
Introduction
Les productions technique et de la technonlogie tout entièree reposent sur l’existence préalable de la nature. En effet, iI n’y a pas de technique ni d’objet technique qui ne soit une application des lois ou des éléments de la nature. Comment comprendre alors que la technique ait acquis à l’ère contemporaine la réputation d’être dangereuse pour la nature ? Les pollutions dont nous nous plaignons relèvent-elles de notre part du souci d’une nature que la technique aurait outrepassée ou se mettrait à détruire, ou bien du seul souci de notre confort ? Et même dans ce dernier cas, faut-il considérer qu’un rapport à la nature fondé sur la recherche du confort est un rapport adéquat à la nature ? La question est donc de savoir si à la fois en lui-même et dans ce que nous en attendons, le projet technique est une réalisation de la nature ou s’il aboutit au contraire à sa négation.
Le domaine technique et technologique est un grand pourvoyeur de représentations. Aussi, il faut distinguer l’image d’un danger pour la nature avec la réalité de ce danger. Quand franchit-on les limites de la nature ? Ne sont-elles pas toujours déjà franchies depuis que l’espèce de vivants singuliers qu’on appelle humaine a atteint ce statut d’humain ? Dan ce cas, l’image du danger ne relèverait que d’une mode techno-sceptique ou technophobe ? Ou bien au contraire des limites nouvelles sont-elles sur le point d’être franchies, auquel cas un devoir de prudence et de responsabilité s’imposerait, et demanderait à être défini et appliqué ? L’idée d’une limite de la maîtrise de la nature relève-t-elle de l’imagerie ou bien au contraire se présente-t-elle à nous comme une réalité urgente ?
1- Technique et bonheur le problème de l’instrumentalisation de la nature
1) – La nature provoquée.
La conscience écologique contemporaine entend incarner la prise de conscience d’un nécessaire souci de la nature. Ainsi, les perturbations induites par l’activité humaine dans la chaîne alimentaire, par exemple la transformation des bovidés en animaux carnivores et cannibales, ou dans la composition de l’atmosphère terrestre comme la couche d’ozone déchirée par les émissions à effet de serre, voire la déforestation amazonienne, etc., sont désignées par elle comme un danger. Le tout est de savoir pour qui ou pour quoi il s’agit d’un danger, et au nom de quoi il faudrait le conjurer. En effet, une ambiguïté majeure apparaît ici : est-ce le risque de difficulté dans la consommation de viande bovine ou même le risque des inondations résultant des fontes des glaces polaires qui sont principalement en cause ? Si tel était le cas, alors ce ne serait jamais qu’au nom de notre confort que cette question serait soulevée. En ce sens, il n’y aurait plus entre protestation écologique et industrialisation post-baconienne qu’une différence de degré, puisqu’il ne s’agirait plus que de distinguer deux conceptions opposées d’un même bien : notre confort.
La notion de pollution est porteuse de la même ambiguïté. Son origine étymologique l’apparente à la souillure, à une salissure qui met la vie en danger. Si l’on s’en tient là, on a à nouveau affaire à une exigence de confort, et on dira que la nature est polluée dans la mesure où y vivre nous deviendrait plus désagréable. Si l’on considère par exemple que le plus haut degré de pollution atmosphérique jamais atteint date de la dernière glaciation – époque à laquelle le taux de C02 dans l’atmosphère a atteint son maximum -, on aura disjoint la notion de pollution de l’incidence de l’activité humaine sur la nature et, ainsi, sans doute galvaudé cette notion même. Car en son sens profond, la pollution désigne le stade au-delà duquel l’équilibre spontané des lois naturelles est remis en cause par le genre huamin, et ce, qu’un tel franchissement soit néfaste ou bénéfique à notre confort.

