
Initiation au culte du BWITI (Gabon) qui confère l’ambivalence des pouvoirs du cerveau : bivision et forces de la sorcellerie
Résumé
La manducation, qui vient du latin manducatio de manducare, signifie « manger « . Mais elle ne se limite pas seulement, chez l’homme, à la satisfaction des besoins physiologiques, besoins primaires qu’il a en partage avec tout vivant sur la terre. Elle connote un pouvoir de symbolisation qui le met quelque peu à distance de ce lien premier avec tout autre vivant.
C’est sur ce point dernier point que la manducation accède à un niveau de monstre incontrôlable chez les peuples de l’Afrique noire. Elle est devenue tellement obsédante qu’elle nuit systématiquement aux intérêts d’une partie des membres des familles ; et ceci d’autant plus que ceux-ci sont divisés en deux catégories. Il s’agit, d’un côté, des individus nés sorciers et initiés, par après par les mères, aux pouvoirs de la manducation des âmes qui confèrent automatiquement au cerveau ou à la psyché des forces démoniaques par essence mortifères. A l’opposé de ceux-ci, on a affaire, d’un autre côté, aux individus dépourvus à la naissance du don de la bivision ou énergie de la sorcellerie, qui sont peu nombreux et qui, de ce fait, sont soumis en permanence aux exactions des premiers. C’est pourquoi l’Afrique des peuples noirs apparaît toujours sous une réalité complexe et ambigüe : le jour, c’est le paradis pour tout le monde, la bonté humaine par excellence ; la nuit, c’est l’enfer pour les membres des familles qui sont dépourvus des forces érébéennes ou impulsion à commettre des meurtres gratuits en détruisant l’âme des faibles ou ceux qui sont dépourvus des pouvoirs de la bivision.
Or une telle bi-structure des sociétés africaines a conduit à des modes d’existence qui confine à l’instauration d’un état de misère permanente, voire du refus quasi-total du développement et du progrès des pays et des peuples à l’occidentale (Europe de l’Ouest, Etats-Unis d’Amérique, Canada). Car l’on a sacralisé la manducation comme la finalité de tout en créant une idiosyncrasie maligne et perfide au sens où elle se fonde sur le culte des meurtres gratuits à l’ombre des lumières de la raison humaine. Les premiers prennent, de fait, en otages les membres des familles privés du don de la bivision qu’ils considèrent comme de possibles proies en vue de satisfaire leurs rituels ou leurs pratiques effroyables du monde de la nuit : la manducation de l’âme des gens qui oblige, ainsi, les sociétés à un nivellement par le bas, surtout par le bas-fond. C’est le triomphe de l’ombre des communautés par rapport à la lumière des individualités brillantes, la négation des singularités et, à l’inverse, l’exigence de l’égalité mathématique de tous les membres de la communauté familiale qui dénie la volonté de réussite des individualités.
I -Le caractère universel de la manducation
L’introduction, dans une recherche anthropologique, du concept de manducation[1] ne surprendrait pas en raison de la problématique générale de notre thèse : tenter d’étudier un peuple, en l’occurrence, les Lyéla, en sa globalité autant que faire se peut. Dans les études, essentiellement africanistes que nous avons pu consulter, nous avons remarqué, en général, que les recherches ont accordé peu d’importance à ce concept, même dans le cadre d’une étude systématique d’un peuple. Certes, dans l’anthropologie anglo-saxone, des auteurs comme Audrey Richards [1932], Margaret Mead et Guthe (1945), entre autres, ont porté une certaine attention sur l’alimentation des peuples étudiés. Mais il s’agit là de ce que les auteurs d’un ouvrage commun, Bien manger et Bien vivre, appellent une « Ecologie de l’Alimentation » [1996 : 23]. Même cette monumentale recherche en question s’inscrit dans la perspective de l’art de l’alimentation des peuples. Cet oubli ou cette négligence résulte de l’esprit d’analyse dont tout l’art, pour pénétrer la nature des choses, consiste à opérer des divisions, voire des subdivisions des êtres ou des phénomènes étudiés. Notre démarche, en cette analyse, s’inscrit dans une perspective inverse : dès lors qu’un peuple est une totalité par son esprit, nous avons jugé que pour l’intelligence de notre champ d’étude, il nous faut prendre en considération cette totalité structurée, en son essence même, par une multiplicité, c’est-à-dire une diversité composante. D’où le choix de ce terme dont la définition permet justement un usage étendu au-delà du simple fait de manger.
En effet, selon Le Bordas [1976], la manducation vient du latin manducatio de manducare « manger « . Il désigne réellement deux dimensions fondamentales de cet acte du « manger ». D’abord, physiologiquement, c’est l’« ensemble des opérations qui précèdent la digestion et qui sont : la préhension de la nourriture, la mastication, l’insalivation et la déglutition ». A ce niveau déjà, la manducation dépasse infiniment le simple fait de manger. Ensuite, d’un point de vue religieux ou spirituel, la manducation est l’« acte par lequel le fidèle (ou le prêtre) absorbe matériellement l’hostie (ou le vin consacré), dans la communion ». C’est en ce sens qu’on parle volontiers de « la manducation de la sainte hostie ».
Ainsi, la manducation ne se limite pas seulement, chez l’homme, à la satisfaction des besoins physiologiques, besoins primaires qu’il a en partage avec tout vivant sur la terre. Elle connote un pouvoir de symbolisation qui le met quelque peu à distance de ce lien premier avec tout autre vivant. Il ne peut ni ne veut se limiter à la stricte nécessité de se nourrir même dans le simple acte du manger. Comme l’expliquent les auteurs du Bien manger et Bien vivre, « L’alimentation correspond à la satisfaction d’un besoin primaire de l’Homme. Celui-ci est le seul animal doté de pensée conceptuelle et vivant en société dans le cadre d’une culture. Cette caractéristique ne permet pas de se borner à une analyse des aspects biologiques des comportements alimentaires et de leurs conséquences mais de prendre en compte la culture matérielle, si l’on veut parvenir à mettre en évidence les causes sous-jacentes aux comportements et aux états nutritionnels ». [1996 : 23].
La satisfaction des besoins physiologiques apparaît comme un aspect d’un phénomène plus complexe par sa signification. Même sous cet aspect, la manducation comporte, par-delà l’acte physique et simple, une dimension sociale et sacrificielle. D’abord, d’un point de vue social : les auteurs de l’ouvrage précité montrent le caractère indéniable de « l’incidence du système alimentaire sur la société » suite à une organisation complexe du travail dont la finalité est, en dernier ressort, de conduire à la maîtrise, à l’appropriation des facteurs producteurs de nourriture. Dès lors, « le travail, la consommation alimentaire, l’entraide vivrière, la participation aux activités rituelles jouent un rôle important dans l’organisation sociale. Ils déterminent des relations de réciprocité et d’évitement essentielles au fonctionnement de la société et dont on doit tenir compte dans toute tentative de développement économique et social » [1996 : 29]. Ensuite, la dimension sacrificielle de la manducation, telle du moins qu’on peut la comprendre chez les Lyéla, apparaît comme un facteur indispensable qui recompose constamment l’unité sociale à tous les niveaux de l’ensemble de ces clans. Comme partage humain, elle instaure et restaure en renforçant, de manière permanente celle-ci. En ce sens, on peut parler d’un véritable « achèvement du sacrifice » dans l’acte de la manducation, selon l’expression d’Albert de Surgy. Dans l’étude qu’il a consacrée à cet aspect du rituel religieux tant en Inde qu’en Afrique de l’Ouest, il fait remarquer qu' »accomplir un sacrifice ne se borne pas à immoler des animaux et à verser des liquides en remboursement du risque assumé par une entité invisible, ayant osé modifier les dispositions déjà prises par le Créateur pour émettre les phénomènes. Il ne serait pas complet (…) sans dépôt sur l’autel de nourriture sacrificielle puis sans consommation par les participants de nourriture et de boisson, mais également sans distribution protocolaire des parts de viande crue que chacun emporte ou fait emporter chez lui » [2][1988 : 49].
Outre cette donnée sociale, le concept de manducation a, aussi, un fondement métaphysique : il est un facteur qui permet d’instaurer un lien, d’abord communautaire visible, par le partage des victimes des sacrifices avec l’ensemble de ses membres présents ; ensuite, invisible par la dépendance, essentiellement heureuse entre la transcendance théurgique[3] et les hommes. Tout se passe comme si l’acte pur du manger ou du boire incline l’homme à se replier sur le plaisir qu’une telle opération procure à son corps ; et donc à se borner aux dimensions de celui-ci. La manducation, qui ne nie pas la part de plaisir liée à chaque opération de cet ensemble complexe, parvient à le tourner vers l’extérieur, la composante sociale, et un extérieur absolu, comme la transcendance divine ou les théurgies messagères, puissances subalternes indépendantes de Lui. Cette volonté d’accès à la transcendance opère en l’homme une mutation fondamentale marquée par son élévation au-dessus de sa nature purement animale. Mieux, on peut même parler d’un processus d’accès à son humanité qui est une forme de violence faite à son égoïsme, clos sur soi-même par le plaisir alimentaire ; il n’est rien d’autre que le passage du manger au manduquer. Il apprend ainsi à partager non seulement avec son prochain, les autres membres de sa communauté, mais même avec le Divin ; et il instaure, à cet effet, le sacrifice dont toute la richesse immanente permet de satisfaire à toutes les dimensions de ce modus vivendi humain et divin. René Girard y voit même le moyen approprié que les hommes ont trouvé pour expulser la violence individuelle ou sociale. Le sacrifice devient, par le biais de la manducation d’un côté comme de l’autre, l’instauration d’une chaîne de dépendance mutuelle entre l’humain et le divin, source d’une compensation également réciproque comme on peut l’entendre par ces mots : « le sacrifice réussi empêche la violence de redevenir immanente et réciproque, c’est-à-dire qu’il renforce la violence en tant qu’extérieure, transcendante, bénéfique. Il apporte au dieu tout ce dont il a besoin pour conserver et accroître sa vigueur. C’est le dieu lui-même qui « digère » la mauvaise immanence pour la convertir en bonne transcendance, c’est-à-dire en sa propre substance. La métaphore alimentaire est autorisée par le fait que la victime, le plus souvent, est un animal dont les hommes ont l’habitude de se nourrir, dont la chair est réellement comestible » [1976 : 397].
