DE LA VERITE EN QUESTION

Quel est réellement le poids de la vérité dans les rapports inter-humains quand les sentiments s’en mêlent ?

Introduction

   Depuis qu’ils ont acquis la conscience d’eux-mêmes et de leur place singulière en ce monde, les hommes ont toujours été tentés de voir le monde tel qu’il serait sans eux. Mais la recherche du vrai n’est-elle pas, avant tout, une quête personnelle ? Et quel sens donne-t-on ordinairement à ce terme ? Que signifie la vérité ?

Cette notion recouvre plusieurs sens c’est le caractère de ce qui est vrai :

-C’est ce à quoi l’esprit peut donner son assentiment, par le moyen d’un rapport de conformité avec l’objet de la pensée ;

-C’est une proposition qui emporte l’assentiment général ou s’accorde avec le sentiment de la réalité ;

-C’est la connaissance ou l’expression d’une connaissance conforme aux faits tels qu’ils se sont déroulés ;

C’est aussi une attitude morale : la bonne foi ou la sincérité.

    Une perspective, dans la manière de traiter ou d’aborder la question de la vérité, consiste à identifier la valeur à celle-ci. Il s’agit, en clair, de penser la valeur (le bien, le beau, le juste etc.) sur le modèle des vérités que l’on connaît, par exemple, celui des vérités mathématiques. On peut penser à la fameuse thèse socratique « vertu=savoir », selon laquelle le courage ou la vertu relèvent du discours vrai qui dit les choses telles qu’elles sont vraiment et non pas telles qu’elles nous apparaissent.

     Mais cette thèse, quelle que soit sa valeur intrinsèque, ne saisit qu’un aspect de cette notion de vérité en soi plus complexe. Au lieu de tenter de la saisir intimement, on peut tâcher de la comprendre à travers certains de ses aspects fondamentaux. Venons-en à l’examen de ces points.

I- L’expérience de la vérité en général

    Le mot de « vérité » possède un énorme pouvoir de suggestion symbolique, surtout si on lui met une majuscule. Il évoque à la fois ce que l’être humain a seul le privilège de pouvoir espérer atteindre, parce qu’il n’est pas seulement fait pour l’action mais aussi pour la connaissance et en même temps ce qui s’impose à lui sans qu’il en soit l’auteur, ce devant quoi il lui faut s’incliner, qu’il en soit ou non satisfait sans pouvoir espérer le modifier. En se dévoilant à l’homme, la vérité témoigne de la puissance de son esprit mais aussi de sa finitude, et elle limite donc, d’une certaine façon, sa liberté. En effet, on ne décide pas de la vérité d’un théorème ou de la réalité d’un fait.

     On voit que la question de la vérité – qui d’un certain point de vue, englobe la métaphysique et l’éthique – ne peut se réduire à la question de la possibilité et des limites de la connaissance, voire du fonctionnement de ce qu’on appelle aujourd’hui la science. C’est dans le domaine de la philosophie de la connaissance que le concept de vérité est le plus problématique : de nombreux épistémologues (philosophes qui étudient les conditions de possibilité de la science) cherchent à décrire la démarche des sciences en s’abstenant de rechercher la nature exacte de la vérité.

    En revanche, il est indéniable qu’il existe bien une « expérience humaine de la vérité », qu’il nous arrive tous de faire dans notre vie quotidienne. Elle se présente au moins sous deux aspects : la vérité nous apparaît d’abord comme une valeur qui se définit par opposition à d’autres valeurs avec lesquelles elle entre dans des relations tantôt de solidarité et tantôt de concurrence : entre le vital, l’utile, le bien moral, le beau d’un côté, le vrai de l’autre, existe souvent, mais pas toujours, une forte tension virtuelle qui se traduit par des questions variées. Vaut-il la peine de consacrer beaucoup d’efforts au développement de la connaissance pure ? Faut-il toujours dire la vérité quand on la connaît quelles qu’en soient les conséquences ? Doit-on exiger des autres et de soi qu’ils vivent dans la transparence et l’authenticité plutôt que dans les mensonges protecteurs ? Faut-il garantir aux Etats comme aux individus, un certain droit au secret ou au contraire affirmer la primauté du droit à l’information ? Faut-il condamner l’art parce qu’il est fuite devant la vie réelle, ou l’exalter parce qu’il en dissimule la laideur derrière les glorieuses apparences qu’il crée, ou encore le considérer comme un moyen de dévoiler la réalité la plus profonde ?

