
Introduction
Comme leur nom l’indique, les sciences humaines ont pour objet l’étude de l’homme. Il s’agit d’une analyse à la fois de ce que l’homme a fait et du comment il se fait dans le temps et dans l’espace. C’est ce dont s’occupe surtout l’histoire. A ceci il faut ajouter que l’homme cherche, non seulement une origine dans le temps et une attache dans l’espace, mais en outre, il cherche à connaître la nature de ses attitudes, de ses comportements. Cette étude de soi-même, qu’on appelle, par ailleurs, la psychologie l’amène à examiner sa conduite vis-à-vis des autres. En d’autres termes, la sociologie analyse les rapports complexes qui régissent la vie d’une société humaine donnée.
Si on s’en tient à ces quelques sciences et à leur définition schématique, on voit que, contrairement aux autres connaissances de l’homme, elles ont pour objet l’étude dece qui est spécifiquement humain. Car si les autres sciences ont un objet d’étude extérieur à l’homme, un objet concret, décomposable, manipulable, dans les sciences humaines, l’homme, sujet et auteur des sciences, se prend lui-même comme objet d’étude. Mais l’homme peut-il faire abstraction de lui-même, c’est-à-dire de sa subjectivité, pour s’étudier avec un regard neutre afin de parvenir à la vérité ou, du moins, à l’objectivité ?
Pour montrer cette impossibilité de l’objectivité propre aux sciences humaines, on peut tenter une relative analyse de la situation concrète de l’historien. En effet, on a pu penser un moment que l’historien peut atteindre l’objectivité en histoire en faisant abstraction de son temps, voire de son origine. Or, au dix-neuvième siècle, l’historien Jules Michelet (1798-1874) avait voulu appliquer ce principe dans l’écriture de son Histoire de France. Pour parvenir à son but, il s’enfermait dans une bibliothèque à la fois pour écrire et consulter les archives, se refusant même à lire les journaux, c’est-à-dire le véhicule de la connaissance des réalités de son époque.Mais, l’oeuvre achevée ne porte pas moins, malgré Michelet, les valeurs, les luttes politiques partisanes de la France de la première moitié duXlXè siècle. Jules Michelet s’est projeté dans son histoire de France avec les réalités de son temps. Il n’a pas pu échapper à sa subjectivité et l’objectivité qu’il visait au départ n’a été qu’un idéal irréalisable.
L’exemple de Michelet montre que l’historien est d’abordun homme. A ce titre, il est issu d’une classe donnée de la société ; et il est le produit de l’éducation propre à cette classe. Il véhicule, qu’il le veuille ou non, les préjugés de son milieu. Sa position par rapport à l’histoire reflète son origine. Ainsi, un aristocrate qui étudierait l’histoire de son pays aurait tendance à accorder à l’aristocratie le moteur, le dynamisme de l’histoire.Pour lui, seuls les aristocrates seraient les artisans de l’histoire. Il en serait de même d’un bourgeois.
Par ailleurs, contrairement à la physique, à la biologie ou à la chimie, l’objet de l’histoire n’est pas. Il a été. Aussi, la démarche de l’historien sera nécessairement intéressée et partiale.Il vise non pas à saisir le passé humain, dans sa totalité, mais à étudier des époques voire des aspects (l’économie paysanne par exemple) d’une époque donnée, d’une région donnée. Cette étude elle-même, dans la mesure où elle porte sur des faits qui sont consignés dans des archives, n’est qu’une interprétation. Et toute interprétation implique nécessairement la personnalité humaine. C’est pourquoi, on peut dire que l’historien se projette dans l’histoire avec ses valeurs, ses sentiments et ses passions. En plus, l’historien lui-même est impliqué dans l’histoire. A l’exemple de Jules Michelet, il vit dans l’histoire et il appartient à une époque, à un temps, à une classe sociale dont il ne peut s’abstraire.
