
Illusion de la mort et réelle transformation du donné matériel en donné spirituel et éternel
I- LA MORT COMME OBJET PHILOSOPHIQUE
La mort est un thème d’actualité permanente à travers toute l’histoire des êtres humains. Mais suffit-il de regrouper tous les savoirs sur la mort pour apprendre à convivre avec elle ? La thanatologie, qui prend la mort pour objet, peut sembler une entreprise hardie ; elle n’est peut-être, après tout, qu’un jeu intellectuel gratuit, une autre manière de mettre la mort à distance derrière le rempart des discours savants. Car il y a une réalité paradoxale de la mort : le mourir, que chacun porte en soi, perturbe l’affectivité et aliène la raison. La mort, en effet, n’est-elle pas le rien, le presque-rien qu’aucune démarche scientifique ne parvient à cerner, tant sur le plan des critères que de la définition ? Davantage : plus la connaissance de la mort progresse scientifiquement, et moins on s’avère capable de préciser quand et comment elle intervient. Mais, c’est sur ce rien que se focalisent toutes les angoisses, que se mobilisent toutes les énergies pour la repousser, l’obnubiler, la supprimer.
La mort est naturelle, universelle, quotidienne. Mais elle semble toujours lointaine, surtout si on est jeune. Ce sont les autres qui meurent, même si c’est moi qui, à chaque instant, suis menacé : « II s’en faut de rien, un caillot de sang dans une artère, un spasme au coeur pour que le là-bas soit immédiatement ici », écrit Vladimir Jankélévitch dans son ouvrage, La mort. A la certitude de mourir, s’oppose l’incertitude de l’événement : la mort « jamais prévue », « toujours en trop », procède de l’aléatoire, de l’imprévisible « Vous ne savez ni le jour, ni l’heure, ni le lieu », dit l’Évangéliste. Naturellement, la mort est donc vécue comme un accident brutal qui prend au dépourvu. Universelle, elle est aussi unique, car, une fois l’heure venue, personne ne prendra ma place et jamais je ne mourrai à la façon d’un autre. « Chacun de nous est le premier à mourir » selon E. Ionesco. Tout ce qui vit, tout ce qui est, est destiné à périr ou à disparaître, banalisant en quelque sorte le mourir. Et voici que les progrès des statistiques et des techniques médicales, autant que la diffusion des connaissances biologiques et épidémiologiques démontrent que la mort se laisse scientifiquement déterminer, qu’il s’agisse de mort naturelle, d’accident mortel ou de suicide. N’importe ! La mort demeure hors catégorie : « Elle est inclassable, elle est l’événement dépareillé par excellence, unique en son genre, monstruosité solitaire, elle est sans rapport avec tous les autres événements qui, tous, s’inscrivent dans le temps » selon V. Jankélévitch.
Où situer la mort, en effet ? Nulle part et partout. Nulle part en tant qu’essence, puisqu’elle n’est que coupure, béance, transition entre le vivant et le cadavre, entre l’avant et l’après. « Jamais isolée sur un territoire spécifique », elle est incernable au niveau du temps et il n’y a pas un instant du décès. Mais elle est partout en tant que processus : le mourir commence dès la naissance, s’accélère avec le vieillissement et se prolonge par-delà la mort clinique et biologique. Et si on rappelle que tout rapport à la mort, comme tout rapport au sexe, se trouve médiatisé dans la pluralité des relations sociales, on devine que la mort est présente à tous les niveaux de la vie quotidienne. En tant qu’elle se retrouve partout au cours de l’existence, elle est au coeur du discours dans l’art, la philosophie, la religion… Mais on ne peut disserter sur elle que de manière encyclopédique, hétérogène, jamais exhaustive. En tant qu’elle est nulle part, elle cesse d’être un objet empirique : ce n’est qu’un point insaisissable dont on ne peut rien dire sinon qu’il y a un avant (attitudes face au vieillard, soins au mourant) et un après (rites funéraires, deuil, culte des morts et des ancêtres). La mort ne dit rien ou en dit beaucoup trop long. Elle n’est qu’un mot. Mieux encore elle devient « la limite du langage ». La béance qu’elle introduit fait vaciller les systèmes de signes qui nous constituent. La Mort ne signifie rien, simple rappel silencieux de l’indétermination du sens. On ne peut parler de la Mort qu’en en parlant autrement.