    Il nous arrive de faire, parfois de façon soudaine et presque passive, parfois au terme d’un effort de conquête long et opiniâtre, des expériences fortes de découverte positive du vrai. Il peut s’agir, entre autres, d’une réflexion philosophique, d’un roman (lorsqu’il nous donne l’impression de saisir avec justesse une réalité psychologique ou sociale dont nous avons l’expérience, ou même de dévoiler une certaine vérité de l’existence) ; d’une oeuvre d’art, d’une psychanalyse ou même simplement d’un événement qui nous confronte à des situations inhabituelles et nous force à remettre en question nos préjugés. Ces diverses expériences peuvent être à l’origine de ces moments où nous avons l’impression que les voiles se déchirent et que nous regardons enfin en face une réalité qui nous plaît peut-être pas forcément – « la force d’un esprit, dit Nietzsche, se mesure à la dose de vérité qu’il est capable de supporter » (Fragments posthumes : La volonté de puissance, Gallimard, Paris) – mais par la conscience de laquelle nous avons malgré tout le sentiment d’être de la sorte grandis.

Les rudes épreuves de la vérité au quotidien

     II est certain que la découverte du vrai suscite dans la conscience humaine, des émotions ambivalentes dans lesquelles la peur se mêle au désir. Comment comprendre autrement la multiplicité convergente dans toutes les cultures traditionnelles de mythes prenant pour thème la transgression d’un tabou portant sur le savoir – « tu as le droit de tout connaître ou de tout regarder sauf… » -, et ses conséquences, à court terme catastrophiques ? Les légendes grecques d’Orphée, de Psyché, de Pandore, d’Oedipe font écho au texte de la Genèse. L’existence de ces interdits s’explique sans doute par la fusion de plusieurs sentiments : celui d’abord que la possession de la vérité ultime rendrait l’homme égal à Dieu, que passée une certaine limite le désir de connaître témoigne d’un orgueil sacrilège ; celui aussi que la vérité est trop dure, trop cruelle, trop tragique (ou trop obscène), que sa vue ne peut être supportée, qu’il faut lui préférer l’illusion ou au moins la pénombre du demi-savoir ; celui également qu’il y a une incompatibilité entre le savoir et la moralité (de toute façon une description strictement objective du monde en fait disparaître toute dimension éthique) ; celui enfin que la vérité ne tient sa valeur que du fait qu’elle reste mystérieuse et entourée de secrets, et qu’une fois dévoilée, elle risque d’apparaître banale et insignifiante.

    Il est de l’essence même des vérités qui nous ont un moment éblouis de perdre leur éclat et de se relativiser, au bout d’un certain temps. En effet, ce que j’ai cru comprendre si fortement du monde ou de moi-même devient, peu à peu, un point de vue parmi d’autres, une idée semblable à tant d’autres idées. Les grandes révélations intellectuelles qui jalonnent l’histoire d’une vie – ou celle de l’humanité – sont condamnées, avec les années, à apparaître soit banales, soit problématiques, quand le soupçon ne fait pas douter qu’elles étaient peut-être aussi illusoires que les erreurs qu’elles visaient à remplacer.

II – La crise moderne de la vérité d’un point de vue de la raison

     Pouvons-nous encore croire aujourd’hui à la possibilité d’atteindre la vérité ? Une culture qui, comme la culture contemporaine, est riche d’un savoir qu’elle fait progresser à une vitesse accélérée est aussi une culture plus méfiante à l’égard de l’idée de vérité, dans la plupart de ses acceptions, que celles qui l’ont précédée. Elle a plus qu’elles conscience du caractère fragmentaire et révisable de toutes les connaissances, de la part de construction qui est en elles, de l’impossibilité de tirer de leur surabondance une vision synthétique unifiée, du caractère en droit inachevé de leur croissance. Mais il ne faut pas tirer de ce caractère inachevé une source de déception, mais une découverte positive : celle de la complexité du réel, du caractère illimité de l’intelligibilité qu’on peut trouver en lui, de la multiplicité des perspectives en fonction desquelles on peut l’aborder, de l’impossibilité d’en éclairer une facette sans en occulter en même temps d’autres.

