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Les droits de l’homme et leurs critiques : égalités et différences
En un double sens, une réflexion sur la citoyenneté ne peut que déboucher sur la question de la justice. D’abord, parce que la définition des citoyens comme à la fois libres et égaux entre eux est potentiellement contradictoire : comment défendre l’égalité sans diminuer la liberté ? Comment, à l’inverse, épanouir la liberté sans creuser les différences ? Ensuite, parce que la recherche d’une norme universelle est aussi celle de la justice : comment celle-ci pourrait-elle avoir un sens si ses normes étaient plurielles ou changeantes ?
I-La justice et le fait
La recherche de ce qui est juste et de ce qui devrait être est inséparable d’une réflexion sur les faits. En effet, la recherche de ce qui devrait être suppose qu’on ne se contente pas de ce qui est.
A- Une norme universelle ?
Aux faits on peut opposer l’universalité d’une norme : les droits de l’Homme en fournissent une, qui d’emblée, dans ce qu’elle a d’universel, se heurte à une diversité d’autres normes. C’est que chaque nation a son propre système de droit, si bien qu’il faut s’en tenir à l’idée plus générique qu’un droit des peuples, ou bien ne voir dans les droits de l’Homme qu’une idée, qu’un idéal asymptotique. Le risque que présente, en la matière soit un idéal trop abstrait, est le risque de décrochage par rapport aux faits, d’un décalage eu égard au réel qui condamnerait toute idée de justice comme étant peu en rapport avec les nécessités immédiates. Comme Rousseau le rappelle dès les premières lignes de son Contrat Social : « l’homme est né libre, mais partout il est dans les fers »[1]. Que peuvent les droits de l’Homme contre le droit positif de chaque nation ? II faudrait que le cosmopolitisme soit réalisé, ou alors inventer une instance internationale[2] pour transcender le règne des normes plurielles.
B- Le droit comme traduction de la force
L’autre voie possible consiste à rechercher la norme du juste non plus dans une idée à accomplir, mais dans la réalité telle qu’elle se présente. Si les choses sont comme elles le sont, ce sera là le signe que c’est ainsi qu’elles sont justes. C’est le principe de la queue, de la file d’attente : le premier arrivé est le premier servi, parce que, de fait, il était là auparavant. Dans ce cas, le fait fait droit : dans le cas, au contraire, où on réserve, dans un aéroport, des files d’attentes réservées aux handicapés ou aux passagers de première classe, le fait sera tempéré de droits issus du besoin ou du mérite. La première hypothèse nous renvoie au contractualisme, courant de pensée qui met l’idée de contrat à la source des relations entre l’État et la société. Dans le contrat s’échangent les droits et devoirs qui aménagent la situation donnée, sans la faire changer de nature.
Le droit compris comme contrat n’a pas, au contraire de la norme idéale qui est l’esprit des droits de l’Homme, pour ambition de faire tendre la réalité vers une valeur. Tout au plus s’agit-il de stabiliser et de pérenniser les relations de fait. Si celles-ci se caractérisent par la force, elles peuvent être aménagées de façon à pérenniser la situation du plus faible, qui veut pouvoir bénéficier d’un minimum de sécurité, comme celle du plus fort, qui se doute qu’un jour quelqu’un sera plus fort que lui. Rousseau caractérise ainsi ce passage : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour rester le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir[3]. Le droit n’est qu’une transformation de la force, c’est-à-dire un changement de forme de la même matière. Qu’espérer alors en matière de justice ? Rousseau ironise à cet égard à partir de la notion de droit du plus fort : « Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon mais superflu : je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ? »
L’analogie est explicite : de même que le médecin vient tempérer les effets de la maladie, le droit ne peut que constater et adoucir. L’attitude de justice doit-elle renoncer à tout espoir de réformer le réel, doit-elle se contenter d’entériner les faits, en en arrondissant les contours ? Ce serait confondre justice et nécessité : « il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivie ». Le nécessaire a-t-il fatalement raison de l’idéal de justice, faut-il toujours se résigner à ce que les choses soient comme elles sont ? Si l’on en est ainsi réduit à perpétuer les inégalités en se contentant de les aménager, c’est par impuissance à pouvoir faire le contraire, c’est-à-dire changer le réel en fonction d’une juste fin. Ainsi, « ne pouvant faire que ce qui est juste soit fort, on a fait que ce qui est fort fût juste »[4].