Donc, la mort-en-soi n’existe pas. Pourtant, la réalité qui sous-tend le concept de mort emprunte des figures multiples. Sur le triple plan du perçu, du vécu et de l’imaginé, si la mort est insaisissable, les processus mortifères irréversibles ne trompent pas : dégradations énergiques, refroidissements, changements radicaux d’état. « Chaque jour, j’observe la mort à l’oeuvre dans le miroir », disait Jean Cocteau. Les vivants vieillissent, agonisent, s’éteignent, les cadavres pourrissent. Et la mort n’est pas que de l’homme et des vivants. Elle touche tout ce qui s’inscrit dans le temps : les sociétés qui s’effritent, les systèmes culturels qui entrent en décadence, les objets qui s’usent pour se désagréger en résidus et ruines
A côté de la mort physique par réduction à l’homogène et chute dans l’entropie, il y a la mort biologique qui s’exprime par le cadavre : mort systématique qui résulte de la complexité organisationnelle du vivant et singulièrement de la vie sexuée, mort génétique qui s’explique par une « déprogrammation programmée » fixant notre durée de vie, mort quantique due au hasard des mutations ou erreurs cumulées dans le programme des molécules maîtresses de notre cerveau (échanges d’information A.D.N.-A.R.N.). Mais on parle aussi de mort spirituelle : celle de l’âme en état de péché mortel, selon les thèmes chrétiens. Et il est une mort psychique, celle du « fou » muré dans son autisme. Par ailleurs, on pourrait longuement discourir sur les multiples visages de la mort sociale qui se manifeste par l’incarcération, la psychiatrisation, la mise à la retraite, l’abandon à l’hospice…
Certains traits communs se retrouvent dans ces diverses figures de la mort et tout particulièrement la notion de coupure : les morts sont physiquement et socialement séparés des vivants ; l’esprit est séparé du corps dans la mort spirituelle ; l’aliéné est capturé symboliquement au niveau du langage (étiqueté « schizophrène » par exemple) et enfermé à l’hôpital psychiatrique ; le sujet non productif est laissé pour compte ; le criminel, le délinquant sont des « marginaux » qu’on s’efforce de neutraliser en les condamnant à l’emprisonnement ou à la peine capitale. Cette mise à distance suppose un agent exécuteur, volontaire ou non : le milieu naturel qui compromet les échanges vitaux, la maladie qui détruit l’équilibre organique, l’homme qui tue ou se tue, la société qui exclut. Et une victime : cadavre biologique qui pourrit au cimetière, âme damnée, cadavre social… Ainsi, la mort ne signifie rien. Il n’y a pas de mort ; il y a seulement ce (ou ceux) qui tue(nt) ; et ceux qui sont tués. Ou, plutôt, la mort n’existe que parce qu’il y a la vie. Et c’est par rapport à la vie, dont elle est l’arrêt ou la négation, qu’on peut la nommer. C’est pourquoi les images de la vie, réelle ou imaginaire, alimentent les représentations du mourir.

Solitude et fin de la vie d’un individu devenu réalité évanescente ?
Rien d’étonnant si le philosophe parle souvent de la mort, même quand il décide de n’en point parler. D’où les interrogations clés.
Philosopher, est-ce apprendre à bien vivre ou à bien mourir ? L’homme n’est-il rien d’autre que l’être-pour-la-mort ou l’être-pour-la survie ? La mort se présente-t-elle comme une privation liée à notre infirmité (matérialisation, composition) ? La punition qui suit la faute (ou le péché, condition de rédemption) ? La délivrance qui conduit au néant primordial (l’Un-Tout brahmanique) ou révèle, éventuellement par le biais de l’angoisse, l’essence de l’Être ? Doit-on voir en elle la Vérité première ou le Mystère insondable par excellence ? Faut-il, à son sujet, parler d’échec (en elle, a-t-on dit, s’« identifient l’absolu de l’échec subjectif et l’absolu de l’échec objectif ») ou de renouvellement ontologique ? La mort peut-elle devenir objet de spéculation pure ou ne doit-elle être que l’expérience inévitable autant qu’unique du « mourir » ?… Et, s’il est vrai que l’humanité, depuis qu’elle existe, a connu autant de morts qu’il y aurait d’étoiles dans notre galaxie et que la société moderne hantée par le déni de la mort reste pourtant résolument mortifère, l’inévitabilité du mourir et le droit de tuer ne cessent de questionner l’homme.
II-ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE DE LA MORT
Ce fut le mérite d’Edgar Morin d’avoir su tracer les grands moments historiques de l’évolution de la mort qui s’articule en trois temps.
Les hommes des sociétés archaïques, tout d’abord, ont été frappés au niveau imaginaire par la contagiosité de la mort ; ils ont conçu alors une multiplicité de rites freinant cette contagion suggérée par la pourriture du cadavre, et aussi pour favoriser le passage du défunt dans le monde des esprits. Répugnant, en effet, à l’idée d’une destruction définitive et totale, la mort pour eux ne pouvait être qu’une mort-renaissance, voire, dans certains cas, une mort naturelle. D’où l’idée que les disparus vivent ailleurs de leur vie propre, comme des vivants. Résumant Frazer, Valéry écrit : « De la Mélanésie à Madagascar, de la Nigeria à la Colombie, chaque peuplade redoute, évoque, nourrit, utilise ses défunts ; entretient un commerce avec eux ; leur donne dans la vie un rôle positif, les subit comme des parasites, les accueille comme des hôtes plus ou moins désirables, leur prête des besoins, des intentions, des pouvoirs » (Valéry : préface à La Crainte des morts.) Les défunts n’ont rien d’humains désincarnés, d’esprits, comme on l’a souvent à tort prétendu. Il s’agit plutôt de doubles, ou si l’on préfère, de spectres ayant formes de fantômes qui, d’accoutumée, accompagnent le vivant durant toute son existence, peuplant ses rêves, se prolongeant dans son ombre ou dans son souffle, pouvant être une partie de son corps (le sexe, par exemple). Le ka égyptien, le genius romain, le Rephaïm hébreu, le Frevoli ou Fravashi des Perses sont, en fait, des vivants invisibles qui aiment et haïssent, protègent ou se vengent, sont toujours fort exigeants et avec qui il faut compter en permanence.
