Changer de monde ou changer le monde sous l’angle de la pensée rationnelle

Janus au féminin, une figure de changer le monde ou de monde ?

Introduction

    Suivant l’angle de la culture, commune ou savante, on perçoit différemment les phénomènes. Ceci paraît évident. Mais on n’en est pas forcément conscient. On croit même appréhender toute la réalité sous sa propre perception des phénomènes.

    Aussi, lorsqu’on demande, voire lorsqu’on exige de passer de l’opinion au concept, que demande‑ t‑on au juste ? A première vue, cela ressemble à une conversion, c’est‑à‑dire à l’abandon irréversible d’un monde pour un autre monde jugé plus authentique : ce passage est comme une mort, suivie d’une autre vie, une « vraie Vie », en somme. Pourrait‑il, toutefois, s’agir d’un autre mode de passage, non plus une conversion mais une (re)construction, c’est‑à‑dire une réalisation immanente à un monde considéré comme l’unique monde, un changement du monde ou de soi dans le monde et non pas un changement de monde ? Une telle vision des faits, humains ou non, ne se comprend mieux qu’à travers le passage  subjectif de la pensée comme opinion à l’art de la pensée conceptuelle comme une figure de transfiguration de soi.

I- L’opinion comme espace culturel commun de connaissance par « oui-dire » ou pseudo-savoir

1- La « doxa »

    Sous le mot « opinion », les philosophes désignent couramment la pensée spontanée et le système qu’elle forme en tissant, dans les fils mal démêlés d’une langue syncrétique, une logique assujettie à l’empirique, des connaissances diverses, des désirs, des valeurs et des besoins. Il s’agit, en somme, de ce qu’on appelle dans notre monde contemporain les « réseaux sociaux » où dominent les préjugés de toutes sortes. Le terme « opinion » recouvre alors tout ce qu’un professeur de philosophie s’estime en droit de refuser de ses élèves ou étudiants. Dire d’une affirmation qu’elle est « d’opinion » ou qu’elle est « doxale » (le mot grec « doxa » peut ère traduit par  »opinion »), c’est juger qu’elle se situe en dehors du jeu de la pensée et ou de la raison philosophique, c’est-à-dire de ses exigences formelles générales et de ses impératifs particuliers de contenu. C’est le caractère vague, imprécis et creux de l’opinion qui a conduit Gaston Bachelard à la condamner sans concession. C’est en ce sens qu’il écrit : « La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense  pas : elle traduit  des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter » (In La formation de l’esprit scientifique, Vrin, p.14). Selon lui, tout être humain qui aspire à devenir scientifique doit lutter contre l’opinion puisque « L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement ».

     L’opinion n’est pas une pensée qui se pense, il est vrai ; c’est une pensée qui, au lieu de se réfléchir, comme la pensée philosophique, se matérialise et diffuse à travers une multiplicité de formes symboliques et sociales, attitudes, positions et postures, des façons de dire, modes vestimentaires, goûts et dégoûts.

  Ce qui fait la faiblesse de l’opinion lorsqu’elle se retrouve accidentellement sur le terrain de 1a philosophie est aussi ce qui en fait 1a force lorsqu’elle est sur son propre terrain, la communication et les échanges sociaux. Les diverses opinions, en effet, se composent ou s’opposent dans des jeux de rôles plus ou moins conscients mais sous des distributions précises et des mises‑en‑scène quasi immuables. Aussi, si le genre humain, en son sens inférieur, se cnçoit comme aveugle et borné, c’est parce qu’il est tenu en laisse par l’empire de l’opinion qui en fait, de la sorte, son valet. Dans cette posture, il est naturellement opposé à tout changement ; le progrès lui apparaît comme quelques chose d’impossible.

2- « Bonne ou mauvaise opinion »

   L’opinion se présente ainsi comme un système de communication et d’identification sociales fonctionnant, certes, de façon mécanique mais non sans logique ou efficacité. Au premier regard, en effet, l’opinion apparaît comme une machinerie sans nuances et sans « dialectique ». Mais. Si ony’ y regarde de plus près, ne perçoit‑on pas que cette machinerie réussit non seulement assez bien à contenir la violence et assurer une certaine forme de dialogue, mais aussi à maintenir un certain idéal de pensée raisonnable ? Avoir une opinion, ce n’est pas, en effet, (ou pas immédiatement dans tous les cas), défendre une conviction ; c’est, surtout, penser qu’une assertion est vraie tout en admettant qu’on se trompe peut‑être en la jugeant telle. L’opinion ne se situe pas d’elle‑même dans l’opposition du vrai et du faux ; elle accepte de rester dans l’ambiguïté et permet de la sorte de ménager des »espaces de sécurité » entre les protagonistes. On a « bonne » ou « mauvaise » opinion ; une opinion est « favorable » ou « plutôt défavorable », mais l’affirmation est rarement présentée comme affirmation vraie. Parallèlement, il n’y a que rarement des opinions « personnelles » : ce n’est pas moi qui pense mais plutôt « on » pense en moi, c’est‑à‑dire le « sujet » impersonnel, singulier et pluriel qui désigne tout le monde et personne à la fois.