     On comprend qu’il y ait certains contemporains qui manifestent une franche défiance à l’égard de la vérité. C’est ce qu’attestent les déclarations de plusieurs penseurs actuels : celle de Lyotard, par exemple qui affirme que « le désir du vrai alimente chez tous le terrorisme » (Lyotard, Rudiments païens, coll. 10/18, p.9) ; ou celle d’un Paul Veyne qui proclame : « L’idée qu’on ne saurait se réclamer du vrai permet de distinguer la philosophie moderne de ses contrefaçons » (Paul Veyne : Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, Paris, p. 135). Quelles sont les raisons d’une telle défiance ? D’abord, cela tient à la suspicion qui pèse aujourd’hui sur la « Vérité », au sens le plus global et le plus absolu du terme : celui d’un discours totalisant visant à nous délivrer de nos doutes en dévoilant le sens de notre existence et la nature de nos devoirs sur terre en prétendant s’imposer à tous les hommes. Une telle vanité conduit les grandes religions au sentiment qu’il n’est de vérité qu’en Dieu, à la fois parce qu’il est l’unique bien et l’unique source de sens, et parce que  sa parole a une valeur absolue.

     La foi garde certes, dans le contexte contemporain, toute sa richesse, mais elle apparaît comme un choix existentiel et éthique personnel, non comme une forme de connaissance ayant vocation à l’universalité. En pratique, cela veut dire évidemment que le discours religieux a cessé de structurer les esprits, les sociétés – du moins occidentales -, de fournir aux membres de celle-ci des certitudes simples et partagées.

    Parallèlement à la définition religieuse qui en faisait le fruit d’une révélation, la « Vérité » était aussi, depuis les Grecs, ce que la philosophie visait à dévoiler, en arrachant les voiles trompeurs qui la masquaient, dans le but de nous permettre de nous libérer. Ce projet de dépasser les apparences (cf. la philosophie de Platon) qui nous abusent pour atteindre la réalité profonde qui se cache derrière elles a, pendant des siècles, été animée d’une inspiration idéaliste qui le rendait solidaire de la religion. Dans ce sens, chimistes, biologistes, sociologues, psychanalystes, anthropologues ont ainsi fréquemment prétendu nous révéler la « Vérité » des comportements de l’être humain – comme s’il n’y en avait qu’une -, et arracher celui-ci aux illusions narcissiques dans lesquelles il était supposé se complaire. L’heure est aujourd’hui à la défiance non seulement à l’égard des idéologies globalisantes, suspectes d’être dogmatiquement réductrices et parfois même potentiellement meurtrières (voir François Jacob : « Rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison. Rien ne cause autant de destruction que l’obsession d’une vérité considérée comme absolue (…). Tous les massacres ont été accomplis par vertu… au nom du combat contre la vérité de l’autre ». Le jeu des possibles, Fayard, Paris, p.12) mais aussi toute tentative pour couvrir une vison du monde quelconque de l’autorité du discours scientifique. On oublie que celui-ci tire en fait sa légitimité des limites mêmes qu’il s’assigne : s’il y a incontestablement des approches scientifiques du comportement humain, aucune ne prétend plus en révéler la vérité globale. Dès lors, le monde et l’existence humaine peuvent et doivent être l’objet d’une pluralité d’interprétations rivales, et la philosophie doit rester une recherche ouverte qui ne se conclut jamais.

     Le déclin de la vérité semble laisser la place libre au « Vrai », qui ne satisfait sans doute ni notre besoin de rationalité globale ni notre besoin de sens, mais qui a, en revanche, le mérite d’être objectif et de s’imposer à tous. La volonté de ne pas tricher avec les faits paraît dominer la société contemporaine, laquelle ne se cache pas de préférer les sciences à la métaphysique. Dès lors, l’on est aujourd’hui porté volontiers à identifier le « vérifié » à ce qui est accepté scientifiquement, et à considérer que la science se définit précisément comme l’activité qui vise à produire, selon une démarche rigoureusement contrôlée, une description vraie du monde. Mais cette assimilation est problématique, parce qu’il n’est pas sûr que les scientifiques, qui se veulent avant tout des chercheurs, revendiquent vraiment la possession de la vérité. « Contrairement à ce qu’on croit souvent, écrit François Jacob, (Prix Nobel de biologie 1975), dans Le Jeu des possibles, l’important dans la science c’est avant tout l’esprit qui produit. C’est autant l’ouverture, la primauté de la critique, la soumission à l’imprévu, si contrariant soit-il que le résultat, si nouveau soit-il. Il y a belle lurette que les scientifiques ont renoncé à l’idée d’une vérité ultime et intangible, image exacte d’une réalité qui attendrait au coin de la rue d’être dévoilée. Ils savent maintenant devoir se contenter du partiel et du provisoire. » (p.11)

