De la notion de normal et d’anormal en philosophie 

Coalescence du naturel et du culturel

I – La nature comme norme

   A quelles conditions la culture peut-elle être comprise comme une perversion de la nature ? La perversion, le fait de dévoyer sont des termes qui présupposent l’idée d’un droit chemin, d’une rectitude (vivre selon la nature), dont les manifestations culturelles auraient le tort de s’écarter. Ce qui revient à fixer le sens du mot « nature » et à considérer cette notion en tant que norme. Dans ce cadre, la « Nature » figure un tout originel, une dimension de départ : cette notion nous renvoie à un état préalable, rêvé ou réel, du monde.                    

   Si on fait de ce concept une norme, on le transforme en référence et en critère. Il s’agit alors de juger de ce qui est par référence à ce qui devra être en fonction d’une « nature » originelle et préalable. Le but de ce procédé est de dénoncer l’évolution de la réalité comme un mal par rapport à une nature normative et bonne par elle-même. Par déduction, on peut ranger sous la bannière du mot « culture » l’ensemble des phénomènes qui représentent une dérive par rapport à l’équilibre originel : par exemple les lois, la société, la technique ou les arts. Ainsi compris, le « culturel » devient non plus l’autre du naturel, mais l’apposé direct  du naturel : l’amalgame devient donc possible entre le « culturel » et l’« artificiel ».

II – Nature et loi                              

     En ce sens, le domaine de la « loi », au sens politique du terme, est une première figuration possible de la sphère culturelle. En effet, la loi est ce qui fixe une norme, un devoir-être de l’existence humaine, elle détermine les pratiques inacceptables ou celles qu’il faut au contraire encourager. Ainsi, la loi est normative : et si la nature, elle aussi, est comprise comme une norme, alors la nature et la loi entrent en concurrence, et leurs relations sont donc des relations d’opposition.

   C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre l’intervention d’un de personnages du Gorgias de Platon, Calliclès. Celui-ci se livre à une à dénonciation de la loi humaine, par opposition à la nature : « Nature et Loi, le plus souvent, se contredisent » dit-il. Cette proclamation de départ consiste bien à opposer deux ordres : d’un côté, ce qui est « juste selon la nature », et de l’autre, ce qui est «juste selon la loi ». Même si elle est très éloignée du point de vue de Platon, l’opposition n’est pas nouvelle en Grèce : Antiphon, entre autres sophistes, faisait déjà valoir que « les prescriptions de la loi sont surajoutées, celles de la nature sont nécessaires ». L’idée est la même : la nature représente un ordre originel que la loi vient dévier, voire dérouter. Une telle conception des phénomènes fait de la loi ce qui est second et surajouté, c’est-à-dire un ordre contingent, là où l’ordre naturel est premier et nécessaire.

    Qu’est alors l’ordre naturel ? Ni plus ni moins que le pur règne de la force : la nature devient ici une totalité d’états physiques, de relations de fait. Dans cet ordre naturel, le plus fort règne, et accumule les possessions au détriment de ceux qui sont physiquement plus faibles. C’est là ce qui constitue aux yeux de Calliclès ce droit de la nature : « II est évident, selon moi, que la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort. Partout il en est ainsi, c’est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités ! Si le plus fort domine le moins fort et s’il est supérieur à lui, c’est là le signe que c’est juste » (Gorgias, 483 c-d).  L’analogie que dresse Calliclès entre la meute animale et la société humaine est bien significative : pour lui, le fait naturel doit être érigé en droit, en norme dans l’oubli total de ce que l’homme a de singulier par rapport au règne animal dont il s’est éloigné en suivant les règles de la raison.

Une nature bonne ou une nature mauvaise, cela a-t-il un sens dans la réalité ?