C’est pourquoi aussi, on peut soutenir que toute oeuvre historique, en tant qu’elle est un moment de l’histoire, est non seulement relative, mais irrémédiablement subjective. Elle n’est rien d’autre qu’une vision de l’histoire. Cette vision elle-même portel a marque des positions philosophiques, morales, politiques, sociétales et religieuses de l’historien. En ce sens, toute oeuvre historique est donc à la fois partiale et partielle. Elle rend inévitable la subjectivité dans la mesure où c’est un homme qui étudie ses semblables pour lesquels il peut avoir de la sympathie ou de l’antipathie.
En dehors de l’histoire, et si on se réfère aux autres sciences humaines mentionnées plus haut, on peut admettre que le psychanalyste ou le psychologue eux-mêmes ont leur complexe propre. Le sociologue n’est pas différent des autres hommes : il n’est pas un pur esprit. Il est issu d’une famille et le produit d’une classe sociale, d’une nation. L’économiste non plus n’échappe pas à ses données objectives. Il vit dans un certain système économique et prend position conformément aux exigences de ce système. S’il appartient à la classe dominante de son pays, il fera l’apologie de son système qu’il considère comme le meilleur possible. Qu’il suffise pour s’en convaincre de consulter des ouvrages relatifs aux systèmes d’économie libérale et d’économie socialiste. Les auteurs font preuve d’ingéniosité, d’intelligence, mais aussi de partialité pour montrer en quoi leur système spécifique est le meilleur.

Ainsi, dans les sciences humaines, il y a un risque permanent de partialité, et des perspectives toujours subjectives. Il convient donc de reconnaître, en toute honnêteté, cette difficulté, ce qui nous permet de relativiser la prétention de ces sciences à la vérité qui se veut aussi fondée, aussi solide que celle des sciences de la matière.
L’exemple de l’historien, que nous venons d’analyser, montre bien que la subjectivité, en cette matière, apparaît comme un « mal » nécessaire, en tant qu’elle est incontournable. Mais, puisqu’elle est ainsi reconnue, puisqu’il s’agit d’une réalité désormais établie, personne n’est plus dupe quant au contenu d’un livre d’histoire. Il est considéré, non comme une science, mais comme interprétation savante, intelligente d’un moment de l’histoire des hommes.
A l’opposé de cette attitude intellectuellement honnête, il semble que les ethnologues qui ont des difficultés souvent identiques à celles de l’historien au cours de leurs investigations prétendent être des scientifiques. Ils se justifient en affirmant qu’ils travaillent sur une réalité concrète et actuelle.
Mais ils oublient d’insister sur le fait qu’ils étudient des sociétés humaines qui leur sont étrangères ; et que, ne maîtrisant pas la langue de celles-ci, beaucoup de faits leur échappent nécessairement. En outre, il faut qu’ils soient acceptés parla population étudiée. Et ce n’est que dans l’acceptation qu’une connaissance réelle est possible. Or, la plupart des ethnologue sont travaillé dans l’ignorance ou dans le mépris de ces conditions.
C’est pourquoi, on peut s’interroger sur les motivations des recherches ethnologiques, sur ce qu’est le savoir ethnologique.En d’autres termes, y a-t-il réellement un savoir ethnologique ?
I –Les présupposés malsains de l’ethnographie

La naissance de l’ethnographie, puis de l’ethnologie (ce terme signifiant l’étude des peuples dits primitifs) semble avoir deux raisons.
La première résulte de la curiosité de plus en plus grande accordée aux littératures des explorateurs, aux récits de voyages et bien entendu aux inepties qu’ils contiennent. C’était l’époque de la découverte du monde extérieur à l’Occident. A ce premier aspect, il faut ajouter au dix-neuvième siècle, une curiosité plus intellectuelle d’approcher, de connaître et d’étudier l’étrangeté des moeurs et des traditions des peuples dits primitifs. Ainsi, concernant les premiers occupants des Amériques, c’est-à-dire les Amérindiens du Nord et du Sud, puisqu’on envisageait leur quasi-extermination après les avoir vaincus, il fallait se dépêcher d’étudier leurs cultures (c’était le but de l’anthropologue américain Lewis Henry Morgan- voir La société archaïque) avant qu’ils ne disparaissent entièrement. Donc, on les étudiait non pas en fonction d’eux-mêmes, de l’intérêt ou de l’importance de leurs cultures, mais surtout pour satisfaire la curiosité des hommes blancs ; pour instaurer un dialogue de savants à leur sujet et pour enfin enrichir les bibliothèques occidentales des recueils de leurs pratiques comme vestiges de1’histoire.