   En outre, il n’existe pas « une » science mais « des » sciences hétérogènes par leurs concepts et leurs méthodes de validation: peut-on vraiment du coup affirmer, par exemple, que la vérité est de même nature en mathématiques, dans les sciences de la nature, où les raisons empiriques sont déterminantes sans détenir un monopole absolu, ou dans les « sciences humaines », qui sont en partie des sciences de « compréhension » dans lesquelles la place de l’interprétation subjective devient relativement importante ? On a d’ailleurs plus de mal qu’il n’y paraît à déterminer ce que ces « disciplines » ont en commun, et qui justifient la confiance qu’on doit leur accorder. II ne fait pas de doute, en revanche, que pour le grand public la valeur de la science tient d’abord aux prédictions empiriques exactes qu’elle fournit.

Ombre et lumière, métaphores du mensonge et de la vérité ?

    La même réalité peut donc être l’objet de discours multiples ; le même événement humain, par exemple, peut être expliqué en termes physiques, biologiques, psychologiques, sociologiques etc. Et chacun de ces discours peut être « vrai » à son niveau. Même si la production d’une description exacte du monde est bien l’un des objectifs de la science, ce n’est pas assurément le seul. Même si elle permet, de façon incontestable, la constitution d’un savoir suscitant le consensus de tous ceux qui s’y consacrent, la question reste ouverte de savoir si elle a vocation à décrire le monde dans sa totalité de ses aspects, ou simplement à en extraire ce qui, en lui, est qualifiable et objectivable – la dimension du « matériel » – en laissant de côté par principe ce qui est du domaine du qualitatif et du « spirituel ».

    L’opacité de la réalité et le fait qu’elle soit rebelle à la saisie de la raison résulte au moins de deux raisons. D’abord, nous ne pouvons jamais avoir affaire à une réalité nue à laquelle nous pourrions confronter ce que nous pensons d’elle. Ensuite, au moins une partie de la structure que nous croyons découvrir en elle est manifestement l’oeuvre de notre esprit, qui consacre beaucoup d’efforts à forger des instruments intellectuels qui en permettent la description. C’est en ce sens que Brunschvicg dit que même les faits sont « faits ».

III- De la connaissance comme contemplation à la connaissance comme construction : le jeu des miroirs

     Pour une large partie de la philosophie grecque, le but de la pensée est de parvenir à la contemplation de la réalité authentique, de façon à rendre l’homme, selon le mot de Platon, « semblable à ce qu’il imite, et donc lui-même divin, dans la mesure où la condition humaine le permet ». Mais la conception qui va la plus marquer la philosophie est évidemment celle des sectes présocratiques qui enseignent, elles, que le sage peut accéder à la révélation de la vérité, au terme d’une ascèse qui lui permet de se libérer de « l’opinion » et de s’arracher aux apparences trompeuses dont l’esprit est spontanément prisonnier. C’est en ce sens que le platonisme propose le mythe d’une ascension dialectique de l’âme, se dégageant du monde instable des sensations vers la contemplation de la réalité des formes (Idées éternelles).

    Ce désir de connaissance contemplative se poursuit chez Aristote, mais sous une forme moins mystique : le besoin de savoir et de voir est posé comme originaire dès le début de la Métaphysique ; et la forme « la plus divine » que puisse atteindre un homme est, du coup, encore une fois, la vie méditative – l’activité de Dieu lui-même n’est-elle pas d’ailleurs dans la contemplation ? -. Cette connaissance a un caractère absolu même si Aristote distingue des degrés dans le savoir : l’art se distingue de l’expérience par son caractère conceptuel, et la science se distingue à son tour de l’art à la fois par sa certitude et par la nature de ses objets, intemporels et généraux (« ce qui est l’objet de science est nécessairement »).