Viennent, ensuite, les hommes des sociétés métaphysiques. On assiste, cette fois, à une séparation radicale des vivants et des défunts, tandis qu’à l’intérieur du monde des morts une distinction s’établira entre les morts anonymes et les grands morts (ou morts ancêtres) dont certains accéderont au titre de dieux. C’est ainsi que l’homme en est venu à concevoir l’existence de « morts jamais nés », de « vivants jamais morts ». Les ancêtres supérieurs deviennent de la sorte des dieux créateurs, des immortels : « Ainsi s’épanouit, du double au dieu, en passant par le mort-ancêtre-dieu, la divinité potentielle du mort, mais à travers les sélections sévères où les morts-ancêtres et les morts-chefs se détachant des autres morts, les grands ancêtres se détachent des petits ancêtres, et les dieux se détachent parmi les grands ancêtres. Dans son déroulement, l’histoire du panthéon divin sera le reflet de l’histoire humaine. De la société de cueillette aux cités maritimes, des clans aux empires, les dieux triomphants, anciens totems des clans vainqueurs, deviendront maîtres du monde. Sélectionné par la guerre et la victoire, produit de multiples syncrétismes successifs, le panthéon unifié des dieux, groupant dieux-clients et dieux féodaux autour des grands dieux, reflétera l’unification sociale, de même que ses conflits refléteront les conflits humains ». Désormais, les doubles disparaîtront tandis que la notion d’esprit prendra tout son sens, tout comme celle d’âme, d’ailleurs. L’immortalité véritable (esprit) remplace désormais l’amortalité (double). Les religions du salut prennent dès lors naissance. A la mort, l’âme quitte le corps, évite les démons et gagne le paradis ; l’idéal platonicien, la quête du salut des chrétiens, la recherche ascétique du nirvâna ou de l’Un-Tout dans les systèmes de pensée orientaux illustrent fort bien, sans l’épuiser, cette tendance.
Enfin, l’époque moderne apporte une nouvelle vision. Cette fois (homme ne se laisse plus envahir par les esprits (à plus forte raison par les doubles) et il cesse d’accorder aux mythes ou aux rites le moindre crédit. Au nom de la science (comme chez Marx) ou plus simplement peut-être pour déborder sa propre angoisse (à la façon de Nietzsche), il proclame solennellement la mort de Dieu. Les progrès des sciences et des techniques, le développement de l’esprit critique, le déploiement de l’individualisme et de la concurrence qu’exige un monde où la rentabilité et le profit remplacent les anciennes valeurs, laissent l’individu seul. Le salut, s’il existe, ne peut être qu’en lui, comme la mort reste sa mort qu’il doit seul affronter sans l’aide de Dieu : « A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, une crise de mort commence… Si, après Kant et Hegel, tout est « dit » sur la mort, tout ce qui peut être dit va apparaître à la conscience en crise comme sans aucun rapport avec la mort elle-même. Le concept de mort n’est pas la mort, et c’est cela le terrible. La mort, qui ronge son propre concept, va alors ronger les autres concepts, saper les points d’appui de l’intellect, renverser les vérités, nihiliser la conscience. Elle va ronger la vie elle-même, libérer et exaspérer des angoisses soudain privées de garde-fou. Dans ce désastre de la pensée, dans cette impuissance de la raison face à la mort, l’individualité va jouer ses ultimes ressources : elle essaiera de connaître la mort non plus par la voie-intellectuelle, mais en la flairant comme une bête, afin de pénétrer dans sa tanière ; elle essaiera de la refouler en faisant appel aux forces de vie les plus brutes. Cet affrontement panique, dans un climat d’angoisses, de névrose, de nihilisme, prendra figure de véritable crise de l’individualité devant la mort. Mais cette crise de l’individualité ne peut être abstraite de la crise générale du monde contemporain. Si elle dépasse cette crise, par ses implications anthropologiques, elle ne peut elle-même être dépassée (au cas où il y aurait dépassement possible du problème) que dans le dépassement de la crise ».

Une pleine de bougies comme un univers de corps lumineux
Ou bien, la mort sera ignorée, rejetée, parce que hors des atteintes « de l’énergie pratique de l’homme » et que la praxis révolutionnaire n’a que faire d’elle (Marx). Ou bien on la reconnaîtra comme le non-sens, non ma possibilité, mais la négation de mes possibilités, « la néantisation toujours possible de mes possibilités, qui est hors de mes possibilités » ; d’ailleurs, si nous devons mourir, « notre vie n’a pas de sens parce que ses problèmes ne reçoivent aucune solution et parce que la signification même des problèmes demeure indéterminée » (J.-P. Sartre) ; ou bien c’est dans l’acte d’assumer notre être-pour-la-mort que nous trouverons l’authenticité parce que la mort exprime la structure même de la vie humaine : « L’Être authentique pour la mort, c’est-à-dire la finitude de la temporalité, est le fondement caché de l’historicité de l’homme. » (M. Heidegger.) A moins que, derrière les pulsions de mort ou la rencontre d’Éros et Thanatos, nous accordions une intention symbolique à tous nos fantasmes qui inspirent tant nos obsessions que nos comportements : la peur de la mort, c’est au fond celle de notre propre irréversibilité dans le temps (S. Freud).