En raison de l’efficacité, c’est-à-dire de sa vertu active, voire de son efficience c’est-à-dire son pouvoir de produire quelque effet, on retrouve la manducation à une place fondatrice de l’humanité dans le Livre devenu un patrimoine du genre humain, en l’occurrence, la Bible. En effet, dans l’Ancien Testament, tout autant que dans le Nouveau, la question de la manducation est largement abordée sous sa dimension essentiellement métaphysique ; ce qu’on peut comprendre de la manière suivante. D’abord, dans Genèse 3, 2 à 7 : « La femme répondit au serpent : « nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort. » Le serpent répliqua à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal ». La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir ; et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit son fruit et le mangea. Elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il mangea. Alors leurs yeux à tous les deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus… » En raison de la richesse de ce texte et des interprétations infinies qui ont été avancées par les diverses religions qui s’en inspirent, nous nous en tiendrons uniquement à un de ses aspects, celui qui intéresse notre propos ici, en l’occurrence, la manducation.

L’univers obscur ds forces du cerveau humain entre le bien et le mal chez tous les peuples de la terre
La manducation du fruit de l’arbre défendu opère, dans la nature du premier couple humain, une profonde modification qui confine à une sorte de transmutation quasi génétique. En effet, dans un premier temps, l’acte phagique reste encore dans le champ du physiologique : le contact buccal avec le fruit produit chez les conjoints, une sensation de bien-être qui est le plaisir résultant de la bonté du fruit : » La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant « . Mais, ce premier contact ne semble pas constituer l’objet de leur désir fondamental. Par-delà le plaisir généré par le manger pur et simple, ils aspiraient à un changement essentiel de leur condition de vie : le désir de connaissance : » et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement « . Cette modification de leur essence première, par la manducation du fruit de l’arbre défendu, en les transfigurant, fonde en même temps leur maturité. En effet, ils perdent leur innocence métaphysique puisque leurs yeux s’ouvrent sur eux-mêmes comme une conscience enfantine qui semble, d’abord, plongée dans une sorte de nuit inconsciente, image du silence de la conscience, pour s’éveiller, ensuite, progressivement, aux réalités de la vie dite normale. Ils accèdent, en même temps, à la découverte et à la jouissance infinie d’une faculté qu’ils avaient seulement en puissance, en l’occurrence, la liberté, figure dans l’humanité de la ressemblance à Dieu. Cette liberté est différente de celle des anges et des saints. Il s’agit d’une puissance qui est plénière en l’homme et d’une amplitude si incommensurable qu’elle dépasse toute autre forme de liberté assignée par Dieu à ses autres créatures spirituelles. Jacob Ben Isaac Achkenazi de Janov, dans son Commentaire de la Torah propose une interprétation de ce passage qui montre en quoi l’image de Dieu en l’Homme désigne bien la jouissance plénière de la liberté dès lors qu’elle est faculté du discernement du bien et du mal ; à l’inverse de la liberté des anges qui font montre uniquement d’un « penchant au bien « . Mais, avant l’acte de la manducation, l’Homme lui-même partageait avec eux une telle nature ; ce qui signifie qu’il n’avait pas encore réalisé l’image de Dieu en lui.
Le commentateur de la Torah écrit, en effet, ceci : » Les anges, eux non plus, n’ont le pouvoir de ce que bon leur semble ; ils sont pures intelligences et penchant au bien : ils sont donc forcés d’être bons… Elohim a voulu créer une créature qui puisse agir comme elle le désire. En cela l’homme est semblable au Saint, béni soit-il, qui peut faire ce que bon lui semble. Avant de goûter à l’arbre de la connaissance, l’homme pouvait faire ce qu’il voulait, mais sa nature le pousse à faire le bien et non le mal. Aussitôt après avoir goûté l’arbre de la connaissance[4], il commence à faire le bien et le mal. Pour cette raison, l’arbre s’appelle l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Ce qui signifie que celui qui goûte cet arbre acquiert la faculté d’agir bien et mal » [1987 : 48]. La conquête de la liberté humaine, et du même coup, son affranchissement de la tutelle du Divin, sa rupture avec son innocence primordiale, est une transcendance qui s’opère dans l’instant de la manducation. Une telle transfiguration, par la manducation, élève l’Homme au rang d’une souveraineté morale par l’acquisition du pouvoir de bien faire ou de mal faire. Dès lors, contrairement à l’interprétation de la théologie chrétienne, l’acte fondateur de l’humanité par la manducation, au-delà de l’apparence du lien Divin-Créature, n’a pas, comme fond la désobéissance, mais seulement comme forme : il réalise pleinement l’appel intérieur du Divin. L’exercice de la liberté, par la manducation, conduit à son terme, la créature inachevée de Dieu. Ce pouvoir nouveau de la liberté en l’Homme n’est pas, en soi-même, l’origine absolue du mal en ce monde. Celui-ci était déjà-là. L’Homme a désormais la faculté, en en prenant conscience, de le choisir ou de le refuser. C’est ce que dit justement J.B.I Achkenazi de Janov dans son Commentaire de la Torah : » Créons l’Homme à Notre Image (Gen. 1 : 26), c’est-à-dire qu’il pourra faire ce qu’il veut, de même que moi Je peux faire ce que Je veux… La torah de l’homme : et Elohim créa l’Homme à son Image. C’est à l’Image d’Elohim qu’Il le créa (Gen. 1 ; 27) …, il possède l’intelligence de faire le bien et le mal « [1987 : 48]
Dans le Nouveau Testament, la théologie catholique a porté à un niveau de sophistication extrême la problématique de la manducation. Celle-ci accède au rang de symbolisation si absolue qu’elle confine à la mystique, à cette communion tellement intime que, dans la manducation du corps sacré du Christ, il y a une identité spirituelle qui s’opère réellement. L’Eucharistie, par la bénédiction, c’est-à-dire l’ensemble des opérations sacrificielles, subit une transfiguration substantielle en devenant parousie du Corps même du Christ. La manducation de l’Eucharistie n’est rien d’autre que celle même du corps du Christ conformément à certains passages de l’Evangile de Saint Jean. Le Christ, sous cette figure, est considéré comme le » pain qui descend du ciel et qui donne la vie au monde » (Jean, 6, 23). Dès lors, si le Christ est la Vie même de Dieu, il va de soi que manduquer ce pain du ciel revient à une sorte d’absorption mystique de la chair du Christ ; et accéder ainsi à la vie éternelle en partageant celle de Dieu même.
La communion eucharistique confère à l’homme la possibilité d’une union à la vie divine par la manducation du corps du Christ dans l’Eucharistie comme le dit encore Saint Jean : » Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jean, 6, 54). En d’autres termes, le Christ est réellement présent dans la communion eucharistique qui scelle l’unité de l’Eglise elle-même, sous les apparences corporelles du pain et du vin. La manducation du sacrement eucharistique a une double finalité : d’abord, en tant que temps de repas sacrificiel, il s’agit de réaliser mystiquement l’union parfaite des membres de l’Eglise : corporellement multiples, biologiquement différents, individuellement dispersés dans le vaste univers de l’Ecclésia, la manducation eucharistique crée le miracle d’unifier, de façon ineffable et indissociable, le corps matériel du Christ-Eglise. Ensuite, cette compénétration du divin et de l’humain, esprit vivifiant de Dieu, réside donc substantiellement dans l’acte de la manducation. C’est en ce sens, selon Saint Jean, que » nous serons semblables à Dieu (Jean, 3,2).Car l’Eglise composée de croyants multiples, parvient ainsi à s’unir en elle-même en un seul corps, expression d’une plénitude qualitative dès lors qu’il s’agit de la vie même de Dieu, plutôt d’un acte de la vie de Dieu comme le dit encore Saint Jean : » Tout comme le Père qui m’a envoyé, est vivant, et comme je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra par moi » (Jean 6, 57).
II – La place de la manducation dans les sciences anthropologiques
La manducation qui scelle un pacte fondamental d’union mystique entre le Divin et l’humain, sert également de joint entre les hommes ; du moins, on peut tirer une telle interprétation des analyses de Marcel Mauss sur le don. Les recherches de Mauss sur cette forme particulière de la manducation, en l’occurrence, les « échanges à rivalité exaspérée, à destruction de richesses… » [1997 : 153] concernent un certain nombre de peuples : des communautés amérindiennes du Nord-Ouest américain, quelques-unes en Mélanésie, voire en Papouasie, entre autres. La figure du don la plus remarquable chez ces peuples est le « Potlach » qui ne signifie rien que « nourrir » ou « consommer ». Tout se passe comme si ces peuples avaient compris l’essentiel chez le vivant : toutes formes d’acquisition de biens matériels se ramène, en dernier ressort, à l’acte de manduquer. La manducation, dans la plénitude de sa signification, en l’occurrence, plaisir du manger, nécessite physiologiquement de se nourrir, désir de conservation de soi et tension à l’organisation unitive de toute communauté humaine, possède une limite absolue au-delà de laquelle tout devient absurde : toute vie, toute existence, oscille entre un point de départ et un point d’arrivée. Il s’agit du principe suivant : la vie, pour se conserver, se renouveler, se perpétuer, voire viser la fin qui confère un sens à son absurdité absolue, puise dans la manducation le fondement de toutes choses.