La deuxième raison date de la colonisation des territoires malgré le reste de ces populations elles ont été massivement décimées). Puisque les coloniaux n’avaient pas de connaissances fondées sur les populations autochtones en vue d’une colonisation systématique et complète, ils ont fait appel aux services des missionnaires qui sont des moyens efficaces de toute domination impérialiste ; et notamment à ceux qui avaient une formation spécialisée dans les sciences humaines, en l’occurrence, les ethnographes. Leur but consistait à tenter de pénétrer les sociétés dominées par l’étalage d’intentions bonnes, amicales et pacifiques de manière à pouvoir mieux les étudier. Grâce à ces études, on savait quelles étaient leurs forces et leurs faiblesses et, donc, par quels moyens on pouvait désintégrer leurs systèmes et leur unité culturels et sociaux. N’est-ce pas dans cet esprit que les ethnologues occidentaux envahirent, depuis le début de ce siècle, ce qu’ils appellent leurs terrains respectifs, en Afrique et ailleurs ?
A- Il suffit de jeter un rapide coup d’oeil sur les premiers ethnologues, ceux qu’on appelle les ethnographes, pour se rendre compte du regard méprisant des maîtres sur les vaincus.
On n’avait aucun respect de l’intimité de ceux qu’on observait. Tout était permis, tant au niveau de l’observation descriptive que de la fixation par images de ces hommes. Il ne fallait rien laisser
passer de l’observation de leurs comportements, de leur conduite et, si possible, photographier le maximum de curiosités.
On a pu ironiser parfois, à propos de cette attitude véritablement vexante et indiscrète des ethnographes/ethnologues notamment concernant lesIndiens d’Amérique du Nord, en disant que chaque famille était composée, outre le mari, la femme et les enfants, d’un ethnologue.Georges Balandier, dans la première version de son Afrique Ambigüe considérait intolérable et même scandaleuse la conduite de certains de ses compagnons assoiffés de photographies indécentes, de recueil d’informations à tout pris envers les populations africaines qu’ils prétendaient étudier.
Il résulte des informations recueillies par ces ethnographes voyageurs des observations notées ou rapportées rapidement. Les premières enquêtes de la quasi totalité des ethnographes/ethnologues se situent en dehors de la réalité intrinsèque des populations observée ; même l’œuvre monumentale de Lévi-Strauss, Tristes tropiques, n’échappe pas tout à fait à se schéma. C’est ce que les Anglais appellent enquêter en outsider. Or, tout le monde sait qu’une observation rapide de n’importe quelle population humaine passe à travers des prismes nécessairement déformants des représentations préjudiciables des observateurs.
Dans ces conditions, on ne fait aucun effort intellectuel pour voir d’un regard neutre ou, à tout le moins, objectif l’objet d’enquête. Dès lors, on se conduit suivant les modèles de sa moralité et les idéaux de sa propre culture. Ceux-ci, on le sait bien, ne permettent guère une mise en cause, sans quelque violence, sans quelques efforts pour les relativisation par rapport à d’autres modèles culturels. En outre, les Occidentaux se croyant supérieurs et maîtres des populations vaincues tant par la ruse que par la guerre, ne toléraient aucune concession quant à la relativité de leurs modèles culturels. Au contraire, ils représentaient le modèle par excellence que toutes les populations humaines devaient suivre pour réaliser une véritable nature humaine, pour sortir de l’état de barbarie, de primitivité, de sauvagerie, où le monde dominé était encore plongé.

