Ulrike Schuerkens : Du Togo allemand aux Togo et Ghana indépendants. Paris, Editions L’Harmattan, 2001.619 pp. ISBN 2-7475-0248-1. Prix : 320FF ou 23 euro.
Histoire synchronique de la colonisation européenne en Afrique de l’Ouest : perspective d’une anthropologie historique.
L’ouvrage d’Ulrike Schuerkens s’inscrit résolument dans une perspective singulière de l’anthropologie historique. L’originalité et l’ambition de l’auteur réside dans le cas particulier du pays qui l’objet de cette étude, en l’occurrence, le Togo. En effet, ce pays a connu trois formes de colonisation européenne : l’allemande, la française et l’anglaise.
L’auteur s’attache à montrer, comme l’indique le sous-titre de son ouvrage, le « changement social sous régime colonial », les enjeux majeurs de l’anthropologie historique soucieuse de mettre en lumière les mutations opérées dans l’interactivité colonisateurs/colonisés, par-delà la problématisation de cette situation. Il s’agit de reconstruire ou de reconstituer, au niveau historique et théorique, les logiques de développement d’une société déterminée. L’analyse des différents moments de l’histoire de celle-ci permet de comprendre la nature des changements qui ont pu s’opérer, de façon concrète, à un moment donné de son passé. Dans le cas du Togo, Ulrike Schuerkens met en lumière les processus de changements dans la réalité des populations avant, pendant et après la colonisation. Si elle montre les mécanismes qui ont contribué à transformer la société togolaise, en particulier, celle des pays africains qui ont connu aussi l’aventure coloniale, en général, dans l’interaction des dialectiques socio- culturelles et économiques, elle ne nie pas pour autant la dynamique historique propre à ces populations antérieure à leur confrontation avec les peuples colonisateurs de l’Europe.
Se dessine alors l’orientation d’une telle étude : rompre avec les thèmes éculés de l’anthropologie traditionnelle qui a consisté, pendant longtemps, en des investigations visant à saisir les populations non-européennes sous l’angle de la problématique statique et équilibrée que celles-ci sont censées manifester comme caractéristique fondamentale. Ce faisant, on nie chez elles une dynamique, une historicité authentique comme si le moteur de leur histoire n’a été mis en branle qu’avec la colonisation. L’auteur conduit et oriente son étude suivant une problématique qu’elle analyse ainsi : « Nous proposons une approche qui englobe la problématique de la colonisation, de la construction et de la reconstruction de la réalité sociale vu par les colonisateurs et les colonisés […] Nous montrerons que la situation coloniale est un champ où des rapports sociaux, politiques et culturels sont formés » (P.23).
Dès lors, cet ouvrage, que l’on peut qualifier d’œuvre en rupture, mêle avec succès les perspectives propres à l’anthropologie historique, plus précisément à une anthropologie du changement social, dans la mesure où son auteur s’emploie à mettre en avant la démonstration des transformations sociales. Ainsi, à travers l’exemple du Togo, cette étude fait déployer, de façon synchronique, les spécificités des différents « modèles » de colonisation. L’on voit que la mission coloniale que chacun de ces trois pays, en l’occurrence, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne au Togo, s’est donnée diffère essentiellement autant dans ses objectifs principaux que dans ses conséquences ultérieures, notamment après les indépendances. En effet, les transformations opérées à la suite de l’interaction des différents systèmes coloniaux et des pays colonisés ne sont pas de même nature selon qu’il s’agit des Anglais, des français ou encore des Allemands. Les différentes phases par lesquelles le Togo a dû passer en vertu des vicissitudes de son histoire, sous la colonisation, le prouve manifestement. Dans le cas de ce pays, il est aisé de voir la nature des transformations tout autant dans la détermination de leurs origines que dans leur état final comme le résultat de l’interaction avec la puissance coloniale considérée. Par-delà les mutations sociales issues de ce processus historique antagoniste, on perçoit le degré d’intégration à l’univers culturel du peuple colonisateur : si les Anglais ont manifesté partout, dans leurs colonies, l’idéologie de la discrimination et prôné la politique de développement séparé, les Français, en revanche, ont mis en place, dans leurs propres colonies, une politique active globale (culturelle, économique, scolaire, institutionnelle etc) d’intégration et d’assimilation des peuples colonisés. Ce dernier point de l’analyse de Ulrike Schuerkens confirme, d’ailleurs, le fait que les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest restent encore largement dépendants de la France sur plusieurs plans de leurs réalités.