    A ce titre, Calliclès dénonce la supercherie, la misérable ruse que constitue la loi humaine. La loi n’est rien d’autre qu’une ruse des faibles contre les forts : les forts étaient supérieurs par nature, et c’est par la culture, c’est-à-dire par la loi comme manifestation culturelle, que les faibles canalisent la supériorité physique des forts, en imposant une définition de la force n’est est plus physique ni plus naturelle. C’est en ce sens que Nietzsche y fait référence quand il disait en écho, dans ses Fragments posthumes qu’« on a toujours à défendre les forts contre les faibles ». Certes on peut, comme Platon, se féliciter de ce retournement que Calliclès, quant à lui, dénonce comme un scandale : il reste que l’enjeu du débat est bien ici de savoir si c’est selon la norme naturelle ou selon la norme culturelle qu’il s’agit de vivre. Ce n’est évidemment pas par hasard que la question du « genre de vie qu’on doit avoir » est au centre du Gorgias. Cette question du « genre de vie » prend la forme d’un débat entre deux normes, la mesure et la démesure : Calliclès prétend qu’il faut laisser libre cours à ses passions (ce qui serait la vie selon la nature), quand Socrate dit qu’il faut leur commander, soit l’exigence culturelle d’orientation du comportement en vue d’une finalité bonne. C’est le signe que le débat entre nature et culture, ici sous le visage de l’opposition entre nature et loi, est au cœur de l’interrogation de l’homme sur ses propre pratiques.   

     Dès lors, la distinction entre nature et culture possède donc, et à l’évidence, une portée politique et économique, entre autres : quand, selon Calliclès, le droit de la nature porte le plus fort à s’approprier toujours plus et sans compter. Ainsi, le problème posé est celui de la répartition des biens. Deux normes s’affrontent pour penser cette distribution : ou bien le plus fort s’empare de tout ce qu’il peut, et c’est alors la norme de la nature qui l’emporte, ou bien au contraire la distribution est réglementée selon des critères qui visent à corriger le pur état de fait qu’est la nature ; ce qui revient, donc, à adopter une norme culturelle.

    De façon plus générale, la norme de l’existence selon les Sophistes est le statu quo du donné et des relations de force : alors que celle dont Platon se réclame est le Bien vers lequel toute société ne peut que tendre, c’est-à-dire le Juste : cette norme n’est plus une norme fixe, mais au contraire une norme à achever,  à construire, à atteindre ; bref, une finalité que l’on impose et s’impose.

    En conséquence, les tenants de la position selon laquelle on doit régler sa vie sur la nature doivent régler une difficulté préalable : encore faut-il savoir en effet ce qu’on entend réellement par « nature » : celui qui veut vivre selon la nature, et dénoncer la culture comme une déviation, se trouve bien obligé de se livrer à une recherche préalable de la nature.

III — Nature et société

     Cet aspect du problème n’a pas échappé à Rousseau : dans l’entreprise de Rousseau, la condamnation des dérives de la culture va de pair avec la recherche de ce qu’aurait pu être l’homme naturel. On ne peut ériger la nature en référence sans en passer par une recherche de ce qu’est la nature : et toute la réflexion de Rousseau s’articule autour de la pensée de ce lien

logique.

    L’idée que la culture, dans 1’ensemble de ses manifestations, représente un dévoiement de la vocation originelle et naturelle de l’homme est un leitmotiv sous la plume de celui qui disait dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, que « l’homme qui médite est un animal dépravé ». La thèse est donc claire : c’est contre la nature que l’homme a fait jouer ce qui est pour Rousseau son essence même : la perfectibilité. Cette perfectibilité est bien naturelle, mais c’est elle qui ouvre la possibilité de la dénaturation. En effet, les « efforts orgueilleux » (Discours sur les sciences et les arts) des hommes les ont conduits aux sciences, « vaines » dans leurs objets, et « dangereuses » par leurs effets. Rousseau va plus loin avec « les lettres et les arts », sources d’un « luxe » qui est le produit de l’oisiveté et de la vanité. Bref, de « dissolution des mœurs » en « corruption du goût », les fruits de la perfectibilité humaine se sont tous accompagnés aux yeux de Rousseau d’un « cortège de vices ».