    L’opinion ne veut directement ni l’affrontement, ni la personnalisation. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’elle est tout entière structurée sur leur refus. Dès lors, c’est l’opinion qui fait le monde des réalités humaines communes, c’est-à-dire les différentes cultures. Aussi, si le particulier ne s’affranchit pas volontairement de ce monde commun des cultures qui entretiennent la flamme de l’opinion, il ne peut jamais atteindre le statut de sujet humain rationnel ; donc, autonome. Il reste « borné » selon le terme de Rousseau.

3- Une Pensée qui se refuse à la réflexion.

  C’est pourquoi, l’opinion est, par ailleurs, une pensée qui ne se pense pas et pas seulement une pensée à laquelle la réflexion fait défaut.  L’opinion se refuse à la réflexion. Elle tient à distance les contradictions en neutralisant l’affirmation stricte. Tout se passe comme si elle avait le pressentiment des paradoxes qui découlent de toute affirmation soutenue avec rigueur. Tout se passe comme si le « doxal » cherchait désespérément à se maintenir à l’écart du paradoxal. Cependant, l’opinion est hantée par sa dialectique et elle se fuit en avant, refusant de penser ce qu’elle pense et ce qu’elle ne « pense pas », préférant ne pas penser à ce qui se passerait si elle se mettait à penser ce qui lui semble impensable. L’opinion est un scepticisme doublé d’un dogmatisme en somme. C’est un dogmatisme sceptique, si on ose dire ; mais bien plus dogmatique que sceptique dans le champ des connaissances communes comme la politique ou les jugements sur autrui, voire les êtres humains différents de soi, qui sont, d’emblée, caricaturés par la pesanteur des cultures. D’où la nécessité pour tous les Humains de s’affranchir de l’empire de l’opinion, culturelle notamment.

 C’est un système qui est à la fois très éloigné et très proche de la philosophie qui, quant à elle, se développe en affrontant ses « impenses (explicitation et clarification et son impensable (dialectisation). L’opinion considère normalement la philosophie comme une soeur et une alliée. C’est sans doute la raison pour laquelle elle supporte mal que celle‑ci l’attaque et la récuse en la sommant de passer de la conception spontanée à la conceptualisation maîtrisée.

Pensée conceptuelle et lumière de la perception ou de la vision des phénomènes

II- L’exigence de rationalité

1- La pensée maîtrisée

 Même si tous les professeurs de philosophie (enseignement secondaire et universitaire) ne parviennent pas toujours à se libérer du poids de leurs opinions, malgré leur niveau d’études universitaires, leur statut d’êtres humains même éclairés par les pensée rationnelle les plonge souvent dans les ténèbres de la pensée commune et de ses préjugés sans nombre. Il n’en demeure pas moins que  la philosophie partage avec les sciences ce que l’on pourrait nommer. « l’exigence rationnelle ». Cette exigence est celle d’une pensée maîtrisée bien distincte d’une pensée aliénée, comme l’opinion si, toutefois, on peut l’appeler « pensée. Une pensée maîtrisée est une pensée qui n’obéit qu’aux principes formels de la logique et aux ordres et aux méthodes de la recherche du vrai. C’est une pensée qui se conçoit elle-même, trouve ses ressources et ses normes dans son propre développement critique. Pensée libre, autonome, désintéressée par opposition à la pensée ordinaire qui est, quant à elle, non seulement liée mais assujettie à la vie sociale et à ses normes. L’exigence rationnelle est de pouvoir comprendre la réalité en s’ affranchissant des servitudes qui pèsent sur les pensées ordinaires. Ainsi est-on conduit à voir dans la pensée rationnelle le tout de la pensée puisque penser signifie comprendre ce qui est et ce qui doit être au moment où leur contradiction touche à l’unité. Seule une pensée libre de ses normes est à la hauteur d’une telle tâche.