III-LE MOURIR ET L’APRÈS-MOURIR : QUAND NOS FANTASMES S’ÉRIGENT EN SYSTÈMES D’ESPÉRANCE
La pensée humaine n’a jamais cessé, au cours des temps d’imaginer ou de concevoir des systèmes de croyances qui aident à supporter la mort par dérivation vers l’imaginaire.
A- Mort-apparence et mort-renaissance
Un des procédés les plus efficaces pour contester les effets annihilants de la mort est d’en faire une néantisation de l’apparence sensible seulement, c’est-à-dire de l’individu. La mort devient alors la médiation de l’individu vers le collectif, considéré dans ce qu’il a de plus solide, la communauté des ancêtres. On pourrait même, dans la perspective de la psychanalyse jungienne, se demander si la communauté des ancêtres ne serait pas la forme transcendée, hypostasiée, de la conscience du groupe, une projection dans l’utopie (monde idéal) du désir qu’a le groupe de perdurer sans fin. Encore qu’il faille, à ce niveau, reprendre la distinction entre les ancêtres récents, toujours nommés, susceptibles de se réincarner ou de renaître dans leurs petits enfants, et les ancêtres lointains, généralement anonymes, si l’on excepte les grands fondateurs. Les « morts-renaissants » reflètent plus directement une dénégation de la mort. Ainsi entendue, la mort se définit comme transition, passage, changement d’état ; elle est encore épreuve initiatique (pour le défunt qui, cheminant dans l’au-delà, doit vaincre des difficultés multiples et s’efforcer de mériter son statut d’ancêtre) ou, si l’on préfère, renaissance ; enfin, elle devient condition de renouvellement (le vieillard impotent pourra se réincarner dans un enfant) et source de fécondité (mort rituelle de l’animal à fin religieuse ; sacrifice humain, crucifixion du Christ). Tant il est vrai que nous sommes en présence d’un archétype universel qui structure la pensée archaïque, hante la conscience onirique, enrichit la création littéraire ou autistique et donne un sens aux pratiques de l’occultisme, du spiritisme, de la liturgie chrétienne d’aujourd’hui.
B-De la mort négation à la négation de la mort
La mort, en tant que négation totale de l’être, n’était pas ignorée des populations archaïques qui, toutefois, semblaient y voir une sanction, la plus grave de toutes. Elle frappait soit des individus coupables par exemple de sorcellerie, soit des sujets qui avaient subi une « mauvaise mort », c’est-à-dire une mort non conforme aux exigences de la coutume (mort par noyade ou par électrocution, et, notamment en Afrique, mort d’une femme en couches), soit les personnes qui, n’ayant pas d’enfant pour sacrifier après leur décès, ne sont pas parvenues à intégrer le monde des anciens (Afrique, Chine, Insulinde), voire, enfin, les individus des classes inférieures (ancienne Égypte). Il importe, toutefois, de ne pas confondre absence de demeure des morts avec mort-annihilation. En effet, si les Kamba du Kenya abandonnent les cadavres, ils n’en croient pas moins que les esprits des défunts t’installent dans les figuiers sauvages, et l’on ne manque pas, le cas échéant, de les y honorer ; il arrive même qu’on leur construise de minuscules hunes afin qu’ils puissent échapper aux intempéries. De la Mort, négation intégrale de l’être, à la négation de la mort, il n’y avait qu’un pas que certains penseurs de l’Antiquité occidentale ont franchi.
Aucune philosophie n’a poussé aussi loin que celle d’Épicure la négation de la mort puisque, pour lui, la mort n’est rien. Matérialiste comme Démocrite, Épicure réduit l’univers à une collection d’atomes indivisibles et éternels, mais différents de taille et de poids. L’âme humaine, qui n’est rien d’autre qu’une rencontre fortuite d’atomes plutôt ronds et siégeant dans la poitrine, ne saurait donc, pas plus que le corps, prétendre à une quelconque immortalité. Second point important, la crainte de la mort est injustifiée : « Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or, la mort est la privation consciente de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte, au contraire le désir d’immortalité […] Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons, la mort n’est pas et que, lorsque la mort est là, nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus. » (Lettre à Ménécée.) Ainsi, tout cesse avec la mort, et la crainte de l’au-delà n’est donc qu’une vaine crainte. On a pu dire d’Épicure que non seulement il avait atomisé le cosmos, mais encore qu’il avait néantisé la mort : « La mort est un fantôme, dira plus tard Feuerbach, une chimère puisqu’elle n’existe que quand elle n’existe pas ». (L. Feuerbach : Mort et Immortalité.)