     On le voit, des sciences aux lettres et aux arts, c’est finalement l’ensemble des traits culturels que la démarche de Rousseau vient dénoncer. Cette entreprise a souvent été mal comprise, parce qu’on y a vu une critique de la société, de la technique, de la science et des arts en tan que tels, alors que c’est le décalage vis-à-vis d’une nature originelle qui fait l’objet de la dénonciation. Le registre lexical de la pureté morale ne doit pas ici induire le lecteur de Rousseau en erreur : ce n’est que par rapport à une nature préalable spontanément égale et dans laquelle l’homme trouvait la satisfaction de tous ses besoins que l’état social représente une perversion. 

Il est difficile de séparer la nature de la culture dans tout être humain

   L’état social, c’est-à-dire au fond l’état culturel, est sous-tendu par un régime inégalitaire : la sévérité avec laquelle Rousseau en juge suppose la référence à un état préalable d’égalité, que représente la nature. C’est donc cette nature que Rousseau invoque comme une norme à l’aune de laquelle il  condamne  la  société.  La  clef de  voûte  de  toute  sa  démarche  consiste à postuler qu’en amont de cette dépravation sociale, il reste une constitution originelle qui a été transformée, et qu’il faut retrouver. En d’autres termes, le présupposé de Rousseau est que la nature en l’homme n’a pas complètement disparu, qu’elle figure encore un noyau originaire, et que par conséquent il est possible d’adopter cette nature comme norme. C’est en cela que consiste l’ambition de Rousseau : il s’agit pour lui de démêler « ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme ». La question est non seulement de savoir ce qu’est la nature de l’homme, mais aussi de savoir ce qui en est encore repérable dans ce qu’il est devenu.

     La nature, telle que Rousseau la recherche, est recouverte par l’artificiel (le social), et elle ne peut en être découverte que par la pensée. L’état de nature auquel Rousseau fait référence n’a donc aucune prétention à la vérité historique : il n’est pas un moment de l’histoire, mais une hypothèse de méthode, qui figure un état zéro de la société et de l’histoire. Cette hypothèse doit son existence même à la nécessité qu’il y a pour Rousseau de disposer d’une norme qui permette de distinguer la « nature originaire » de l’homme par rapport à sa « nature actuelle » qui est, en tant que culturelle, dépravée et artificielle. Si l’homme actuel, l’homme social, celui que Rousseau appelle l’« homme de l’homme » est dépravé, il n’en résulte pas que l’homme naturel est un homme moral, ou en tous cas pas dans le sens d’une doctrine du droit et du devoir. L’homme n’est régi que par l’amour de soi et la pitié, deux principes qui s’équilibrent l’un l’autre. Il vit à l’état de dispersion, sans langage ni guerre. Dans la nature, il existe certes des inégalités et des différences physiques, mais elles ne sont rien par rapport à l’oppression et la dépendance qu’induisent les relations sociales dans leur état de fait, qui n’a rien d’irrémédiable. Du reste, le Contrat social célébrera justement le « pacte fondamental » qui « substitue une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d’inégalité physique entre les hommes » (Livre l, chapitre 9). C’est à une nature qui n’est originaire qu’en un sens, qui n’est pas chronologique mais logique, que s’est substituée la sphère culturelle qui a fait de l’inégalité une institution dont le pacte social peut se faire le rédempteur.

    Rousseau ne prêche donc aucunement un retour à la nature, et sa réflexion n’est pas guidée par une nostalgie passéiste. Ce fut d’ailleurs, d’ailleurs, le contresens qu’a fait Voltaire : une telle rétrogradation serait évidemment impossible, et Rousseau est le premier à le souligner dans ses Dialogues : « la nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné ».  Rousseau n’est donc pas celui qui prêche l’abandon de la culture et le retour à la nature, mais celui qui, pour rendre raison des défauts de la société, tente de penser le passage de l’état de nature à l’état de culture. Ce passage, Rousseau le conçoit, non pas, en historien, comme une transition chronologique, mais, en philosophe, comme une articulation logique. Rousseau est en définitive ce penseur de la culture qui invente une nature originaire pour pouvoir juger de la culture.

IV -Pourquoi la culture ?