C’est pourquoi, les observations, les enquêtes et les études des ethnographes ne pouvaient être que caricaturales, insolentes et vexantes. C’est pourquoi aussi, en réalité, elles n’étaient pas entièrement fondées ; elles n’étaient pas totalement vraies ni valables parce qu’elles étaient essentiellement dominée par les préjugés des dits chercheurs et/ou savants. Le regard du dehors et de l’intérieur, à ce titre, ne sauraient être comparables. N’est-ce pas cette littérature préjudiciable qui a instauré une sorte d’incompréhension réelle entre les Occidentaux et les autres peuples ?
B- Avec la constitution d’un tel savoir, l’instauration d’un dialogue positif s’avère difficile. En effet, il est difficile en ce sens que les regards qui se croisent autant d’un côté que de l’autre, n’ont pas au-delà des êtres humains eux-mêmes s’observant ainsi des intentions identiques. Ce savoir a érigé, en vertu des conditions inégales, certains en maîtres, en savants, d’autres en hommes dominés, en ignorants. D’un côté, il y a des maîtres qui donnent un savoir avec beaucoup de mépris et de l’autre, des mains tendues qui reçoivent de façon obligatoire.
Car les peuples soumis n’ont jamais demandé à adopter la civilisation occidentale. Et leurs enfants, aujourd’hui acculturés, (ce qui constitue une perte considérable de leurs cultures originaires)non plus n’ont jamais demandé à faire partie de l’univers culturel occidental par l’éducation scolaire, intellectuelle qui les a façonnés dans leur être profond, dans leurs conduites, à être des espèces d’ « occidentaux », qu’ils le veuillent ou non. En d’autres termes, ils sont façonnés comme on moule un objet. Or, il me semble que si, dès le départ, la compréhension entre Occidentaux et peuples africains, ou d’ailleurs, s’était faite par le biais d’une volonté de connaissance mutuelle réelle, ou plutôt par le constat de l’existence indéniable de leurs cultures et de leurs civilisations spécifiques, alors la digestion et l’assimilation de ces cultures par l’occident, dont nous sommes aujourd’hui témoins, n’auraient pas lieu. LaChine, le Japon et beaucoup d’autres pays asiatiques qui ont gardé, malgré les influences occidentales, leurs caractères culturels, leurs spécificités, constituent des exemples manifestes. Cela aété possible, dans la mesure où, à l’origine des contacts naturels, les Occidentaux ont été contraints de reconnaître, par exemple, l’importance de la civilisation chinoise ou japonaise. Mais, en dépit de cette reconnaissance, ils ont bien tenté de les phagocyter comme ils l’ont fait ailleurs ; mais sans succès. C’est, entre autres raisons, ce qui explique aujourd’hui leur progrès économique dans le cadre et les normes de développement des pays occidentaux. Il aurait fallu que les civilisations des peuples africains fussent également agressives pour éviter d’être aujourd’hui quasi annihilées.
C- Pour en revenir plus concrètement aux ethnographes il convient de reconnaître qu’ils ont constitué un savoir intermédiaire et ceci pour plusieurs raisons.
On ne saurait prétendre étudier une population donnée quand on ignore le moyen essentiel de cette étude, à savoir la langue. Or, il est établi que beaucoup d’ethnologues(si ce n’est 1a totalité) ne savaient pas parler la langue des hommes qu’ils voulaient connaître. Imaginez par exemple le ridicule dont on couvrirait un individu, issu d’un univers culturel totalement différent de celui des Français, ne sachant prononcer aucun mot français qui voudrait étudier, de façon sérieuse, la vie de la population française, sa civilisation, ses traditions et ses coutumes. Il est quasi certain que, si cet individu a de l’audace en écrivant, certes, des observations en sa langue en regardant vivre ce peuple du dehors, il ne pourrait avoir que de fausses impressions et ne tirer que des constats erronés. Les récits des touristes contemporains, notamment ceux des voyages organisés qui parcourent les pays sans prendre le temps de les regarder de près, témoignent, par leur caractère hâtif et leurs idées préconçues, de leurs jugements préjudiciables aux populations locales. Et le savoir ethnographique, constitué dans ces mêmes conditions de rapidité est, à bien des égards, réfutable.