Au fond, ce qui se joue ici est la question de savoir si un rapport à la nature orienté vers notre seul bonheur est une relation acceptable ou non à la nature. Heidegger considère que la technique, dans son visage moderne, révèle la provocation qui est son essence : « le dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le caractère d’une interpellation au sens d’une provocation ». (Heidegger M. : La question de la technique, in Essais et conférences, « Tel », Gallimard, 1958, p. 22. 2. Id., p. 29). La technique provoque la nature au sens où elle la met en demeure de livrer ses richesses, la réduisant finalement à un stock quantitatif. Heidegger symbolise cette conception de la nature par la métaphore de l’arraisonnement, et y repère un danger d’une toute autre nature que le désagrément de l’épuisement des réserves et que la menace d’inconfort. Le danger en question, et qui ne nous apparaît qu’au moment où ses inconvénients concrets se manifestent, est en réalité indissociable de l’essence même de la technique, en ce qu’elle a induit vis-à-vis de la nature une relation à contre-sens. La technique n’est donc pas seule en cause, puisqu’elle est solidaire d’un projet qui est celui de la science galiléenne. C’est parce que la physique – et déjà comme pure théorie – met la nature en demeure de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que l’expérimentation est commise à l’interroger, afin qu’on sache si et comment la nature ainsi mise en demeure répond à l’appel ».
2) – La limite de la nature
Le danger n’est donc pas contemporain : c’est la frénésie contemporaine qui le met en lumière. Encore n’est-ce pas en lui-même qu’il apparaît : il ne se présente que sous sa forme imminente, c’est-à-dire la rupture de l’équilibre et l’épuisement des ressources. Jonas montre ainsi que « l’explosion démographique, envisagée comme un problème de métabolisme planétaire, arrache l’initiative à la recherche du niveau de vie et contraindra une humanité qui s’appauvrit à faire pour sa simple survie ce qu’elle pouvait négliger ou faire en vue du bonheur : un pillage toujours plus effronté de la planète jusqu’au moment où celle-ci prononcera son verdict et se dérobera à la surexploitation » (Jonas H. : Le Principe Responsabilité, V, 2, Le Cerf, 1990, p. 192-193). Tant que nous avions le choix entre traiter la nature comme un moyen de notre confort et la traiter autrement que nous ne l’avons pas fait ; mais au moment même où ce choix nous apparaît, il est trop tard pour le faire. À traiter la nature à contresens, on a atteint le point de non retour, la limite au-delà de laquelle la fuite en avant de la maîtrise technique cesse d’être réversible.
Ce contresens ne s’explique pas que par la myope et mièvre obsession du bonheur : en substituant à l’idéal d’une science désintéressée une pensée opératoire intéressée, le tournant galiléen a nourri peut-être autant par infatuation grisée que par utilitarisme une conception artificialiste de la nature. Ainsi, Descartes a cru pouvoir tirer de son modèle mécaniste de la nature une extension de la définition de cette dernière, transformant ainsi un modèle analogique en identification pure et simple. En effet, puisque, « lorsqu’une montre marque les heures par le moyen dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire ses fruits » (Descartes, Principes de la philosophie, IV, § 203, Garnier, 1976, p. 520). À ce compte, « toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » (Ibidem). La notion de nature enveloppe ici tous les résultats de l’exercice des lois naturelles, y compris (et même surtout, comme s’il fallait y voir une apogée de la nature, que la technique vient ici parachever, comme le disait Aristote) quand elles ont été déviées par l’homme. Revenant sur la pensée opératoire cartésienne, Merleau-Ponty y avait repéré « une sorte d’artificialisme absolu » qui nous précipite « dans un régime de culture où il n’y a plus ni vrai ni faux touchant l’homme et l’histoire4 » (Merleau-Ponty, VOEU et l’esprit, Folio essais, Gallimard, 1964, p. 12). Spengler disait que la technique est une tactique de la vie. Mais à moins de prendre ce génitif au sens d’un génitif objectif, comme si c’était le fait du vivant que de déséquilibrer la nature, c’est culturellement que l’homme est un être tactique, et ce saut culturel qui caractérise sa condition trouve sa contrepartie dans une limite de la nature. Ce qui est en cause, c’est l’intervention de l’homme dans l’équilibre des réactions naturelles. Loi par loi, cas par cas, on pourrait encore dire que l’outrance avec laquelle l’homme fait jouer les réactions naturelles prolonge encore la nature. Mais ce serait oublier que la nature n’est pas un amas de lois mais un système de lois et que l’équilibre entre ses éléments est ce qu’il y a de plus naturel dans la nature. C’est cet équilibre. qui constitue la limite, et c’est cette limite qui est franchie.