On comprend dès lors que les peuples en question passent le plus clair de leur temps dans des assemblées solennelles qui sont des occasions de fêtes diverses comme les marchés ou les foires, voire les banquets. Dans ces champs du temps qui rythment leur vie, ils donnent libre cours à la fois à l’expression profonde de la nature et aux formes premières de leur organisation sociale. Dans l’opposition de ces diverses communautés humaines, on remarque deux phénomènes qui se ramènent à la même finalité, celle qui consiste à absorber l’altérité. D’abord, on annihile la richesse accumulée au bout d’une année de travail, cueillette, pêche, chasse, comme si elle apparaissait comme une indécence, une incongruité par rapport à l’homogène humain. Cette saillie matérielle doit être réduite à néant par la manducation. Ensuite, les rapports agonistiques entre chefs de communautés, qui tendent à la négation des uns ou des autres, est une manière indirecte et suprême de nier les autres entités en les absorbant. Par-delà la mort des chefs, ce sont les groupes qui disparaissent par leur ingestion, leur absorption par les autres. C’est en ce sens que Mauss écrit » … Ce qui est remarquable dans ces tribus, c’est le principe de la rivalité et de l’antagonisme qui domine toutes ces pratiques. On y va jusqu’à la bataille, jusqu’à la mise à mort des chefs et nobles qui s’affrontent ainsi. On y va d’autre part jusqu’à la destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef rival en même temps qu’associé[5](…) » [1997 : 152].
Ces modalités de relations humaines autour de la manducation génèrent ainsi une sorte d’échanges à caractère obligatoire chez quelques-uns des peuples étudiés par Marcel Mauss. C’est le cas des peuples à Samoa où l’on a introduit une dimension spirituelle comme élément essentiel du Potlach. En dehors du prestige, voire de l’honneur que confèrent le don et la consommation des richesses, il s’agit de céder aux adversaires une partie du « mana » du groupe, une sorte de fluide ou puissance occulte à caractère dangereux ; d’où l’obligation de rendre, de restituer, dans le sens inverse, au groupe adverse « … ces dons sous peine de perdre ce « mana », cette autorité, ce talisman et cette source de richesse qu’est l’autorité elle-même » [1997 : 155]. Les communautés instaurent ainsi, comme un acte juridique presque, un espace social de » l’obligation de donner » et de « l’obligation de recevoir » [1997 : 161]. Mais, la manducation de la richesse qui vivifie la recherche de l’unité des groupes, ne concerne pas seulement les hommes : elle n’institue pas seulement un modus vivendi inter-humain quasi pacifique à Samoa, elle fait même intervenir un lien ascendant entre les divinités et les hommes. En effet, les échanges des dons, de la richesse matérielle influent sur les hommes contraints de rivaliser de générosité pour se surpasser ; en même temps, ils impliquent tous les niveaux de la vie et du monde spirituel concourant ensemble au maintien de la réalité humaine, de toute la dimension immanente et ascendante de l’univers des esprits.
Selon Mauss, le Potlach accède à une telle réalité autant chez les peuples nord-est sibérien, chez les Esquimos de l’Ouest de l’Alaska que chez ceux de la rive asiatique du détroit de Behring. En effet, dans le temps de la manducation des biens alimentaires qui est aussi un champ unitaire et unifiant, toutes les entités visibles et invisibles viennent communier ensemble. Il s’agit de ce que nous appellerons, dans le cadre de cette recherche, des vies silencieuses ou l’esprits des morts, du Génie vivant de la Nature elle-même ou la portion de terre où cette communion se réalise, d’autres figures d’esprits, des dieux, des animaux ou encore de tous les êtres vivants invisibles aux sens ordinaires. Le but final de toutes les formes de destruction des richesses par la manducation communautaire est de sacrifier aux dieux et aux esprits afin de les impliquer dans la vie des hommes et de les mettre en position de rendre possible la paix du groupe, l’harmonie sociale comme Marcel Mauss l’écrit justement : » Les dons aux hommes et aux dieux ont aussi pour but d’acheter la paix avec les uns et les autres. On écarte ainsi les mauvais esprits, plus généralement les mauvaises influences même non personnalisées… » [1997 : 168]. En d’autres termes, ces remarques indiquent bien l’identification sous-jacente qui est faite entre la transformation des aliments dans le corps individuel (la nourriture par l’effet de la biochimie devient, en fin de compte, du sang qui vivifie la chair) et le corps social qui communie occasionnellement dans l’acte essentiel de la manducation. Ce double contentement humain s’accompagne de la participation transcendante et invisible du Divin qui, accueillant les dons qui lui sont adressés, les ingère à sa manière en opérant en faveur de la communauté dont il tire cette satisfaction, une mutation des phénomènes générateurs de paix, de cohésion sociale.

Danse macabre des gens de la nuit : ici une cérémonie de sorcières (Gabon)
Même les auteurs du Bien manger et bien vivre abondent dans cette manière d’envisager les phénomènes : ils montrent que l’alimentation, par sa fonction biologique, ne sert pas seulement à pourvoir du plaisir ; mais, dans le cadre humain qui est vie sociale et culture, elle conduit à une vision du monde, grâce à la » pensée conceptuelle » de l’homme. En se fondant sur une remarque de White qui a traité de cette question dans les années 1959, ils écrivent que » l’homme est le seul animal capable de distinguer entre de l’eau potable et de l’eau bénite. Le domaine de l’alimentation qui correspond à la satisfaction d’un besoin primaire vital, est un des secteurs de choix où s’exerce son activité symbolique et dans lequel les aliments jouent un rôle qui n’est pas exclusivement nutritionnel. A la limite, entre la culture matérielle et non matérielle, il serait possible de parler ici de l’organisation sociale et religieuse en relation avec la production et la consommation alimentaire… » [1996 : 346].
III – Légende relative à l’importance de la manducation : la manducation comme fin ultime de toute chose chez les Lyéla
Chez les Lyéla, la vision du monde, à travers l’acte de la manducation, se saisit à travers un récit ancien fort répandu dans le Lyolo. Il est surtout révélateur du rapport de ce peuple à toute richesse matérielle. Il n’y a qu’une seule vraie richesse en ce monde : l’homme. Il vise également à établir la finalité ultime de la manducation : toute richesse part de l’homme et revient à l’homme dans la mesure où, même l’acquisition de l’argent, figure emblématique de la fortune, revient à acquérir d’autres richesse qui n’ont d’autre portée que d’acheminer le détenteur vers la satisfaction du besoin physiologique nécessaire : se nourrir. Que serait le sens des biens matériels, de l’argent, de la fortune sous quelques formes que ce soit, s’ils ne servaient finalement à cette limite biologique, à savoir se nourrir ? Telle est, du moins, la signification sous-jacente de ce récit : » Jadis, dans un de nos villages, il y avait deux hommes que tout le monde connaissait bien. Le premier avait fondé une famille si riche que sa cour s’étendait à perte de vue. Ses enfants, ses petits-enfants et arrières petits-enfants étaient si nombreux qu’on ne pouvait les dénombrer. Ses femmes étaient également nombreuses. Grâce à sa riche progéniture, ses champs de mil et d’autres cultures vivrières étaient prospères, les greniers des hommes et des femmes pleins ; et il thésaurisait même les surplus annuels. Son cheptel de bovins, d’ovins et de caprins ne se comptait plus. Il pourvoyait ainsi aux besoins de l’ensemble des membres de sa vaste cour : il était un homme comblé à tous points de vue.
Quant au deuxième homme, il avait acquis une immense fortune. Il fortifia sa cour par des bâtisses en pierre richement décorées. Il vivait entouré de nombreux serviteurs et servantes tous dévoués à son seul service. Il lui suffisait de claquer les doigts pour voir accourir toute son armée de serviteurs afin de satisfaire à ses moindres besoins. Mais il n’avait ni femmes, ni enfants, ni famille. Toutes les personnes à son service l’étaient grâce à sa richesse matérielle : elles lui tenaient lieu de famille. Il était matériellement comblé.
Cependant, un jour, suite à un changement naturel profond, voire au destin dû essentiellement à des cataclysmes générant une grande famine, l’homme matériellement fortuné perdit progressivement toute la richesse qu’il avait accumulée et qui lui conférait prestige et gloire. Peu à peu ses servantes l’abandonnèrent pour aller chercher ailleurs d’autres hommes de son espèce. Comme il ne pouvait acquérir du mil par ce qui lui restait d’argent, en raison de la famine, afin de se nourrir lui-même et ses serviteurs, ces derniers le fuirent à leur tour ; même les plus fidèles d’entre eux. Il finit par se retrouver seul et affamé. Un jour, ne pouvant plus tenir, tant la faim le tenaillait, il se décida à puiser les fonds du reste de sa fortune. Prenant son courage à deux mains, il se rendit auprès du premier homme dont les membres de sa famille avaient encore suffisamment à manger, malgré la famine. Le premier homme comprit son intention : acheter du mil avec le reste de son argent. Mais, au lieu de lui infliger des leçons de morale, il le pria de garder ses fonds qui ne servaient plus à rien puisque personne ne voulait vendre son mil et que l’argent ne se mange pas. Il le prit sous sa protection, lui donna à manger et à boire, le soigna jusqu’à ce que la famine passe.
