Préface des Métamorphoses de l’âme -Les différents inconscients jungiens

Par Yves Ardaillon, psychiatre lyonnais

L’étrange monde des profondeurs de notre âme

L’idée fondamentale sur laquelle repose toute l’oeuvre est celle d’inconscient.

Il n’est pas besoin de nos jours de justifier l’hypothèse de l’inconscient. De tels progrès ont été, grâce à elle, accom­plis dans la psychologie que nul ne songerait sérieusement à la mettre en doute. Il n’est plus guère de psychologie qui refuse de l’admettre : trop de faits la justifient. Si l’on ne sait à proprement parler ce qu’est cet inconscient, du moins sait-on qu’il manifeste son existence par des phénomènes qui, sans lui, seraient incompréhensibles. D’ailleurs sait-on ce qu’est vraiment la mémoire autrement que par ses manifes­tations et l’apparition soudaine à notre conscience de souvenirs venus on ne sait d’où ? Il est dans la profondeur de notre être des forces et des activités obscures. Non pas des forces inertes et passives, mais des forces vives et agissantes qui nous font ce que nous sommet, sans que nous puissions connaître directement et clairement leur existence. Elles plongent dans l’obscurité de notre être. Elles touchent son fond biologique, disent les uns, tandis que d’autres les consi­dèrent comme purement psychiques sans qu’il soit encore possible de trancher dans un sens ou dans l’autre. Mais une chose est certaine : elles sont là, ces forces obscures, teintant à tout moment notre comportement, nos réactions, nos idées, parfois accaparant notre être et l’aliénant au monde normal. Le conscient ne serait alors qu’une émergence de ces forces, une clarté partielle dont nous prenons conscience, point lumi­neux au-dessus d’un océan dont on ne perçoit ni la profon­deur ni l’étendue, quoique nous sachions qu’elles existent.

   Donc, sans l’hypothèse d’un inconscient actif, un ouvrage comme celui-ci resterait incompréhensible.

   Il n’est guère possible, dans cette courte présentation, d’exposer en détail la conception junguienne de l’inconscient. Le lecteur que cela intéresserait, voudra bien consulter les oeuvres de Jung déjà traduites en français, en particulier La psychologie de l’inconscient, traduite par le docteur Roland Cahen, ainsi que la trentième définition du cha­pitre XI des Types psychologiques parus précédemment. Nous nous bornerons à quelques remarques indispen­sables. Rappelons d’abord que la conception junguienne de l’in­conscient diffère sensiblement de celle de Freud. Chez ce dernier en effet l’inconscient semble être surtout une puis­sance malfaisante en nous, née du refoulement de tendances insatisfaites qui continuent à mener malgré nous une acti­vité perturbatrice ; ses manifestations sont surtout morbides et troublent le plus souvent plus ou moins profondément le cours normal de la vie.

   Chez Jung il en est autrement. Sans méconnaître ce qu’il peut y avoir en lui de morbide, il considère l’inconscient comme présent chez tout être humain ; s’il peut être malfai­sant, il peut aussi être bienfaisant. Toute vie psychique se compose nécessairement d’un conscient et d’un inconscient se compensant l’un l’autre. Cet ensemble constitue la totalité psychique dont nul élément ne peut disparaître sans dom­mage pour l’individu : la perte de la conscience est aliéna­tion, la perte de l’inconscient est appauvrissement et désordre.

   Chacun de nous possède un inconscient individuel. Mais là ne s’arrête pas la richesse de notre psyché. Au-dessous de cet inconscient individuel – nous nous excusons de cette image topographique commode mais évidemment inexacte, l’inconscient étant, pourrait-on dire, partout et nulle part – au-dessous donc de cet inconscient individuel se trouvent des couches plus profondes et plus difficilement accessibles : ce sont les couches de l’inconscient archaïque. La psyché dépasse alors le psychisme individuel. Car cet inconscient a ceci de particulier qu’il n’est pas la propriété du seul indi­vidu ; il ne se présente pas avec les traits spéciaux qui carac­térisent une personnalité définie. Ses traits sont ceux de l’es­pèce et se retrouvent, sinon identiques, du moins étonnam­ment analogues, chez tous les représentants de la race humaine. Dès qu’une analyse individuelle a été suffisamment poussée, qu’ont été en quelque sorte déblayés les éléments de l’in­conscient personnel, on se heurte à ces traits caractéristiques qui se rencontrent chez tous les hommes. On a appelé archaïque cet inconscient à cause du caractère primitif de ses manifes­tations ; on l’a appelé aussi collectif, pour bien marquer qu’il n’est pas la propriété d’un individu, mais celle d’une collec­tivité, en ce sens qu’il conserve, chez chaque représentant de l’espèce, les caractères généraux et impersonnels de cette même espèce. Tel le corps humain qui, en plus de la diversité caractéristique de chaque individu, porte en lui cependant les traits généraux de tout homme ; telle la psyché, en dépit de tout ce qui peut l’individualiser, c’est-à-dire faire de chacune quelque chose d’unique et de jamais vu, conserve nécessairement des traits d’appartenance à l’espèce, par lesquels elle rapproche jusqu’à les confondre les représentants de cette même espèce.