L’ouvrage lui-même s’articule autour des axes majeurs suivants :
Dans le premier chapitre, l’auteur analyse l’occupation, puis la mise en place de l’administration de la puissance allemande au Togo, notamment sous Bismarck. Cette période s’étend de 1884 à1914.
Dans le deuxième chapitre, il s’agit de la succession allemande par les Français au Togo (1914-1942) : l’auteur montre le mode d’administration de ceux-ci en ce pays, sa différence avec celui des Allemands auparavant, et surtout les conséquences qu’il génère comme mutations sociales, voire économiques et culturelles.
Le chapitre trois poursuit la démonstration des changements sociaux au Togo sous la tutelle de l’administration coloniale française (1946-1960). Dr Ulrike schuerkens analyse les différentes étapes de ces transformations en vertu de la politique d’intégration et d’assimilation des populations autochtones entreprise par les Français jusqu’à l’indépendance de ce pays.
Quant au dernier chapitre, le quatre, l’auteur explique la mise en application de l’administration coloniale anglaise(1919-1957) dans la partie du Togo rattachée au Ghana alors colonie britannique. Elle analyse la conception de la gestion des colonies de la Grande-Bretagne, l’impact des changements sociaux, économiques, culturels, institutionnels et politiques.
La conclusion de cet ouvrage revient sur le « changement social sous régime colonial »
Certes, ce livre se lit aisément ; mieux, il constitue un bon instrument pour la recherche anthropologique en raison essentiellement de sa dimension synchronique ; ce qui résulte, sans doute, de la maîtrise de l’auteur de trois cultures : l’allemande, la française et l’anglaise. En effet, cette entreprise originale offre des éclairages à la raison sur les trois formes européennes de la colonisation en Afrique noire. Bien qu’il s’agisse d’une œuvre scientifique, ce livre se laisse lire, par la simplicité de l’écriture, comme un roman au sens positif du terme. Car le style est clair et précis.
Néanmoins, on est gêné par des fautes grossières, qui sont certainement le fait d’une correction qui a manqué d’attention et de sérieux. En outre, on peut émettre quelques réserves sur les outils fondamentaux sur les quels l’auteur a axé l’essentiel de son analyse. Elle le dit même expressément : les matériaux de cette étude se résument dans les « rapports d’explorateurs, de voyageurs, de chercheurs et d’administrateurs » (P.18). L’étude du terrain, pour rendre compte concrètement du résultat des changements sociaux générés par l’interaction colonisateurs/colonisés, manque grandement ici. Même si l’auteur s’en défend en insistant sur la perspective théorique (voir P. 20, entre autres), il n’en demeure pas moins qu’il y a comme un défaut sur ce plan : le témoignage du terrain aurait conféré à cette étude une dimension concrète. L’analyse qui éclaire les divers documents mobilisés avec un souci méticuleux d’objectivité ne saurait faire l’économie d’une pratique du terrain, au moins au Togo. La place des premiers concernés, en l’occurrence, les Togolais, est occultée. Que pensent-ils de l’expérience coloniale ? Des mutations advenues ? De leur situation actuelle, fruit de l’œuvre coloniale ? Ces questions, par-delà les stériles débats politiques semblaient nécessaires dans l’économie de cette étude qui se veut, avec raison, scientifique.
La notion de théorie, telle que l’auteur essaie de la définir, de l’entendre et de l’interpréter dans le cadre de ses recherches gêne également. Car on ne saisit pas bien, dans le raisonnement de l’auteur, le sens précis de cette tentative ; d’autant plus que cette idée de théorie sera vite abandonnée au profit de l’analyse méticuleuse des matériaux de l’étude. In fine, on peut dire que la perspective suivie dans cette forme d’anthropologie historique ouvre des champs d’investigation majeurs aux chercheurs, anthropologues et historiens africanistes.