    La question du passage de la nature à la culture, sans nostalgie aucune est, donc, pour Rousseau la question centrale ; mais elle pose d’insondables difficultés logiques. Comment, en effet, se peut-il, qu’à partir d’une règle, d’une norme de départ qui exclut d’avance l’existence de la société, du langage, des arts, bref, de la culture, se fait-il que les hommes dispersés en soient venus à ce qui est leur organisation actuelle, organisation sociale et culturelle ? Tel est l’« espace immense » entre la règle et le fait, espace que Rousseau tente de combler.

    Il  aura  pour cela  recours  à  un  expédient : des cataclysmes  naturels obligent les hommes à se regrouper pour survivre. Prenons l’exemple du langage pour examiner la conséquence de cette hypothèse : sous l’effet de ces cataclysmes, le langage passe du cri de la nature, des inflexions de la voix aux langues, c’est-à-dire aux articulations. C’est un exemple du passage de la nature à la culture, passage qui n’est pas un brusque saut. Le langage répond à des besoins naturels. Mais en tant qu’il est perfectible par essence, l’homme peut raffiner cet outil qu’est le langage et ainsi littéralement créer de nouveaux besoins par celui-ci ; besoins de plus en plus artificiels, donc, et qui à leur tour renforceront de plus en plus le caractère artificiel du langage. En ce sens, le langage passe en quelque sorte d’un cri naturel à des articulations artificielles par une émulation maligne entre les besoins et le langage. Rousseau donne de cette évolution une figure imagée lorsqu’il oppose les langues du Sud, restées plus transparentes aux besoins, et qui se caractérisent donc par le rythme et les accents, aux langues du Nord qui sont des langues de raisonnement. Dans les langues du Sud, la nature est moins recouverte de couches culturelles que dans celles du Nord. C’est par analogie avec ce travail de Rousseau qu’on peut comprendre les nombreuses études ethnologiques sur les « enfants sauvages » qui ont tenté de retrouver dans des enfants accidentellement écartés de la « civilisation » les traces de l’état antérieur de l’homme. Et quel autre rôle joue, finalement, le mythe de Tarzan ? Ces tentatives sont très représentatives du contre sens qui guetterait, dans le sillage de Voltaire, une lecture trop peu soigneuse de Rousseau. Rien ne permet, même dans l’observation des enfants  dits « sauvages » de distinguer des facteurs naturels et culturels, ou innés et acquis. Toute tentative pour dresser entre ces deux types de facteurs une « ligne de partage » – c’est le cas de la réflexion de Rousseau, ce sera aussi le cas de celle de Lévi-Straus – doit en passer par une analyse purement logique. Ce sont des analyses de l’origine, c’est-à-dire de l’articulation logique, et non des analyses du commencement, c’est-à-dire du point de départ chronologique. Il suffit, pour comprendre autrement ces phénomènes de mutation de la nature à la culture, de lire les récits de Bougainville sur les mœurs simples des peuples des Mers du Sud-Pacifique et dont Diderot s’inspirera aussi.

Le jeu continu de tout être humain entre le bon ou le mal en lui

V – Les limites de l’utilisation de la nature en tant que norme

    Ces péripéties illustrent bien le danger qu’il peut y avoir à ériger la nature en tant que norme. Outre les malentendus auxquels elle prête le flanc, une analyse de ce genre comporte deux grands dangers.

   D’une part, la « nature » à laquelle ce type d’analyse se réfère est une nature qui est pensable, mais qui est inobservable. La nature en tant que norme reste bien une idée, d’abord, et avant tout parce qu’elle est de toute façon introuvable. C’est une nature idéale, non seulement au sens où elle est parfaite, mais surtout au sens où elle n’existe qu’en tant qu’idée.  Puisqu’elle n’est qu’une idée, on peut contester son rôle normatif, en dénonçant son contenu comme une abstraction mythologique. C’est à ce titre que, dans Le  Normal et le  Pathologique, Georges Canguilhem souligne l’illusion qui guette toute référence à un « âge d’or », en montrant que la règle, la norme, y sont purement et simplement déduites, par une simple opposition symétrique, de ce qu’on souhaite dénoncer comme un mal dans la réalité présente.