Déclaration universelle des Droits et du Citoyen en France
C-Le donné est-il injuste ?
Une conception exigeante de la justice dirait que le donné ne doit pas être entériné mais changé s’il est injuste : « la justice non plus n’est pas là pour confirmer le donné physique ni pour ratifier la force, mais au contraire pour compenser celle-ci et démentir celui-là »[5]. Si le donné ne doit pas être confirmé ni ratifié, c’est qu’il n’est pas nécessairement juste. Une façon d’approfondir la question précédente est donc de savoir jusqu’à quel point le donné est nécessairement injuste.
En un sens, le donné se caractérise au contraire par la contingence : je me trouve plongé dans l’existence sur le mode de la loterie génétique et sociale. Ainsi, du point de vue naturel comme du point de vue culturel, ma situation donnée se présente avant tout comme un fait. II faut donc éviter de juger ce fait d’avance, et donc « rejeter l’affirmation selon laquelle l’organisation des institutions est toujours imparfaite parce que la répartition des talents naturels et les contingences sociales sont toujours injustes »[6]. La répartition naturelle en particulier n’est donc, explique Rawls, « ni juste ni injuste », mais ne peut le devenir qu’en fonction de la façon dont les institutions traitent ces faits. II n’y a rien là qui empêche qu’on puisse vouloir le corriger s’il le faut : « aucune nécessité ne contraint les hommes à se résigner à ces contingences ? ».
L’idée que la justice sociale consiste à corriger culturellement les inégalités naturelles fait figure de lieu commun. Dans l’argumentation libérale qui est la sienne, Hayek y voit la tentation dangereuse de substituer à l’ordre du marché un ordre construit qui ne peut que relever de l’utopie dangereuse. II faut donc se garder de faire intervenir des considérations de justice sur les faits, qui forment un ordre spontané : « la justice n’est aucunement impliquée dans les conséquences inintentionnelles d’un ordre spontané, conséquences qui n’ont été délibérément provoquées par personne »[7]. Juger les faits revient en effet à les prendre pour des conduites, et à imputer les inégalités à l’intention de quelqu’un. Le mirage de la justice sociale relève donc de la recherche d’imputabilité pour les inégalités économiques, là où il faudrait les considérer comme des faits météorologiques : des faits qui ne sont pas toujours satisfaisants, mais qui sont nécessaires. Hayek note ainsi que « nous ne sommes certes pas dans l’erreur en constatant que les effets sur les divers individus et groupes du processus économique d’une société libre ne se répartissent pas selon quelque principe reconnaissable de justice. Où nous nous trompons, c’est en concluant que ces effets divers sont injustes et que la responsabilité et le blâme doivent en retomber sur quelqu’un »[8].
III- La justice comme égalité
La solution au problème de la justice réside, peut-être, dans la suspension de ce problème du donné : il s’agit de rendre le processus menant au juste le plus inconditionnel possible, en supposant un état zéro du donné, une pure procédure pouvant s’appliquer sur une distribution initiale des biens et des avantages.
A-Égalité et mathématiques
La représentation de la justice doit beaucoup à la métaphore dont elle est étymologiquement issue : le mot grec dikè qui signifie la justice a pour premier sens la balance. La justice est donc originellement une métaphore de la balance, métaphore qui a fait chorus puisqu’elle en est devenue le symbole. Ce que nous indique l’image de la balance, c’est la recherche d’une égalité exacte entre deux quantités. II sera donc tentant de comprendre en un premier sens l’égalité que recherche la justice à partir de son modèle mathématique. Bergson fait valoir ainsi la variété des registres mathématiques que les théories de la justice ont mobilisées : « La justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation […] Ces références à l’arithmétique et à la géométrie sont caractéristiques de la justice à travers le cours de son histoire »[9].