Ceci est d’autant plus conforme aux faits que, n’approchant pas les populations étudiées, ils ne peuvent se livrer qu’à des interprétations des conduites extérieures de celles-ci. Déformé par certaines perversions sexuelles dans les pays du Nord, il est facile à un homme qui se rend pour la première fois en Afrique noire, de croire à une homosexualité masculine en voyant des hommes se tenir amicalement par la main. Une telle conduite est fréquente chez les peuples africains. Mais, ensoi, elle n’a aucune arrière pensée sur ces choses par ailleurs sévèrement condamnées par les traditions quand on les décèle. Cet exemple montre bien le risque de l’aberration des interprétations hâtives ; d’autant plus qu’elles se réalisent du dehors. On sait très bien que le comportement d’un homme en société n’est pas forcément le même qu’il montre à l’intérieur, c’est-à-dire chez lui.
De façon générale, on apprend à connaître véritablement les hommes en vivant avec eux, en partageant tous les jours les faits et gestes de leur vie. A ce sujet, on peut noter l’extraordinaire exemple de Bronislaw Malinowski qui, au début du XXe siècle, contraint par des raisons politiques majeures à l’exil, a été amené à partager, pendant plusieurs années, la vie quotidienne des populations des Iles Trobriand en Mélanésie (voir l’un de ses ouvrages : La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives). Robert Jaulin fit également une telle expérience au Tchad parmi le peuple Sara ; une expérience qui a donné lieu à l’écriture de l’un de ses grands ouvrages d’ethnologie, La mort Sara. Cette expérience unique de l’immersion d’un Occidental dans la culture d’un peuple sous occupation française (il fut même initié aux mystères de ce peuple) donna lieu à de vifs débats et condamnations de la part de ses pairs anthropologues.
Outre le caractère hâtif et déformant de l’ethnographie, on peut soutenir que l’un des défauts majeurs du savoir ethnologique résulte de ce qu’il est, dans la plupart des cas, monnayé. En effet, l’ethnologue va payer des personnes qu’il choisit surplace selon je ne sais quels critères ; des personnes qu’il croit par ailleurs détentrices du savoir de la population auprès de laquelle il mène ses enquêtes. Certes, cette pratique est plutôt récente. Au début du XXe siècle, avec la domination coloniale, l’ethnologue s’imposait aux gens. Il pouvait contraindre impunément les anciens d’un village à devoir subir l’enregistrement de ses propos. A la limite, on peut dire qu’il lui importait peu de soumettre ce que les anciens racontent à un examen rigoureux, pourvu que ses enregistrements soient faits. D’ailleurs, avait-il la distance nécessaire de la faire ? Quand bien même il aurait eu l’idée, il se trouverait, il se trouverait vite dépourvu de moyens qui lui permettraient de vérifier effectivement les informations collectées dans ces conditions on scientifiques dans la mesure où il ne témoignait d’aucun intérêt pour les populations étudiées et qu’il ne parlait pas leur langue.
En fait, la pratique de l’information monnayée est plutôt courante de nos jours. C’est l’ethnologue lui-même qui l’a instaurée. Et il appelle cela un échange de bons procédés. Il semble qu’il y a tout de même une différence entre le fait de faire un cadeau à quelqu’un et le fait de lui acheter quelque chose. Or, une information ne peut être valable, du moins traditionnellement dans les pays africains, que si elle est offerte de façon amicale, de façon cordiale, mais non achetée. C’est une longue amitié assurée qui a conduit Ogotemmeli à livrer àMarcel Griaule le savoir occulte des Dogons dans Dieu d’eau. En outre, lorsqu’une information est achetée, il n’est pas prouvé que celui qui la fournit soit honnête dans ses propos et dise la vérité sur la réalité de sa culture dont il ne maîtrise pas forcément les données fondamentales. Il peut avoir bâti des mensonges qu’il énonce de façon logique, sérieuse mais en apparence seulement, qui trompent ou illusionnent son interlocuteur.