   Telle est la vocation même de l’enseignement de la philosophie, de même que le sens de l’éducation intellectuelle de Platon telle qu’elles est présentée dans La République. A ce sujet, on peut énoncer un principe fondamental relatif à l’art de l’éducation la meilleure possible. Selon Platon, celle-ci doit rendre l’homme meilleur et l’amener à penser par lui-même. En effet, Platon part du principe que pour apprendre, il faut d’abord « désapprendre », s’affranchir de nos opinions et inclinations pour s’éveiller à la Réalité et au Vrai. Il faut apprendre à aller au-delà des apparences. Mieux, pour corriger les erreurs de la culture, l’éducation est une solution incontournable. Elle est généralement une action par laquelle quelqu’un peut être dirigé vers un but. Dans la société athénienne, victime de l’injustice, le but de l’éducation, c’est de former des individus, des citoyens justes de la cité idéale. Car l’éducation est nécessairement éthique.

2- L’écrit, la logique. la démonstration

  Ainsi, dans la perspective de l’enseignement de Plation, cette tâche, on peut le préciser, tout d’abord, comporte plusieurs impératifs : passage

– au langage articulé significatif ;

– à l’écrit ;

– à la formalisation logique ;

 – à la démonstrativité ou art de la démonstration rationnelle.

   D’abord, le premier impératif est celui d’un langage « indirect » qui renonce à produire du sens directement, par signalisation, simple désignation ou effet de signature. La pensée libre accepte le pari de la signification, c’est-à-dire le pari d’unir l’Etre et le sens, alors même que la positivité du premier et la négativité du second se repoussent. Dire ce qui est, sans le montrer du doigt, sans le faire vibrer sensoriellement, sans l’imposer à quiconque par son autorité, tel est l’idéal de cette pensée libre. Cet idéal n’est pas toujours bien compris et nombreux sont ceux qui y voient un jeu stérile et bavard : le silence n’est-il pas plus éloquent, les mots d’ordre plus inefficaces, les lieux-communs plus éclairants ? Et il est vrai que la signification n’est qu’une des voies du sens, qu’il est toujours (ou presque toujours) possible de s’orienter sans passer par la voie indirecte. Le maintien d’une tension dialectique par le jeu médiatisant d’un langage significatif impose au sujet qui parle une discipline, voire une ascèse qui ne vont pas de soi : pour pouvoir parler ainsi, il faut avoir fait son deuil de cette illusion banale qui consiste à croire que le monde offrirait sa vérité à celui qui s’y trouve simplement bien placé pour la voir, comme s’il y avait une bonne place et qu’elle pouvait appartenir à tel ou tel sujet.

    Ensuite, le second impératif, sans lequel, d’ailleurs, le premier ne parvient jamais vraiment à s’accomplir, c’est celui d’un passage à l’écrit, à la « raison graphique », sans lequel le travail de reprise critique de la pensée est particulièrement difficile. L’oral, en effet, laisse « filer » la pensée, pour mieux la faire vivre parfois, mais souvent sans parvenir à la rattraper, comme on voit dans le bavardage. La pensée ne peut se maîtriser qu’à condition de pouvoir se retrouver et se reprendre. Cette stabilité est une condition du progrès. Ce qui n’est pas matérialisé de cette façon ne peut être que retenu ou perdu. L’oral, tant du moins qu’il n’a pas l’appui culturel de la raison graphique, ne comporte pas de position médiane entre l’oubli et la sacralisation. Il ne permet pas vraiment le progrès qui est sans doute toute la pensée.

    Enfin, le troisième impératif est celui de la formalisation logique, c’est-à-dire l’exigence d’une désyncrétisation des énoncés, d’une hiérarchisation des éléments du raisonnement et, pour l’essentiel, d’une formalisation consistante permettant de distinguer les propositions contradictoires. Même si penser ce n’est pas seulement calculer, il reste qu’on ne peut pas penser correctement sans rigueur formelle : la pensée – doit être capable de maintenir les identités tant qu’elle ne se heurte pas aux paradoxes, lesquels permettent et exigent que les identités soient pensées à un niveau plus élevé.

  Ainsi, l’impératif de démonstrativité résume les trois premiers à défaut desquels on ne saurait montrer la nécessité de quoi que ce soit. Démontrer, pourrait-on dire, c’est accepter de ne réussir qu’en échouant : n’est démontrable que ce qui est réfutable et non réfuté. D’une certaine façon, l’idéal de la démonstration n’est pas tant l’idéal du vrai (on a pu même soutenir que le démontré n’est pas le vrai mais seulement le non-faux) que celui de la raison, laquelle se trouve, dans la démonstration, au sommet de sa puissance critique.