Depuis lors, nos ancêtres nous recommandent de rechercher la richesse humaine et d’accumuler les biens qui se consomment. Car procréer et avoir des biens dont on puisse nourrir l’homme sont une seule et même richesse, la seule vraie richesse « .
Ce récit reflète bien le sens de la maxime répandue dans le Lyolo qui dit ceci : » I z’é kona i y a pa be-kon-z’è né » ; en d’autres termes : « celui qui possède doit partager avec celui qui n’a rien« .
Cette vision du monde permet aux Lyéla de faire jouer, à chaque membre d’un Kwala, en particulier, l’homme, une triple fonction. D’abord, par le travail, chacun produit, selon sa force ou ses chances de réussite, une certaine richesse, notamment liée à l’agriculture et à l’élevage. Celle-ci ne peut jamais être strictement individuelle[6]. Toute richesse, quelle que soit sa forme, par exemple, l’argent, est destinée, par essence, non pas à un usage privé, ni à être thésaurisée pour le compte d’une seule famille, ni être enfermée dans un coffre en Banque pour signifier le prestige personnel ; mais à être distribuée aux membres de la famille ou aux membres des communautés claniques qui sont compris dans le système de relations de l’individu fortuné. Ainsi, lorsque les migrants reviennent chez eux, en général, plus riches que ceux qui sont sur place, il est de bon ton de leur apporter quelques dons : pintades, poules, dindons, caprins ou ovins pour les hommes ; repas délicatement préparés par les femmes[7]. En retour, le migrant doit faire preuve de générosité à l’égard de presque tous, sous les formes suivantes : dons de vêtements aux uns et aux autres, achat de canaris (pot) de bière de mil le dimanche ou le jour du marché ; ce qui est une occasion de rassembler le plus de monde possible dans sa cour et dans une atmosphère de fête. Une telle occasion prend l’allure de banquets quand il fait immoler un porc dépecé et préparé sur place par sa maisonnée. C’est même ainsi qu’il est grandement apprécié comme homme riche et généreux. Boire, c’est bien, mais manger de la viande chez le migrant, c’est encore mieux. Les Lyéla tiennent à consommer de la viande pendant ces occasions en vertu du caractère social et symbolique de ce genre de réunion : enjeux psychologiques et collectifs, ensembles d’implications sociales.
L’étude de Claude Fischler relative à la relation de l’homme par rapport à » la chair, le partage et l’ordre social » est éclairante sur ce point. Il montre que la manducation de la chair animale éveille autant d’émotions que de sentiments puissants. La viande est appréciée non seulement par la sensation de plaisir qu’elle procure au corps, ses qualités physiologiques nourricières, mais aussi recherchée parce qu’elle permet de renforcer les liens inter-humains dans la mesure où elle est prise toujours ensemble comme dans le contexte social des Lyéla. Une telle réalité semble valable pour toute communauté humaine comme l’écrit, à juste titre, Fischler : » Notre relation à la chair animale comporte à la fois une dimension fondamentalement psychologique et fondamentalement sociale. Elle met en jeu tous les ressorts de la sensibilité individuelle et, en même temps, dans toutes les sociétés, elle se situe au coeur même du lien social… Elle soulève à la fois deux ordres de questions qui se situent aux extrêmes de l’individualité et de la socialité. La chair, c’est d’abord ce dont nous sommes faits et la consommer implique de régler la question de la distinction entre le même et l’autre. La chair, en second lieu, implique le partage d’une dépouille : elle met en jeu la coopération, l’altruisme et elle pose donc des questions fondamentales pour l’ordre social » [1990 : 118]. Or, la société des Lyéla est traversée de part en part, par ces deux faits fondamentaux, en l’occurrence, comme le dit cet auteur : « la coopération, l’altruisme ».
C’est même ces faits qui, ensuite, font obligation à tout Lyél de procréer[8]. Nous avons déjà montré, ailleurs (Sorcellerie et violence en Afrique noire) comment la polygamie participe de cette idéologie ou de cet impératif catégorique clanique. En effet, les enfants appartiennent corps et âme au Kwala (autel du clan) : de leur vivant, ils sont parfaitement intégrés dans les divers systèmes de coopération, c’est-à-dire d’activités collectives : travail, chasse, pêche etc. Ils portent assistance aux adultes et aux personnes âgées en exécutant toutes les commissions qu’on leur confie. Puis, d’un point de vue mystique ou occulte, en cas de nécessité, ils sont incorporés par la société secrète des anciens du Kwala. Leur mort ne pose pas autant de problèmes que celle d’un adulte. Dès lors, en vue de satisfaire aux exigences du corps du Kwala, à cette socialité mystique, fondamentalement unitive, tout membre du Kwala doit procréer pour que le corps de ses enfants puisse accueillir éventuellement le retour à la vie humaine sous sa double entité corps et âme, de l’esprit des anciens. Il rend possible la circulation des âmes, la régénérescence du Kwala en l’enrichissant de vies ; et en dernier ressort, il répond aux attentes du corps mystique du Kwala.
Enfin, l’individu doit finir, d’une manière ou d’une autre, par être incorporé à ce corps mystique social. Tout se passe comme si chez les Lyéla, on appréhende le continuum du vivant ; et on sait même, dans la distinction humanité/animalité, comment saisir, au-delà de la structure complexe de l’être humain, l’entité singulière animatrice de la machine corporelle. L’âme ou l’essence animale qui est une des composantes invisibles de l’être humain, est la part qui appartient intrinsèquement au corps mystique du Kwala. Les moyens dont disposent les K’alma[9] d’un Kwala pour l’appréhender, la transsubstantifier[10], l’annihiler par l’incorporation est, sans doute, l’acte qui produit la terreur chez les Lyéla, mais aussi le sens suprême de la manducation. Ce sens est mystique puisqu’il s’agit d’incorporer à la substance sociale invisible, une entité animale également invisible aux yeux des sens ordinaires.
Pour bien comprendre ce langage un peu ésotérique, nous allons illustrer notre propos par deux faits concrets. D’abord, à la suite d’une cérémonie religieuse traditionnelle et communautaire en Août 1993 à Batondo, devant l’une des immenses cours fondatrices du village et qui abrite aujourd’hui la chefferie du Kwala détenue par notre père, nous débattions de questions relatives à l’homme. En l’occurrence, les frères de clans voulaient savoir comment les délinquants étaient punis en Europe. Nékilou Nagalo, un des anciens de cette cour (mort depuis lors), intervint en ces termes : » En ce qui nous concerne, quand un dabi (frère de clan ou du Kwala) commet une erreur, c’est-à-dire, enfreint nos lois, nous le tuons, nous mangeons son âme et enterrons son corps et nous célébrons ses funérailles. Et on doit encore manger l’âme d’un membre de la famille du défunt pour satisfaire l’appétit des sorciers gardiens de notre Kwala. C’est la part qui revient uniquement aux gens du monde de la nuit « [11].
Cette brutale et franche révélation, qui lève le voile sur une réalité par essence opaque, nous a fait comprendre ainsi la structure fondamentale de l’organisation de ce peuple. En effet, ce fond qui rend compte de tout le reste n’est jamais évident à connaître ni transparent à des yeux innocents ou « non voyants » que limite la réalité des sens ordinaires. Pour pénétrer, le jour, l’au-delà de la paroi sensible, l’essence réelle de l’homme que le corps voile mal et contient inadéquatement, et la nuit, lire, dans une sorte de clarté ou de transparence, la profondeur de la vie, de la matière, grouillant d’autres formes de vie infiniment diverses, il faut avoir des « yeux de fauves » : ceux des K’alma ou sorciers. Certes, nous avons sollicité plusieurs fois d’être initié ; mais ceux qui nous connaissent mieux que nous-mêmes ont toujours été clairs par leur avertissement : » Si tu viens à nous, ou tu fais comme nous en acceptant la loi du silence, ou nous te tuons si tu oses révéler la nature de notre monde « . Notre oncle Vincent a été trompé par ses épouses en entrant dans ce monde de manière à pouvoir l’obliger à livrer au monde souterrain, cette réalité infra-sensible toujours présente, la vie de ses enfants ; et surtout celles de son frère aîné. Effectivement, il était lui-même sorcier ou, plutôt, il voyait sans passer à l’acte de la manducation des âmes qui confère les puissances du diable. Il y a perdu la vie en 1994.