Une première façon d’appliquer à la justice un idéal quantitatif nous est donnée par l’exemple de l’utilitarisme. L’utilitarisme ne définit pas le juste, qu’il ne comprend que comme maximisation progressive des biens. C’est dans la mesure même où l’utilitarisme ne définit pas d’abord le juste et où il en fait donc un résultat à venir qu’il peut être qualifié de théorie téléologique : l’utilitarisme fait du juste une fin plutôt qu’un principe. Une approche déontologique de la justice, elle, voudra définir le juste de façon originelle et principielle, et utilisera le critère mathématique en vue d’une idéale distribution inégale, comme dans l’exemple du gâteau : « En supposant que c’est le partage égal qui est équitable, quelle procédure, s’il y en a une, donnera ce résultat ? En laissant de côté l’aspect technique, la solution évidente consiste à faire partager le gâteau par celui qui se sert en dernier, les autres étant autorisés à se servir avant lui. II coupera le gâteau en parts égales, car ainsi il s’assure pour lui-même la plus grosse part possible. Cet exemple illustre les deux traits caractéristiques de la justice procédurale parfaite »[10].
B- Comment prendre en compte les différences ?
La justice consiste à donner à chacun le sien : « Celui-là est appelé juste, qui a une volonté constante d’attribuer à chacun le sien »[11], dit par exemple Spinoza. Le problème reste entier : s’il faut donner à chacun ce qui lui revient, qu’est-ce qui revient à chacun ?
La solution qui vient immédiatement à l’esprit consiste à diviser les biens par le nombre de bénéficiaires potentiels. J’ai soixante croissants, nous sommes trente : il faut donner deux croissants à chacun. C’est là le cas de ce que les Grecs appelaient l’égalité arithmétique, celle qui consiste à diviser de façon égale selon « la mesure, le poids et le nombre ». « On s’accordera sur la répartition des citoyens, le nombre et la nature des classes entre lesquelles on les divisera ; et parmi ces classes on distribuera la terre et les habitations avec le plus d’égalité possible »[12]. La législation athénienne a pris ce visage isonomique avec Clisthène, qui est le responsable de l’introduction du système des tirages au sort des fonctions publiques qui visait à éviter les groupes de pression. Or ce tirage au sort relève, selon Platon, d’une égalité égalitariste et irréfléchie, qui consiste à donner à n’importe qui une charge importante et qu’il n’est pas nécessairement capable de la remplir : Socrate lui-même proteste de n’avoir su remplir qu’imparfaitement le rôle qui lui avait été confié.
Cette réserve ouvre sur les deux limites fondamentales de l’égalité arithmétique. En premier lieu, le tirage au sort destiné à garantir l’égal accès des citoyens aux fonctions publiques considère de façon impersonnelle tous ces citoyens comme substituables les uns aux autres, comme des unités commensurables : appliquer les mathématiques au statut de la femme, dans la loi sur la parité, ou au temps de travail, dans l’idée du partage de ce temps, c’est céder à la même idée selon laquelle chacun peut remplacer chacun, au détriment, et c’est là la seconde limite, des différences. Chacun est-il également qualifié pour exercer des responsabilités publiques ? Faut-il voter pour une femme parce que c’est une femme ou parce qu’elle est la meilleure candidate possible tous sexes confondus ? Faut-il croire que, dans l’entreprise, n’importe quelle tranche horaire du travail de l’un complète adéquatement le travail de l’autre ? II est manifeste que l’égalité mathématique rencontre ici l’écueil de la différence, parce qu’elle risque de les écraser sur son passage comme autant d’obstacles sur sa route alors même que la différence n’est pas nécessairement synonyme d’inégalité. Le droit à la différence est à lui seul le signe de l’insuffisance du pur idéal mathématique.
C- L’égalité géométrique
Sur la lancée de sa critique de l’égalité clisthénienne, Platon propose de lui substituer une autre formulation : l’égalité géométrique. Cette égalité consiste à coefficienter la distribution, donnant « à chacun selon sa nature ». Mais qu’est-ce que la nature de chacun et comment se détermine-t-elle ? L’exemple des soixante croissants met cette difficulté en pratique : devrai-je donner quatre croissants au lieu de deux à celui qui a très faim même, s’il ne contribue jamais au bien commun, ou à celui qui contribue le plus au bien commun, même s’il est en pleine indigestion ? La question ici posée est celle du critère de l’égalité géométrique, c’est-à-dire de la prise en compte de la différence. Quelle différence faut-il prendre en compte, et au nom de quoi ?
