. Et si ces prières devaient être considérées comme des outils ? Des outils de travail. Les outils d’un travail qui serait à présent mon travail… Poursuivant cette idée, je retrouve mon sens pratique : j’ai maintenant les moyens de délivrer l’esprit de Franz. Je décide de ne pas m’interroger davantage. Oui, c’est sûrement la solution. Il ne me reste plus qu’à foncer.
Dans les heures qui suivent, je me prépare. Je me mets en condition, un peu comme quelqu’un qui part au combàt. Une fois prête, je prends la direction de la cave. Je descends les marches. J’allume la lumière. Et je dis :
– Bonjour, Franz. Écoute-moi …
Je commence à prononcer la prière. Je la récite, au début, d’un ton automatique, comme pour l’expédier rapidement, non sans me sentir un peu ridicule, d’ailleurs. Mais j’éprouve bientôt dans les mains une sensation de chaleur. Et je perçois que Franz est là. Je le perçois même très nettement. Oui, l’« esprit» du soldat allemand s’est fait plus dense. Sa présence est plus douce, aussi. Une émotion très forte commence à me gagner – une émotion dominée par la joie. Franz est auprès de moi, et je n’ai plus peur. Au contraire, je suis comme pénétrée de cette sorte de plaisir que l’on ressent lorsque l’on vient en aide à quelqu’un. Le fait est que je suis en train de délivrer un être du malheur. Mes efforts vont dans la bonne direction.
Je dois reconnaître que je suis habitée, en cet instant précis, par le sentiment de retrouver la foi. C’est en tout cas en ces termes que le phénomène se formule dans mes pensées. Car c’est exactement ce que j’éprouve : le retour de la foi. Non que j’aie jamais cessé de croire à proprement parler. En vérité, je n’avais peut-être même jamais « commencé » d’avoir la foi. Comme je l’ai dit, l’Église et les curés ne m’attiraient guère. J’étais « croyante », sans doute, comme beaucoup de mes semblables, par simple tradition, par habitude, voire par obligation. Mais alors que je récite la prière trouvée dans l’enveloppe de M. François, il me semble en saisir le sens profond. C’est comme découvrir une source en moi. Une source intensément présente, quasi chamelle. En fait, mon regard sur les choses est en train de se modifier. Il s’enrichit. Il s’embellit et embellit ce que je vois. Deux mondes se rejoignent et s’unissent. Je suis en train de changer « de l’intérieur », et c’est une expérience fabuleuse.
Je distingue autour de Franz des présences très fortes. Il sourit, à présent. Comme il a changé, lui aussi ! Il ne porte plus son affreuse casquette, ni cet habit noir d’officier. Même la hideuse tête de mort qui cachait la beauté de son âme a disparu.
C’est alors que j’éprouve une pointe de tristesse – ce sentiment qui nous traverse à l’heure de quitter ceux que l’on aime. Car c’est exactement ce qui se passé :
Franz va me quitter. J’ai réussi ! Il est délivré. Il aura bientôt disparu à jamais. Déjà il me manque …
M’adressant à lui une dernière fois, je dis :
– Franz, lorsque tu seras là-haut, pense à moi de temps en temps. Tu m’as fait peur, tu sais. Mais je t’envoie des baisers de tout mon cœur. Sois heureux”.
5) Juin 1984 : la protection de l’au-delà
Ce jour-là est un jour de pluie, et c’est une déception car nous avions prévu un pique-nique en famille suivi d’une grande promenade à travers champs. Dommage. Accoudée à la fenêtre de la cuisine, je contemple le jardin. Même sous la pluie, il est beau. La nature ne me déçoit jamais. Que vais-je bien pouvoir inventer pour occuper les enfants ?
Je cherche des idées pour résoudre ce problème quand me saisit soudainement l’impulsion d’écrire. Je ne sais pas encore ce que je vais coucher sur le papier, ni même pourquoi je dois le faire, mais le besoin est irrésistible. Un pressentiment me dit qu’il s’agit de messages venus de l’autre côté. Vite, je pars en quête de papier et de crayon. Tout en ouvrant le tiroir, je m’interroge. Est ce que mon imagination n’est pas en train de me jouer des tours ? Non. J’ai la tête et les mains enveloppées d’énergie ! Pour moi, c’est désormais un signe parfaitement clair. Ma main ne tarde pas à former des mots sur le papier. Des mots familiers. De ceux que grand-père employait de son vivant quand il voulait me rassurer : « Bonjour ! C’est moi. Tout va bien. Je suis toujours auprès de toi. »
Je trouve rassurant de pouvoir lire ces phrases. Et cela me fait du bien, en général, d’avoir prise sur les phénomènes de 1’« autre côté». Alors la solitude s’efface. On sait qu’«ils» sont là. La vie s’adoucit …
Mais l’énergie se fait bientôt plus dense, et l’écriture automatique plus forte. J’ai le sentiment que grand père essaie d’attirer mon attention sur un problème qui le tracasse. De quoi veut-il me prévenir ? Je finis par comprendre qu’il fait allusion à Gilles, mon fils aîné âgé de sept ans. Je perçois que l’enfant va souffrir d’un acte de médisance. Une méchante «femme brune» a l’intention de lui faire du mal. À cause d’elle, Gilles se verra accusé d’avoir commis des dégradations dont il ne sera en rien responsible !