3)- L’idée d’un droit de la nature
Comment alors faudrait-il, ou comment aurait-il fallu, traiter la nature pour ne pas l’outrepasser ? S’agit-il de protéger la nature ? Cette direction soulève aussitôt une objection : « une nature protégée, assistée, est-elle encore la nature ? » (I. Seris, La technique, Puf, 1994, p. 328). Comme être technicien, l’homme a en main, non seulement l’outil de la menace, mais aussi et du même coup celui du salut. Mais un salut apporté par l’homme à la nature ne relève-t-il pas à nouveau d’une construction culturelle de la nature, c’est-à-dire au fond de la perpétuation du même contresens. C’est toute la question que pose l’idée difficile d’un droit de la nature. À la suite de Marcuse, Habermas suggère qu’« au lieu de traiter la nature comme un objet dont il est possible de disposer techniquement, on peut aller à sa rencontre comme à celle d’un partenaire dans une interaction possible. On peut rechercher la nature fraternelle au lieu de la nature exploitée » (Habermas, La technique et la science comme une idéologie, Gallimard, « Tel », 1973, p. 14-15). C’est naturellement l’adjectif fraternel qui retient l’attention, en ce qu’il semble induire une personnification de la nature dans toute son ambiguïté. S’agit-il de la personnifier pour apprendre à la respecter, ou au contraire d’un anthropomorphisme abusif qui ne veut voir dans la nature un partenaire que parce qu’au bout du compte, ce sont toujours notre préservation et notre bien-être qui sont visés ? Est-ce vraiment pour elle, ou est-ce pour nous qu’il faudrait respecter la nature.
La même équivoque se retrouve encore dans l’idée de la passation d’un contrat avec la nature. Que penser de l’idée d’un contrat naturel ? Lorsque Michel Serres, défendant cette idée, invoque la menace d’être à nouveau maîtrisés par la nature, et met en exergue l’alternative suivante : la mort ou la symbiose, en sorte que « chacun des partenaires en symbiose doit donc à l’autre de droit la vie sous peine de mort » (Serres M. : Le contrat naturel, Champs Flammarion, 1992, p. 69), il est à nouveau permis de se demander si l’on a bien ou non affaire à un contrat, au sens d’obligations mutuellement consenties par des sujets. A chaque fois, le registre contractualiste du droit et le registre moral du respect appellent bien une relation de sujet à sujet. Peut-être alors n’est-ce pas en propre à la nature que nous devons quelque chose, mais aux autres et à ceux qui nous suivront que nous devons qu’il y ait encore une nature : c’est là le vrai fondement de l’idée de responsabilité, qui ne s’exerce fondamentalement que vis-à-vis de quelqu’un, et non vis-à-vis de quelque chose.
II – Une maîtrise irréversible
1) – Le double sens de la prudence
Que faire alors ? L’heure est à la prudence, au sens où chacun sent bien l’incertitude de l’avenir immédiat. Les biotechnologies, accompagnées par la naissance impromptue de la bioéthique, permettent de poser le problème avec une acuité particulière, comme si une logique de la non découverte devait urgemment s’y substituer à la logique de la découverte. « Je crois que le moment est venu de faire une pause, c’est le moment d’auto-limitation du chercheur. Le chercheur n’est pas l’exécuteur de tout projet naissant dans la logique propre de la technique » (Testart : L’OEuf transparent, Champs Flammarion, 1986, p. 33). Puisque la possibilité du clonage humain est à présent clairement avérée, l’attitude à tenir devant la technique prend le visage d’une alternative très simple. Ou bien l’on considère que le progrès technique comme cause de lui-même est un train irrésistiblement en marche et que nous n’avons d’autre choix que de prendre. Ainsi, il suffirait qu’une chose devienne techniquement possible pour que sa mise en oeuvre aille de soi. Ou bien l’on considère au contraire que ce progrès atteint un point qui rend la délibération nécessaire.