Karl Gustav Jung, le déchiffreur des énigmes de l’âme humaine

   La portée psychologique de cette conception est immense. Elle rapproche les uns des autres des hommes qui paraissent très différents ; elle lie le présent au passé et à l’avenir. A regarder les hommes d’aujourd’hui, nous avons l’impression d’une étonnante et insurmontable diversité, comme si gran­dissait à travers les âges, avec une rapidité continuellement accrue, l’individualisation qui particularise chacun. Cela se traduit par une recherche de l’originalité, poussée parfois jusqu’à l’absurde, et paraît creuser entre les hommes un abîme insurmontable de différenciation. En fait, cette dilfé­renciation n’est qu’apparente. Quoi qu’ils fassent, les hommes restent ce qu’ils sont ; ils se ressemblent et leurs traits per­sonnels reflètent les grandes lignes collectives. La différencia­tion tient uniquement aux moyens d’expression. Les réactions aux éternels problèmes humains, une fois dépouillées des nuances personnelles par lesquelles elles s’expriment, se révèlent étonnamment semblables. Le langage diffère ; l’objet reste le même. La même idée, le même objet se peuvent tra­duire par les termes particuliers des différentes langues. Cette ressemblance fondamentale apparaît dès que l’on aborde l’inconscient archaïque collectif ; les différences disparaissent pour faire place à une surprenante conformité qui ne concerne pas seulement les hommes d’aujourd’hui ; car la collectivité humaine n’est pas seulement constituée par l’ensemble des hommes qui existent à un moment donné et dont les particu­larités permettent de distinguer des époques, des civilisations et des cultures. La collectivité humaine, c’est l’ensemble des hommes du présent, du passé et de l’avenir. Des liens obscurs courent à travers l’humanité depuis les âges les plus reculés jusqu’aux futurs les plus lointains. Nos ancêtres, à peine connus par les fouilles qui signalent leur existence, et nos descendants les plus inimaginables, quels que soient leurs moyens d’expression: légendes, mythes ou religions, théories philosophiques ou conceptions scientifiques du monde, tous manifestent ou manifesteront dans leurs histoires fabuleuses ou leurs travaux scientifiques les mêmes tendances, les mêmes désirs, les mêmes émotions.

    Là est la grande unité de l’esprit humain. Comme consé­quence de cette unité apparaît l’appartenance de chacun aux grandes lois de l’espèce. L’homme d’aujourd’hui a une tendance à se croire supérieur à celui d’autrefois, en même temps qu’il éprouve une sorte d’envie quand il imagine ce que pourront être ceux qui viendront après lui. Mais ce fai­sant il se leurre : sa pensée répète et continue celle de jadis, sans jamais oublier les problèmes qui sont son éternelle pré­occupation. Si la raison a pris parfois une place prépondé­rante, il faut bien se pénétrer de l’idée que la raison n’est qu’une méthode de réflexion sur les choses et non une trans­formation de la nature ; elle découvre l’enchaînement des phénomènes : elle ne le fait pas.

    Nous n’entendons cependant pas dire que la vie humaine serait une éternelle répétition, ni que l’homme d’aujourd’hui hérite de représentations toutes faites qu’il transmettrait ensuite à ses descendants. Ce serait reprendre à notre compte la théorie des idées innées préformées en chacun dès la nais­sance. Le problème est autre. Il n’y a pas en l’homme d’idées préformées, si l’on entend par là que ses idées revêtiraient une forme et une expression précises auxquelles il n’aurait aucune part. L’histoire de la pensée humaine montre assez quelle diversité est la sienne et combien elle évolue au cours des siècles. Ce que Jung entend est à la fois plus simple et plus complexe. Parce que nous appartenons à une même espèce, nous portons en nous, dans la structure de notre être phy­sique et mental, des possibilités de réaction, de représenta­tion, de réflexion, de raisonnement, etc., qui se retrouvent analogues chez tous les représentants de notre race. Dans des circonstances données, nous réagissons en hommes et repro­duisons les gestes éternels caractéristiques de l’humanité.

   En outre, nous portons inscrites en nous, pourrait-on dire, les traces héritées des réactions ancestrales. Si nous créons, ou croyons créer au cours des âges de nouveaux modes de penser, cela ne veut pas dire que les anciens modes disparaissent ; nous les submergeons seulement. De la pensée purement émotive des primitifs, l’humanité est passée à la pensée rationnelle d’aujourd’hui, où la logique rigou­reuse prend la plus grande place. Les formes primitives n’ont pas disparu pour cela et nous ne sommes pas uniquement des êtres de raison. En dépit de l’évolution, les formes anciennes se sont maintenues parce qu’elles sont inscrites dans notre nature ; l’expérience de nos ancêtres nous a en quelque sorte été transmise par une hérédité encore obscure ; on la retrouve dans la spontanéité de l’enfant, toute proche de la mentalité primitive, chez certains malades également, mais aussi chez l’adulte sain et normal, dans le mystère de ce que Flournoy appelait « le jardin secret de nos fantaisies ». Elles vivent en nous, se manifestent souvent à notre insu parce que nous ne sommes habitués à connaître de nous­-mêmes que la conscience.  

    De tout cela les Métamorphoses de l’âme et ses symboles nous apportent confirmation. La nature même des problèmes évoqués au cours de l’ouvrage, préoccupations éternelles et jamais résolues de notre espèce, leur répétition avec une constante uniformité sont ici expliquées en fonction de la psychologie qui est la nôtre.