    On peut, certes, constater et dénoncer un mal ; mais, en faisant du contraire de ce mal qu’on constate une règle, on va beaucoup plus loin, puisqu’on présente la réalité qu’on veut dénoncer comme le résultat d’une évolution maligne et non plus comme un simple fait. C’est là ce que Canguilhem appelle l’« illusion de rétroactivité » : « Un âge d’or, un paradis, sont la figuration mythique d’une existence initialement adéquate à son exigence […] Ces deux mythes procèdent d’une illusion de rétroactivité selon laquelle le bien originel c’est le mal ultérieur contenu ». L’accusation est directe : peut-être, en effet, l’appel à une norme naturelle n’est que la construction abstraite et vide d’un envers du mal actuel. Et quand Canguilhem dit de ce concept qu’il « norme même l’univers du discours mythique qui fait le récit de sa propre absence », il nous fait soupçonner que finalement la norme naturelle tourne à vide, qu’elle ne porte que sur elle-même. Certes, Rousseau n’est qu’indirectement visé, et Canguilhem lui donne acte d’avoir échappé à ce qu’il appelle le « désir de régression intégrale » (« ni travail, ni culture »). Mais, plus généralement et au-delà de Rousseau, l’appel à une norme naturelle originaire relève effectivement de l’utopie. La nature n’est plus alors qu’une idée vide qui a pour fonction de dénoncer le devenir comme une dégradation. C’est considérer la dimension temporelle comme quantité négligeable et secondaire, et l’écraser au profit d’une idée Finalement abstraite.

     D’autre part, à ce péril s’en ajoute alors un second : la nature érigée en norme peut faire bien des ravages si son contenu est non seulement abstrait, mais surtout arbitraire. Tout ce qui échappe à la norme naturelle sera, en effet, décrit comme « anormal », ce qui ne peut que favorisé toutes sortes d’interprétations fondées sur les jugements de valeur dépréciatfs à l’égard d’autrui. L’idée du « monstre », par exemple, est l’idée de ce qui contrevient à la nature et qui, comme tel est montré du doigt et rejeté. Pire, on peut au nom d’une certaine idée de la « nature », rejeter tous ceux qui contreviennent à la définition qu’on adopte arbitrairement, et les désigner comme des traîtres et des ennemis, comme l’ont fait le nazisme avec ceux qui dérogeaient au modèle de l’« aryen » ou le communisme avec ceux qui contrevenaient au modèle de ce qu’on a appelé l’« homo sovieticus ». 

     De façon analogue, dans le domaine des mœurs, l’idée de nature comme norme sert à rejeter certains comportements comme anti-naturels : l’homosexualité, par exemple, sera rejetée comme étant contre nature sous le prétexte hypocrite qu’elle n’assure pas la reproduction de l’espèce ; prétexte qui a ceci de fallacieux qu’il suppose de la part de ces censeurs qu’eux-mêmes réservent la sexualité à la reproduction. Ce n’est donc pas au nom de la nature, mais au nom d’une certaine conception culturelle de la nature que telle ou telle pratique se voit condamnée. Ici, la norme naturelle devient une simple convention idéologique rétrograde qui sert de pur réactif : la nature n’est plus alors que la bannière au nom de laquelle on s’en prend à la culture, et ce n’est pas pour rien, comme le notait Roland Barthes dans ses Mythologies, que le rejet de la culture comme « maladie » est par excellence le symptôme du fascisme. Quand la notion de nature cache l’exaltation du même et tend à désigner la culture de l’autre comme une déviation pathologique, tout est à craindre.

     En définitive, il ressort de ceci que la notion de « nature », et avec elle la notion de « nature humaine » doivent faire l’objet de la plus grande méfiance, tant elles peuvent être dangereuses dès qu’elles sont transformées en normes et mises entre de mauvaises mains. De plus, on ne peut dénoncer la culture au nom de la nature qu’en oubliant le temps, qui a finalement mené l’homme à son état culturel : ce faisceau de présomptions doit nous incliner à penser que la culture est peut-être autre chose que la perversion d’une nature originaire.