II faut donc faire preuve de prudence, parce qu’ainsi que le précise Aristote, l’homme prudent est celui qui est capable de délibération. Plus précisément, la prudence est « une disposition, accompagnée d’une règle exacte, capable d’agir dans la sphère des biens humains » (Aristote : Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140 b20, Vrin, 1990, p. 286). Le tout est de trouver cette règle exacte, c’est-à-dire de savoir si l’exactitude renvoie ici à l’adéquation technique ou bien à la justesse morale. Dans son analyse de la prudence, Aristote se préoccupe essentiellement de l’adéquation des moyens aux fins. Pour lui qui part de l’idée qu’une volonté humaine ne saurait vouloir que le bien, la question ne se pose que de la valeur des moyens et non de celle des fins. La question de la prudence apparaît donc comme une question essentiellement technique : « le problème technique de la détermination des moyens prend le pas sur le problème éthique de la responsabilité, qui semble tout près d’être oublie » (Aubenque P. : La prudence chez Aristote, puf, 1986, p. 124). C’est là peut-être une restriction de son sens, à ce que Kant nommait son sens le plus étroit, c’est-à-dire « l’habileté dans le choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien-être » (Kant E. : Fondements de la métaphysique des moeurs, Delagrave, 1985, p. 127. 5. Id,, p. 126.). Ce sens étroit de la prudence n’en fait jamais qu’un impératif hypothétique, qui laisse dans l’ombre la question de la qualité morale de la fin : « que la fin soit raisonnable et bonne, ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit ici, mais seulement de ce qu’il faut faire pour l’atteindre. Les prescriptions que doit suivre le médecin pour guérir radicalement son homme, celles que doit suivre un empoisonneur pour le tuer à coup sûr, sont d’égale valeur, en tant qu’elles leur servent les unes et les autres à accomplir parfaitement leurs desseins » (Ibidem).

Qu’il s’agisse là d’un sens étroit de la notion de prudence, inféodée à l’idée peut-être native d’une neutralité morale de la technique, laisse à penser qu’il doit en exister un sens élargi, qui prendrait en compte, lui, la question morale de la fin. En ce second sens, la notion atteindrait alors à la notion morale de responsabilité. Toute prudence n’est pas forcément responsable, et l’efficacité de la prudence étroite, comme calcul téléologique, est bien souvent incompatible avec l’exigence morale de la prudence élargie, comme conviction principielle. Pour distinguer clairement dans ce qui suit les notions de prudence et de responsabilité, nous considérerons dorénavant exclusivement la prudence dans son sens étroit, et envelopperons son sens élargi dans la notion de responsabilité.
3) -Notre maîtrise est-elle notre malheur ?
Dans ce sens étroit donc, il est permis de se demander si la prudence a vraiment atteint avec la technique et la tehcnologie contemporaine le bonheur qui est son but implicite. II faut ici distinguer deux questions : celle de savoir si la maîtrise a atteint un stade devenu contradictoire avec la poursuite de sa fin, et celle de savoir si ce stade ne fait que révéler ce que des succès trompeurs avaient autrefois dissimulé, à savoir le malentendu selon lequel la maîtrise de la nature aurait jamais permis le bonheur.
C’est à partir d’une telle hypothèse que l’on peut concevoir, non pas conjoncturellement, en vertu du stade qu’elle a atteint, mais structurellement, la maîtrise technique comme une malédiction. C’est la thèse d’Érasme, qui entend lutter contre l’idée selon laquelle « la connaissance des Sciences est donnée à l’homme pour que son intelligence compense ce que lu refuse la Naturel » (Érasme : Éloge de la folie, Carnier Flammarion, 1964, p. 41). Puisqu’il n’y a rien de malheureux à être ce qu’on est, il a bien fallu un ennemi du genre humain pour laisser croire à l’homme que l’utilisation des sciences était un privilège plutôt qu’une damnation. On sait que le mythe platonicien de Prométhée n’était guère plus optimiste, et que la compensation accordée à l’homme (le feu) est rapidement devenue la source de maux et des injustices. Ainsi, Érasme rappelant Platon peut-il conclure que les sciences sont « si peu utiles au bonheur qu’elles ne servent même pas à réaliser le bien que l’on attend de chacune d’elles » (Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Garnier-Flammarion, 1971, p. 213). Cette thèse trouve naturellement son écho le plus amplifié chez Rousseau. Pour lui en effet, la technique est irrémédiablement synonyme d’état social, et donc de propriété et d’injustice, alors même que l’état naturel sous le droit de la nature exprime un bonheur originel toujours déjà perdu. Ainsi, tant que les hommes « ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature.. L’exercice des arts, au sens aristotélicien de technique, n’a donc fait que corrompre nos moeurs et déguiser notre bonheur. Mais le fait le plus remarquable ici, en dehors de la normativité naturelle que l’analyse suppose, réside dans la solidarité établie par Rousseau entre la limite de la maîtrise et la socialisation, comme si c’était toujours plutôt du côté du rapport à autrui que du côté d’une nature toujours déjà perdue qu’il fallait chercher la marque exacte de cette limite.