Les labyrinthes de l’âme

    Il n’y a pas à s’étonner que ces vastes problèmes appa­raissent au cours du traitement d’une individualité : ils sont en quelque sorte sous-jacents à toute psyché qu’ils sous­-tendent à l’insu de l’individu qui en est porteur. Tôt ou tard et d’une manière quelconque ils prendront place dans la vie comme ils l’ont fait au cours du développement historique de l’humanité, et sans doute aussi dans celui de l’humanité soupçonnée par nous de la préhistoire. Aujourd’hui peut-être préoccupent-ils davantage des hommes qui n’écrivent rien à leur sujet, que ceux qui écrivent de gros traités. On a souvent prétendu que tout homme qui réfléchit sur le monde, sur l’humanité et sur lui-même fait de la philosophie. La psycho­logie analytique apporte de cette idée une indéniable confir­mation. Aussi Jung n’hésite-t-il pas à dire (Guérison psy­chologique, p. 305) : « Ce n’est qu’à grand-peine que l’on peut se dissimuler que nous autres psychothérapeutes, nous sommes au fond, ou devrions être, des philosophes, ou mieux des médecins philosophes. » Et il fonde cette exigence sur cette remarque dont on saisit toute l’importance : « La domi­nante suprême de la psyché est toujours de nature philoso­phico-religieuse » (p. 306).

    Il ne s’agit évidemment pas de cette philosophie d’école aux dissertations savantes de spécialistes, où l’on se perd trop souvent dans des lointains inaccessibles à l’homme du com­mun, où l’on perd trop souvent tout contact avec la vie, rendant ainsi toute réflexion inefficace. Celle dont il s’agit ici est plus simple, mais aussi plus humaine. Elle est lutte directe avec les problèmes que se pose naturellement tout être humain, et dont il n’est pas toujours à même de trouver une solution satisfaisante.

    Il est donc compréhensible que nous trouvions Miss Miller sérieusement préoccupée de questions de ce genre : elle aborde les problèmes de l’existence et le danger vient pour elle de ce que, la plupart du temps, elle n’a pas conscience de leur présence.

    En premier, le problème sexuel ; il ne saurait en être autrement. Biologiquement, la sexualité est la fin naturelle et nécessaire de toute vie. Sans tomber dans le pansexualisme freudien, – on sait que Jung a depuis longtemps renoncé à cette théorie trop exclusive – on peut affirmer que tout ce qui vit est sexualité, c’est-à-dire tendance à la reproduction, à la conservation de l’espèce. A cette tendance, la plante et l’animal obéissent, se soumettent sans récriminer ; ils subissent la poussée implacable de cette loi de la nature. Il n’y a pas pour eux de problème sexuel.

    Le problème apparaît avec l’homme, parce qu’il réfléchit, pèse et juge, et que sa nature n’est pas seulement de subir la loi biologique, mais de l’accepter ou de la refuser, donc de la juger et de la dominer. La mise au point, le départ entre la poussée instinctuelle et la volonté n’est pas toujours facile et bon nombre d’humains y échouent. Miss Miller est de ceux-­là. Elle ne s’avoue pas sa préoccupation ; celle-ci surgit d’elle sous forme de symboles qu’elle accepte sans les comprendre, dont elle s’étonne et où elle ne sait pas découvrir un sens qui la concerne. La pure et simple réalisation de la tendance naturelle ne laisse pas de la rebuter, dans la mesure où elle en a vaguement conscience.  

    Miss Miller s’exprime en symboles et en images, utilisant ainsi la forme de pensée la plus spontanée et la plus primi­tive. Ce n’est que tardivement et après un long effort que l’homme est parvenu à la pensée discursive qui se traduit par des mots. La forme spontanée, c’est l’image inaccessible à autrui, incommunicable, rébus mystérieux fait d’analogies souvent indéchiffrables parce que reposant sur des fondements individuels. Pourquoi par exemple tel homme se représente-­t-il la vie sous l’image d’un cycliste peinant durement sur sa machine ? Tout le monde connaît le rocher de Sisyphe qui traduit la décevance de l’effort. Il n’y a point là une inten­tion dissimulatrice comme le prétendait Freud au sujet de nombreux symboles. Ce sont là des formes élémentaires de la pensée, celles qui naissent d’elles-mêmes en nous et que nous retrouvons dans la rêverie à laquelle nous nous aban­donnons, et dans le rêve, qui ne saurait être considéré comme un produit dé notre volonté.

    Point n’est besoin aujourd’hui de justifier cette préoccu­pation sexuelle. Peut-être certains milieux sont-ils encore en proie à la pudibonderie conventionnelle. Mais il est de fait que depuis cinquante ans les choses ont beaucoup changé ; la sexualité tend à prendre dans notre monde la place qui lui revient, sans trop d’insistance ni trop de répression. Ce sera toujours le grand mérite de Freud d’avoir contribué à donner à cette tendance naturelle une place analogue à celle que prend chez nous la nutrition. On a reconnu que la sexualité est et qu’il ne servait à rien de vouloir la supprimer. Au cours de son analyse, Jung doit donc la rencontrer parce qu’il est impossible qu’un être humain puisse échapper à cet ins­tinct puissant et autoritaire. Il n’y a en nous rien qui soit inacceptable, sinon le jugement maladroit et mal informé que nous portons sur notre nature.

    Autre problème important : le problème religieux. Il existe chez Miss Miller comme chez la plupart des hommes.

L’effroi de l’âme

    La psychanalyse l’a souvent abordé sans peut-être justifier assez cette préoccupation généralement humaine, ou même en en sous-estimant l’importance. Jung a du moins le mérite de justifier sa présence universelle. Grâce à lui, le phénomène religieux cesse d’être une invention intéressée d’exploiteurs de la crédulité : il devient une manifestation de la première importance inscrite depuis toujours dans la pensée.