Une « femme brune » … Sur le moment, je ne vois personne qui corresponde à cette description. Je m’empresse néanmoins de mettre mon fils en garde. Je lui dis qu’il risque d’être victime d’une accusation mensongère.
Et en effet, la calomnie tombe deux jours plus tard.
Gilles est accusé d’avoir dégradé une tombe au cimetière. Or c’est totalement impossible : au moment où l’incident s’est produit, il était à la maison, au lit avec une bronchite et 40 de fièvre. Quant à l’accusation, elle vient bel et bien d’une femme brune. Il s’agit d’une habitante du village. J’en conclus qu’elle compte au nombre des jaloux. Comme je l’ai déjà précisé, beaucoup ne supportent pas le succès dont je jouis depuis que la rumeur parle de mes dons.
Par tempérament, j’incline toujours à faire face.
À demander des explications en tête à tête. Je décide d’aller rendre visite à cette femme.
Je sonne à sa porte. C’est elle-même qui vient ouvrir.
En me voyant, elle blêmit. Sans cérémonie, je lui demande pourquoi elle propage sur mon fils des accusations dont elle sait pertinemment qu’elles sont fausses. Mon interlocutrice commence par nier : elle n’a rien fait de tel ! J’insiste. Et je la vois bientôt fondre en larmes.
– Expliquez-vous ! lui dis-je.
Elle m’avoue entre deux sanglots qu’elle me soupçonne de vouloir m’enrichir. La chose la tourmente, apparemment.
– Nous ne voyons pas la vie de la même façon, lui dis-je. Vous êtes sans doute obsédée par l’argent. Sachez que c’est votre problème. Pas le mien. Je ne cours pas après la fortune ! »

Guidance spirituelle. Beaucoup de mystères demeurent quand aux pouvoirs de communication de l’entièreté de notre être, sources d’énergies diverses avec l’univers et même avec le Cosmos. Les sciences de la matière restent muettes sur ce point précis en raison de leur discours de simplification mathématique des phénomènes
[1] Œuvres de saint Augustin, La Genèse au sens littéral en douze livres (VIII-XII), intro., trad. et notes par Paul Agaësse et Aimé Solignac, Paris, DDB, 1972 (Bibliothèque augustinienne, t. 49), note 3, p. 562-563.
[2] C’est le titre du livre de Michel Adam : La force du mal – Leçons d’Afrique – (In L’Homme 184/2007, p.p. 155 à 166 https://www.researchgate.net/publication/312411993_La_force_du_mal_Lecons_dAfriqu)
[3] Théogonie – Les travaux et les jours – Trad. Paul Mazon (Belles Lettres, Coll. C.U.F., Paris 1928)
[4] De nos jours (2021), un auteur gabonais comme Toussaint Marlot Makosso Magagni, dans un récent ouvrage intitulé La criminalité fétichiste au Gabon – Une étude sociologique de l’impuissance politique (L’Harmattan, Coll. « Etudes africaines », Paris 2021), souligne la permanence des pratiques sorcellaires au niveau de l’Etat. Du moins, il s’agit du recours régulier des élites politiques aux pratiques de la sorcellerie pour devoir triompher aux élections, quelles qu’elles soient. Et ce qu’il écrit au sujet du Gabon se vérifie dans tous les pays de l’Afrique noire. Ainsi, après avoir défini ce qu’il conçoit sous ce terme de sorcellerie, il s’emploie à dénoncer la stupidité de ces pratiques qui se fondent sur des croyances imbéciles et qui démontrent l’incapacité des élites politiques affronter la réalité par leurs propres efforts. C’est en ce sens qu’il écrit : « Par criminalité fétichiste, nous entendons cette forme de meurtre avec prélèvement d’organes appelés significativement « pièces détachées ». L’impuissance politique, quant à elle, est la posture qui fait que pour conjurer le sort, afin de se libérer des échecs successifs et cuisants lors de joutes électorales, des hommes politiques en mal de popularité se voient obligés d’emprunter les chemins tortueux d’un fétichisme d’un autre âge, caractérisé par des assassinats avec prélèvement d’organes. Cette forme de criminalité a pour levier la compétition et la lutte politique. Au Gabon, cette lutte pour l’accès au pouvoir et sa préservation, est aussi bien physique que symbolique. Elle a pour relent des considérations anthropologiques et fétichistes, car l’homme politique commanditaire du crime et l’exécutant du crime appartiennent le plus souvent à la même sphère familiale, au sens large et africain du terme ».
[5] Nous avons toujours en ma possession l’enregistrement de l’aveu de cette femme.