    Deux normes coexistent donc pour penser la vie et la place de l’homme : la norme naturelle et la norme culturelle. Les analyses dont nous avons fait usage jusqu’ici privilégiaient la norme naturelle aux dépens de la norme culturelle. Ces analyses reposaient sur l’idée que la nature peut relever de l’ordre du droit, au sens où elle serait susceptible de renvoyer un devoir-être. Nous avons vu les limites et les dangers de ce présupposé qu’il faut maintenant réviser : peut-être la nature n’est-elle pas le domaine du droit mais celui du simple fait. L’adoption de ce postulat inverse change évidemment de manière radicale le statut de ce qu’on peut appeler la culture.

Obscur progrès de l’être humain vers un possible achèvement de sa personne

VI- La nature s’achève en culture

A – La culture comme norme

    Si le mot « nature » ne désigne plus qu’un ensemble de faits plus que l’état donné des relations physiques, alors la notion de nature ne suffit plus à rendre raison du sort et des finalités de l’homme. C’est au contraire par la culture que l’homme conquiert son humanité, en s’arrachant, pour ainsi dire, à la nature, ou, pour le dire autrement, en surmontant son simple statut biologique.

     Dans son sens courant, la « culture » désigne un ensemble de savoirs et d’apprentissages qui manifestent justement l’élévation de l’homme au-delà de la simple nature. Ainsi, l’idée classique d’éducation suppose qu’il faut mener l’enfant, d’une nature dont il est d’abord prisonnier jusqu’à la culture et c’est ce qui explique le long mépris pour l’enfance, qu’on a longtemps considérée comme végétative et inintéressante, parce qu’on la comprenait comme le règne de la nature, comme un état d’inaccessibilité à la culture. Ce n’est pas par hasard si Rousseau a été le premier grand penseur de l’enfance. On trouve une autre illustration de ce sens courant dans les idées d’apprentissage et de formation, comme dans les romans d’apprentissage dans lesquels un jeune héros naïf et encore « nature », doit en passer par la cruelle expérience de la vie pour se trouver et devenir lui-même. C’est sur la lancée de ce courant du mot « culture », mais en dépassant ce sens, qu’on peut comprendre comment la culture est susceptible de devenir une norme.

    La culture, comme le travail, est à la fois une action, soit l’acte de cultiver ou de se cultiver, et à la fois le résultat de cette action, c’est-à-dire la culture comme état, comme quand on dit de quelqu’un qu’il est cultivé. C’est sur cette dernière dimension qu’il faut insister : la culture, c’est l’horizon de l’humanité réalisée, l’idée asymptotique au sens où il s’agit moins de l’atteindre que de s’en approcher, de tendre vers elle, de l’ensemble des finalités souhaitables.

C’est dans ce contexte qu’on peut inscrire, par exemple, l’analyse kantienne. Dans sa théorie de la morale, Kant travaille sur une distinction entre la nature et la raison, distinction qui recoupe celle de la nature et de la culture. La nature peut être réduite à du mécanisme, à des lois mécaniques. Elle est, en effet, l’ensemble des phénomènes en tant qu’ils sont régis par des lois. Celui qui se laisse commander par la nature, celui dont la volonté ne se préoccupe que des besoins, du plaisir ou de la peine, est décrit par Kant comme sujet à l’hétéronomie : il est dominé par la nature. Au contraire, le sujet autonome, indépendant des penchants est celui dont la volonté est soumise à la raison, seule capable d’édicter des règles universelles. La culture est donc ici la sphère de la raison humaine, par opposition à une nature qui ne détermine la volonté que de façon pathologique. La culture est le domaine des finalités, du devoir-être, par opposition à la nature qui n’est que l’état donné de l’être. C’est en ce sens que la culture se présente bien ici comme une norme.