   Ce n’est certes pas la première fois que des psychologues s’attaquent à lui. Dans tous les pays et à tous les âges nous trouvons des manifestations de caractère religieux. De toute évidence ces problèmes ont occupé et occupent encore, quoi qu’on en puisse penser, une place considérable, sinon prépon­dérante, dans la vie des peuples. Cette présence continuelle marque l’importance de la question. Le psychologue ne peut donc l’éviter. Car c’est toujours en définitive un phénomène psychologique dont il s’agit ; en outre, comme c’est aussi un phénomène collectif, nulle psychologie de groupe ne peut le passer sous silence : il forme en quelque sorte le ciment de la vie sociale parce qu’il retentit en chacun de ses membres et qu’il se réalise en des manifestations de caractère social. Cette prétention de la psychologie est considérée par certains comme exagérée. Sans doute ont-ils dans ce cas des préoccu­pations extra-psychologiques ; car tout bien considéré, dans le cas qui nous intéresse ici, le psychothérapeute est conduit par son malade au problème religieux et il ne peut, sous peine d’erreur grave, négliger ce que le malade lui-même lui présente…

   Ce fondement psychologique, Jung nous le présente. Il a été conduit à ces questions en étudiant les productions incons­cientes de Miss Miller qui n’échappe pas plus que n’importe qui à des problèmes que tout être humain porte en lui. C’est le moment de rappeler le mot de Jung cité plus haut : «La dominante suprême de la psyché est toujours de nature philo­sophico-religieuse. ». Nous n’avons donc pas à nous étonner de l’importance prise par ce problème dans les Métamorphoses de l’âme et ses symboles. Miss Miller y est conduite, non pas consciemment avec la connaissance claire de ceux qui recher­chent volontairement la solution ; elle y vient en vertu d’une véritable nécessité, par une pente naturelle comme si les idées conscientes et inconscientes coulaient d’elles-mêmes vers cette question comme les eaux coulent toujours dans le sens de la plus grande pente.

    Précisons le point de vue de Jung. Il ne s’agit pas chez lui d’une doctrine. Il ne se présente pas en prosélyte d’une confession. Qu’on lise dans la Guérison psychologique le chapitre intitulé : «Des rapports de la psychologie avec la direction de conscience. » On y verra quelle attitude il recom­mande au psychothérapeute. Il n’est pas question de ser­monner ; il n’est pas question de mettre la psychologie ana­lytique au service d’une quelconque confession ni de l’utiliser pour inculquer une foi. Le consultant reste le maître de sa destinée et c’est lui qui guide le médecin qui de son côté doit être dépourvu de tout sectarisme. Je ne crois pas que Jung ait jamais approuvé les efforts tentés si fréquemment pour infléchir la psychologie humaine, ni surtout la psychologie analytique, dans le sens d’une doctrine déterminée, et je crois que c’est faire erreur que de lui prêter l’intention de démontrer «l’accord profond de l’Evangile et de la psychanalyse». Si cet accord se fait pour certains, pour d’autres il peut tout aussi bien se faire sur un autre plan et selon leur propre mentalité. Le travail de l’analyste doit rester « absolument sans rapport avec toute question de confession ou d’apparte­nance à une Eglise » (Guérison psychologique, p. 282). L’important n’est donc pas de gagner à une croyance. Jung va même jusqu’à s’élever vigoureusement contre les tentatives de conversion et de prédication des peuples moins évolués. Sa pensée à ce propos est parfaitement claire : «Je suis iné­branlablement convaincu qu’un nombre considérable d’êtres relèvent du giron de l’Eglise catholique et de nul autre, car c’est là qu’ils ont leur demeure spirituelle la plus sûre et la plus utile. De même je suis intimement convaincu – et cela en vertu d’une expérience personnelle – qu’une religion primitive réussit infiniment mieux aux primitifs que lorsqu’on les invite à singer, à vous en donner la nausée, un christia­nisme qui leur est incompréhensible et congénitalement étranger» (Guérison psychologique, p. 300). L’importance de cette remarque est évidente. On a souvent reproché aux analystes de violenter la pensée du consultant. L’attitude de Jung anéantit ce reproche qui ne peut s’adresser qu’à des psychothérapeutes faisant passer leurs propres convictions avant celles de leurs patients. Ici, la liberté est respectée au maximum : il s’agit de remettre l’individu dans le milieu spirituel qui est le sien et de l’aider à se comprendre entièrement.

   Au surplus il est bon de préciser encore et de bien déli­miter le domaine dans lequel se meut le psychothérapeute, quand il est aux prises avec des problèmes aussi fonda­mentaux et aussi complexes que ceux de la religion.

   Qu’est-ce en effet qu’une religion ? Ou plus exactement, sans prétendre en définir l’essence, comment se présente-t-elle à qui l’observe de l’extérieur ? Nous allons énumérer, sans prétendre établir entre eux une hiérarchie, les principaux éléments qui la constituent.

   Le plus accessible est constitué par les formes extérieures des manifestations religieuses : les gestes cultuels et rituels. Ce sont des éléments qui tombent sous les sens et dont on peut observer et décrire le déroulement. Ces gestes ont un sens. Ils correspondent aux idées essentielles du culte qu’ils traduisent sous une forme accessible à tous. A la longue, il est vrai, le sens de ces gestes se perd ; on en oublie la valeur et l’intention. Ils continuent cependant de subsister comme partie du culte, quoiqu’on n’y sente plus ce qui faisait leur valeur efficace. Ce sont ces gestes rituels dont nous trouvons la description dans les récits de nombreux voyageurs. Quand ils appartiennent à des religions que nous ignorons, ils pro­voquent l’étonnement ou le sourire parce que nous n’en pou­vons saisir la signification, ni ce qui peut en faire une religion vivante. Quand ils sont devenus des gestes figés, ils ne représentent plus qu’une religion morte faite uniquement de tradition superficielle et sans contact avec la psyché.