À condition d’échapper à l’arbitraire du distributeur, on peut distinguer grossièrement deux critères cohérents. Le premier serait le mérite. On pourra dire en construisant une analogie que l’architecte doit être mieux rémunéré que le cordonnier, parce qu’il semble plus difficile de construire une maison que de fabriquer une chaussure : l’architecte est au cordonnier ce que la maison est à la chaussure. Ce critère présente l’inconvénient de sembler entériner les faits, selon le sens que l’on donne à la notion de mérite. C’est en tous cas ce qui se passe si l’on dit, à propos d’un match de football, que l’équipe qui a gagné est la meilleure en tant qu’elle a gagné. Dans ce cas, le mérite n’est qu’un travestissement du fait, il n’est que le nom que l’on donne au succès et qui ne garantit en rien que ce succès soit juste. L’autre sens de la notion de mérite, soit celui qu’on invoque quand on dit que l’équipe qui a perdu aurait mérité de gagner, échappe à cette impasse, mais il reste difficile à déterminer : qui en est juge ? II n’est d’ailleurs pas dit qu’il y ait plus de mérite à perdre en manifestant de la valeur qu’à gagner sans en manifester.
Le second critère, qui sera mobilisé en cas de refus du précédent, pourrait être celui du besoin. C’est là naturellement un critère qui reprend à son compte l’idée que le droit doit corriger le donné plutôt que le suivre. Il faudrait donc donner à chacun selon ses besoins plutôt qu’à ses mérites. L’adoption d’un tel critère peut pourtant faire craindre le développement de l’assistanat, et pose surtout le problème de l’identification des besoins. En effet, là encore, l’identification des besoins ne peut que nous mener vers une certaine diversité, ou même vers une différence prononcée. S’il faut donner le plus à celui qui a le plus besoin, comme dans ce que l’on a appelé la discrimination positive aux États-Unis, alors la justice non seulement s’accommode des différences, mais dans une certaine mesure peut les rechercher. Mais c’est là le signe que nous ne sommes plus dans le cadre d’une distribution initiale, et que la justice se conçoit au contraire comme une correction d’une situation donnée.

Une belle symbolique des Droits de l’Homme
III- La justice comme équité
Le simple fait qu’on puisse chercher à coefficienter l’égalité signifie que, pour nous, il y a des égalités injustes et de justes inégalités. Or, comment dire qu’il y a des inégalités justes sans être suspect de justifier l’inégalité en général ?
A- justice correctrice et distributrice
Le modèle de la distribution ne suffit pas à rendre raison du problème de la justice : nous sommes toujours déjà en situation, il y a du donné. L’intérêt du modèle de la distribution est qu’il tend, en suspendant la question de la correction du donné, à poser la question de la justice comme une question de purs principes : c’est la fonction de la notion d’état de nature chez les contractualistes, que Rawls veut reformuler comme situation originelle par l’idée d’un voile d’ignorance. En effet, si j’ignore les contingences de l’avenir et du donné, je suis conduit à dégager des principes qui valent quelle que soit la situation. C’est toute la différence entre une justice attributive, qui doit gérer la répartition d’une quantité donnée, et un principe qui garantit dans tous les cas une juste procédure.
La prise en compte du donné, c’est la prise en compte du fait qu’il y a toujours, à tout moment, une situation plus défavorisée qu’une autre. Rawls formulera donc deux principes de la justice : le premier dispose que chaque personne a un droit égal au système de libertés le plus étendu pour tous. Mais ce principe, tel qu’il est à l’oeuvre dans la conception libérale de l’égalité des chances, risque d’approfondir les inégalités en prolongeant les effets de la « loterie sociale et naturelle ». Faut-il, pour autant, proscrire les inégalités ? Le second principe de Rawls ajoute que les inégalités ne sont tolérables qu’à partir du moment où elles sont à l’avantage de tous, et donc aussi (et peut-être en premier lieu) à l’avantage du plus défavorisé.
Les inégalités sont donc acceptables du moment que la situation du plus défavorisé s’en trouve améliorée, même si pour autant l’égalité n’est pas réalisée. La notion de justice se trouve ainsi profondément disjointe de celle d’égalité, ce qui permet de parer aux soupçons les plus provocateurs, lesquels voyaient volontiers le désir de justice comme déguisement de la frustration jalouse. Ainsi, Nietzsche suggère que « revendiquer l’égalité des droits, comme le font les socialistes de la caste assujettie, n’est plus du tout l’émanation de la, justice, mais bien de la convoitise »[13]. Hayek, en écho, étaye sa critique de l’idée de justice sociale sur le fait que cette idée s’adresse à des sentiments beaucoup plus intéressés. Mais à ce compte, le soupçon d’hypocrisie est réversible : est-ce la recherche de la justice sociale qui déguise la jalousie, ou est-ce cette démystification elle-même qui déguise hypocritement le désir de perpétuer l’ordre donné et de lui trouver justification ?