    Deux finalités se proposent à l’homme : la première est le bonheur, qui se réduit, selon Kant, à des considérations de plaisir et de peine, et qui est donc du côté de la nature et de l’instinct. La deuxième finalité, qui doit donc être par déduction la véritable finalité humaine, c’est le développement complet de la raison dans l’espèce. Cette finalité se présente non seulement comme supérieure à la précédente, mais aussi comme sa condition même. La culture ne se contente donc pas ici de se substituer à la nature, elle fait de la nature sa subordonnée, son instrument, en vue de sa propre réalisation. La « culture » est donc bien ici la marque de l’activité par laquelle l’homme se donne des finalités qui dépassent le simple assouvissement immédiat des exigences de la nature. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant en donne la définition suivante : « Produire dans un être raisonnable l’aptitude générale aux fins qui lui plaisent est la culture ».

     Si la culture est l’aptitude à la production des finalités par un sujet, alors la culture est bien la norme vers laquelle l’homme doit tendre, et faire tendre la nature. Pour l’animal, la nature a donné une autre finalité : la régulation instinctive de la vie. Mais l’homme est au-delà de l’animal, et il est celui qui produit ses propres finalités, en mettant la nature à leur service. C’est en ce sens que le développement complet de la raison dans l’espèce est bien aussi une finalité de la nature, c’est-à-dire la finalité que l’homme assigne à la nature : « la nature, en vue de cette fin dernière, qui lui est extérieure, peut s’y prêter et cela peut alors être considéré comme sa fin dernière propre », poursuit Kant dans le même passage. Si la culture est bien l’horizon de la téléologie, soit la fin dernière de la nature, c’est au sens où l’homme fixe à la nature cette fin. Il n’en demeure pas moins que, dans l’analyse kantienne, c’est bien par opposition d’avec la nature que la culture se réalise.

      L’analyse kantienne nous offre donc l’exemple d’une analyse dans laquelle la culture fournit la norme, et où c’est en s’arrachant à la nature que l’homme conquiert sa culturelle humanité, tant il est vrai que pour Kant l’homme est profondément un être culturel, un être de culture. Néanmoins, et jusque dans l’analyse de Kant, le statut de cette distinction ou de cet arrachement, reste équivoque. En effet, la culture ne s’oppose pas réellement à la nature, puisqu’elle se pose comme une finalité, d’abord externe et forcée, de la nature. Ceci signifie qu’au bout du compte, la culture n’est pas l’opposé de la nature, mais qu’elle se veut son horizon final.

     Le paradoxe qui guette alors la culture est peut-être la fondation insidieuse d’une nouvelle « nature ». En effet, tout se passe comme si la culture recherchait cette stabilité récurrente qui tend à la constituer en nature.

B – La contamination culturelle

    San doute, ceux de nos comportements qu’on pourrait qualifier comme les plus culturels font, à leur manière, retour vers la nature. Ce pourrait être, par exemple, le cas de la tradition, tant on peut dire que toute culture est un tissu de traditions. L’origine de la tradition ne peut être que culturelle, comme par exemple dans la tradition religieuse. Mais, paradoxalement, le sens et le contenu de la tradition s’effacent dans le temps au profit de la pure forme de la tradition qui est sa récurrence rassurante. Ainsi, le Christ n’est souvent que lointainement présent dans les réveillons de Noël ; ce qui ne nous empêche guère de réveillonner. C’es bien le signe que la tradition oublie son origine, et qu’elle a essentiellement pour fonction de préserver une identité, même vide. Comme le dit Blanchot dans l’Entretien infini (Gallimard, 1969, p. 460), la tradition est ce « souvenir sans souvenir de l’origine », cette mémoire sans contenu qui, à la longue, nous paraît naturelle alors qu’elle est, pourtant, bien un résultat culturel. Une analyse analogue de l’habitude montrerait bien que l’essentiel n’est pas ce en quoi l’habitude consiste, mais le fait d’en avoir une : celui qui est habitué ne sait plus, s’il l’a jamais su, pourquoi il a telle ou telle habitude. Dans l’habitude, la question du sens du contenu, tant il n’y a, au bout du compte et à proprement parler, aucune raison de fumer ou de se ronger les ongles, paraît vaine devant la nécessité de la régularité et de la récurrence : celui qui fume ou qui se ronge les ongles le fait sans penser qu’il le fait, et ressent le besoin de continuer à le faire avant toute autre interrogation.