    Puis nous avons les dogmes, traduction verbale de l’idée religieuse en des formules qu’il faut apprendre, en des prières qu’il faut réciter dans certaines circonstances pour obtenir la grâce y attachée. Devenus biens collectifs, ils sont également des signes de la fixation de l’idée religieuse ; ils peuvent être prononcés sans conviction profonde et manquer des fonde­ments psychologiques qui leur donnent un sens.

    Ensuite viennent des élément psychologiques individuels conscients et en partie inconscients : conscient est tout ce qui concerne l’adhésion voulue de l’individu à la communauté religieuse, l’enseignement reçu, la pratique du culte avec ses concomitants : réflexions, méditations, sentiments, décisions, émotions dans la multiplicité de leurs formes, la variabilité de leur intensité, tout ce à quoi l’individu adhère en propre et qu’il considère comme une composante essentielle et invio­lable de sa personnalité. Inconscientes au contraire les sub­structures de cette adhésion religieuse, insaisissables par la raison ; inexplicables au fond en dépit de tous les efforts faits pour en donner une explication et une démonstration ration­nelles, pour en donner des preuves susceptibles d’entraîner l’adhésion de qui les reçoit. Efforts stériles, en effet, parce qu’une religion ne tire pas sa valeur réelle d’arguments rationnels, et que toutes les bonnes raisons fournies ne sont que des arguments a posteriori, des rationalisations rétro­spectives. L’amusante aventure de l’abbé Œgger, qu’Anatole France nous rapporte dans le Jardin d’Epicure, et dont Jung nous donne au début du présent volume une pénétrante interprétation, nous permet de saisir sur le vif le mécanisme inconscient de cette rationalisation ainsi que l’action des forces insoupçonnées qui peuvent agir en nous.

Les métamorphoses des rêves dans l’âme

    Ces forces inconscientes diffèrent profondément des forces conscientes. Ces dernières, très diversifiées, portent les traits particuliers qui les individualisent à l’infini. Les forces inconscientes sont beaucoup plus simples et plus frustes. Elles se réduisent à un petit nombre de formes ; leurs éléments sont limités, toujours les mêmes une fois qu’on les a dépouillés des broderies, fioritures et variations qui recouvrent leur structure première. Elles expriment les tendances immuables de l’humanité, réduites à un petit nombre de moyens sur lesquels peut broder l’imagination sans que disparaissent pour cela les lignes fondamentales toujours présentes. Ainsi dans l’architecture, au-dessous des ornements compliqués dont l’artiste peut surcharger son bâtiment, subsistent les lignes simples qui en constituent l’armature et qui ne varient guère. Sous les détails fouillés d’une cathédrale gothique flamboyant il est aisé de découvrir les lignes simples. Il en est de même dans le domaine psychique et en particulier dans celui des religions. Les diversités de chacune ne peuvent dissimuler aux yeux de qui sait regarder le fonds humain immuable de la pensée. Nous touchons ici le domaine collectif qui forme l’armature immuable des manifestations indivi­duelles ou spéciales ; les thèmes inscrits dans notre nature sur lesquels les époques, les âges, les civilisations, selon leurs inspirations, peuvent bien plaquer des ornements qui leur plaisent, sans pour cela faire quelque chose de vraiment nou­veau. Il y a là comme une analogie fondamentale qui unit les hommes les uns aux autres, en dépit de toutes les diver­gences conscientes. Jung a appelé ces thèmes essentiels « archétypes ». Leur éternelle identité surprend qui les observe ; ils forment l’indissoluble dépôt des âges, franchissant sans changer les millénaires. Chacun de nous porte en lui, gravé dans le secret de sa psyché, cet héritage commun des généra­tions passées, toujours présent même si jamais l’occasion n’est donnée à quelqu’un de les actualiser.

    Enfin toute religion renferme une autre composante : son contenu transcendant. Il porte des noms différents selon les croyances : Dieu, Esprit, Eternel, Ame universelle, etc. Cet être transcendant est considéré par le croyant comme réel, mais indépendant de l’homme. Il en a connaissance, quand il est privilégié par ce qu’on appelle une «révélation». S’il est un homme du commun, il apprend son existence grâce à un enseignement religieux auquel il adhère par sa foi. D’or­dinaire cet être transcendant extérieur au monde et à l’homme est le créateur des merveilles de l’univers dont il continue à surveiller la marche, artisan d’une oeuvre en laquelle il a mis toute sa complaisance. Sa nature est difficilement accessible, en admettant même qu’elle le soit. La croyance à l’existence et à la réalité de l’être ainsi désigné forme le point central de la religion, de la religion chrétienne en particulier. « Je crois en Dieu » est l’acte de foi essentiel du christianisme.