D- A cette dernière aberration est liée une autre tout aussi grave : la pratique (c’est mauvais procédé en soi) de l’emploi d’informateurs, c’est-à-dire des intermédiaires entre soi et les populations étudiées. Certes, l’ethnologue n’a pas d’autre choix que de devoir faire usage de ce moyen dans la mesure où il ne parle pas la langue et qu’il ne comprend pas la culture qu’il voudrait connaître. Dans cette démarche, l’informateur est rémunéré, parfois même bien payé. Ainsi, gagné par la sympathie de l’ethnologue, il est mis en confiance et peut lui révéler certains traits cachés de ses traditions. Cependant, cette complicité « amicale », quand elle est instaurée, n’empêche pas les problèmes importants de traduction d’une langue à une autre. Ce qui veut dire que dans la quasi totalité des cas, les choses ne sont pas fidèlement retransmises.
En outre, on sait que ces informateurs, en général, ne sont pas des grammairiens en français. Il s’agit de personnes qui ont quelques connaissances reçues à l’école et qui se défendent relativement bien en français. Même à leur niveau, les choses sont loin d’être simples quant à la transmission et à la traduction fidèles des informations recueillies. On sait que les intermédiaires et/ou informateurs, quand ils rencontrent des difficultés de traduction, préfèrent les passer sous silence. Donc, comment, dans ces conditions, peut-on prendre véritablement au sérieux ce savoir incomplet, acquis dans de mauvaises conditions et qu’ironiquement on qualifie de scientifique ? Dans quelle mesure peut-on fonder le savoir ethnologique de façon rigoureuse suivant les normes d’une recherche scientifique réelle ?

II- Les difficultés liées aux données des ethnologues africains
On a pu penser qu’avec l’émergence de plus en plus importante d’ethnologues africains, on aurait un regard nouveau dans ce domaine. Malheureusement, il n’en est rien. Ces ethnologues, formés aux écoles d’ethnologie en Occident, ne peuvent s’empêcher de raisonner comme leurs professeurs et avec les mêmes concepts. Il est établi qu’un certain nombre d’entre eux n’arrive pas à effectuer, pour des raisons diverses, des enquêtes ou des investigations sur le terrain, c’est-à-dire dans leurs pays et leurs cultures d’origines. Dans ce cas, ils se contentent de consulter les archives constituées par les récits des explorateurs et les biographies des ethnologues occidentaux, voire les récits des gouverneurs coloniaux. Parfois, ces récits ne concernent qu’indirectement et de loin leurs peuples d’origine. Ils forcent donc les données à s’exprimer dans leur sens. Ainsi, non seulement ils contribuent à perpétuer une tradition fondée sur des bases parfois (pour ne pas dire souvent) erronées, mais aussi ils créent eux-mêmes un savoir déformé, manipulé, fictif.
Convient-il de rappeler ou d’insister sur le fait qu’il s’agit seulement d’un certain nombre d’ethnologues africains et non de la totalité ? Il existe en effet, aujourd’hui, de brillants ethnologues africains qui ont réalisé d’excellents travaux sur leurs cultures d’origine. A titre d’exemple, on peut citer Niangoran Boa qui a fait une excellente thèse sur certaines traditions Akan. C’est aussi le cas de Sory Camara, originaire de la Guinée, qui a fait une brillante carrière en tant que Directeur du département sociale-ethnologie de l’université de bordeaux II. Il a fait connaître la culture mandingue par Gens de la parole : essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké. Donc, ce propos ne concerne qu’une partie des ethnologues africains.
Même s’ils travaillent en vue notamment de l’obtention du diplôme du doctorat de troisième cycle ou d’Etat, ils ne sont pas éloignés de certains risques fondamentaux qui les conduisent au recueil d’informations relativement légères sur leurs cultures.Un de ces risques consiste à considérer le fait qu’on est originaire d’une culture donnée et qu’à ce titre, on est autant détenteur de savoir qu’un ancien. C’est le risque du faux jugement.