     Dans l’Antiquité, c’est plutôt à une autre conception de la « Vérité » métaphysique que la conception grecque va s’affronter. A l’idée d’une gnose permettant à l’homme de remonter du sensible vers le divin, s’oppose, en effet, profondément l’idée judéo-chrétienne de la Révélation celle du Dieu transcendant et incompréhensible, créateur de l’univers auquel il édicte ses lois, qui n’est accessible à l’homme que dans la mesure où il se manifeste à lui par la parole d’abord, par la médiation du Christ ensuite.

Les multiples visages de la quête de la vérité dans la philosophie des sciences

    On comprend que cette tradition judéo-chrétienne soit plutôt méfiante à l’égard du désir de connaître le monde extérieur : « ne te tourne pas vers l’extérieur, rentre en toi-même, la vérité habite à l’intérieur de l’homme » dit Saint Augustin dans ses Confessions. Dans cette perspective, l’expérience de la vérité la plus fondamentale est celle de l’illumination par la foi. On assiste ainsi au développement d’un rationalisme chrétien, remontant sans discontinuité de la connaissance du monde ou des vérités éternelles à la connaissance métaphysique du Dieu infini qui leur donne l’être. Telle est, chez Descartes (Discours de la Méthode, Méditations Métaphysiques, Règles pour la direction de l’esprit,), Malebranche (De la recherche de la vérité), Spinoza, la confiance dans la capacité de l’esprit à atteindre une vérité dont il sent pourtant qu’il n’est pas l’auteur.

    Dans le Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza, on retrouve les points essentiels des thèses de ces philosophes du XVIIe siècle : la pensée vraie est une réalité première et immédiate (« nous avons des idées vraies ») ; la vérité n’est que le caractère d’une idée adéquate ; la vérité ne peut jamais être simplement la constatation empirique d’un fait, mais elle implique toujours la compréhension d’un rapport nécessaire. Nous n’avons pas besoin de confronter l’idée à une réalité extérieure pour savoir qu’elle est vraie, mais c’est sa propre adéquation interne qui nous la révèle on ne peut posséder une idée vraie sans savoir qu’elle est vraie.

     Dans L’Ethique, Spinoza écrit: « Notre âme étant une partie de l’entendement de Dieu, il est nécessaire que les idées claires et distinctes de notre âme soient vraies comme celles de Dieu. » La compréhension rationnelle de la vérité est du coup la première condition de notre libération par rapport à l’aliénation passionnelle, à la fois parce qu’elle est en elle-même une expression de la puissance de notre esprit et une source de joie ; et parce que c’est dans l’intelligence de la nécessité que réside la liberté. Dés lors, la possession d’une idée vraie nous permet de remonter de façon à la fois démonstrative et intuitive, à Dieu, l’Etre vrai, la substance infiniment infinie, qui en est la source et le principe. Le Court traité affirmait : « Dieu, ou ce qui revient au même, la vérité ».

IV – La tentation pragmatiste comme volonté de preuve de la vérité

    La réflexion philosophique sur la vérité évolue au XIXe siècle en direction du pragmatisme c’est-à-dire de l’affirmation que la vérité d’une idée ne consiste pas dans sa relation avec une réalité extérieure par essence insaisissable, mais qu’elle se détermine au vu de ses conséquences pratiques. Est vraie l’idée qui nous permet de prédire les événements qui vont se produire, de mieux dominer notre environnement qui est pour nous plus utile par ses résultats.

   L’américain William James, au XIXe siècle représente l’un des plus éminents défenseurs de cette philosophie pragmatiste, matérialiste de la vérité. Il écrit, entre autres, dans Le pragmatisme (Flammarion) : « Le vrai est ce qui est avantageux pour notre pensée comme le juste est ce qui est avantageux pour notre conduite… Les idées deviennent justes dans la mesure où elles nous aident à entrer dans des relations satisfaisantes avec les autres parties de notre expérience… La vérité est une espèce de bien, et non comme on le suppose habituellement une catégorie différente du bien. La vérité est le nom de tout ce qui ce révèle être le bien dans le domaine de la croyance. » Dans ce sens, William James affirme que : « Dieu est une idée dont on se sert. ».