[6] Nous avons déjà fait remarquer que les peuples africains n’ont, initialement, aucun sentiment d’animosité ni d’hostilité envers l’étranger, quel qu’il soit. Son ennemi, c’est son semblable comme l’avait si bien perçu et décrit chez les Ambas de l’Afrique centrale, notamment de l’Ouganda et de la République démocratique du Congo, le journaliste Ryszard Kapùscinski. Selon lui, « les Ambas refusent l’idée commode et apaisante selon laquelle l’ennemi est un autre, un étranger, un homme ayant une autre croyance ou une autre couleur de peau ». C’est, au contraire et du fait de la terreur et des effets de la sorcellerie sur les individus appartenant à la communauté, le semblable ou le frère qui a la figure du premier ennemi, l’ennemi intime. En effet, « toute communauté est dévorée par la haine, détruite par une suspicion réciproque, anéantie par une peur généralisée : le frère a peur du frère, le fils du père, la mère de ses propres enfants puisque tous peuvent être des sorciers. » In Ebène-Aventures africaines (Plon, Coll. « Feux croisés », Paris 2000, p.192)
[7] Nous nommons, ainsi, ce phénomène rituel de mise à mort des victimes des sorciers dans mes travaux de recherches anthropologiques. Il est inintelligible pour la raison humaine, comme la mienne, qui est étrangère à ces pratiques très singulières.
[8] Ce que confesse cette femme confirme notre propre expérience de cette réalité socio-culturelle. En effet, nos parents étaient privés de la faculté de la bivision ; et nous aussi. Nos parents ont été baptisés catholiques et nous sommes né dans leur religion. Mais notre père n’a pas tardé à s’éloigner de la stricte application des règles de la morale catholique. Et ceci pour deux raisons. D’une part, il a fallu recourir en permanence aux cultes du fétichisme pour sauver sa vie des forces du mal que ses ennemis employaient pour l’attaquer de tous côtés. Car l’énergie qu’il déployait au travail lui avaient permis de créer de grandes plantations de caféiers et de cacaoyers ; et, plus tard, de gagner beaucoup d’argent. Bien qu’il mît sa fortune au service de tous – ceci explique pourquoi il est mort pauvre -, des membres de sa communauté ont cherché à le tuer sous prétexte que, par sa fortune, il s’élevait au-dessus des autres. Nous avons compris que ce qui intéresse les uns et les autres, c’est ce qui est consommable ici et maintenant, en matière de dons. Puis ils oublient et se maintiennent en attente d’autres dons. C’est ainsi qu’ils détruisent la vie des autres pour avoir accès aux biens matériels de leurs victimes qu’ils s‘empressent de gaspiller en mettant fin à leurs prospérités, à leur projet existentiel. C’est donc un mode de fonctionnement psychologique stérile. Pourtant, notre père n’avait jamais cherché à se distinguer des autres membres de sa famille, de son clan. Il ne chercha pas non plus à se mettre au-dessus de ses connaissances. Au contraire, tout au long de sa vie, il donna aux uns et aux autres sans compter comme le veut sa tradition : « l’argent sert à subvenir aux besoins de ceux qui en ont le plus besoin » nous disait-il souvent. Mais c’est surtout sa force spirituelle supérieure qui l’avait sauvé des pièges mortels de ses ennemis. D’autre part, il dût se plonger dans le monde des forces dites protectrices de la vie de notre âme pour nous sauver des griffes de nos marâtres, de nos demi-frères et de nos frères de clan. Quand il eût atteint le grand âge, il nous pria de prendre la suite de ses combats, si nous voulons sauver notre vie. Malgré les divers systèmes de protection spirituels auxquels nous avons eu recours, notre personne a été grandement cabossée par de multiples empoisonnements. Les diverses et multiples meurtrissures de notre corps et de notre âme en témoignent toujours. Nous avons fini par prendre congé de ces univers sordides quand nous avons découvert que nous avons hérité d’une force spirituelle supérieure similaire à celle de notre père ; et que les Cieux bienveillants (il s’agit de l’Energie éternelle du Cosmos dans laquelle nous baignons tous et qui n’a rien à voir avec le dieu des religions révélées) prenaient soin de notre vie.
[9] : La naissance à l’envers, essai sur le rituel Bwiti Fang ; L’Harmattan ; Paris.
[10] In http://rernould.club.fr/_Images/shinlue1.gif
[11] http://rernould.club.fr/_Images/shinSig2.gif
[12] http://rernould.club.fr/_Images1/77shi1.us.gif
[13] http://rernould.club.fr/_Images/shinNed.gif
[14] http://rernould.club.fr/_Images/shinUk3.gif
[15] Rey Alain (sous la direction de) Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert, Paris 1999)
[16] On trouve l’essentiel de ces analyses dans mes publications anthropologiques, dont : Pierre Bamony : – LA RÉALITÉ DÉVOILÉE DES CAUSES DE L’ÉCHEC ECONOMIQUE DES PAYS AFRICAINS –ESSAI DE GÉOPOLITIQUE- Tome I (KDP/Amazon, Mai 2021)
[17] On peut avoir de plus larges connaissances sur les données remarquables de ces thématiques que nous avons déjà abondamment abordées dans un texte inédit, il suffit de lire, parmi ces données anthropologiques, celles d’André Julliard –Dons et attitudes religieuses chez les leveurs de maux en France (1970-1990). (In RELIGIOLOGIQUES, 18 (automne 1998) Marges contemporaines de la religion)