Chemin de solitude de l’esprit vers la lumière de la transfiguration
C-Dédramatisation de la mort
Attitude philosophique, certes, mais qui ne manque pas de se manifester dans le comportement, la dédramatisation de la mort fut hautement illustrée dans l’Antiquité. N’est-ce pas la position de Socrate qui choisit de mourir en absorbant le poison pour convaincre ses disciples que la mort n’a rien de redoutable : « je crois aux dieux athéniens, comme n’y croit aucun de mes accusateurs. Et, puisque Dieu existe, il ne peut arriver rien de mal à l’homme juste ni pendant sa vie ni après sa mort ». (Platon : Apologie de Socrate.) N’est-ce pas plus encore le point de vue des Stoïciens ? Pour Sénèque, par exemple, l’existence d’ici-bas n’est qu’une propédeutique pour l’au-delà : « Comme le sein maternel qui nous porte neuf mois ne nous forme pas pour l’habiter toujours, mais bien pour ce monde, où il nous dépose assez forts déjà pour respirer l’air et souffrir les impressions du dehors, ainsi le temps qui s’écoule de l’enfance à la vieillesse nous mûrit pour une seconde naissance. Une autre origine, un monde nouveau nous attend ». La mort, pas plus que la naissance, ne doit nous épouvanter ; elle n’est rien d’autre que la naissance à l’éternité : « Abandonne de bonne grâce des membres désormais inutiles, dis adieu à ce corps que tu fus si longtemps sans habiter […]. Voici venir le jour où tomberont les voiles, où tu seras tiré de ton immonde et infecte demeure ». (in M. Hadas : The Stoic Philosophy of Seneca, 102e lettre.)
D-Amortalité ou immortalité
La mort n’étant qu’exceptionnellement destruction totale de l’être, la croyance en la perdurabilité de la personne ou plutôt de ses constituants privilégiés semble fort répandue. Cette « amortalité », que Frazer appréhende comme « la prolongation de la vie pour une période indéfinie, mais pas nécessairement éternelle », n’est généralement vue par les populations sans machinisme que sur le modèle de la présente. Les morts, dans l’au-delà, mangent, boivent, éprouvent des sentiments, sont capables de passions et même se reproduisent ! C’est que la mort se définit, répétons-le, comme un passage, une transition, « une sorte de vie qui prolonge, d’une façon ou d’une autre, la vie individuelle. Elle est, selon cette perspective, non pas une idée, mais image, comme dirait Bachelard, une métaphore de la vie, un mythe si l’on veut » (E. Morin). Cette croyance se retrouve tout particulièrement en Afrique noire animiste : âmes ou fragments d’âmes, principe, doubles sont susceptibles, en effet, d’amortalité, se conservent selon des modalités extrêmement diverses et peuvent entretenir avec le vivant des rapports multiples autant que variés. Toutefois, « il semble qu’on soit en présence d’une croyance universelle ; c’est le ka des Egyptiens, l’eidôlon des Grecs, le genius des Romains, le Rephaïm des Hébreux, le Frevoli des anciens Perses, dont nous parlions plus haut ; c’est aussi le corps astral des spirites modernes, tous représentent des éléments » qui échappent à la destruction. –
L’humanité, toutefois, a connu, en des périodes différentes selon les sociétés ou les aires de civilisation, une profonde mutation. Tout d’abord, le monde des vivants et celui des défunts se différencient plus nettement dans l’espace (localisation des morts), dans les modalités de vie (les défunts perdent certains traits anthropomorphes) et dans les rapports (les manifestations des morts se font plus discrètes). Ensuite, certains défunts privilégiés, les fondateurs de clans, les chefs, parviennent à l’état de grands ancêtres, puis de héros civilisateurs ou de démiurges, enfin de divinités proprement dites, créatrices, omnipotentes qui ne sont jamais nées et ne mourront jamais. Enfin, le « double » s’intériorise, se spiritualise et devient une âme immortelle. C’est ainsi qu’on peut lire au-dessus du sarcophage de Séti Ier, à Thèbes, ces deux mots gravés : « Résurrection, Éternité ». Nulle part peut-être plus qu’en Égypte le droit à l’immortalité n’a été reconnu aux hommes avec autant de foi et de conviction. D’abord, réservé aux seuls pharaons, il fut, peu avant l’an 2000, reconnu à tous les Égyptiens. Non seulement l’âme (ba), mais encore le double (ka), qui semble constituer ce qu’il y a de plus profond dans la personnalité de l’individu tout en étant l’émanation d’un ka familial (on y a vu l’individualisation du Mana), ne sont pas détruits par la mort. Cette foi en l’immortalité explique probablement le soin minutieux apporté à la conservation du corps qui, en aucun cas, ne saurait être mutilé : d’où les techniques d’embaumement et de momification, d’où son dépôt dans la « maison d’éternité » avec des aliments, des parures, des figurines en ronde bosse (concubines, esclaves, uchebti devant éventuellement effectuer les travaux difficiles qu’imposerait la divinité).