Dès lors, cette réflexion de Nékilou Nagalo, l’un des K’alma du Kwala, permet de faire l’analyse suivante de l’acte de la manducation. En effet, celui-ci s’opère à trois niveaux ici : lors de l’enterrement du corps, qui s’effectue collectivement, la famille est tenue d’honorer en repas, en bière de mil, les participants ; et ceux qui mettent le corps en terre reçoivent, en guise de remerciement, quelques volailles selon les cas, d’une part ; la célébration des funérailles qui durait autrefois plusieurs jours[12] est une occasion d’excès de dépenses, de distribution de biens, d’immolation de bovins, de caprins ou d’ovins, d’autre part. Enfin, la substance animale est incorporée par son annihilation, au corps mystique du Kwala. Elle est dite manduquée par les K’alma du Kwala. Comme nous n’avons pu voir nous-mêmes cette opération, sur laquelle nous avons longuement insisté dans notre thèse d’Anthropologie, de transsubstantiation de l’âme en un animal domestique quelconque, invisible aux yeux des sens ordinaires, nous avons composé une expression ou mot plutôt barbare pour la qualifier : cette sorte de manducation spirituelle ou mystique est une « endo-psyché-biophagie ». Car les K’alma ne s’en prennent jamais à la vie d’un étranger à un kwala. Une entreprise d’annihilation psychique n’est envisageable que si l’on établit la possibilité de liens de dwi (famille élargie). Il faut que la victime éventuelle des K’alma ait été introduit dans le système social d’un kwala. Dès lors, dans le cadre des échanges entre les clans, y compris à ce niveau, elle peut prendre l’allure d’une « exo-psyché-biophagie ». Toute cette opération suprême de la manducation s’inscrit dans le cadre seulement des Kwala Lyéla entre eux. Il advient qu’elle déborde sur d’autres peuples, par exemple, entre les Lyéla installés à l’étranger et les populations au milieu desquelles ils vivent. Elle s’insère alors dans le cadre d’un contrat mystique qui lie les uns aux autres et qui leur permet d’échanger des vies ou âmes de leurs membres respectifs.

Cérémonie nocturne de la manducation d’une substance animale qui donne au cerveau les pouvoirs de sorcellerie
Dès lors, et sous cette dimension, cette réalité sociale, personne, parmi les Lyéla, ne peut échapper à la forme mystique de la manducation. C’est, du moins, le témoignage de Beyon Bagoro[13] recueilli en 1978. » Nous y passerons tous, morts ou vifs. Morts, d’abord ; lorsqu’un membre du Kwala meurt accidentellement, en un lieu quelconque, c’est-à-dire loin de la communauté, son âme immortelle va signaler aux gardiens de son Kwala qu’elle quitte la communauté des vivants. Elle souhaite ainsi qu’on fasse, à sa mémoire, des cérémonies funéraires adéquates. C’est même elle qui conduit les K’alma (sorciers) au corps auquel elle a appartenu. Ceux-ci récupèrent ainsi l’essence animale qui leur revient pour être un objet de partage mystique sur le Kwala. Vifs, ensuite : ce sont toujours les K’alma qui décident, soit au terme de la vie sans histoire (sans faute, erreur ou effraction) d’un membre du Kwala, soit à la suite d’une effraction des lois qui fondent et régissent le fonctionnement du Kwala, de l’annihilation ou de l’incorporation de l’essence animale de quelqu’un. Que l’on soit sorcier ou non, nul ne peut échapper aux K’alma de son Kwala : les sorciers qui manduquent l’essence animale des autres membres du Kwala, voient, tôt ou tard, les leurs annihilées par leurs semblables dans les mêmes conditions de transsubstantiation « .
Ainsi, chez les Lyéla et, sans doute chez d’autres peuples africains aussi, la manducation achève la continuité de la vie. La discontinuité n’est simplement qu’une apparence visible, à la limite illusoire puisqu’elle est entachée par l’anémie des sens. Tout se passe comme si chaque Kwala apparaît comme une totalité circulaire, close sur elle-même. Rien n’échappe à l’union mystique mort-vivant, l’acte d’incorporation ou de manducation étant la forme achevée, la finalité de toute la complexité sociale lyel. La réflexion de Claude Fischler à propos de la consommation de la viande par l’homme en général, permet de comprendre, en un autre sens, l’acte de la manducation chez les Lyéla par l’incorporation au corps mystique du Kwala de l’essence animale de chacun des membres : » Pour manger de la viande, à la différence de beaucoup d’autres types d’aliments, il faut procéder à un partage. Et le partage de la viande est un acte fondamental, sinon fondateur, de la vie sociale. Il revêt un caractère vital, pour des raisons biologiques et sociales à la fois ; mais il a une autre caractéristique : partager la viande, c’est aussi partager la responsabilité de la mise à mort et, en somme, la recycler symboliquement, la transformer en lien social » [1990 : 139].
Dès lors, ce système social est, par essence, fondamentalement nocif au bonheur d’autrui, à la brillance de l’intelligence des autres membres du corps communautaire, voire à toute volonté de réussite personnelle par ses propres efforts. Car il refuse absolument toute figure de progrès et de développement qui implique de faire advenir une autre vision des phénomènes, un élargissement des données sociales. D’autant plus que tout progrès, toute forme de développement réel, soit à la manière occidentale, a pour effet de limiter sérieusement l’exercice du pouvoir forcément négatif des sorciers ou ligues lucifériennes sur les membres des kwala. Ainsi, le bon élément dans les familles, c’est le souffreteux, le misérable, le raté de la vie, l’indigent parce qu’il n’est en rien enviable par les autres. Personne ne peut se targuer d’être jaloux de lui. Bien au contraire, il est la risée de tout le monde. Un tel individu a la possibilité de vivre très vieux au milieu de la communauté familiale.
C’est pourquoi, pour les autres gens normales par leur qualité de vie, la vie dans les familles traditionnelles n’est nullement une sinécure : au quotidien, l’on passe son temps à s’épier en permanence, à écouter, à scruter les moindres indices susceptibles de donner lieu à un tort, une faute conduisant à une accusation ou à une mise en examen donnant lieu à un procès dans les cercles lucifériens de la nuit. On cherche à savoir si vous êtes plus heureux que les autres, plus riche, plus aisé, plus épanoui. Dans un tel cas de figure, par exemple, si vous avez pu constituer une fortune, les ligues lucifériennes familles s’emploieront à la détruire, à vous ruiner ; surtout si vous êtes privé du don de la bisivion. Même dans ce cas, vous serez condamné à vous battre par les moyens traditionnels (fétichisme, maraboutisme, sorcellerie, prêtres médiums en lien avec l’esprit des défunts ou des entités démoniaques comme les djinns, etc.,). Si le ciel vous a gratifié d’une certaine beauté ou d’une bonne santé, ils vous empoisonneront pour effacer toute trace de cette lumière du ciel sur votre visage, dans votre corps. Si vous avez une intelligence au-dessus de la moyenne, ils emploient des moyens diaboliques adaptés pour entrer dans votre cerveau afin d’y créer le désordre, comme la folie. C’est toujours le même leitmotiv : pourquoi un tel bonheur n’est-il pas dévolu à un sorcier qui, pourtant, est lui-même la cause de ses propres misères existentielles ? Si vous riez un jour, si vous souriez, on voudrait savoir qu’est-ce qui est cause de cet état de bien-être, etc. Les raisons sont multiples et les voies de la scrutation permanente (les yeux qui voient dans la nuit, les missionnaires, enfants ou non, chargés de votre étroite surveillance pendant le jour, etc.,) conduisent au même but : l’interrogation sur les raisons du bonheur de quelqu’un et la chasse au bonheur des uns et des autres. C’est, donc, l’institution du règne de la misère permanente pour tout le monde dans la dimension de la réalité du jour ou du monde physique, etc. Le bonheur, la richesse matérielle, intellectuelle, la réussite, etc., sont un crime contre le penchant fondamental de la société à vouloir maintenir tout le monde dans le malheur, la misère partagés par tous ; donc, dans l’égalité du même sort de problèmes sans nombre au quotidien. Dès lors, si le continent africain manque tant de brillantes singularité dans les hautes sphères de l’intelligentsia mondiale, ce n’est pas faute d’individus intelligents, mais c’est en raison essentiellement d’un système social pernicieux et pervers fondé sur la négation de tout ce qui brille dans les familles. C’est même l’une des raisons pour lesquelles, en éliminant physiquement ou spirituellement leurs frères qui sont porteurs de projets aux enjeux majeurs pour leur pays, ils s’opposent, sur le plan de la conscience duonique[14] au développement et à toute figure de progrès à la manière occidentale[15] : Europe de l’Ouest, Etats-Unis d’Amérique, Canada. L’impératif catégorique et la force spirituelle monstrueuse et très puissante de ces peuples, c’est de maintenir le statu quo à tout prix et quoi qu’il en coûte.
Ainsi, les Nagalo qui font partie du groupe Nébwala sont réputés, chez les Lyéla, pour leur franc parler. Leur sorcellerie et la manière dont ils la vivent et la manifestent n’est point un secret pour personne. Ils s’attaquent difficilement à un membre du Kwala qui est dans le droit chemin, en raison du strict respect des traditions, contrairement à d’autres Kwala, comme ceux de la région de Réo qui ont perdu leurs repères traditionnels.
Toutefois, de nos jours (à partir des années 1980), même chez les Nagalo de Batondo, le relâchement des traditions – la perte des sens de celles-ci – et des moeurs a provoqué une véritable décadence des us et coutumes. C’est le règne des cadets ou la vengeance des cadets vis-à-vis des aînés en complicité totale avec les femmes qui a conduit au désordre et l’hactombe des vies humaines dans le Lyolo ; surtout la région christianisée de Réo. Il n’y a plus de frein, plus d’interdits moraux. Partout, on assiste alors à la culture du meurtre gratuit. Il suffit d’être sorcier-sorcière pour tuer qui l’on veut ; à commencer par les plus brillants, les plus riches, les plus beaux : ceux qui, par leurs efforts personnels, ont bien réussi leur vie en laissant vivre les médiocres. Ils sont devenus les ennemis des membres sorciers de leurs familles, des femmes des cours, etc. Il suffit de lire « L’avoeu d’une sorcière » pour comprendre le sens de mes analyses. Puisque l’organisation de nos sociétés traditionnelles en univers parallèles, celui du monde onirique, malgré son caractère d’étrangetés, d’irréalité même – mais pour les gens de la nuit, c’est la substantialité de ce qui est de l’ordre de la réalité digne de ce nom – et des réalités fondées sur les perceptions des sens, ce monde des réalités de l’âme n’est plus un secret pour personne. Tel est le sens de la confession d’une femme qui avoue elle-même être possédée par les pouvoirs de la sorcellerie. En fait, au-delà de nos investigations scientifiques pluri-décennales sur ce phénomène qu’on appelle sorcellerie des peuples noirs, nous l’avons davantage compris en écoutant la confession publique de cette sorcière. Ce fait a eu lieu dans une communauté de prières appelée « Saint Michel » à Didyr, en l’occurrence celle créée par le priant ou berger Dieudonné Bado.