    La lecture des Métamorphoses de l’âme et ses symboles convaincra aisément que l’auteur ne s’occupe pas du tout de la réalité transcendante. Il ne s’en occupe pas parce que la ques­tion n’est pas de son ressort. La psychologie analytique n’est pas, et ne veut pas être, une philosophie, encore qu’il serait facile de dégager d’elle une philosophie qui ne serait pas sans valeur. A plus forte raison n’est-elle pas une métaphysique, encore que certains prétendent se servir d’elle pour en fonder une ; elle n’est en tout cas pas une théologie, parce que toute théologie est nécessairement confessionnelle et que le psycho­thérapeute qu’est Jung ne veut à aucun prix s’enfermer dans les limites d’une confession. Il ne traite donc jamais du pro­blème de l’existence ou de la non-existence de Dieu. Il se tient strictement sur le terrain de la pratique analytique. Il se propose de sonder le phénomène psychologique religieux, la fonction religieuse comme il dit, tel qu’il apparaît en chacun de nous, sans autre prétention que de constater ce qui est, dans la mesure du possible, et de ramener son malade à une vie normale. Nul désir donc de démontrer le bien-fondé de telle ou telle confession, l’existence ou la non-existence d’un Dieu. Laissant à d’autres la tâche de résoudre ce diffi­cile problème, il s’attache à l’homme et à l’homme unique­ment. Il le prend tel qu’il se présente, sans idée arrêtée d’avance sur la nature et le contenu de sa pensée ; il part de ce qu’il trouve en lui, de ce qu’il constate sans rien qui puisse imposer à son investigation une orientation arbitraire. Psy­chologue, il se place en face du phénomène psychologique dans l’attitude que prend le physicien en présence de la chute des corps ou d’une réaction chimique. Pour lui, le phénomène psychologique peut être soumis à une étude strictement scien­tifique.

    La question de l’existence d’un être suprême reste donc entière. On serait profondément déçu si l’on espérait en trouver une solution dans cet ouvrage ; on ferait erreur si l’on s’imaginait l’y avoir trouvée ; on serait injuste si l’on attri­buait à l’auteur un point de vue qui n’est pas le sien. Si l’on veut saisir la portée des Métamorphoses de l’âme et ses sym­boles, il est indispensable de les dire en pleine indépendance d’esprit sans autre souci que de comprendre une psychologie individuelle en laquelle se reflète la psychologie de l’humanité. Qui tenterait d’y découvrir, comme l’ont fait autrefois certains penseurs, « un chemin nouveau conduisant au vieil évangile» fausserait sans profit une oeuvre dont le grand mérite est d’être simplement humaine.

   Car c’est uniquement à ce qu’il y a d’humain dans la religion que s’intéresse Jung. Si quelque chose ressort nette­ment de cet ouvrage, c’est précisément le caractère essentielle­ment humain des manifestations religieuses. (Nous disons bien des manifestations religieuses.) Il se peut que certains en soient choqués, y voient un danger pour leurs propres croyances. Peu importe. Les préférences personnelles n’em­pêcheront jamais un phénomène d’être ce qu’il est. Un des grands mérites de Jung est d’avoir su montrer que psycholo­giquement, en dépit de la diversité de forme qu’elles peuvent présenter, les nombreuses religions humaines se ressemblent profondément. Quand on les analyse on découvre même en  elles plus de ressemblances que de différences. Toutes reposent en effet sur une base psychologique analogue chez tous les humains et à toutes les époques. Quelle que soit la religion à laquelle adhère l’individu, naïve ou supérieure, qu’il s’agisse d’idoles ou d’entités immatérielles, toutes reposent sur des pensées qui exaltent l’individu ou le troublent, sur des sentiments de dépendance, de petitesse, de dépassement, d’admiration ou de crainte, qu’il vit malgré lui, qui se ren­contrent partout, même chez ceux que les confessions consi­dèrent comme des incroyants, et qui sont des réalités psycho­logiques indéniables. Peut-être avons-nous là l’unique forme vraiment valable de ce fameux consensus omnium sur lequel on a si souvent cherché à s’appuyer pour justifier une concep­tion déterminée qui en fait ne le concerne pas. Car cet « accord universel » a lieu sur la base psychologique généralement humaine que Jung appelle la « fonction religieuse ». Sur elle reposent toutes les croyances. Sous cet angle aussi on pour­rait dire, parodiant une phrase célèbre : «Anima naturaliter religiosa » (l’âme est par nature religieuse). Telle est l’indéniable réalité psychologique à laquelle s’intéresse Jung, en même temps qu’aux manifestations cultuelles collectives par lesquelles elle s’exprime. Le lecteur devra donc s’efforcer de garder présente à l’esprit cette attitude, s’il veut comprendre la portée d’une oeuvre comme celle-ci.

   Avant de terminer cette introduction, il n’est pas sans intérêt d’attirer l’attention sur quelques particularités de ce livre. 

Les troubles de l’âme et leurs incidences sur nos comportements

   C’est d’abord l’importance qu’y prend l’analogie. Tout le long de sa recherche, Jung fait un fréquent appel à cette forme de raisonnement qui conduit de la ressemblance à l’identité. Les logiciens rigoureux pourront lui en faire grief. L’analogie, dit-on, n’est pas une forme de raisonnement à laquelle on puisse se fier entièrement ; elle ne saurait auto­riser des conclusions sûres. Tout au plus peut-elle permettre des rapprochements plus ou moins solides. Aussi la science évite-t-elle d’y avoir recours. Voire ! La science ne fait pas à ce point fi de l’analogie. Le physicien E. Mach considère même qu’elle est « extrêmement importante pour la science ». Elle étend notre connaissance de l’objet, conduit à de nouvelles découvertes. L’esprit purement mathématique ne saurait faire de découvertes, emprisonné qu’il est dans une logique déductive serrée. L’exposition des faits par des formules mathématiques perd de vue les phénomènes eux-mêmes, pensait Maxwell. L’analogie permet une représentation souvent plus claire.