    Si on la comprend en ce sens, au sens de la recherche par l’homme d’une régularité apaisante parce que porteuse de repères et de manifestations d’identité – ce n’est pas pour rien que nous tenons à nos habitudes et à nos traditions -, la culture nous offre alors le paradoxe d’une nature de substitution, d’une nature construite. Dans De l’habitude, Ravaisson explique qu’« en descendant par degrés des plus claires régions de la conscience, l’habitude en porte avec elle les lumières dans les profondeurs et dans la sombre nuit de la nature. C’est une nature acquise, une seconde nature qui a sa raison dernière dans la nature primitive, mais qui seule l’explique à l’entendement ». En définitive, dans l’habitude, l’esprit redescend vers la matière, et la culture vers la nature, à force de mécanisation et de perte de conscience. Mais cette nature seconde n’est pas sans  rapport avec la nature primitive. On pourrait aller jusqu’à dire que cette nature seconde est peut-être la seule nature, ou la seule expression de cette nature première introuvable. Du reste, le mot « nature », dans son usage courant, porte en lui cette ambiguïté : la « nature » d’une chose n’est souvent rien de naturel au sens propre, mais l’ensemble des caractéristiques récurrentes qui permettent de fonder la définition de cette chose.

     La norme culturelle débouche donc peut-être sur la nature, au lieu de la transcender. Ainsi, un des films de Woody Allen, Maris et Femmes, est traversé par l’idée que « la vie imite la mauvaise télévision ». Et de fait, dans le dialogue entre l’art et la réalité, l’art est peut-être premier. Peut-être est-ce la réalité qui imite l’art ! La vie n’imite pas forcément la mauvaise télévision, elle peut imiter le grand cinéma, mais dans les deux cas, le propos est bien de dire que l’art est le réservoir des pratiques humaines et, donc, un référent possible de nos analyses sur nous-mêmes : le mot de Proust (« la vraie vie, c’est la littérature ») exprime le même renversement. Si on peut prendre un baiser hollywoodien ou un mélodrame de Pagnol comme normes pour juger de nos actes quotidiens, c’est bien là le signe que le tout constitué de la culture est devenu la nature, au sens de ce qui se présente comme l’ensemble du donné et du possible dans le domaine des pratiques humaines. Il y a ainsi une contamination du naturel par le culturel, qui fait par exemple que le joueur de football qui marque un but trouve naturel de lever les bras.

Entre la culture et la nature, il y a le « Deviens ce que tu es », qui est toujours une zone d’ombre en nous

     De fait, on peut donc comprendre les conduites humaines comme des institutions. Une réflexion, comme celle de Merleau-Ponty, vise bien à déniaiser l’aspect apparemment « naturel » de nos comportements, qu’il ramène à des conventions, en montrant par exemple que l’Occidental tape du pied dans la colère là où le Japonais, au contraire, sourit. De la même manière, Durkheim avait montré, dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, que « le deuil n’est pas un mouvement naturel de la sensibilité privée, froissée par une perte cruelle ; c’est un devoir imposé par le groupe ». Alors, faut-il comprendre, sans doute, les aspects de notre comportement qui nous apparaissent comme spontanés et allant de soi comme des conventions instituées !

    La nature devient ici quelque chose qui n’est plus guère naturel, même si c’est pourtant là un emploi courant du mot. Dans le proverbe « chassez le naturel, il revient au galop », ce n’est pas la nature en tant que telle qui est visée, mais ce besoin de s’arrimer à des bases récurrentes et rassurantes qu’on appelle parfois sa « nature ». Si, en ce sens, toute norme de la vie humaine peut tendre à se constituer en nature, ou encore si le mot « nature » s’accorde spontanément avec toute norme de ce genre, alors une distinction de la nature et de la culture qui ne serait qu’un affrontement entre les deux notions risque l’impasse : il nous faut donc sortir du combat de prééminence entre nature et culture, pour tenter de penser au contraire leur articulation.

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