Selon cette femme[16], appelons-la Nekilou, qui tient ce savoir de son arrière-grand-père, puis de son grand-père et qui l’a transmis à son père, initialement ; propos que nous traduisons suivant notre langage propre : « Dieu a accordé les pouvoirs de la bivision à certains individus dès le sein maternel. Ce faisant, il leur a confié la mission de veiller sur la vie des autres, c’est-à-dire tous les individus qui sont privés de telles forces surnaturelles. Mais, au cours du temps, les mutations de ces pouvoirs et les pratiques culturelles et cultuelles, comme la mise à mort des individus sans effusion de sang et la manducation d’une partie de leur être après lui avoir fait subir une transsubstantiation sous une figure thériomorphe, a fait perdre de vue totalement cette mission originaire. Désormais, être sorcier est un privilège inouï qui réside dans le pouvoir absolu que de tels individus exercent sur la vie des membres de leur famille dépourvus de la faculté de la bivision. Car nous savons tuer – c’est notre inclination naturelle -, mais ne savons pas sauver qui que ce soit. En ce sens, la sorcellerie est devenue une soif inassouvie de meurtres, de malheurs et l’origine des maux de toutes sortes que nous faisons planer quotidiennement sur notre entourage familial ; ou que nous infligeons à ses membres dépourvus de tels privilèges. Qu’on le veuille ou non, une impulsion irrésistible nous contraint d’user de nos pouvoirs dans le sens de ce que les autres, les non-sorciers appellent le mal ; et qui n’en est pas un pour nous.
C’est pourquoi, voyant la souffrance et les maux innombrables que les sorciers, c’est-à-dire moi et tous les compagnons et compagnes de ma société de la nuit, infligent en permanence aux non-sorciers, les mères sorcières – j’ai fait la même chose pour mes enfants – se sont accoutumées, comme par nécessité, à effectuer une sélection dans leur progéniture : les enfants qui sont dépourvus des pouvoirs sorcellaires sont tués soit dès le sein maternel, soit à la naissance. Ce crime vise à sauver ces malheureux enfants des divers problèmes que leurs frères de même père, ou ceux de la cour ou du clan tout entier[17] leur causeraient nécessairement pour prouver leur volonté de puissance. Ils peuvent les faire souffrir par jalousie tueuse (« bwen dur » en lyélé), au cas où leur destin les aurait conduits à une réussite dans une entreprise quelconque. Aussi, ce processus de sélection des enfants par les mères a permis la naissance de plus d’enfants sorciers que d’enfants « aveugles » (privés de la bivision) ; et qui explique le fait qu’il y ait plus de sorciers parmi nous. C’est pourquoi la sorcellerie est devenue, au cours du temps, un phénomène héréditaire. Car nos enfants héritent de nos pouvoirs soit par le sang de leur père soit, généralement, celui de leur mère. C’est pourquoi aussi, dans n’importe quelle famille restreinte ou élargie, il y a toujours plus de sorciers que non-sorciers. Mais c’est presque toujours nous, les mères, qui leur donnons la nature mortifère de la sorcellerie en les initiant par la consommation d’un minime morceau d’une victime de notre pratique d’anthropothériophagie[18].
Depuis le changement de notre monde provoqué par la christianisation et la disparition des anciens qui défendaient la vie des membres dépourvus des pouvoirs de sorcellerie des communautés (familles et clans) en imposant le strict respect des lois et des droits traditionnels dans les cours ou au niveau des clans – regardez comme nous sommes devenus à présent libres de faire tout ce que nous voulons, sans contrainte ni interdits ; et nous, les femmes, sommes devenues cheffes de cours après en avoir éliminé les hommes -, deux comportements opposés sont apparus : d’un côté, ceux qui, comme moi, chassent les âmes la nuit pour se repaître de leur substance ; et les proies qui sont dans une attitude perpétuelle de fuite devant nous. C’est pourquoi, dès le plus jeune âge, chacun de nous est aux prises avec cette réalité paradoxale de notre société. Mais nous sommes contraints, les uns et les autres, de recourir aux services des féticheurs et autres prêtres de nos religions traditionnelles ; ou des marabouts qui nous viennent du pays des Mossi. Nos proies courent constamment après eux pour tâcher de protéger la vie de leur âme des tentatives de prédation des uns et des autres. Quant à nous-mêmes, nous cherchons auprès d’eux davantage de pouvoirs complémentaires aux nôtres pour parvenir plus aisément à empoisonner, à appréhender et à tuer l’âme de nos proies.
Car il y a des âmes dénuées de sorcellerie, mais qui sont naturellement très fortes ; je veux dire, elles sont puissantes, donc, difficiles à appréhender et à tuer. Nous savons que Dieu les a, ainsi, créées dès le sein de leur mère[19]. Nous le savons avant même que de tels individus naissent. Quand nous concevons le projet de les tuer, même les plus puissants d’entre nous n’arrivent pas toujours à leur fin : les tuer pour notre compte ou pour nous approprier leurs forces naturelles. Car nous aussi, nous naissons différents les uns des autres comme les individus sont différents par leur intelligence, leur compétence, leur force physique ou morale. Parmi nous, il y a des sorciers-sorcières qui sont capables d’une multitude de thériomorphies ; disons une centaine de métamorphoses animales. Nous usons de leurs pouvoirs pour surveiller de près nos proies en permanence. Elles ne peuvent aucunement soupçonner qu’une mouche, qui se pose sur leur nez ou sur leur tête, est en train d’écouter leurs confidences pour nous les rapporter au cours de notre réunion nocturne. D’autres sont très puissants à tel point qu’ils sont capables de parcourir tous les horizons de l’espace terrestre pour nous ramener l’âme d’une proie dont nous avons programmé la mise à mort dans la nuit.

La manducation de quelque aliment est un plaisir incommensurable
Généralement, tout ce que nos proies font pour se protéger de nous, nous le savons parce que nous les voyons faire, de jour comme de nuit. Qu’il s’agisse d’un fétiche ou d’un objet maraboutique qu’elles acquièrent pour se mettre à l’abri de nos attaques, nous cherchons à connaître sa limite. Et s’il est de nature à nous gêner ou à nous empêcher durablement d’approcher de son âme, nous détruisons, avec nos moyens, sa force propre à leur insu. Et nous nous moquons de leurs gesticulations sur l’autel de leur objet de protection qui n’en est plus un. Nous pouvons, ainsi, les tuer à notre guise. Où que nos proies ou que leur âme se trouvent sur la terre, nous possédons un « miroir magique » pour les percevoir ; et nous avons même nos avions pour aller immédiatement chercher cette âme en question pour la tuer en vue de satisfaire les besoins de la chose qui a pris possession de notre âme – vous dites notre diable – et qui nous confère notre pouvoir de sorcellerie… Aujourd’hui, après les grands tio (grand fétiche) qui nous venaient du Ghana et qui ont menacé pendant des décennies notre suprématie (mais malgré leur pouvoir qui pouvait surpasser les nôtres, nous avons réussi à les anéantir en tuant leurs possesseurs, leurs grands prêtres), il n’y a plus que l’efficience de la prière chrétienne qui peut nous combattre désormais ; et nous anéantir en détruisant nos pouvoirs, nos pratiques, nos fétiches ou en nous tuant. Car les priants parlent à Dieu qui leur confère une parcelle de sa puissance. C’est pour cette raison que je suis présente, assise devant vous aujourd’hui. Car « Saint Michel » m’a frappée et m’a réduite à l’impuissance absolue par rapport à l’usage normal de mes forces de sorcellerie. Elles sont celles de mon démon qui m’habite et me possède toute entière… »
En somme, chez les Lyéla, comme chez la majorité des peuples noirs et en raison de cette idiosyncrasie maligne répandue à travers toute l’Afrique noire, voire de l’égoïsme monstrueux au cœur des individus, il s’agit toujours d’un nivellement par le bas, surtout le bas-fond, le triomphe de l’ombre des communautés par rapport à la lumière des individualités brillantes, la négation des singularités et l’exigence de l’égalité mathématique de tous les membres de la communauté familiale par rapport à la volonté de réussite des individualités. Ainsi, tout le système social de ces groupes humains est fondé sur les croyances et l’ignorance ; même de leurs propres traditions aujourd’hui. Et pourtant, c’est au nom de celles-ci que les sorciers continuent à jouer avec les vies de ceux qui sont privés des pouvoirs de la bivision.