Le nom du défunt qui fait aussi partie de sa personne, est gravé sur le monument funéraire ; ce qui permet aux prêtres et aux passants d’évoquer le disparu, tandis qu’un hiéroglyphe (oiseau avec une tête humaine) rappelle l’âme du défunt qui vole près du soleil, séjourne dans des oasis, ou réside sous terre. Les mythes eux-mêmes aident à mieux comprendre cette volonté de survivre et cette confiance illimitée en la vie plus forte que la mort. – La philosophie grecque, à son tour, a fait de l’immortalité de l’âme une idée force de ses systèmes : le Phédon et le Phèdre de Platon sont parmi les plus remarquables hymnes à la gloire de l’âme qui ne saurait périr. On connaît, d’un autre côté, le précepte bouddhiste : « L’homme n’est pas comme la banane un fruit sans noyau, son corps contient une âme immortelle ». Les défunts ne sont-ils pas, pour les Kabyles, les ilakherten, c’est-à-dire les « gens de l’éternité » ? Enfin, il suffit de rappeler de quelle façon les philosophes spiritualistes et les religions de salut (islam, christianisme surtout) ont développé et approfondi la croyance en l’immortalité de l’âme, en y ajoutant une notion neuve, celle de résurrection. Curieusement, nos contemporains occidentaux – à plus forte raison s’ils sont athées n’espèrent plus en l’immortalité dans l’au-delà ; ils mettent au contraire, puisqu’ils ne croient plus en Dieu et au ciel, toute leur attente dans la science qui pourra allonger indéfiniment l’existence terrestre, voire éradiquer la mort considérée comme une maladie. C’est donc un véritable retour en l’amortalité qui semble devoir s’imposer.

L’issue de tout vivant, c’est la mort inéluctable
E-La résurrection des morts, médiation pour la vraie vie
L’animisme des sociétés archaïques, a-t-on dit, s’efforce de nier la mort en affirmant qu’elle est privation existentielle – et l’existence est alors celle de l’individu – plutôt que négation essentielle : destruction du tout apparent qu’est le moi, mais jamais destruction de tout. Pour les Noirs d’Afrique, par exemple, la vie, au sens le plus fort, n’est pas individuelle ou dérivée et la mort joue sur la manifestation secondaire, l’individu. Tout autre est la position des philosophies et des théologies résolument personnalistes. Dans l’impossibilité où elles se trouvent d’oublier la mort et ses effets annihilants, il ne leur restait plus qu’une seule éventualité, la résurrection : « Vos morts vivront, leurs corps ressusciteront », prophétisait Isaïe. La résurrection des morts n’est-elle pas la plus consolante de toutes les croyances puisqu’elle réhabilite le corps et l’associe au destin de l’âme ? Comme l’écrivait Pascal au sujet de la mort de son père (lettre à sa soeur Gilberte, l è octobre 1651) : « Ne considérons donc plus la mort comme des païens, mais comme des chrétiens, c’est-à-dire avec l’espérance […] puisque c’est le privilège spécial des chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse le figure de la sorte, mais comme le temple inviolable et éternel du Saint-Esprit. » C’est pourquoi, les élus, après le jugement dernier, auront un corps resplendissant, car ce qui a été ici-bas un tabernacle vivant ne saurait disparaître à tout jamais. Certes, l’épreuve de la mort est douloureuse, voire effroyable, mais les chrétiens ont de quoi surmonter la crainte qu’elle inspire. Car, dit encore Pascal, « sans jésus, la mort est abominable, mais avec lui s’est une chose sainte, douce et joyeuse pour le véritable croyant ». Si mourir revient à estimer ce qu’on perd ou la perte qu’on fait, l’animal meurt moins que l’homme et la plante moins que l’animal. Si l’estimation s’effectue à partir de ce qu’on gagne, rien ne meurt moins que l’homme. Cette réduction au non-être qu’est la mort devient le troyen adéquat de racheter le paradis perdu par la médiation de la mort du Christ (mort féconde par excellence), car celle-ci est « l’action totale de la vie du Christ, l’action décisive de sa liberté, la pleine intégration de son temps total dans son éternité humaine ». De la sorte, la mort reste simultanément le sommet de l’extrême impuissance de l’homme et la plus haute action de l’homme. Le péché a introduit la mort, mais la rédemption (mort féconde) permet de la transcender, et la mort devient la transition nécessaire pour atteindre le salut authentique qui est la vision de Dieu.
Le thème de la résurrection des corps qui seront accompagnés des arrouâh (sing, rûh) ou « souffles subtils », constitue également une idée maîtresse de l’islam : là encore le retour (ma’âd) supposera, lors du jugement dernier, la reddition des comptes (hisâb) et la pesée (mizân) des actions humaines. « Qui aura accompli le poids d’un atome de bien le verra ; qui aura accompli le poids d’un atome de trial le verra », nous dit le Coran. Croyants et incroyants devront passer sur le pont du Sirat, « fin comme un cheveu et tranchant comme un sabre » (hadith), jeté sur la partie supérieure de l’enfer : Dieu aidera les justes ; les réprouvés tomberont dans la géhenne. Mais, contrairement au christianisme, il n’y a pas dans l’islam de rédemption et la vision de Dieu (ru’yat Allâh) ne semble pas, en général, constituer l’essence de la béatitude éternelle. Le monde moderne retrouve à sa manière le thème de la résurrection avec la pratique encore très limitée, certes, de la cryogénisation : certains cadavres attendent, dans la capsule cryonique, à moins 196° (bain d’azote liquide), le moment où l’on pourra les ramener à la vie en les guérissant de ce dont ils sont morts, éventuellement en leur donnant une nouvelle jeunesse.