     Dans une perspective plus historique, la critique nietzschéenne de la notion de vérité dans la philosophie occidentale s’entend comme une thèse pragmatiste. Selon lui, la connaissance repose probablement toute entière sur des erreurs vitalement nécessaires. (« Pour subsister la vie a besoin d’erreurs foncières » La volonté de puissance, tome II, Livre 3, paragraphe 588). Les grandes catégories au moyen desquelles nous pensons le monde (la substance, la causalité etc.) sont sans doute fictives, mais nous ne pouvons subsister sans elles car elles contribuent à accroître notre sentiment de puissance : « Le critère de la vérité consiste dans l’intensification du sentiment de puissance ». Dans l’idée commune de vérité indépendante de nous, qu’il faudrait atteindre en mettant entre parenthèses nos intérêts, Nietzsche y voit précisément l’expression d’une démission du vouloir, d’un affaiblissement de la vie. En effet, toute connaissance est toujours une interprétation que nous imposons au monde au moyen de formes que nous créons. Ceci impliquerait de renoncer à la fois au mythe du savoir désintéressé (derrière le désir de connaissance se cache toujours un jeu d’instincts) et à celui de la vérité unique qui appellerait par tous une même contemplation (« Toute signification est une signification relative, une perspective »). En d’autres termes, il s’agit de revendiquer le monde et la vérité comme la création de l’homme, de remplacer l’image du savant objectif ou du métaphysicien, par celle de l’artiste qui façonne la réalité. Comme le reconnaît Nietzsche : « Notre droit souverain d’artiste pourrait exulter à l’idée d’avoir créé ce monde ».

    Cette conception de la vérité a inspiré nombre d’auteurs au début du XX e siècle dont l’un des plus grands est, sans conteste, Jean-Paul Sartre : Les Séquestrés d’Altona ; voir aussi Pirandello Vêtir ceux qui sont nus ; Cocteau : Thomas l’Imposteur ; Giraudoux : Sigfried, etc. Ces thèse montrent, par exemple, que nous ne pouvons vivre sans stabiliser un devenir toujours fluide par des formes qui, fictives au départ, deviennent peu à peu notre réalité profonde; sans nous identifier, en d’autres termes, aux personnages que nous jouons ; sans nous raccrocher pour supporter la vie, à des mythes protecteurs et à des identités illusoires, sans lesquels nous n’aurions plus qu’à mourir. Nous sommes tous, en un sens, des imposteurs ; mais l’imposture étant une nécessité vitale, nous sommes authentiques dans nos mensonges mêmes. Ces thèses soulignent aussi qu’il n’y a, sur la réalité humaine, que des points de vue, des interprétations, multiples et inachevables, et pas de vérité unique cachée derrière les choses. Le propre de l’homme, être de conscience et de langage, est de vivre dans l’irréel, le possible, la fiction, et qu’en conséquence tout effort pour séparer complètement le réel et l’imaginaire, et pour ramener l’homme « aux choses mêmes », est voué à l’échec : la réalité est toujours construite, et la frontière entre la vie et la littérature impossible à tracer.

    Dès lors, il n’y a que des interprétations mais pas de sens vrai du monde. Dans les années 30, les régimes totalitaires prennent leur essor en mettant au point des méthodes de manipulation de l’information et de conditionnement de la population d’une efficacité jusque-là inconnue. On découvre, après avoir commencé par en être victimes, ce que sont le mensonge et la désinformation, et de quel pouvoir prodigieux d’affabulation et de mystification les hommes sont capables. Et on prend conscience du coup de ce qu’il peut y avoir d’imprudent à vouloir dépasser la conception classique de la vérité objective. Certains auteurs sentent bien que c’est l’idée même de correspondance à la réalité qu’il s’agit de réhabiliter contre les arguments des nouveaux sophistes.