On peut mieux comprendre cet état social à partir de la notion d’état de nature tel que le conçoit Hobbbes. En effet, selonThomasHobbes (Léviathan),si les êtres humains n’établissent pas une autorité commune assez forte pour les tenir en respect, c’est-à-dire s’ils vivent à l’état de nature, soit un état antérieur à toute forme de pouvoir de contrainte juridique et rationnel, ils sont condamnés à se livrer une guerre perpétuelle de chacun contre chacun ; ce que les latins appelaient « Bellum omnium contra omnes », soit « la guerre de tous contre tous ».
D’une part, l’égalité naturelle de nos moyens physiques et intellectuels se traduit concrètement par le fait que presque n’importe qui sera toujours assez fort ou rusé pour tuer presque n’importe qui d’autre. D’autre part, en l’absence d’une autorité à même de faire respecter les lois, tous les individus ont droit à tout ce qu’ils estiment nécessaire à leur vie et à leur agrément. Cela entraîne une défiance générale de tous à l’égard de tous, qui ne peut que produire un état de guerre : si n’importe qui peut menacer ma sécurité, il est raisonnable d’attaquer le premier. La guerre est alors perpétuelle, non pas tant parce que les individus se battent en permanence que parce qu’ils sont toujours disposés à se battre. Or chez les Lyéla, en particulier, et les Africains noirs, en général, il est manifeste que la cause des conflits entre les membres d’une famille, d’un clan ou d’une tribu est toujours générée par la jalousie tueuse[20], par l’envie du bien-être ou des biens matériels de l’autre, le frère. Et l’on se pose toujours la même question à propos du mode d’existence d’autrui : pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi a-t-il mieux réussi que moi, même par ses propres efforts, par l’énergie de son travail ? Cette cause est elle-même ancrée dans la nature spécifique ou l’idiosyncrasie maligne des individus, voire de ces peuples ; et qui se manifeste sous la figure de l’égoïsme monstrueux, aveugle et terriblement mortifère. C’est ce que l’anthropologue Adam Michel appelle : La force du mal – Leçons d’Afrique[21] – qui semble absolument rédhibitoire.
En revanche, la fin de ceux qui vont mourir et la manière dont ils vont l’être sont transparentes pour tous les individus qui sont doués de la bivison, c’est-à-dire tous ceux qu’on appelle ordinairement les sorciers.
En définitive, à travers les traditions des Lyéla, on saisit l’importance du fait que tout se ramène, en dernier lieu, à la nécessité de la manducation comme valeur essentielle de l’existence humaine. Car elle est un moment de partage qui rythme une ritualisation permanente par la nécessité du sacrificiel dont l’efficience est indispensable tant pour la sécurité vitale de l’individu que pour la cohésion de la communauté clanique. Tel était, du moins, le sens fondamentalement de leurs traditions. Mais, aujourd’hui, c’est le jeu de l’arbitraire, du désordre et du chaos entre les mains d’individus ignorants, mais avides et assoiffés de manduquer des âmes ; des âmes innocentes en tant que proies faciles et dociles.

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– Hobbes Thomas (1971) : Léviathan- Introduction, traduction et notes de François Tricaud- (Sirey, Paris)
-Mauss, Marcel : Sociologie et anthropologie ; P.U.F. ; Paris.
(1997)
-Nicolas, François-Joseph (Père) : : Glossaire L’Elé-Français ; I.F.A.N – Dakar
(1953)
-Rey, Alain: (Sous la direction de) : Le Robert – Dictionnaire historique de la langue française, Paris.
(1992)
-Richard, A.I. et Widdowson, E.M.: » A dietary study » In Northeastern Rhodesia, Africa, 9-2-166-196.
(1936)
-Surgy (de) Albert : La voie des Fétiches – Essai sur le foncement théorique et la perspective mystique des pratiques des féticheurs ; L’Harmattan, « Connaissance des hommes » ; Paris.
(1995)
[1] En raison de son originalité, il nous a fallu amender sérieusement cette étude pour qu’elle convienne aux attentes de notre Jury de thèse (Sturcture apparente, structure invisible : l’ambivalence des pouvoirs chez les Lyéla du Burkina Faso). Un tel concept lui apparassait comme un néologisme. Pourtant, le progrès des sciences, voire de l’esprit humain, en général, tient esssentiellement à la capacité des chercheurs à conceptualiser les phénomènes pour en donner des lectures différentes et une vision neuve. N’importe quel domaine du savoir le démontre avec évidence. Aussi, nous avons jugé intéressant de porter à la curiosité du public avide de savoir l’intégralité de cette étude.
[2]C’est nous qui soulignons. Chez les Lyéla aussi cet espect très répandu et invariable du sacrifice comprend les dimensions unitaires suivantes : un lieu de rassemblement d’une communauté (famille, quartier, culte de religion importée du Ghana, clan ou Kwala, village etc.) ; une occasion de rassemblement : débattre d’un problème familial ou social afin de le résoudre ; moyens de la résolution : sacrifice d’animaux apportés par les personnes en cause dans ce conflit ; partage, dans la réconciliation et l’unité sociale, des victimes. Dans une telle circonstance, chaque individu, enfant, homme, femme, doit avoir part à quelque morceau, minime soit-il.
[3] Dans un article, nous avons convenu d’appeler ainsi les autels des religions traditionnelles des peuples sub-sahariens. Les anthropologues, comme Albert de Surgy, un des grands spécialistes de ces religions (La voie des fétiches-Essai sur le fondement théorique et la perspective mystique des pratiques des féticheurs, L’harmattan, Paris, 1995) conviennent eux-mêmes que le terme « fétiches » est inapproprié pour les qualifier « Mystère et pratique du vur chez les Lyéla du Burkina Faso – Secte ou mouvement mystique ». Anthropos – 92 – 1997 ; Fribourg.
[4]Hormis la tradition chrétienne, jusqu’à ces dernières années (1970), beaucoup d’interprétations, y compris celle de J. B. De Janov, voient dans cette connaissance l’acte sexuel. Une telle lecture est rendue quasi évidente par l’intervention du serpent, acteur de la tentation d’Eve, comme l’explique de Janov : » Adam s’explique en ces termes : » Tu m’as interdit de manger à l’arbre de la connaissance avant d’avoir une femme car l’arbre aiguise le désir et incite à aimer. Mais comment s’attendre à ce que je n’éprouve aucun désir alors que tu m’as donné une épouse et que c’est un devoir d’avoir des enfants. Eve m’a offert la pomme afin que je la désire. « [1987 : 64]. Même une telle interprétation n’occulte pas le phénomène de la manducation.
[5]Marcel Mauss montre qu’une telle prestation de richesses oblige les associés à faire mieux l’année suivante, s’ils veulent éviter à leur groupe l’ignominie, le déshonneur. Elle institue des liens d’obligations du mieux-faire comme forme d’échanges de biens, voire de partenariat. On observe aussi, chez les Lyéla, un aspect de ces échanges : au moment des célébrations de funérailles d’une personne âgée, les diverses belles-familles issues de clans différents font preuve de concurrence dans le faste en tentant de dépenser plus que les autres pour s’attirer l’admiration du clan donneur d’épouses.
[6] Chez les Lyéla, les produits de ces deux activités (agriculture et élevage) rentrent dans un système social de prestations et de distributions de telle sorte qu’ils profitent soit à bon nombre des membres d’un Kwala, soit par les réseaux d’échanges matrimoniaux, aux membres des autres Kwala.
[7]Nous avons largement analysé cet aspect des faits sociaux chez les Lyéla dans notre écrit inédit : Sorcellerie et violence en Afrique noire. Il est la synthèse de ces recherches qui s’étendent sur environ plus de deux décennies.
[8]Nous avons montré, dans le manuscrit pré-cité, comment notre propre clan tend à nous marginaliser parce que nous avons osé, voire défié cet impératif catégorique social en refusant la procréation par amour pour les études. Très tôt, nous avons même été menacé en ces termes : » Si tu ne verses pas du sang sur le Kwala en procréant, quand tu mourras, nous t’enterrerons comme un chien. » Tôt ou tard, ce refus pourrait constituer un casus belli vis-à-vis de notre Kwala et qui pourrait donner un prétexte à quelque membre du clan pour chercher les moyens de nous éliminer. Car, jusqu’ici, nous ne servons en rien les intérêts des Nagalo de Batondo. Nous le savons et on nous le fait comprendre quand nous nous rendons en ce village.
[9]Selon le Glossaire L’Ele-Français du R.P. F.J. Nicolas, K’alma ou K’alé se définit ainsi : » état ou action du mangeur de double, sorcier « .
[10]En fait, le verbe transsubstantifier qui dérive du nom transsubstantiation, a une histoire dans la tradition catholique. Il a deux sens précis dont le figuré nous intéresse ici. Selon Le Robert, » Dans les religions catholique et orthodoxe, le mot désigne le changement de toute la substance du pain et du vin en toute la substance du corps et du sang du Christ. Par figure, il signifie « changement complet d’une substance en une autre » . C’est dans ce dernier sens que nous employons ce terme ici.
[11]C’est un tel état de fait qui a conduit un chercheur lyél anonyme – forcément anonyme puisqu’un tel avoeu équivaut à la mort de l’auteur de telles données réelles et véridiques – : « Tout compte fait, le cœur ou le fondement de nos traditions, comme le kwala, n’est rien d’autre qu’une association ou une organisation, initialement, de sorciers malfaiteurs. Ils prennent, en fait, en otages les membres de nos familles privés du don de la bivision qu’ils considèrent comme de possibles proies en vue de satisfaire leurs rituels ou leurs pratiques effroyables du monde de la nuit : la manducation de l’âme des gens. Dès que la nuit tombe, autour de minuit ou même à partir de 22h, ils sortent de leur corps physique pour aller à la chasse des âmes à manger ; ou pour se mettre en chasse de celles de leurs propres familles. C’est un désir irrépressible chez eux, comme le vampire a besoin de boire du sang humain pour survivre. Et tout le monde pousse tout le monde à se mettre en quête d’âmes pour les réjouissances de leur festin nocturne. Nul n’a le choix de faire autrement, du moment qu’il y a mis les pieds de cet engrenage, dans l’un des cercles de ces ligues lucifériennes. Le refus équivaut à la mise à mort de sa propre âme. Tel est le sens de leur loi implacable du silence ».