3) -La duplicité du progrès technique/tehnologique et sa contradiction interne
Autant nous jugeons volontiers réactionnaires les protestations des ligues de vertu devant l’installation de distributeurs de préservatifs en milieu scolaire -sans doute en jugeant que l’accès à cet accessoire n’est pas en soi une incitation déterminante -, autant nous serions certainement majoritairement opposés à la libre diffusion de fusils d’assaut dans les hypermarchés. Cette dernière opinion repose bel et bien sur l’idée que l’objet technique nous dicte son usage, et que même si, après tout on peut, utiliser un fusil comme pied de lampe ou comme objet décoratif, il alimente aussi potentiellement une pulsion meurtrière. II paraît donc douteux que les finalités techniques ne viennent pas de la technique elle-même. Ainsi « si l’on parle à propos de technique de « moyens », il faut reconnaître qu’il s’agit de moyens très particuliers, lesquels ne sont plus au service d’aucune fin différente de mais constituent eux-mêmes la « fin »» (Henry : La barbarie, Poche, Biblio essais, 1987, p. 65). C’est ce qu’on appelle, de nos jours, « l’obsolescence programmée » qui consiste à détruire continûment les objets de la technologie pour produire d’autres censés être plus performants. En réalité et au fond, il s’agit de rentabilisation conitnue de ces objets de l’industrie, laquelle est entrée dans la sphère de la financiarisation, soit un facteur de la démesure. II faudrait alors penser que les finalités ne sont pas imposées à la technique de l’extérieur et après coup, mais au contraire qu’elles sont intrinsèques à l’objet technique lui-même.
La notion de progrès technique recèle donc une ambivalence majeure. Comme augmentation quantitative des performances et des possibilités, le progrès contemporain est incontestable. Mais je dois acheter l’ordinateur qui n’a pas tardé à rendre obsolète le mien, non pas du fait du besoin que j’en ai, ni même non plus des capacités de cet outil, mais parce que la surenchère des performances est devenue une fin en soi. « Le paradoxe profond du pouvoir que procure le savoir, un paradoxe non entrevu par Bacon, consiste en ceci que sans doute il a conduit à quelque chose comme une « domination » sur la nature (c’est-à-dire à son exploitation accrue) mais qu’en même temps il a conduit à la soumission la plus complète à lui-même » (Jonas : Le principe responsabilité, V 2, Ed. du Cerf, 1990, p. 193). Ainsi, nous avons affaire à un progrès essentiellement auto-justificateur, à des « procédés de plus en plus efficaces et sophistiqués, dont le développement toutefois ne connaît d’autre stimulation ni d’autre loi que lui-même et se produit ainsi comme un auto-développement »(Henry, ibid). Comme fuite en avant des performances, le progrès technique court-circuite de cette façon notre liberté. La maîtrise de la nature a donc échoué dans son but le plus apparemment évident, en ce qu’elle n’a pu nous libérer de la nature qu’en nous asservissant à elle-même, substituant ainsi une domination à une autre.
3) – Comme dit une certaine marque d’ordinateurs

Ainsi peut-on dire que « les principes de la science moderne ont été structurés a priori d’une manière telle qu’ils ont pu servir d’instruments conceptuels à un univers de contrôle productif qui se renouvelle par luimêmel ». II en résulte une libération qui n’est autre qu’une forme de domination, une maîtrise qui nous maîtrise. « Ainsi la méthode scientifique qui a permis une domination de la nature de plus en plus efficace, a fourni les concepts purs, mais elle a fourni au même titre, l’ensemble des instruments qui ont favorisé une domination de l’homme par l’homme de plus en plus efficace, à travers la domination de la nature ». Jonas appelle cette contradiction le paradoxe de l’idéal baconien, et en déduit que nous devons maintenant rechercher un pouvoir sur notre pouvoir. Mais la maîtrise de la nature paraît irréversiblement lancée, du fait d’une conception défaillante de la technique qui a cru qu’il suffisait d’utiliser la technique pour obtenir de la puissance, avant d’apprendre à ses dépens qu’elle peut se retourner contre elle : « La machine est seulement un moyen ; la fin est la conquête de la nature, la domestication des forces naturelles au moyen d’un premier asservissement : la machine est un esclave qui sert à faire d’autres esclaves. Une pareille inspiration dominatrice et esclavagiste peut se rencontrer avec une requête de liberté pour l’homme. Mais il est difficile de se libérer en transférant l’esclavage sur d’autres êtres, hommes, animaux ou machines ; régner sur un peuple de machines asservissant le monde entier, c’est encore régner, et tout règne suppose l’acceptation des schèmes d’asservissement ».