    A y bien regarder, seule la déduction conduit à une conclusion solide. Mais sa solidité provient de ce qu’il s’agit en elle uniquement d’une tautologie. De quelque manière que l’on considère le raisonnement mathématique, déductif par excellence, on constate qu’il est constitué par la découverte d’identités indiquées par le signe =. Toute équation signifie que ce qui est à droite de ce signe est identique à ce qui est à gauche. Le difficile, c’est de démasquer cette identité. Mais il n’y a pas là de découverte proprement dite, pas d’inven­tion, pas de démarche vers l’inconnu, pas d’élargissement de la pensée. On explicite l’implicite.

    L’analogie est bien différente. Elle constate des ressem­blances qui portent soit sur la forme des objets, soit sur les rapports qui unissent les termes de deux ou plusieurs couples (Lalande). Kant disait du raisonnement par analogie qu’il consiste à conclure de ressemblances bien établies entre deux espèces à des ressemblances encore inobservées. Ou encore il voyait en elle « une parfaite ressemblance de deux rapports entre des choses tout à fait dissemblables ». Une chose est certaine : l’analogie joue dans notre connaissance un rôle bien plus important que nous ne voulons l’avouer. Si, comme disait Rabier, « elle est toujours en un certain sens hypothé­tique », il faut bien avouer que bon nombre de nos connais­sances et de nos explications gardent aussi ce caractère hypothétique, précisément parce que nous expliquons très souvent par analogie. Faire comprendre, c’est bien souvent établir une analogie entre un fait connu et un fait nouveau. Nos grandes théories reposent au fond sur des analogies. Ainsi les rapprochements qui fondent la théorie de l’évolution. Si elle ne nous apporte pas la certitude absolue que Bergson espérait trouver dans l’exercice d’une obscure et incommuni­cable intuition, du moins nous faut-il reconnaître que l’ana­logie nous donne pratiquement quelque chose de plus que la recherche d’un inaccessible absolu. Elle donne à la pensée l’éveil indispensable, suscite la curiosité, appelle l’attention sur des ressemblances qui pourront être fécondes. Lorsque Claude Bernard constatait l’acidité de l’urine des lapins à jeun, et faisait un rapprochement avec l’urine des carnivores, il saisissait une analogie qui devait porter ses fruits. Et c’est encore à la suite d’une analogie beaucoup plus curieuse que Kékulé découvrit dans un demi-sommeil la formule en cercle du benzène. Des savants comme Kepler ont insisté sur sa valeur et Cuvier écrit à son sujet : « La moindre facette d’os, la moindre apophyse ont un caractère déterminé relatif à la classe, à l’ordre, au genre et à l’espèce auxquelles ils appar­tiennent, au point que toutes les fois qu’on a seulement une extrémité d’os bien conservée, on peut avec de l’application et en s’aidant avec un peu d’adresse de l’analogie et de la comparaison effective, déterminer toutes choses aussi sûrement que si l’on possédait un animal entier. J’ai fait bien des fois l’expérience de cette méthode sur des parties d’animaux connus avant d’y mettre mon entière confiance pour les fossiles ; mais elle a toujours eu des succès si infaillibles que je n’ai plus aucun doute sur la certitude des résultats qu’elle m’a donnés. » (Cuvier : Discours sur la révolution du globe.)

   Remarquons d’ailleurs que le rapprochement analogique est une nécessité psychologique. Tout nouveau perçu à quoi nous nous heurtons est, par nous, immédiatement et en pre­mier lieu saisi dans les analogies qu’il présente avec le connu. Si ces rapprochements spontanés ne sont pas tous de valeur, du moins montrent-ils que l’analogie s’impose à notre pensée et qu’elle nous sert efficacement dans notre comporte­ment. Le rapprochement analogique est la forme première de la pensée dont il forme le fond naturel. Sans elle il n’y aurait pas de poésie. Si ses conclusions laissent quelque place au doute, du moins faut-il reconnaître qu’elle amorce des possibilités de conclusion et de découverte et peut ainsi entraîner l’adhésion. Il peut même arriver, parce qu’elle pré­sente une infinité de degrés depuis la ressemblance vague, jusqu’à la presque identité, qu’elle autorise des conclusions qui ne sont pas dépourvues de solidité. Elle est aussi le lieu où s’exerce d’imagination du savant ; elle est créatrice quand elle fait apparaître des ressemblances là où l’ignorant ne sait rien voir. En elle se côtoient l’imagination poétique et l’imagination scientifique.

    Les Métamorphoses de l’âme et ses symboles regorgent de rapprochements analogiques. D’abord parce que Miss Miller en fait elle-même de nombreux dans ses associations sponta­nées. L’évocation de Cyrano de Bergerac et de Christian de Neuvillette repose sur une assimilation analogique, assez obscure, dont le sujet qui la formule ne saisit pas la valeur psy­chologique individuelle. Mais il est certain pour l’analyste que cette évocation n’aurait pu avoir lieu si le sujet n’avait senti, même vaguement, une ressemblance entre lui et le personnage évoqué. Nos goûts, nos désirs, nos préférences prennent ainsi un sens beaucoup plus précis parce qu’ils se dévoilent comme l’expression consciente d’une assimilation analogique incons­ciente. L’auteur se considère donc autorisé à poursuivre jusque dans leurs conséquences les plus curieuses les analo­gies proposées par son sujet. Il s’aventure même vers des rapprochements beaucoup plus inattendus parce que plus lointains. Dans les productions et associations de Miss Miller, il découvre des analogies plus générales parce qu’on les ren­contre chez tous les êtres humains en tant que représentants, de l’espèce. Il est ainsi conduit à sa conception des arché­types, formes universelles de la pensée, dépôt résiduel des réactions éternelles du genre humain présentes partout et toujours sous des formes sinon semblables, du moins ana­logues, bien que cette analogie soit parfois difficile à découvrir. Au premier abord, par exemple, les divers créateurs de reli­gions ne se ressemblent guère et il peut paraître osé de les rapprocher les uns des autres. Pourtant ces personnages présentent des ressemblances indéniables, dissimulées à notre vue comme le sens réel du rêve est enfoui sous les étranges images du contenu apparent. On en trouvera des illustra­tions dans le présent ouvrage.