[12]Trois ou quatre selon le sexe des défunts : trois pour le masculin et quatre pour le féminin.
[13]Celui-ci était le fondateur d’une théurgie dont le culte est répandu dans une large partie de l’Afrique de l’Ouest. Il était
lui-même un grand voyant ou sorcier positif, un thaumaturge et un fabuleux guérisseur soignant. Malgré la puissance et
la supposée vigilance de sa théurgi sur son âme, les sorciers de sa famille, dont l’une de ses femmes, ont trouvé le moyen
de le tuer.
[14] On trouvera ce concept expliqué dans un texte inédit : ESSAI SUR LA RÉUNIFICATION DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA SCIENCE – De la Philosophie des profondeurs … et de la théorie du tout ? –
[15] J’ai déjà amplement analysé et démontré toutes ces données dans un essai de géopolitique : LA RÉALITÉ DÉVOILÉE DES CAUSES DE L’ÉCHEC ECONOMIQUE DES PAYS AFRICAINS –ESSAI DE GÉOPOLITIQUE- (Tome I, KDP/Amazon, Mai 2021)
[16] Nous avons toujours en ma possession l’enregistrement de l’aveu de cette femme.
[17] Nous avons déjà fait remarquer que les peuples africains n’ont, initialement, aucun sentiment d’animosité ni d’hostilité envers l’étranger, quel qu’il soit. Son ennemi, c’est son semblable comme l’avait si bien perçu et décrit chez les Ambas de l’Afrique centrale, notamment de l’Ouganda et de la République démocratique du Congo, le journaliste Ryszard Kapùscinski. Selon lui, « les Ambas refusent l’idée commode et apaisante selon laquelle l’ennemi est un autre, un étranger, un homme ayant une autre croyance ou une autre couleur de peau ». C’est, au contraire et du fait de la terreur et des effets de la sorcellerie sur les individus appartenant à la communauté, le semblable ou le frère qui a la figure du premier ennemi, l’ennemi intime. En effet, « toute communauté est dévorée par la haine, détruite par une suspicion réciproque, anéantie par une peur généralisée : le frère a peur du frère, le fils du père, la mère de ses propres enfants puisque tous peuvent être des sorciers. » In Ebène-Aventures africaines (Plon, Coll. « Feux croisés », Paris 2000, p.192)
[18] Nous nommons, ainsi, ce phénomène rituel de mise à mort des victimes des sorciers dans mes travaux de recherches anthropologiques. Il est inintelligible pour la raison humaine, comme la mienne, qui est étrangère à ces pratiques très singulières.
[19] Ce que confesse cette femme confirme notre propre expérience de cette réalité socio-culturelle. En effet, nos parents étaient privés de la faculté de la bivision ; et nous aussi. Nos parents ont été baptisés catholiques et nous sommes né dans leur religion. Mais notre père n’a pas tardé à s’éloigner de la stricte application des règles de la morale catholique. Et ceci pour deux raisons. D’une part, il a fallu recourir en permanence aux cultes du fétichisme pour sauver sa vie des forces du mal que ses ennemis employaient pour l’attaquer de tous côtés. Car l’énergie qu’il déployait au travail lui avaient permis de créer de grandes plantations de caféiers et de cacaoyers ; et, plus tard, de gagner beaucoup d’argent. Bien qu’il mît sa fortune au service de tous – ceci explique pourquoi il est mort pauvre -, des membres de sa communauté ont cherché à le tuer sous prétexte que, par sa fortune, il s’élevait au-dessus des autres. Nous avons compris que ce qui intéresse les uns et les autres, c’est ce qui est consommable ici et maintenant, en matière de dons. Puis ils oublient et se maintiennent en attente d’autres dons. C’est ainsi qu’ils détruisent la vie des autres pour avoir accès aux biens matériels de leurs victimes qu’ils s‘empressent de gaspiller en mettant fin à leurs prospérités, à leur projet existentiel. C’est donc un mode de fonctionnement psychologique stérile. Pourtant, notre père n’avait jamais cherché à se distinguer des autres membres de sa famille, de son clan. Il ne chercha pas non plus à se mettre au-dessus de ses connaissances. Au contraire, tout au long de sa vie, il donna aux uns et aux autres sans compter comme le veut sa tradition : « l’argent sert à subvenir aux besoins de ceux qui en ont le plus besoin » nous disait-il souvent. Mais c’est surtout sa force spirituelle supérieure qui l’avait sauvé des pièges mortels de ses ennemis. D’autre part, il dût se plonger dans le monde des forces dites protectrices de la vie de notre âme pour nous sauver des griffes de nos marâtres, de nos demi-frères et de nos frères de clan. Quand il eût atteint le grand âge, il nous pria de prendre la suite de ses combats, si nous voulons sauver notre vie. Malgré les divers systèmes de protection spirituels auxquels nous avons eu recours, notre personne a été grandement cabossée par de multiples empoisonnements. Les diverses et multiples meurtrissures de notre corps et de notre âme en témoignent toujours. Nous avons fini par prendre congé de ces univers sordides quand nous avons découvert que nous avons hérité d’une force spirituelle supérieure similaire à celle de notre père ; et que les Cieux bienveillants (il s’agit de l’Energie éternelle du Cosmos dans laquelle nous baignons tous et qui n’a rien à voir avec le dieu des religions révélées) prenaient soin de notre vie.
[20] Pour justifier l’esclavage des Noirs, condition à laquelle toute l’Europe les avait soumis, on avait prétendu qu’ils étaient condamnés, dès l’origine, à être esclaves des autres peuples, comme si les Scribes du VIIe siècle avant Jésus Christ avaient déjà quelques comptes à régler avec des hommes qu’ils ne devaient certainement pas connaître suivant les mêmes normes que les temps modernes. Il me semble qu’il convient d’enlever cette croyance préjudiciable dans la tête des gens, puisqu’on continue de l’enseigner dans les lycées en France, entre autres pays du Nord. Dans La Bible de Jérusalem, il est écrit ceci : « Cham, père de Canaan [20], vit la nudité de son père [Noé] et avertit ses deux frères au dehors. Mais Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leur épaule et, marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père ; leurs visages étaient tournés en arrière et ils ne virent pas la nudité de leur père. Lorsque Noé se réveilla de son ivresse, il apprit ce que lui avait fait son fils le plus jeune. Et lui dit : « Maudit soit Canaan !
Qu’il soit pour ses frères
Le dernier des esclaves ! »
Il dit aussi :
Béni soit Yahvé, le Dieu de Sem,
Et que Canaan soit son esclave !
Que Dieu mette Japhet au large,
Qu’il habite dans les tentes de Sem
Et que Canaan soit son esclave ! »
Si cette histoire est totalement infondée, on peut tout à fait emprunter au même livre un autre cas de figure exemplaire. Il s’agit du conflit des deux enfants d’Adam et d’Eve, Caïn et Abel. La jalousie du premier, qui l’a conduit au meurtre de son frère Abel, apparaît comme le prototype même de ce genre de sentiment chez les êtres humains et que les Lyéla nomment, avec raison, « la jalousie tueuse » qui ronge leur société. C’est en ce sens qu’il est écrit dans l’Ancien Testament ceci : « Abel fut berger et Caïn cultivateur. Au bout d’un certain temps, Caïn apporta des produits de la terre en offrande pour le Seigneur. Abel, de son côté, apporta en sacrifices des agneaux premiers-nés de son troupeau, dont il offrit au Seigneur les meilleurs morceaux. Le Seigneur accueillit favorablement Abel et son offrande, mais non pas Caïn et son offrande. Caïn en éprouva un grand dépit : il faisait triste mine. Le Seigneur lui dit : « A quoi bon te fâcher et faire triste mine ? Si tu réagis comme il faut, tu reprendras le dessus : sinon, le péché est comme un monstre tapi à ta porte. Il désire te dominer, mais c’est à toi d’en être le maître ».
Cependant Caïn dit à son frère : « Sortons ». Quand ils furent dehors, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua » (Gn, 2, 8).
Encore une histoire de manducation : un repas partagé avec le divin qui tourne mal. C’est le caractère de ce présumé premier meurtre de l’Humanité qui permet de comprendre qu’un tel sentiment, soit la jalousie, s’il est exacerbé, peut être à l’origine de toute figure de désordre social, comme chez les Lyéla, en particulier, et chez les peuples de l’Afrique subsaharienne, en général.
20 C’est nous qui souligne ce passage pour montrer que Cham désigne bien Canaan, terre promise aux Hébreux par leur Dieu et dont ils vouaient les habitants aux gémonies (aujourd’hui les Palestiniens) ; et non pas des Noirs.
Cette terre, qui correspondrait aujourd’hui à la Palestine, n’a rien à voir avec les Noirs du continent africain.
[21]In L’Homme 184/2007, p.p. 155 à 166 https://www.researchgate.net/publication/312411993_La_force_du_mal_Lecons_dAfrique