3- La problématicité ou l’art de problématiser les phénomènes

    Toute compte fait, l’exigence rationnelle ne se réduit pas à ces impératifs. L’impératif catégorique de la pensée rationnelle est l’impératif de la problématicité. Cet impératif pourrait se formuler de la façon suivante : pas de réponse sans question qui la détermine ; pas de question sans réponse qui la détermine. Un problème est l’unité dialectique d’une question et d’une réponse. Nous pensons en général par réponses à des questions non formulées ou par questions indéterminées.( La réponse est oui, dit l’humoriste mais quelle est la question ?) Il y a problème lorsque le réel et le sens sont aux prises l’un avec l’autre et lorsque la vie exige une solution pour se continuer.

   Le problème est ce en quoi la pensée rationnelle trouve son unité véritable, au-delà de son unité linguistique et formelle. Le champ problématique est le lieu où la pensée se totalise, c’est-à-dire se produit et se maîtrise en vérité. C’est aussi la démarche de la pensée scientifique comme l’affirme encore Gaston Bachelard : « Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème  qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit ».

L’art de la conceptualisation scientifique

III- Conversion ou construction. Un travail dangereux ?

   Le passage de la pensée spontanée à la pensée rationnelle ne saurait se faire sans difficultés : passage

– du langage syncrétique au langage significatif ;

– de l’oral à l’écrit ;

– de l’inconsistance logique à la consistance ;

– de la véhémence à la démonstration et de la pensée thématique à la pensée problématique. Toutes ces procédures  exigent un travail d’apprentisssage sévère et une transformation consciente profonde chez celui qui tente d’accéder au niveau de cette pensée rationnelle. Le passage de la pensée spontanée à la pensée rationnelle n’est pas naturel. C’est un fait culturel qui demande, pour chaque individu, à chaque fois, un travail difficile de construction, voire un effort d’équilibre. De plus, ce travail est dangereux pour la pensée car celle-ci doit abandonner ses normes immédiates d’ordre et de vérité sans compensation directe : penser, c’est bien encore comprendre ce qui est et ce qui doit être au point critique de leur unité, mais cette compréhension est désormais indéfiniment retardée dans la mesure où le point critique, le moment dialectique, s’avère indépassable. Comme dit Gaston Bachelard : « Comprendre, c’est toujours comprendre qu’on n’avait pas compris. » Ainsi, le « passage » à la pensée rationnelle apparaît comme un passage en puissance deux, comme un passage dans un univers où il n’y a plus de terre ferme et dans lequel on ne peut que passer.

 Ne pourrions-nous dire, d’ores et déjà, que le passage de l’opinion au concept est une véritable conversion ? Tout n’y est-il pas changé radicalement comme le langage, le sujet, ses normes et son univers de pensée ?

  Il faut, sans doute, répondre oui à cette question : oui, il y a bien un changement radical, mais il est tellement radical qu’il ne peut s’agir d’une conversion. L’univers rationnel n’est pas un autre univers, c’est le même univers mais en chantier, en travaux. Au fond, les conversions n’effraient pas l’opinion qui s’accommode bien du changement de surface qu’elles représentent : changer de monde, n’est-ce pas redoubler le monde en conservant les structures principales et notamment le Sujet et sa pensée ? Si le passage à la pensée rationnelle est bien le passage à une pensée au travail, il faut concevoir ce passage comme travail de passage, comme passage continué, toujours menacé par l’échec, la régression. La notion de conversion implique un changement irréversible : le sujet se tourne vers une autre lumière, d’autres valeurs et se met à marcher sur un autre chemin. Le passage à la pensée rationnelle est, au contraire, un passage matériel, laborieux, qui reste toujours à faire : c’est une construction et non une conversion. Du moins, s’il ya conversion, celle-ci n’est jamais définitive.

  Il y aurait beaucoup à perdre, donc à penser, à présenter le passage de l’opinion à la pensée rationnelle comme une conversion si, comme nous pensons, une conversion n’est pas vraiment un passage mais un simple changement de sens et de signes. Rien ne pourrait, en premier lieu, justifier le travail qu’exige la pensée rationnelle s’il ne s’agissait que d’une conversion, ni le travail d’apprentissage linguistique, logique et cognitif, ni le travail psychique d’auto-critique et de désillusion. On risquerait bien, en second lieu, de pervertir tout ce que nous énoncions sous le nom d’exigence rationnelle en en faisant une sorte de magie, c’est-à-dire une manipulation des signes qui permet de se mettre en communication avec le surnaturel, alors qu’il s’agit d’un programme de transformation et d’un outillage matériel.