Il est presque certain que nous autres qui avons été à l’école française (ou anglaise), du fait d’un certain nombre d’années d’absence de nos pays ou peuples respectifs, n’avons pas eu, au même titre que nos camarades qui sont restés au village auprès des anciens et dans les traditions, ni la même aptitude à la langue (ou au dialecte) ni le même degré d’enseignement dans l’ensemble des réalités culturelles traditionnelles. Notre savoir est donc limité. Effectuer l’investigation à moitié, en consultant de temps à autre des hommes pour compléter ce que nous croyons être notre savoir, c’est nécessairement condamner la réalité de notre culture spécifique, les fondements de nos traditions, à une vile déformation, à une caricature préjudiciable, à une limitation quasiment confirmées.
Il est reconnu aussi que dans certaines sociétés africaines (chez certains Mossi du Burkina Paso par exemple, comme Michel Izard l’a montré démontré dans ses monumentaux travaux sur les Yarsé : Les Archives orales d’un royaume africain, tome I : recherches sur la formation du Yatẽnga), les « gardiens » des traditions éprouvent d’énormes difficultés à révéler des choses sur des traits culturels tels que les mystères, les rites occultes etc., à leurs « frères » chercheurs. Dans ce cas, on risque de n’avoir aucune information vraie et l’ethnologue est alors obligé de se livrer à un examen comparatif des renseignements qu’il a lui-même recueillis et à des études faites par des ethnologues occidentaux. Son univers d’approfondissement des choses est donc bouché. Là aussi, le savoir ethnologique ne peut être qu’incomplet.
Un risque auquel est enclin un petit nombre, heureusement, d’ethnologues africains est le suivant : la volonté de semettre en valeur par la valorisation de sa propre culture savante. Les présupposés sont malsains : on veut prouver à l’Occident qu’on est issu d’une culture que l’on considère naturellement comme très évoluée, si le terme « évolution » a un sens concernant les changements effectifs des êtres humains. En général, et dans ce cas, on ne part pas toujours de la réalit éconcrète et des données de sa culture. On chemine dans un raisonnement factice, artificiel à partir d’idées générales, d’idées préconçues et/ou de préjugés. Le mélange de tous les domaines s’avère nécessaire pour parvenir à ses fins : on prend aux études anthropologiques (l’anthropologie est définie par un savant Helvète du XlXe siècle comme « l’étude générale de l’Homme ») ce que l’on juge adéquat pour fonder une théorie avec l’apport de ses propresi nvestigations ethnologiques. Les excès d’extrapolation visent, dans ce cas, à attribuer à la société dont on est issu, des qualités qu’elle n’a pas. On cherche à la vanter aux yeux du monde extérieur. Ceci relève d’un complexe individuel, qui n’est pas lié à la société mais à l’individu lui-même. Cette attitude conduit des intellectuels occidentaux mal pensants à des réflexions désobligeantes et déplacées, voire irrespectueuses à l’égard des chercheurs africains. C’est le cas de Georges Balandier dans son ouvrage L’Afrique ambiguë, Plon, Parsi 1952).
En dépit du respect que je dois au grand anthropologue sénégalais Cheik Anta Diop, et de l’admiration que je lui voue, j’ose affirmer que la lecture de son ouvrage Antériorité des civilisations nègres, possède la volonté de faire parler les documents en faveur des civilisations noires en général et, donc, de généralisation et d’extrapolation au-delà des limites de ces documents. Certes, il est indéniable que des Noirs (tout le prouve :les statues, les peintures murales, la littérature, la proximité des populations noires par rapport au coeur de l’Egypte, les écrits historiques des Egyptiens eux-mêmes qu’Hérodote décrit dans ses Histoires) ont eu à régner sur l’Egypte à certaines périodes de sa longue histoire.Cela n’a aucun intérêt de savoir qu’ils ont rendu esclaves, pendant leurs règnes, des populations blanches, d’autant plus que le plus souvent, ce sont les populations blanches d’Egypte qui ont eu àréduire en esclavage les populations noires, leurs rivales.