F-La fusion dans l’Un-Tout
Les thèses fondamentales du brahmanisme pourraient se résumer ainsi : identité du moi profond (âtman) et du principe fondamental de l’univers (brahman) ; transmigration des âmes (samsâra) en référence directe avec les actes des existences antérieures (karman) ; le salut (moksha) réside dans la libération du karman, puisque le perpétuel recommencement d’existence est un perpétuel recommencement de souffrance. Ainsi, au-delà de ce monde des apparences et des existences individualisantes, il faut atteindre l’absolu véritable : l’âtman–brahman, car « ce qui est au fond de l’homme et ce qui est dans le soleil sont une seule et même chose ». Pour atteindre à l’immortalité (dans le Brahman), il faut détruire en soi toute éventualité de désir. Si le brahmanisme vise la saisie de l’Être, le bouddhisme s’attache plutôt à l’appréhension du devenir : là, la substance sans causalité ; ici, la causalité sans substance. Pour le Bouddha, n’existent que des états qui se succèdent pour constituer un monde et un moi illusoires, tandis que la soif d’être, qui conduit de renaissance en renaissance accompagnée du plaisir et de la convoitise qui trouve çà et là son plaisir, ne peut qu’engendrer souffrances et tourments. La sagesse, cette fois, ne peut être que « l’anéantissement du désir, l’anéantissement de la haine, l’anéantissement de l’égarement », en quoi se résout le nirvâna. Puisque la vie, donc le désir, entraîne nécessairement la mort, et que la renaissance (réincarnation, métempsycose) ne fait que réintroduire le malheur de vivre pour mourir, le nirvâna apparaît comme une protestation contre l’inévitabilité de la mort (individuelle et individualisante) ; désormais « le torrent de l’être est arrêté, la racine de la douleur est détruite, il n’y a plus de renaissance ». Malgré des présupposés métaphysiques différents, brahmanisme et bouddhisme refusent donc l’existence individuelle au profit de la grande vie cosmique qui n’est pas sans rappeler la « mort maternelle », c’est-à-dire l’amour de la Terre Mère où l’on attend d’être inhumé. Le « néant » du nirvâna, c’est donc le gouffre d’en-deçà et d’au-delà des métamorphoses et des manifestations, le gouffre de l’unité et de l’indétermination ; c’est le gouffre de la réalité première, antérieure à Brahmam lui-même : autrement dit, ce néant, « c’est l’être pur absolu » (E. Morin).
IV-MORT ET PHILOSOPHIE AUJOURD’HUI
La pensée de la mort ne cesse, au cours de l’histoire, d’osciller entre le dehors objectif et le vécu intériorisé, entre la philosophie rationalisante et la perspective phénoménologique. Mais, comme on peut le lire dans l’article « Mort ». : « Une convergence des deux voies d’approche ne serait cependant pas inutile pour éclairer un événement qui échappera finalement à tout éclairage puisqu’on entre toujours seul dans sa mort et tous feux de conscience éteints. Parce que l’angoisse de l’inconnu leur était insupportable, les philosophies traditionnelles ont essayé d’en exorciser l’intensité affective grâce à un réseau d’explications mythiques ou nielles. En revanche, les philosophies modernes, à dominante phénoménologique, en s’enfermant dans la conscience, s’identifient même à l’angoisse qu’elles égarent tout repère objectif valable devant la raison. C’est pourquoi une approche philosophique englobante pourrait ne rien perdre des acquis de l’histoire, même si, dans ce sein, elle doit se situer à l’intérieur d’une métaphysique de l’être. Cette métaphysique, d’ailleurs, semble être la seule à expliquer l’angoisse de la mort en nommant le risque tragique qui en avive le foyer, et par là même à découvrir un dépassement de la mort ».