IV-° La rupture entre l’opinion et le concept

    Reprenons la citation de Gaston Bachelard afin de mieux comprendre l’exigence de la démarche et de l’esprit scientifiques. « La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier , de légitimer l’opinion, c’est pour d’antres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire ».  

   Ainsi, selon Gaston Bachelard, dont on a reconnu la véhémence anti-doxale, le passage au concept se comprend, avant tout, comme une rupture avec la pensée première que seules les sciences sont réellement capables de produire. Pour l’auteur de La formation de l’Esprit scientifique, la philosophie, en général, n’est pas capable d’opérer, à elle, de telles ruptures parce qu’elle méconnaît son statut réel par rapport à la connaissance scientifique et ne mesure pas la difficulté qu’il y a à poser des problèmes réels, sans l’appui des sciences. C’est autour des notions de concept et de problème que la philosophie de Bachelard se construit. Qu’est-ce donc qu’un concept et pourquoi faut-il une « rupture » véritable pour y accéder d’après Bachelard ?

1- Concepts

   Ce terme dérive du latin conceptus, « conçu, saisi » : idée abstraite et générale, qui réunit les caractères communs à tous les individus appartenant à une même catégorie, comme le concept d’humanité.

   Un concept n’est pas un simple mot, un nom général dans un discours. Ce n’est pas plus une représentation ou une image dans un tissu subjectif métaphorique. Ce n’est pas non plus une Forme éternelle dans un monde transcendant, comme le pensait Platon dans l’ensemble de son œuvre, en particlier dans La République. Bref, un concept n’est ni un mot, ni une représentation, ni une idée. Un concept est essentiellement un moment dans un travail matériel, temporel et technique. Certes, dans la mesure où il s’agit d’un travail de la pensée, il’ consiste nécessairement à unir de façon critique ce qui est et ce qui doit être. Mais c’est au coeur même de ce qui est produit que la pensée découvre ce qui doit être, non en elle-même.

   Le concept, qu’il faut penser comme une place conceptuelle en rapport avec d’autres concepts noués autour d’un problème, comme l’une des faces d’un processus qui comporte toujours une face technique de production des phénomènes, comme le produit d’une collectivité, d’un ensemble de travailleurs et, ce qui n’est pas la moindre des choses, comme une production historique comportant un début, une progression, des rectifications et des refontes, le concept est le véritable sujet de la connaissance scientifique. Il est moins ce à quoi on passe que ce par quoi on passe. Il s’ensuit, de façon assez étonnante, que 1a compréhension d’un concept, c’est-à-dire sa signification, n’est jamais première par rapport à son extension, c’est-à-dire par rapport à l’ensemble des objets qu’il permet de réaliser et de désigner.

  La pensée première est non seulement très éloignée de ces dialectiques vives mais encore structurellement incapable d’y accéder du fait des limites de la conscience subjective et de ses illusions. Il faut une rupture pour que la pensée cesse de se placer en surplomb par rapport à la connaissance effective et accepte de se mettre à l’école des savoirs constitués. Penser, ce n’est plus sauver l’unité du réel en le coulant dans le moule d’un langage, d’une logique ou d’une idéologie à priori, mais apprendre à remettre toute unité première en jeu, au risque de ses équilibres intellectuels.

  On pense véritablement lorsqu’on pense hors de soi et de l’expérience immédiate, ou, plus précisément, à la limite de soi et du donné empirique. Ce qui rend l’opinion inapte à la pensée effective est son rapport au donné, que ce soit le donné objectif ou le donné subjectif. L’opinion est une machine à dupliquer et reproduire ce qui est sans l’interroger ni examiner de manière critque. Car elle s’empare de la conscience collective en obligeant le sujet singulier à subir sa pesanteur Elle ne va jamais jusqu’aux points critiques réels, jusqu’aux dialectiques réelles, mais toujours réserva des possibilités de retour à l’unité de départ. L’opinion n’aime pas les contradictions et leur violence : d’où, sans doute, ses mécanismes de « mauvaise-foi », son imprécision et, sinon son inconsistance, du moins sa « fluidité ». Le passage au concept, en revanche, comme Bachelard n’a cessé de le dire, exige une certaine « vigilance malveillante » que l’opinion considère comme une méchanceté.