     Exemplaire à cet égard une oeuvre de combat comme celle de George Orwell, toute entière dominée par l’obsession de l’imposture, particulièrement évidente dans ses deux livres les plus célèbres. La ferme des animaux, d’une part met en scène un cochon qui ressemble beaucoup à un Goebbels stalinien (« Brille-Babil ») qui fait la démonstration de la puissance du verbe, pour légitimer la transformation progressive d’une révolution égalitaire en un despotisme hypocrite et écrasant. D’autre part, 1984 est une vision hallucinée de ce que peut être une cité reposant sur la terreur et la désinformation. Le ministère de la propagande où l’on réécrit chaque jour l’histoire passée en fonction des impératifs de la politique présente, s’appelle précisément « ministère de la vérité ». II est clair qu’aux yeux d’Orwell, qui plaide simultanément pour la valeur de la liberté et pour celle de la vérité, en affirmant leur profonde solidarité (« la liberté, écrit W. Smith, dans son journal, c’est le droit d’affirmer que 2+2 font quatre »), les tendances pragmatistes et relativistes de la pensée moderne risquent de rendre possible l’asservissement de l’homme qu’elles paraissent vouloir exalter.

Vérité ou vaste océan de faits incommensurables et inconnaissables ?

    D’abord, s’il n’y a pas de vérité indépendante et objective qui s’impose à nous, et que notre tâche (devoir) est de reconnaître ; en d’autres termes, si la vérité se ramène à ce que le groupe décide qu’elle est, alors la revendication d’une pensée personnelle et libre perd une large partie de son fondement. Mais, plus fondamentalement encore, le totalitarisme contemporain s’enracine précisément dans le désir d’affirmer que l’homme est la seule réalité ; voire dans le rêve de le rendre tout puissant, et de le considérer comme le créateur, non seulement du bien et du mal, mais du monde même. Un tel rêve est manifestement mégalomaniaque et destructeur. O’Brien, le doctrinaire de l’Océania, n’affirmait-il pas : « Nous commandons à la matière puisque nous commandons à l’esprit (…). Nous faisons les lois de la nature (…). Rien n’existe que par la conscience humaine. (…) Hors de l’homme, il n’y a rien. Notre philosophie est un solipsisme collectif »‘ (p.372 à 375, Folio, Paris).

     Il est significatif de voir Orwell, l’athée, dénoncer avec la même vigueur qu’un chrétien toute tentative d’auto-divinisation de l’homme, et soutenir que c’est seulement dans la reconnaissance d’une altérité qu’il ne peut réduire – celle du vrai, celle du juste – que celui-ci peut trouver son humanité.

Conclusion générale : il n’y a pas de vérité en soi

    En définitive, malgré cette tension de la conscience humaine contemporaine vers un fondement structurant, une valeur de vérité éminente, il y a une vague relativiste qui déferle sur les sciences humaines et en philosophie dans les années 70. En substance, on peut dire que ces thèses défendent les idées suivantes: on ne peut penser qu’à l’intérieur d’un cadre intellectuel, constitué d’un ensemble de postulats implicites définissant une « vision du monde », toujours en un sens arbitraire. Dès lors, aucune conception du monde ne peut être dite supérieure à une autre, puisqu’il n’y a pas de critères d’évaluation indépendants qui permettrait de juger l’une ou l’autre de l’extérieur. Le pluralisme est donc indispensable en droit comme en fait. Il y a des systèmes de valeurs morales, politiques, esthétiques, et peut-être même des systèmes de connaissances concurrents, entre lesquels aucun choix rationnel ne peut être fait. Et lorsqu’un consensus universel semble se réaliser, il cache toujours un rapport de domination. Dans une telle perspective, s’il n’est pas niable que la science occidentale permet une plus grande efficacité technique que les savoirs traditionnels, elle ne leur est pas, dans l’absolu, supérieure. Elle n’est pas plus vraie que la science des yogis ou des chamans ; mais elle reflète simplement le choix d’une vision du monde privilégiant le matériel et le quantitatif. C’est pourquoi Paul Veyne affirme que : « Chaque époque pense et agit à l’intérieur de cadres arbitraires et inertes », et que chacune possède un « programme de vérité différente », assimilable à un « style de l’imaginaire ». Il poursuit en ces termes : « Ce ne sont pas seulement les vérités qui ont une histoire, mais le critère même du vrai et du faux. Ainsi, chez les Grecs il fut un temps où pour connaître le passé il suffisait de l’inventer ; on n’était pas pour autant un faussaire ; plus tard, la vérité consista à recopier ce qui se savait… » (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris, Seuil, 1983).

     En fait, il faut remplacer l’idée d’un progrès linéaire de l’esprit vers la vérité par le constat d’une irréductible diversité des manières de penser et de définir le vrai.

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