III- Technique et responsabilité
Puisque l’insuffisance d’un rapport purement technique à la nature paraît avérée, n’y a-t-il pas lieu d’envisager un rapport moral à la nature ? Le seuil de la limite de notre maîtrise de la nature n’est-il pas précisément celui à partir duquel la question morale commence à se poser ? Cette question morale ne va néanmoins pas sans difficulté : si elle consistait en un devoir de respect de la natûre, elle serait suspecte d’une sorte de personnification qui l’exposerait au grief d’anthropomorphisme. Alors quel est le référent réel du respect lorsque nous évoquons un respect de la nature ? Vis-à-vis de qui ce devoir moral s’exerce-t-il ?
1) – Responsabilité et imputabilité
Jonas a entrepris cette révision de la question morale à la lumière du développement technologique. Son point de départ consiste à en justifier la nécessité : les théories éthiques admettaient jusqu’à présent des présuppositions (l’idée d’une condition humaine établie une fois pour toutes, et donc que le bien humain se définit facilement, et donc que la responsabilité humaine est elle-même définie dans un cadre stable), et ces présuppositions sont à présent remises en cause par la découverte fondamentale de la vulnérabilité de la nature. Cette découverte entraîne une conséquence claire : la notion d’agir humain a changé de définition, elle ne porte plus sur la maîtrise de la nature mais sur un progrès autojustificateur. Contrairement à ce qui avait été cru, on ne peut plus tenir l’idée selon laquelle « les interventions de l’homme dans la nature, tel que lui-même les voyait, étaient essentiellement de nature superficielle et sans pouvoir d’en perturber l’équilibre arrêté » (Marcuse H. : L’homme unidimensionnel, Minuit, 1968, p. 181). Par voie de conséquence, « la nature en tant qu’objet de la responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la théorie éthique doit réfléchir » (Simondon : Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1958, p. 127). En quel sens doit-on envisager pareille responsabilité morale ? On sait que l’impératif moral peut se comprendre de deux façons : comme éthique de la conviction, par application d’un principe jugé objectivement rationnel quels que soient ses effets ; et comme éthique de la responsabilité, en fonction des effets prévisibles d’une décision. La finesse de la responsabilité technique est qu’elle doit se poser la question du principe du fait même de ses effets possibles, quand bien même ces effets seraient difficilement prévisibles. Au moins la peur qu’ils inspirent peut-elle être l’occasion d’une prise de conscience de la conviction.

Ainsi Jonas se livre-t-il à une « réorientation vers le futur du concept originaire de responsabilité2 > . II ne s’agit pas simplement du futur prochain, qui relève encore de la sphère de notre responsabilité directe, mais aussi du futur lointain. En ce sens, la responsabilité que Jonas propose d’attacher à notre maîtrise de la nature est une responsabilité élargie au futur lointain, c’est-à-dire au-delà de la notion d’imputabilité, renversant la conception traditionnelle de la propriété et du devoir du passé vers l’avenir: comme le disait Saint-Exupéry « nous n’héritons pas la terre de nos parents, mais nous l’empruntons à nos enfants ».
2) – Futur et morale
Jonas défend donc l’idée selon laquelle « nous ne pouvons exercer la responsabilité accrue que nous avons dans chaque cas, bon gré mal gré, qu’à condition d’accroître aussi en proportion notre prévision des conséquences » (Jonas, op. cit, p. 20).. À partir de cette règle, le principe de responsabilité auquel aboutit Jonas s’énonce donc de la façon suivante : « Agis de telle façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (Jonas : Le Principe Responsabilité, op. cit., p. 30). Jonas précise deux tâches préliminaires : « maximiser la connaissance des conséquences de notre agir », et « élaborer[…] une connaissance elle-même nouvelle de ce qui convient et de ce qui ne convient pa ». La responsabilité se présente ici comme prise en compte d’un péril même futur, face à la possibilité de la mise en cause l’homme en tant que vivant : se tient pour responsable, se sent affectivement responsable celui à qui est confiée la garde de quelque chose de périssable ;l’objet, ou pour mieux dire, le vis-à-vis de la responsabilité, c’est le périssable en tant que tel » (Ricoeur P. : Lectures 2, Points-Seuil, 1999, p. 304).