2- Exemples

  Nous pouvons donner deux exemples brefs de ce que recouvre le passage au concept et la rupture avec l’opinion.

  *Le premier se trouve chez G. Bachelard qui, dans La philosophie du non, décrit les cinq niveaux du concept de « masse » cinq niveaux sur lesquels s’établissent « des philosophies scientifiques différentes et de tonte évidence ordonnées, progressives ». Bachelard montre comment l’esprit doit, de contradiction en contradiction, de problème en problème, passer de « l’appréciation quantitative grossière et comme gourmande de la réalité … qui concrétise le désir même de manger » au concept scientifique de « masse négative », notion « étrangement dialectisée » que fournit le calcul et qui engage de nouveaux programmes expérimentaux, en passant par la notion « sagement empirique » liée à l’usage de la balance, la notion newtonienne qui définit le concept dans un corps de notions comme quotient de la force par l’accélération et la notion relativiste. La rupture avec l’opinion s’approfondit à chaque étape de cette histoire et la pensée est de plus en plus divisée, divorcée à mesure qu’elle développe sa conceptualisation. Tout se passe comme si la conception et la conceptualisation s’éloignaient de plus en plus l’une de l’autre. La tâche de la philosophie devient alors très lourde car elle consiste à raccommoder le tissu qui se déchire sans pour autant masquer la déchirure qui n’est nullement accidentelle mais essentielle : il faut penser que la pensée n’est rien de plus que son histoire. D’où l’exigence d’une philosophie « ouverte », d’un « polyphilosophisme » comme dit Bachelard.

 *Le second exemple est celui du passage au concept d’inconscient psychique tel qu’il est forgé par la psychanalyse, en particulier, celle de Freud. Le passage à ce concept exige une double rupture notionnelle et psychique. Le concept d’inconscient ne peut se comprendre qu’une fois abandonné le préjugé subjectiviste lequel aligne l’inconscient sur la conscience au lieu, comme le demande Freud, de saisir la conscience et le sujet comme des produits et des effets de l’inconscient. Cette compréhension, parallèlement, demande un travail psychique de déconstruction des illusions subjectives, bref une cure, pratique sans laquelle le concept ne serait qu’une simple idée. Ici encore, la tâche de la philosophie est particulièrement lourde puisqu’elle doit penser et permettre de penser ce qui est à la limite de l’impensable : « ça pense » C’est exactement la pensée du poète Rimbaud qui écrit : « « C’est faux, de dire je pense. On devrait dire ON me pense. Pardon du jeu de mot : ‘je est un autre’. »  (In Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871, Pléiade pp343-344, Paris 2009).    

3- Le moment philosophique

  Les deux exemples présentés pourraient permettre de dessiner les contours du travail philosophique pour faciliter le passage au concept. Il s’agit pour la philosophie de penser, non ce qui est pour elle pensable immédiatement, car en ce cas elle ne se distinguerait plus guère de l’opinion, mais comme le dit Jean- Toussaint Desanti, de penser précisément ce qui, immédiatement, lui est impensable. Penser en vérité, c’est penser sur ses propres limites notionnelles et psychiques. Le concept philosophique unit à leur point critique ce qui se pense et ce qui doit se penser, sans préjuger de ce qui doit ou peut se penser.

  C’est parce qu’il jugeait que la connaissance scientifique et son histoire offrent à la pensée le maximum de fil à retordre, d’impensable (par exemple, le concept d’espace-temps) que Bachelard assignait à la philosophie de se mettre à l’école des sciences. Mais, ne peut-on, aussi bien, faire, dans l’apprentissage de l’histoire de la philosophie, l’épreuve de la pensée à ses limites ? Le pari du cogito,(Descartes) de la monade (Leibniz)ou de la Natura naturans (Spinoza) offrent des champs d’expériences « extrêmes », des laboratoires (de labor : le travail) à la pensée.    

    Finalement, l’histoire de la philosophie n’est pas seulement un travail de culture et d’érudition, mais un véritable travail philosophique. La pensée doit y découvrir ses impensés mais aussi son impensable, c’est-à-dire ce qui menace ses équilibres et son unité actuelle. Cependant, ce travail n’est pas, évidemment, une fin en soi. L’essentiel est, en effet, la confrontation paradoxale de la pensée avec ses limites propres dans ses tentatives de comprendre le monde, quelle qu’en soit la forme comme l’histoire de la philosophie, des sciences, de l’art ou l’histoire des hommes en général.

Le triomphe de la réalité conceptuelle
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