B- Holisme et individualisme
Il semble qu’il faille ici tenter de s’élever au-delà de la question des motivations psychologiques individuelles si l’on veut examiner la question de l’inégalité juste. Puisqu’en effet l’adoption d’une mesure correctrice ne manque jamais d’avoir un effet positif sur les uns et donc un effet négatif sur les autres, il faut tâcher de raisonner d’une façon qui prenne en compte l’interdépendance des situations individuelles. L’alternative du holisme et de l’individualisme fournit à cet égard un outil précieux. Vouloir déterminer ce qui est désirable pour une société tout entière, c’est adopter, du moins à première vue, un point de vue holiste, si on entend par là, à partir du grec holos, une conception du tout, de la globalité. La partie peut être sacrifiée au nom de l’intérêt supérieur du tout : l’inégalité est alors justifiée par la justice.
L’attitude individualiste dispose au contraire que l’individu préexiste à la société, et ainsi la partie au tout. II s’agit d’abord de prendre en compte les intérêts de l’individu : aucun individu ne peut alors être valablement sacrifié aux intérêts d’un tout. C’est le sens du second principe de justice chez Rawls[14] : les inégalités ne sont tolérables que dans la mesure où elles profitent aussi au plus défavorisé. Admettons que tous pris ensemble aient 1000, le plus riche 100 et le plus pauvre 200. Est-il plus acceptable de passer à 1500 si le plus riche passe à 300 et que le plus pauvre reste à 200, ou de passer à 1200 si le plus riche passe à 200 mais que le plus pauvre monte à 400 ? Le holisme trouvera le premier scénario plus juste, et l’individualisme le second.
C- La justesse
Même si la façon de l’orienter fait nécessairement question, l’égalité doit être corrigée pour pouvoir prétendre concrètement au statut de critère pour la justice. Cette idée d’une correction nécessaire est ce qui sépare justement l’égalité de l’équité, définie par Aristote comme un correctif de l’égalité. La justice ne se définit donc qu’en aval des mathématiques, comme d’ailleurs elle se définit en aval de la loi : aucune loi donnée, à supposer que le droit positif soit source de justice, ne peut être appliquée telle quelle dans le jugement si l’on veut que le jugement fasse sens et soit juste.
La justice renvoie ainsi au problème du jugement. II ne suffit pas, en effet, d’appliquer un critère, celui de l’égalité, ou une norme, celle du droit positif, pour être juste. Encore faut-il avoir cette disposition à la justice qui définit le juste. C’est, au fond, le juste qui fait la justice, parce qu’il a cette disposition a juger en fonction du bien, disposition qui ne se déduit d’aucune règle. En ce sens, il faut, pour conclure, définir la justice comme justesse.

[1] Rousseau, Du contrat social, I, I, Garnier-Flammarion, 2001, p. 46
[2] 2. La Cour européenne des Droits de l’Homme en donne un exemple.
[3] Rousseau, op. cit, I, 3, p. 49.
[4] Pascal, Pensée 294, Carnier-Flammarion, 1976, p. 135. 2. Id., p. 136.
[5] Ibid. Pascal, Pensée 298, op. cit., p. 137. 3. Ibid. 4. Jankélévitch, Traité des Vertus, I, Champs-Flammarion, 1983, p. 7
[6] Rawls, Théorie de la justice, § 17, Points-Seuil, 1997, p. 132. 6. Id., p. 133
[7] Hayek, Droit, législation et liberté, II, Puf, « Quadrige », 1995, p. 45
[8] Id., p. 100
[9] Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1984, p. 68
[10] Rawls, op. cit, p. 117
[11] Spinoza, Traité Politique, II § 23, Garnier-Flammarion, 1966, p. 24
[12] Platon, Les Lois, 737c, Budé-Les Belles lettres, 1975, p. 93
[13] Nietzsche, Humain trop humain, 1, § 451, Folio, 1988, p. 270
[14] Rawls, op. cit, § 12, p. 104