L’impératif qui demande qu’il existe une vie après nous inclut donc le futur et la vie dans l’impératif moral kantien. C’est qu’elle est menacée non seulement dans le confort de son existence ou dans son existence même – ce qui relèverait encore de l’impératif de la prudence -, mais aussi dans son sens. Ainsi la double menace repérée par Jonas réside-t-elle dans « l’anéantissement physique et le dépérissement existentiel » (Jonas H. : Pour une éthique du futur, Rivages Poches, 1998, p. 82). Depuis la bombe atomique, l’humanité se représente mieux le risque de catastrophe pour elle-même, mais c’est dans la brutalité, la soudaineté radicale de sonarrivée potentielle que l’alerte a pris naissance. Or le danger est larvé, la catastrophe, dont la possibilité est entretenue en permanence, est rampante,au point que « la menace physique devient elle-même existentielle » (Id., p. 101).
3) -Notre histoire de la nature
Hegel disait que la nature n’a pas d’histoire. Cette conception repose sur l’idée de l’immutabilité des lois régissant la nature, qui ne font que s’exécuter. La nature évolue, mais elle n’a pas d’histoire si l’on entend par là ce qui résulte de la libre intervention de l’homme. Or justement la limite de la maîtrise a quelque chose à voir avec ce seuil de l’intervention humaine : si l’on considère que ce sont nos actions qui font de l’histoire ce qu’elle est, alors en un sens nous sommes en train de faire de la nature ce qu’elle devient, pour y avoir libéré ce que Merleau-Ponty appelle des forces qui ne sont plus dans le cadre du monde. Hannah Arendt peut donc dire que « nous savons aujourd’hui que bien que nous ne puissions faire la nature au sens de la création, nous sommes tout à fait capables de déclencher de nouveaux processus naturels, et qu’en un sens par conséquent nous faisons la nature, dans la même mesure que nous faisons l’histoires ». Nous avons donc donné à la nature une histoire, nous avons commencé notre histoire de la nature. Ce commencement est moins une date de départ chronologique qu’une origine logique qui correspond au seuil qui marque la limite de la maîtrise de la nature. « Dorénavant le destin de la nature est inséparable du nôtre, et il est le nôtre, parce que la distinction entre ce qui est humain et ce qui est naturel est devenue rigoureusement inassignable : « la différence de l’artificiel et du naturel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel » (Jonas : Le Principe Responsabilité, op. cit, p. 29). La technoscience issue de Galilée a changé notre façon d’habiter le monde si tant est que ce soit encore en l’habitant que nous y soyons présents. Le monde est un univers qui « porte les marques visibles du travail conscient, et il est, en fait, impossible d’y distinguer ce qui relève de la nature brute, inconsciente, et ce qui procède de la praxis sociale ». La limite de notre maîtrise se pose donc comme dissolution de son objet même, la nature, qui n’est plus repérable. Ainsi n’avons-nous plus à maîtriser que notre propre maîtrise.
Aujourd’hui, sous la forme de la technique moderne, la technè s’est transformée en poussée en avant infinie de l’espèce et en son entreprise la plus importante. On serait tenté de croire que la vocation de l’homme consiste dans la progression, en perpétuel dépassement de soi, vers des choses toujours plus grandes et la réussite d’une domination maximale sur les choses et sur l’homme lui-même semblerait être l’accomplissement de sa vocation. Ainsi, le triomphe de l’homo faber sur son objet externe signifie-t-il en même temps son triomphe dans la constitution interne de l’homo sapiens, dont il était autrefois une partie servile. En d’autres termes, ndépendamment même de ses oeuvres objectives, la technologie reçoit une signification éthique par la place centrale qu’elle occupe désormais dans la vie subjective des fins humaines. Sa création cumulative, à savoir l’environnement artificiel qui se propage, renforce par un perpétuel effet rétroactif les forces particulières qui l’ont engendrée : le déjà créé oblige à leur mise en oeuvre inventive toujours recommencée, dans sa conservation et dans son développement ultérieure et elle la récompense par un succès accru – qui de nouveau contribue à sa prétention souveraine.