En un sens, il est permis d’affirmer que le philosophe d’aujourd’hui interprète plus spécialement les problèmes de la mort « comme le lieu d’un conflit d’idées », pour reprendre la judicieuse expression de C. Clément. Peut-être y aurait-il deux pensées de la mort ou plutôt deux tendances. Le premier courant apparaît volontiers comme un renouvellement du tragique tendant à l’athéisme : Hegel (petite et vraie mort), Freud (pulsion de mort), Lacan (mort du père et castration), Bataille (mort et érotisme), Sartre (« On meurt toujours par-dessus le marché ») représentent admirablement cette position. En revanche, la seconde tendance procède plutôt à un désinvestissement philosophique du problème de la mort, soit par la réflexion éthique (« L’avoir été » tel que le conçoit V. Jankélévitch), soit par le détour d’une ethnologie militante (la mort du langage, l’ethnocide chez Lévi-Strauss ou Jaulin). Sans doute, les formes traditionnelles de pensée subsistent-elles, quelque peu modifiées par l’apport phénoménologique (Husserl) ; personnaliste (Mounier, Maritain, Lacroix), existentiel (le problème de ma mort Marcel, Jaspers, Kierkegaard ; le problème de la mort de l’autre Landsberg) ou les données de la science (Rostand, Teilhard de Chardin). Mais il n’est pas certain qu’elles expriment la spécificité de notre époque. Cela est d’autant plus vrai que les deux courants désignés plus haut sont à peu près contemporains de la période pendant laquelle la médecine d’avant garde, celle qui innove les greffes d’organes et l’utilisation des procédés de réanimation, se trouve confrontée à une nouvelle « définition » de la mort : la figure de la mort d’un côté disparaît sous sa forme terrifiante et de l’autre, dispersée dans une relativisation croissante, elle se fait plus pressante.

La Croix, symbole de la salvation ?
Par ailleurs, on pourrait se demander si la question principale ne serait pas la suivante : quelle est la fonction de la notion de mort dans la construction de la pensée spéculative ? Ou, plus exactement, pourquoi la mort est-elle constamment présente dans le discours spéculatif et pourquoi n’est-elle pas sur ce plan objet de répression ? F. Châtelet, dans un texte inédit (« La Mort : avantages, inconvénients »), risque une hypothèse que l’analyse approfondie de Platon confirme avec éclat : si la philosophie sur-détermine la mort et sous-détermine d’autres questions empiriques de même importance (comme le travail ou le sexe), « c’est qu’elle a des comptes à régler avec la religion ». Les couples d’oppositions mort/immortalité, devenir/éternité, finitude/infinité permettent en effet à la philosophie « d’user de l’empirique à son profit », de confisquer la réalité du mourir pour la conceptualiser et l’ériger en notion privilégiée. L’avantage que la spéculation en tire est évident : le fait de la mort ainsi interprété « propose une image de rupture ontologique, intellectuelle et affective qui facilite la mise en place de l’opération de coupure sans laquelle l’accession à l’ordre philosophique est indispensable », la mort devenant en quelque sorte l’image, mieux encore « le simulacre de la coupure ontologique ». Mais en cela réside la grande faiblesse de la démarche, son « inconvénient » principal. En opérant de la sorte, la philosophie de style traditionnel, « celle du savoir enfermé dans un livre, posé comme institution désormais incontestable et toute-puissante, se démasque ». Elle avoue « tout uniment son empirisme plat », elle échoue chaque fois qu’il s’agit de définir « ce qu’est empiriquement cet après de la mort biologique ». Faut-il alors distinguer nettement entre les philosophes lucides pour qui il n’y a pas de problématique de la mort ainsi entendue, et les autres qui s’empêtrent en des interrogations douteuses, par exemple sur le couple mort/immortalité ? La traditionnelle référence à la mort « n’est-elle pas le » piège exhibé » comme la non-référence au travail et au désir serait le » piège caché » qui permettrait à l’ordre spéculatif de se constituer comme discours de l’État ? » (F. Châtelet). Mais évacuer la mort en sacrifiant à son déni, en entérinant la coupure vie-mort sur laquelle joue le pouvoir technocratique pour mieux se reproduire, ce serait aussi tourner le dos à la vraie philosophie.
C’est donc, en dépit des permanences inéluctables de la pensée philosophique, à un authentique glissement que l’on assiste aujourd’hui – dont la mort de Socrate condamné à boire la ciguë constitue peut-être le premier maillon – puisque mourir renvoie nécessairement au fait d’être tué. Réfléchir sur la mort revient avant tout à réfléchir sur le pouvoir. Être asservi, disions-nous dans Mort et Pouvoir, c’est être déjà mort ou en train de mourir tandis que la jouissance du pouvoir donne l’illusion de l’immortalité. Le chantage à la mort, tout comme le chantage à la vie sur quoi s’appuie l’État, c’est le même stratagème d’un pouvoir qui nous dérobe à la fois notre mort et notre vie.
Philosopher, par le biais de la méditation sur le mourir, c’est à la fois traquer nos fantasmes que la philosophie traditionnelle rationalise en systèmes d’espérance, et démystifier le Pouvoir qui ne subsiste qu’en gérant notre vie et notre mort. Et cela, pour conquérir le droit à bien vivre et à mieux vivre.
II va sans dire qu’une telle philosophie ne saurait être que polémique ou contestataire.

Bibliographie
DELACAMPAGNE, Ch. : Antipsychiatrie. Les voies du sacré, Grasset, 1974.
F JANKÉLÉVITCH, V. : La Mort, Flammarion, 1977.
MORIN, E. : L’Homme et la Mort, Le Seuil, 1976.
THOMAS, L. V. : Mort et Pouvoir, Payot, 1978.
THOMAS, L. V. : Civilisation et divagations, Payot, 1980.
THOMAS, L. V. : Le cadavre, complexe -P.U.F., 1980.
ZIEGLER, J. : Les Vivants et la Mort, Le Seuil, 1975.