En outre, il est peu sûr que les Noirs des pays subsahariens viennent de l’Egypte ; on peut le postuler comme hypothèse et non comme certitude quand on sait par ailleurs que de tous temps, les hommes ont toujours voyagé, que ce soit à l’intérieur des continents ou entre les diverses régions du monde ; les mouvements démographiques ne datent point d’aujourd’hui. En outre si, comme l’affirme Claude Lévy – Strauss (Race et Histoire) l’Egypte a été un carrefour des civilisations humaines, ce pays a beaucoup donné aux autres civilisations de ses techniques et de sa science, il n’est pas certain que toutes les civilisations soient nées à partir de ces apports. Il est encore moins certain que ces apports culturels, que ces découvertes de civilisations dont les autres hommes ont bénéficié, sans doute, soient authentiquement noirs. Rien ne prouve que les autres hommes en ont bénéficié pendant le règne des Pharaons noirs.
Reconnaître qu’il est exagéré d’affirmer, de façon péremptoire, avec une certaine fierté au fond de l’âme, que les habitants du monde entier doivent aux Noirs leurs richesses culturelles, la genèse de leurs civilisations, ne nous enlève aucunement nos qualités spécifiques. Notre intelligence n’est pas en question. Qu’on sache seulement reconnaître notre modeste place dans la fondation de la civilisation moderne et notre place plutôt malheureuse dans les souvenirs de l’Histoire. Ce qui est grave, c’est qu’un certain nombre de chercheurs ou d’anthropologues africains suivent cette même logique et se réclament de Cheik Anta Diop. Ensemble ils perpétuent 1a manipulation de la vérité scientifique et apportent de l’obscurité dans la lumière intrinsèque de cette vérité. Ils la bafouent et la dénigrent au lieu de la construire et de la fortifier.
Que le Sénégalais ou le Malien ou encore l’Ivoirien tire son origine de 1’Ancienne Egypte, cela n’apporte aucune solution aux problèmes graves et cruciaux que connaissent nos pays aujourd’hui. Il est, certes, philosophique de savoir s’interroger ; et il est scientifique, sans doute, de raisonner de façon rigoureuse et aussi avec beaucoup d’honnêteté intellectuelle.
Le savoir ethnologique apparaît comme un faux originaire auquel on voudrait attribuer une certaine vérité. Quelque soit son caractère, il s’érige désormais à l’horizon des entreprises et recherches de tous les chercheurs africains qui veulent faire leur place dans ce domaine ou, au contraire, qui veulent avoir une idée de l’histoire récente de leurs cultures spécifiques. Certes, on dira qu’il n’y a pas de savoir qui soit rigoureusement vrai ; d’autant plus en sciences humaines. Même la science, au sens précis de ce terme, a toujours fait son chemin entre le vrai et le faux. Mais, ici, il s’agit des aberrations dans les interprétations des chercheurs, des points de vue erronés qui émaillent leurs investigations.
Conclusion
Cependant, ce qui constitue le faux savoir ethnologique, c’est ce à partir de quoi il se fonde : les moyens de son acquisition et les prismes le plus souvent déformants du regard des ethnologues occidentaux et dans certains cas, africains. La fausseté du savoir ethnologique ne réside, certes pas, dans sa totalité, dans la vérité entière de son fondement, mais partiellement dans l’ensemble des documents préjudiciables, hâtifs, erronés, ethnocentriques qui le constitue aussi. Mais, comme tout écrit, il reste un savoir, c’est-à-dire quelque chose à partir de la lecture duquel on peut avoir une certaine idée d’une société donnée. Est-il besoin de dire ou de répéter qu’il y a eu dans l’histoire de la fondation de cette science, des ethnologues qui ont accompli de véritables travaux scientifiques ? Mais combien sont-ils par rapport au grand nombre de ceux qui ont fait plutôt le contraire ?
Le mérite de l’ethnologie, c’est d’avoir donné du travail à des chômeurs potentiels en Occident. Elle a permis à certains de devenir des maîtres dont le nom est véhiculé dans le monde entier, dans les milieux intellectuels, et à d’autres d’occuper de hautes fonctions dans la recherche ou dans l’administration, voire d’acquérir le titre de savant. Mais l’ethnologie reste un savoir partiel et partial, myope, heureusement inachevé.

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