   Enfin il nous faut effleurer une caractéristique d’un autre genre : il s’agit du déterminisme psychologique ou du moins, si ce terme effraie parce qu’il est très souvent d’usage d’assi­miler déterminisme et matérialisme, de la liaison causale rigoureuse entre les différentes manifestations psychologiques.

     Jung se tient sur le plan des faits ; il fait une étude scientifique et veut observer scrupuleusement les règles de la méthode scientifique. Son but : « Comprendre pour guérir ». Or comprendre, c’est rattacher le non-connu au connu ; c’est découvrir entre ce qui se présente à nous comme nouveau et ce que nous connaissons des rapports qui éclairent le nou­veau ; c’est le tirer de l’isolement où il se trouverait si nul mayen n’apparaissait de le rattacher à quelque chose. Or ce rattachement ne consiste pas en une opération mentale quel­conque. Nous ne sommes pas dans le domaine de la magie, mais bien dans celui des faits et ce sont eux qui nous indi­quent, si nous savons les observer, les rapprochements pos­sibles. Le fait est compris une fois établi le lien qui le tire de son isolement premier et montre en quoi il est conditionné par d’autres qui l’ont précédé. Le fait unique au sujet duquel nul rapport ne pourrait être découvert, qui surgirait on ne sait d’où ni comment, serait un absolu métaphysique. Jung ne s’y arrêterait pas parce qu’un tel fait serait inaccessible, donc inutilisable pour la guérison à laquelle il tend. Pour lui, tout phénomène psychique se présente comme un maillon d’une chaîne illimitée ; il doit de quelque manière se rattacher à quelque chose, sans quoi il ne serait pas ; il est la résul­tante d’une activité.

    Devons-nous parler dans ce cas de déterminisme ? Jung évite volontiers ce terme et se prononce avec prudence chaque fois qu’il aborde le problème causal dans la vie psychique. Cependant il parle de « suite causale consciente » et de « suite causale inconsciente ». Il admet, dans la Guérison psycho­logique qu’il faut « tout d’abord, pour de simples motifs heuristiques, envisager chaque fois la perspective causale ». Et dans le présent ouvrage (p. 106) il affirme avec convic­tion la nécessité d’une causalité psychologique. A l’objection que Miss Miller aurait tout aussi bien pu choisir un autre exemple que ce vers du Paradis perdu :

Of man’s first disobedience

Le maître des rêves et de leurs méandres quasi insondables

il répond fermement : « La critique que l’on adresse souvent à la méthode des associations spontanées opère souvent avec de tels arguments. L’erreur provient de ce que l’on ne prend pas suffisamment au sérieux la causalité dans le domaine psychique : car il n’y a pas de hasard, pas de «tout aussi bien ». C’est ainsi ; il y a donc une raison suffisante pour qu’il en soit ainsi ».

   Si la psychologie a pu prendre place parmi les sciences, c’est qu’elle s’est soumise aux conditions exigées par l’esprit scientifique dont la première est de respecter les faits dans leur déroulement causal sans vouloir les modifier selon nos désirs et nos fantaisies. Pour le plus grand bien de ses mala­des, Jung a pris une attitude essentiellement scientifique. S’il ne l’avait pas fait, les Métamorphoses de l’âme et ses sym­boles seraient peut-être une oeuvre intéressante issue d’une riche imagination, mais elle n’aurait aucune valeur explicative ; il faudrait la ranger parmi les oeuvres poétiques et ne pas la proposer comme une leçon de psychothérapie. Mais parce qu’elle découvre la causalité qui court à travers toutes les productions personnelles de Miss Mtiller, les reliant entre elles en une totalité sans fissure, et du fait en outre qu’elle prolonge cette totalité jusqu’à l’humanité entière, elle acquiert, en plus de sa valeur thérapeutique, une valeur plus géné­rale pour la psychologie du genre humain. La personnalité n’est pas une mosaïque de faits sans liens ; elle est un tout dont les parties sont étroitement intriquées les unes dans les autres. Et ce tout est en outre intriqué dans l’unité psychique universelle dont les fils conducteurs courent à travers les générations. Cette idée est d’un intérêt capital. Nous sommes autrefois restés surpris devant la diversité insurmontable des manifestations humaines dont nous ne parvenions pas à saisir le sens. Parce qu’elle éclaire du dedans cette diversité, parce qu’elle nous enseigne ce que sont les réactions arché­typiques communes à toutes les races et à toutes les époques, la psychologie junguienne nous fait saisir l’aspect psychique du développement de l’histoire.

   Nous touchons ici un domaine sur lequel l’auteur s’inter­dit de pénétrer : celui de la philosophie. Mais quoi ? Toute science poussée jusqu’à ses limites n’y débouche-t-elle pas ? La grandeur des perspectives ouvertes par cette psychologie vient précisément de ce qu’elle montre et explique le caractère humain de ces grands problèmes.

Le dévoilement des profondeurs de l’âme est effrayant

Y. LE LAY

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